1. L’expression « pluralisme juridique » proprement dite semble apparaître au tout début des années 1930, sous la plume de Georges Gurvitch, dans ses ouvrages Le temps présent et l’idée du droit social [1], et L’idée du droit social [2]. Elle n’est cependant pas reprise en doctrine et ne se déploie dans les écrits de sociologie et d’anthropologie du droit qu’à la toute fin des années 1950, pour n’être véritablement conceptualisée qu’au cours des années 1970. Toutefois, cette expression apparaît plus tardivement que l’idée qu’elle véhicule, idée que l’on retrouve notamment chez Ehrlich, Malinowski, Petrazycki, Romano, van Vollenhoven ou Weber [3]. Pour schématiser, on peut retenir, en première analyse, que le « pluralisme juridique consiste […] dans la multiplicité de droits en présence à l’intérieur d’un même champ social » [4], cette multiplicité étant susceptible de s’appliquer simultanément ou non. Autrement dit, le pluralisme juridique relèverait d’un constat, celui d’une
situation où coexistent plusieurs systèmes juridiques dans un même milieu. […] le pluralisme juridique vise la coexistence de plusieurs ordres normatifs au sein d’une même unité d’espace et de temps [5].
Ces ordres normatifs peuvent être les gouvernements étatiques, les municipalités, les organisations internationales, les affiliations religieuses, ethniques, familiales, professionnelles, associatives, ou autres.
2. Ces éléments étant rappelés, précisons que l’objet de cette étude n’est pas l’évolution historique du pluralisme juridique [6], ni même l’analyse des multiples phénomènes que les auteurs qualifient comme relevant du pluralisme juridique, ni les discours doctrinaux qui analysent factuellement et juridiquement ces phénomènes. Il s’agira d’étudier les usages de cette notion dans l’analyse que les anthropologues du droit développent, ainsi que la façon dont la notion est mobilisée dans la production et la diffusion de la connaissance scientifique en anthropologie et sociologie du droit. L’hypothèse de départ de cette contribution est alors la suivante : la notion de pluralisme juridique, l’idée prenant la forme du syntagme /pluralisme juridique/ ou /legal pluralism/, devenant alors une unité lexicale signifiante, remplit, dans le discours des anthropologues et sociologues du droit, des fonctions autres que purement descriptives ou contemplatives d’une réalité normative. C’est donc plus précisément en tant que praxème [7] – instrument d’une praxis socio-linguistique [8] – que le /pluralisme juridique/ sera ici étudié [9], partant, qui plus est, du postulat selon lequel toute notion, comme tout concept, est construite, a une histoire et un devenir [10].
3. Pour vérifier l’hypothèse posée, et étant donné l’impossibilité de lire toute la production doctrinale portant sur le pluralisme juridique, il a fallu sérier le champ de recherche et constituer un corpus de lectures à réaliser. Celui-ci se compose ainsi de près d’une centaine d’ouvrages et articles – francophones, anglophones et, plus marginalement hispanophones –, très majoritairement en anthropologie juridique, mais également en sociologie du droit – étant donné que, sur ce thème, les deux disciplines sont très imbriquées – et, dans une moindre mesure, en théorie du droit. La très grande majorité de ces ouvrages et articles [11] a pour thème central spécifique l’étude conceptuelle du pluralisme juridique [12]. Une part mineure des ouvrages et articles porte sur l’analyse empirique des manifestations du pluralisme juridique [13] ; ils ont principalement été retenus, non pour les cas particuliers étudiés, mais au motif que les réflexions qui y étaient développées soulignaient, d’une façon ou d’une autre, les questions de reconnaissance en jeu dans le pluralisme [14]. Enfin, certaines réflexions doctrinales portent sur les enjeux d’un enseignement pluraliste du droit [15]. Soulignons toutefois que ce découpage est quelque peu artificiel en ce que le théorique et l’empirique peuvent se trouver mêlés dans un même écrit doctrinal. Enfin, la période couverte par l’analyse va principalement des années 1970 – moment où le syntagme /pluralisme juridique/ s’ancre et s’encre nettement dans la rhétorique des anthropologues et sociologues du droit – jusqu’en 2017.
4. Ce qui surprend, à la lecture de ces écrits doctrinaux, est la très fréquente co-occurrence de l’expression « pluralisme juridique » et de la rhétorique agonistique, polémique, de celle de la résistance, et/ou de la reconnaissance [16]. Partant, il ressort de ces lectures que la notion de pluralisme juridique, qui semble désormais être devenue un lieu commun des juristes, dans sa dimension descriptive, a été et demeure dans une certaine mesure, dans les discours des chercheurs, un instrument de luttes politiques [17], une notion normative, prescriptive. John Griffiths ne disait-il pas qu’à la fin des années 1970 le concept de pluralisme juridique « was in its combative infancy [18] » ? Ces luttes se déploient sur plusieurs terrains, simultanément ou non : sur le plan scientifique, dans le champ disciplinaire, institutionnel, et sur le terrain de l’éthique [19]. Il s’agit tout à la fois, pour les chercheurs, de lutter contre et de lutter pour. Ces luttes ont en commun d’être politiques, au sens large du terme, en ce sens qu’elles participent toutes, à un degré ou à un autre, à la contestation de l’État, de sa place dans la vie sociale, et de la façon dont les juristes – enseignants, chercheurs et praticiens – se représentent cette place, la légitiment et diffusent cette représentation dans leurs enseignements.
I. Les luttes scientifiques ou la rupture épistémologique : contre une certaine conception du droit et de son rapport à l’État
5. La notion de « pluralisme juridique », par sa formulation expresse, formalise explicitement, ancre dans le vocabulaire scientifique, une idée déjà présente, mais demeurée minoritaire dans le champ juridique : celle selon laquelle la conception théorique du centralisme étatique n’exprime par la réalité de l’expérience normative. Mais cette notion vise plus spécifiquement à rejeter deux choses intimement liées : il s’agit tout d’abord de contester la prétention monopolistique de l’État sur la production du droit. En d’autres termes, les pluralistes récusent la théorie que l’on qualifie de « monisme juridique », qui postule qu’à une société étatique donnée ne correspond qu’un seul ordre juridique ; et, plus précisément que dans les sociétés étatiques, le droit a pour seule émanation l’État ; selon cette approche moniste, le droit résulte donc principalement de la loi et des actes qui en découlent. Il s’agit ensuite de contester le discours des juristes, dits alors traditionnels ou dogmatiques, qui légitiment, tant dans leurs écrits que dans leurs enseignements, cette posture hégémonique de l’État. Les théoriciens du pluralisme juridique, qu’ils soient anthropologues, sociologues ou juristes, s’engagent ainsi dans la voie d’une rupture épistémologique, d’un changement de paradigme, voire plus largement d’une contestation de la matrice disciplinaire [20] dans laquelle évoluent les juristes.
6. Quelques citations, parmi de très nombreuses, permettent de se convaincre de cette posture contestataire :
Toutes les théories du pluralisme juridique ont en commun de relativiser la place de l’État par rapport à la société, et d’affirmer qu’il existe des droits non étatiques engendrés par les groupes sociaux constitutifs de toute société [21].
Looking to the « dark side » of the majestic rule of law, legal pluralism rediscovers the subversive power of suppressed discourses [Regardant du « côté obscur » du principe de légalité, le pluralisme juridique découvre le pouvoir subversif des discours réprimés] [22].
Le pluralisme juridique présente le portrait d’une irrévérence et même d’une impertinence soutenue envers les canons de la théorie juridique classique. Il apparaît prendre plaisir à déboulonner ses principes structurants que sont l’ordre, la cohérence, l’objectivité et la certitude [23].
Le pluralisme juridique est un courant théorique fondamentalement critique, dans la mesure où il repose sur la dénonciation de l’étatisation de la position du droit dans la doctrine juridique traditionnelle [24].
En opposition aux conceptions fondées sur le monopole étatique de production du droit […], le pluralisme juridique […] trouve son origine dans la récusation de ces conceptions [25] ; il s’agit d’affronter en le niant le principe selon lequel non seulement la loi, mais encore seul le droit reconnu par l’État comme faisant partie de son système juridique est source exclusive de droit [26].
L’idée de pluralisme juridique […] prenait le contre-pied de l’étatisme juridique en se réclamant du réalisme sociologique […] le paradigme pluraliste des sociologues et anthropologues ne pouvait être qu’une hétérodoxie malveillante aux yeux des porteurs spécialisés de la science du droit [27].
Qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non, l’anthropologue qui partage ses observations avec des juristes, qu’ils soient chercheurs, professionnels ou praticiens du droit étatique, et rend de ce fait visible des pratiques infrapolitiques, contribue à remettre en cause le monopole étatique sur la production normative [28].
7. Outre cette affirmation claire et récurrente de l’opposition frontale à la doctrine dominante qu’est le centralisme étatique, la contestation émanant des tenants du pluralisme juridique peut prendre des formes rhétoriques plus diffuses. Ainsi la conception étatiste et unitaire du droit, et le positivisme juridique associé, sont-ils qualifiés de « déni certain de la réalité » [29], de « myth, […] ideal, […] illusion » [30], d’« obstacle à la connaissance vraie du droit » [31], ou plus radicalement d’« hégémonisme étatique national, colonial ou impérial » [32], de « ideological heritage of the bourgeois revolution and liberal hegemony » [33] ou de « résistance dogmatique de l’État à la diversité juridique » [34]. Certains auteurs soulignent également que le modèle dominant depuis le xviiie siècle « vive actualmente una crisis de paradigma », en ce que, notamment en Amérique Latine, ce droit « ha demostrado poca eficiencia, una fuerte presencia de incentivos para la corrupción y por lo tanto su legitimidad se encuentra seriamente cuestionada » [a démontré son peu d’efficacité, de fortes incitations à la corruption, et par conséquent sa légitimité est sérieusement contestée] [35]. Pour une discussion du concept de légitimité, lire notamment F. Lordon, « La légitimité n’existe pas. Éléments pour une théorie des institutions », Cahiers d’économie politique, 53, 2007-2, p. 135-164.
]].
8. À l’inverse, l’approche pluraliste est considérée comme faisant « apparaître à nos yeux de nombreux droits cachés » [36], étant « plus apte à comprendre la réalité juridique » [37], comme présentant « un modèle en plus grande harmonie avec l’inscription sociale de la réalité de la pratique juridique » [38], comme « rendant justice [au] caractère fondamentalement pluraliste » de la juridicité [39] ; elle semble « to reflect a part of the experience of observers of the legal universe » [40], et se trouve être « a central theme in the reconceptualization of the law/society relation » [41]. En d’autres termes, pour les défenseurs des thèses du pluralisme juridique, cette notion permet de décrire la réalité, un phénomène empirique (« a social state of affairs » pour reprendre l’expression récurrente de John Griffiths), alors que la conception moniste relève de l’idéologie [42].
9. Toutefois, bien que les pluralistes aient une vision commune de leurs adversaires sur le plan scientifique et idéologique, les moyens pour les combattre ont évolué, ont fait et font encore l’objet de débats internes.
II. Les querelles internes ou la guerre des qualificatifs : du constat d’une pluralité de droit à la revendication d’un pluralisme juridique radical
10. Depuis le début des années 1960, et pour schématiser, l’expression « pluralisme juridique » a recouvert trois conceptions différentes du phénomène [43]. Elles sont apparues successivement, mais coexistent en doctrine car aucune n’a définitivement supplanté les autres. Là apparaissent les luttes internes aux tenants mêmes du courant pluraliste, en ce que la rupture avec le référent étatique est plus ou moins nette.
11. L’« intellectual odyssey of the concept of legal pluralism » [44] peut être ainsi brièvement retracée. Elle débute avec l’étude des sociétés coloniales et post-coloniales. Il s’agit d’études empiriques reconnaissant, dans un champ social donné, une pluralité de normativités alternatives. Cependant, ces normativités alternatives demeurent, dans l’esprit des chercheurs, subordonnées à l’État, sont perçues comme marginales, ou comme opérant dans des champs distincts de celui de l’ordre étatique [45], qu’il s’agisse de l’étude des modes alternatifs de règlement des conflits ou de la survivance d’ordres normatifs autochtones. Sur le plan théorique, cette approche se retrouve notamment sous la plume de Jacques Vanderlinden en 1972, lorsqu’il propose du pluralisme juridique la définition suivante : « existence, au sein d’une société déterminée, de mécanismes juridiques différents s’appliquant à des situations identiques » [46]. C’est bien d’une pluralité de droits dont il s’agit.
12. La deuxième acception de l’expression « pluralisme juridique » apparaît dans les années 1980, notamment sous la plume de John Griffiths, qui oppose le pluralisme juridique « in strong sense » au pluralisme juridique « in weak sense » [47] ; c’est à partir de cette deuxième période que la notion intègre de façon précise, durable et systématique le discours des anthropologues du droit et se trouve solidement conceptualisée [48]. La notion se déploie alors largement hors du champ des recherches postcoloniales pour intégrer le discours des chercheurs étudiant les sociétés occidentales. Cette approche – dont la dimension militante est beaucoup plus marquée – conteste la première considérée comme n’exprimant qu’un pluralisme apparent, un « pluralismo jurídico unitario » [49], voire un « faux pluralisme » [50], qui prend pour référence, implicitement ou non, le centralisme étatique et n’en est qu’une manifestation. Ainsi que le précise John Griffiths,
It would be a complete confusion to think of « legal pluralism » in the weak sense as fundamentally inconsistent with the ideology of legal centralism. It is merely a particular arrangement in a system whose basic ideology is centralist. […] The very notion of « recognition » and the doctrinal paraphernalia which it brings with it are typical reflections of the idea that « law » must ultimately depend from a single validating source. « Legal pluralism » is thus but one of the forms in which the ideology of legal centralism can manifest itself » [Ce serait une confusion la plus complète que de penser le « pluralisme juridique » au sens faible comme fondamentalement incompatible avec l’idéologie du centralisme juridique. Il est uniquement un agencement particulier dans un système dont l’idéologie de base est centraliste. […] La notion même de « reconnaissance » et la panoplie doctrinale qu’elle entraîne avec elle sont des réflexions caractéristiques de l’idée que le « droit » doit ultimement dépendre d’une seule source de validation. Le « pluralisme juridique » n’est donc qu’une des formes dans lesquelles l’idéologie du centralisme juridique peut se manifester] [51].
13. Certains auteurs, tels Jacques Vanderlinden dans les années 1990-2000, Ghislain Otis ou Gilda Nicolau, vont même jusqu’à qualifier la précédente approche de « pluralisme de subordination » [52], de « pluralisme hégémonique » [53], de « pluralisme de soumission » [54], voire de « pluralisme colonial » [55]. Ces expressions renvoient certes au pluralisme tel que décrit par les chercheurs ayant étudié les situations coloniales et postcoloniales dans lesquelles subsistent une ou des juridicités (ou normativités) alternatives à celle de l’État, mais elles peuvent également être interprétées comme visant une conception doctrinale du pluralisme juridique qui, faute d’être suffisamment critique, maintient voire soutient la colonialité et l’hégémonisme de l’ordre juridique étatique. Plus largement, la première acception du pluralisme juridique est contestée en ce qu’elle ne renverrait qu’à une pluralité juridique ou normative et non au pluralisme juridique proprement dit. En effet,
[l]’unitarisme de l’État n’est pas fondé sur l’uniformité des règles qu’il édicte mais plutôt sur son rôle central d’arbitre final de la légitimité et de l’applicabilité des règles. Cette posture sous-tend une hiérarchisation qui présuppose une volonté d’instrumentalisation des autres ordres normatifs [56].
Autrement dit,
l’existence de règles différentes, suivant les groupes ou les groupements territoriaux, s’appliquant à des situations identiques n’est pas du pluralisme juridique, dans la mesure où ces distinctions sont tolérées ou engendrées par un seul ordre juridique, celui de l’État [57].
14. La deuxième conception du pluralisme juridique vise, au contraire, à mettre en évidence des hypothèses où les juridicités alternatives ne sont pas sous le contrôle de l’État ni reconnues formellement par lui. Le système juridique étatique n’est donc plus perçu que comme étant un système parmi une multitude d’autres, tous factuellement égaux ; le droit ne possède aucun lien privilégié avec l’État. Le regard est, en outre, déplacé : il ne s’agit, en effet, plus de prendre pour référence, l’État, le droit, ou le système juridique, mais le champs social dans son ensemble :
legal pluralism is an attribute of a social field and not of « law » or of a « legal system » […] It is when in a social field more than one source of « law », more than one « legal order » observable, that the social order of that field can be said to exhibit legal pluralism [le pluralisme juridique est un attribut du champ social et non pas du « droit » ou d’un « système juridique ». […] Quand dans un champ social plus d’une source de « droit », plus d’un « ordre juridique » est observable, l’ordre social de ce champ peut être considéré comme comportant du pluralisme juridique] [58].
Par ailleurs, le droit étant conçu de façon très large, comme étant « the self-regulation of a “semi-autonomous social field” » [59], le pluralisme juridique est une situation dans laquelle
law and legal institutions are not all subsumable within one « system » but have their sources in the self-regulatory activities of all the multifarious social fields present, activities which may support, complement, ignore or frustrate one another, so that the « law » which is actually effective on the « ground floor » of society is the result of enormously complex and usually in practice unpredictable patterns of competition, interaction, negotiation, isolationism and the like » [le droit et les institutions juridiques ne sont pas tous subsumables sous un « système », mais ont leurs sources dans les activités auto-régulées des divers champs sociaux présents, activités qui peuvent se soutenir, se compléter, s’ignorer ou se contrarier mutuellement, de telle sorte que le « droit » qui est réellement effectif à la « base » de la société est le résultat extrêmement complexe et en pratique imprévisible, de compétition, interaction, négociation, isolationnisme, etc.] [60].
15. La rupture avec l’État est plus nette encore pour les tenants de la troisième acception du syntagme « pluralisme juridique ». La notion se voit alors adjoindre les qualificatifs de « radical », « critique » ou « hard » [61]. Il est intéressant de souligner que chaque « génération » de chercheurs a ressenti le besoin de caractériser l’expression « pluralisme juridique ». Ainsi, à ses débuts dans les années 1960-70, la notion a été qualifiée de théorie critique, en ce qu’elle était alors perçue comme foncièrement hétérodoxe [62]. L’approche initiée par John Griffiths fut, quant à elle, qualifiée d’hypercritique. Dans ce paysage d’attributs et superlatifs, la troisième acception du pluralisme juridique ne pouvait qu’être intitulée « radicale »…
16. Elle émerge au début des années 1990 et se trouve conceptualisée à la fin des années 1990-début des années 2000, notamment sous les plumes de Roderick Macdonald, Jacques Vanderlinden [63] et Sébastien Lebel-Grenier. Cette approche s’oppose à la précédente sur plusieurs points, notamment sur les critères retenus pour déterminer le degré de juridicité d’une régulation, critères formels – à savoir notamment la référence à des agents spécialisés [64] – qui sont les caractéristiques du droit étatique. Aussi les pluralistes radicaux proposent-ils une nouvelle définition du pluralisme juridique, visant à rejeter toute référence, explicite ou implicite, à l’État, voire plus largement – ce qui marque leur rupture avec la deuxième acception – toute référence au champ social. La référence centrale devient l’individu et les réseaux au croisement desquels il se situe. Le droit étant considéré comme « une production de l’individu confronté à divers ordres normatifs » [65], c’est
l’individu qui devient le siège du pluralisme dans la mesure où il est le point de rencontre de réseaux sociaux qui en font un être multiple si on le considère du point de vue des ordres juridiques dans lesquels il se meut au quotidien [66].
17. Cette conception du pluralisme juridique conduit au rejet complet de ce qu’on appelle le nationalisme méthodologique, prenant – délibérément ou non – l’État-nation pour seul cadre d’analyse pertinent [67], au profit d’un subjectivisme méthodologique, prenant l’individu pour référent. Ainsi que le précise S. Lebel-Grenier,
[l]e droit n’existe que par et pour les individus. […] C’est par conséquent dans notre vécu et dans la complexité des interactions qu’il cautionne que la normativité prend forme. […] Le pluralisme juridique radical n’est toutefois pas un solipsisme. La conception de la normativité qu’il prône ne se fonde pas sur un subjectivisme auto-référentiel mais plutôt sur la nécessité d’une épistémologie subjective d’un phénomène qui est interactionnel par nature. Le pluralisme juridique radical considère la norme comme un phénomène qui se fixe dans l’individu et en ce sens s’exprime à travers lui, mais qui porte sur les règles qui devraient guider ses relations avec ceux avec lesquels il interagit [68].
18. Dans cette perspective, les auteurs insistent sur la dimension relationnelle du droit, sur la multiplicité et la variabilité des rapports juridiques. Roderick A. Macdonald insiste clairement sur ce point :
Dans nos rapports avec les autres, nous choisissons constamment laquelle de nos identités nous voulons privilégier, tout comme les autres nous assignent également les identités qu’ils veulent privilégier. […] Le sujet juridique est à la fois un être qui s’identifie de multiples façons et qui est identifié par d’autres de multiples façons. Son appartenance à un ordre juridique quelconque s’établit en fonction du critère identitaire du jour. Le droit étatique peut bien le qualifier de citoyen mais à l’intérieur de sa famille la qualification juridique la plus significative se situe autour des concepts de père, fils, mari, beau-frère, et ainsi de suite. La famille peut bien le qualifier de père et fils mais à l’intérieur de l’université où il travaille, par exemple, ce sont plutôt les concepts de professeur, collègue, et président de comité qui organisent ses rapports juridiques avec les autres [69].
19. On s’étonnera alors, à la lecture des ouvrages et articles relatifs au pluralisme juridique radical, que les auteurs n’aient pas, de façon générale, tissé de liens avec les Legal Consciousness Studies [70], ne serait-ce que pour affirmer une certaine distinction entre ces deux perspectives scientifiques [71]. Faut-il voir dans cette [globale] ignorance réciproque, la marque d’un enjeu de géopolitique académique (cf infra) ?
20. On constate ainsi que, sur le plan scientifique, face à un adversaire commun – le centralisme étatique –, les réponses apportées par les chercheurs sont diverses, autant que le sont non seulement leurs rapports au(x) droit(s) mais également leur définition-même du droit. Le recours à la notion de pluralisme juridique ne vise cependant pas seulement à produire une réflexion théorique plus en accord avec la réalité sociale – et individuelle – de la juridicité ; elle participe également d’une lutte dans le champ disciplinaire et institutionnel, visant à une reconnaissance académique par les tenants de ce courant.
III. Les luttes disciplinaires et institutionnelles : le pluralisme juridique comme instrument de bornage des champs de recherche
21. Dans cette perspective, on quitte le registre polémique pour un registre revendicatif. La notion de pluralisme juridique constitue, en effet, un marqueur disciplinaire, voire plus fondamentalement un marqueur identitaire pour les anthropologues du droit. En effet, avec l’émergence de la deuxième acception du pluralisme juridique au début des années 1980, la notion devient un nouveau paradigme qui, comme tout paradigme, vise à structurer une communauté scientifique. Ainsi que le soulignait Norbert Rouland en 1991,
si le pluralisme juridique ne connaît en France qu’une audience récente, tardive, et ne fait nullement l’unanimité, le consensus sur ce thème est général dans la communauté internationale des anthropologues du droit. […] Notons que, comme toujours, l’observateur influe sur l’objet observé. Si les anthropologues du droit s’enthousiasment pour cette théorie, c’est aussi parce qu’elle valorise leurs champs de recherches, et donc les légitime [72].
Dans un ordre d’idées comparable, Étienne Le Roy précise que, « [l]e pluralisme est, avec l’étude de la parenté, une des vaches sacrées de l’anthropologie » [73]. Christophe Eberhard affirme quant à lui que « [l]es questions du pluralisme juridique ou normatif, voire d’une approche pluraliste de la juridicité, sont au cœur des démarches de l’anthropologie du droit » [74]. Franz von Benda-Beckmann, est cependant plus réservé, soulignant que,
[w]hile legal pluralism is sometimes said to be the conceptual guiding star of legal anthropology since the 1970s, and for many it seemed to be exclusively connected to anthropology (of law) […] the use of the concept « legal pluralism » is no longer a clear identity marker for legal anthropology [bien que le pluralisme juridique soit parfois considéré comme l’étoile polaire conceptuelle de l’anthropologie juridique depuis les années 1970, et pour beaucoup il semble être exclusivement associé à l’anthropologie (du droit), […] l’emploi du concept de « pluralisme juridique » n’est pas nécessairement un marqueur identitaire clair pour l’anthropologie juridique] [75].
Il reconnaît néanmoins que « thinking in terms of legal pluralism is much more common among anthropologists of law than among (legal) sociologists » [penser en termes de pluralisme juridique est plus fréquent parmi les anthropologues du droit que parmi les sociologues (du droit)] [76].
22. On notera également qu’en arrière-plan de la critique que John Griffiths adresse au pluralisme juridique « in weak sense » [77], se dessine une opposition entre juristes et anthropologues (et sociologues) du droit, ces derniers étant considérés par l’auteur comme plus conséquents dans leur approche de la juridicité et donc plus à même de concevoir le phénomène du pluralisme juridique. Ainsi précise-t-il que
By contrast with the lawyers whom I have discussed so far [Hooker, Gilissen, Vanderlinden], anthropologists, defining law not in terms of the state but of « authority » or « institutions » […], have no difficulty in recognizing legal pluralism in the strong, empirical sense as a feature of the social groups with which they are concerned [Contrairement aux juristes dont j’ai discuté précédemment [Hooker, Gilissen, Vanderlinden], les anthropologues, définissant le droit non pas en termes d’état mais d’« autorité » ou d’« institutions », n’ont aucune difficulté à reconnaître le pluralisme juridique au sens fort, empirique, comme une caractéristique des groupes sociaux auxquels ils s’intéressent].
Cette tension, si ce n’est cette opposition, entre anthropologues et juristes est également sensible sous la plume de Norbert Rouland, soulignant que « [s]ociologues et anthropologues se sont aperçus de ces phénomènes [de pluralisme juridique] plus fréquemment que les juristes de facultés, voués au droit noble » [78]. Jean-Guy Belley est, quant à lui, plus incisif encore. Il établit un tableau fortement compartimenté du champ académique, qui discrimine les chercheurs selon qu’ils sont plus ou moins réceptifs à l’idée de pluralisme juridique, et selon le courant auquel ils adhèrent. Il distingue ainsi les juristes – adhérant au « préjugé étatiste » [79], et donc hermétiques au pluralisme juridique –, les juristes sociologues – sensibles au pluralisme juridique, mais collaborant avec le pouvoir d’État, et admettant de ce fait que le droit étatique occupe une place centrale [80] –, et les sociologues et anthropologues du droit non juristes – dont les travaux, notamment en anthropologie du conflit et sociologie des organisations, ont ouvert « la voie à un approfondissement très significatif de l’idée de pluralisme juridique » [81] –. Se dessine ainsi, par l’usage et l’adhésion au concept de pluralisme juridique un cloisonnement du champ de la recherche en droit, visant notamment à asseoir le statut scientifique et académique de la sociologie et de l’anthropologie du droit.
23. Ce faisant, et parallèlement, on constate que le pluralisme juridique prend place dans ce qu’on pourrait qualifier de « marché de la recherche académique », marché non pas seulement financier – bien que l’on sache l’importance de la collecte de fonds, tant publics que privés, pour la recherche universitaire – mais également marché symbolique. Il s’agit de « faire avancer la cause du pluralisme juridique » [82], d’obtenir une reconnaissance, tant de la part des chercheurs en droit et sciences sociales, que de celle – paradoxe s’il en est – des autorités publiques (étatiques, supraétatiques ou locales) qui assurent le financement de la recherche et/ou maîtrisent le contenu pédagogique des enseignements dispensés dans les facultés de droit ou les Law Schools. Le pluralisme juridique devient une notion unificatrice autour de laquelle diverses recherches vont s’agréger. À cet égard, il faut noter deux faits importants à la fin des années 1970-début des années 1980 : la création, en 1978, de la « Commission on Folk Law and Legal Pluralism », première institution internationale assurant le regroupement des anthropologues du droit, précisément sous la bannière du « pluralisme juridique ». La structuration est renforcée quelques années plus tard, en 1981, lorsque la revue African Law Studies devient le Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law [83]. Il y a ainsi recherche d’une forme de légitimation du savoir produit, par le biais d’une certaine institutionnalisation, à laquelle s’ajoutent non seulement l’idée de renforcer la visibilité de la recherche, mais également celle de constituer des catégories cognitives et normatives.
24. Alors que certains auteurs tirent de cette évolution le constat d’une « academic acceptance » [84] de la notion de pluralisme juridique, d’autres y attachent des conséquences plus radicales. Ainsi, Sébastien Lebel-Grenier soutient que « [c]’est à partir de ce moment que s’affirme véritablement le pluralisme juridique et que l’anthropologie juridique va graduellement se fondre avec lui ou lui céder la place » [85]. En d’autres termes, pour l’auteur, le pluralisme juridique est devenu une discipline à part entière. Pour d’autres chercheurs, il s’agit davantage d’une théorie assortie d’une méthode spécifique d’analyse, voire d’expertise [86], incluse dans le champ de l’anthropologie juridique [87].
25. Sur un autre terrain académique, et plus brièvement, on constate que certains des tenants du pluralisme juridique en appellent, explicitement ou implicitement, à une réforme des études de droit ; ce point faisant, à cet égard, écho au premier terrain de lutte étudié. Ainsi, Sébastien Lebel-Grenier considère les facultés de droit comme un « processus […] d’acculturation juridique » [88], en ce que l’enseignement qui y est dispensé construit un imaginaire juridique uniforme, largement circonscrit à une approche étroite des sources de normativité. Aussi certains appellent-ils à « se déculturer disciplinairement » [89], processus passant par une indispensable ouverture interdisciplinaire. Si cette démarche résulte généralement d’une action individuelle du juriste cherchant à comprendre l’altérité juridique, il n’en demeure pas moins que des enseignants-chercheurs appellent à ce qu’un tel programme soit systématisé dans le cadre des enseignements juridiques universitaires, tant il est indiscutable que « legal education serves to constitute legal knowledge and law » [90].
26. Si cela n’est pas véritablement à l’ordre du jour dans les facultés de droit françaises, certaines écoles de droit, canadiennes, néo-zélandaises ou australiennes, ont vu se développer, notamment inspiré de l’« approche transsystémique à la formation juridique » [91], des enseignements portant sur les traditions juridiques autochtones, ou plus largement sur le pluralisme juridique [92]. Il s’agit d’assumer le fait que les juridicités autochtones font partie intégrante des traditions juridiques nationales. Roderick A. Macdonald et Jason MacLean, s’interrogeant sur les évolutions souhaitables du programme d’enseignement à l’Université de McGill, soulignaient ainsi que
if the course is designed to illustrate pluralism, not monism, its tuition must do that as well. To show polycentricity and contingency in legal traditions, its learning will also have to reflect the assumptions of myriad non-Western legal traditions [si la formation est conçue pour illustrer le pluralisme, et non le monisme, ses cours doivent l’être également. Pour montrer la polycentricité et la contingence des traditions juridiques, son apprentissage doit aussi refléter les postulats des myriades de traditions juridiques non-occidentales] [93].
27. L’enjeu n’est pas seulement pédagogique. Il relève d’un processus beaucoup plus large de décolonisation des savoirs académiques et de leur transmission. Ainsi que le constatait récemment Jeremy Webber, le fait que les traditions juridiques autochtones ne soient pas enseignées « is often an education of displacement » pour les étudiants autochtones [94]. Partant,
l’enseignement des normativités autochtones constitue une des clés pour transformer les sources de l’ordre juridique étatique et cet ordre lui-même. […] Cette mise en lumière des traditions juridiques autochtones montre aussi que les fondements impérialistes du droit canadien contemporain peuvent, théoriquement et concrètement, être déconstruits, transformés et dépassés [95].
IV. Les luttes éthiques : pour une réforme des politiques publiques et du droit qui les porte
28. Avec ce dernier terrain de luttes identifiable à la lecture des ouvrages et articles des anthropologues du droit, celui de l’éthique, on s’éloigne – sans véritablement le quitter – du registre revendicatif pour celui de la justice sociale. Dans une certaine mesure, en effet, on rejoint les luttes scientifiques et académiques – en ce que les travaux de recherche font, fréquemment, référence aux idées de justice sociale et de légitimité que porte la notion de pluralisme juridique [96] –, mais le chercheur adopte, dans cette perspective, une approche opérationnelle, soit directement comme acteur de la gouvernance, soit, plus médiatement, par le biais de la recherche, voire de la recherche-action ou de la recherche communautaire. En d’autres termes, le pluralisme juridique devient non seulement « un outil dans l’élaboration des politiques publiques » [97], mais également un instrument au service des « “sans voix” abandonnés à leurs marges, et le seul fait de leur permettre de parler de leur droit ou seulement de leur aspiration au droit, de le formuler, leur permet aussi de prendre conscience de leur citoyenneté et du pouvoir afférent de participer à la production du droit » [98]. Ces chercheurs font ainsi du pluralisme juridique « un critère d’opportunité, de légitimité et d’efficacité de la gouvernance » [99]. Il s’agit alors d’une approche évaluative et prescriptive, au terme de laquelle on distingue les politiques souhaitables des autres, le droit souhaitable, au regard du critère du respect, voire de la promotion, du pluralisme juridique. L’enjeu est également de recréer ou de maintenir des « espaces de résistance au droit étatique […], [de] fournir des opportunités de résistance, de contestation et de points de vue alternatifs » [100].
29. Dans le même ordre d’idée, ces chercheurs entendent promouvoir une éthique de la reconnaissance, reconnaissance non seulement de la diversité culturelle, mais également de la « juridiversité », reconnaissance par tous les acteurs impliqués dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques [101]. Il y aurait ainsi, pour reprendre les termes de Ghislain Otis, une « injonction au respect de l’altérité juridique et la prescription d’un dialogue des cultures juridiques » [102]. Le pluralisme juridique promeut ainsi le dialogue interculturel. De ce fait, la notion de pluralisme juridique permet de mettre en évidence un point qui ne ressort pas nécessairement des travaux des chercheurs engagés spécifiquement sur le terrain des luttes scientifiques et disciplinaires : l’absence de neutralité des normes juridiques et des formes de la normativité étatique. En effet, si dialogue il y a, encore faut-il savoir par quelles voies/voix l’engager. Or, « entamer le dialogue à partir des terminologies occidentales n’est peut-être pas la démarche souhaitable en vue de donner une place réelle aux épistémologies et aux ontologies autochtones » [103]. Plus largement encore, la prise en considération du pluralisme juridique, en situation postcoloniale notamment, met en évidence l’absence de neutralité, non plus seulement du droit, mais de sa formulation : vocabulaire juridique et écriture du droit. Nombre d’anthropologues [104] ont, en effet, souligné les risques de déformation, de dénaturation dont est porteur le passage de la tradition orale à l’écrit. Toutefois, ainsi que le précise Hadley Friedland, « [i]l ne faut […] pas s’interdire a priori de consigner par écrit les traditions juridiques autochtones. Il faut plutôt travailler à cette transposition avec le concours des communautés autochtones elles-mêmes » [105], l’enjeu étant prioritairement de « combler l’absence radicale » [106]. Gilda Nicolau adopte une approche comparable, précisant que
si faire place au droit de l’autre nous oblige à prendre en charge les paradoxes et les dilemmes qui occupent la plupart des sciences sociales, le faire avec une moindre de violence devrait être, à mon sens, une recherche permanente des juristes [107].
30. On retrouve également sous la plume de nombre d’auteurs, corollaire des développements précédents, l’idée d’une nécessaire réappropriation de la régulation par les individus et la société. La notion de pluralisme juridique vise ainsi à prôner une participation plus active de la société, des groupes, dans l’élaboration des normes. À cet égard, la troisième conception du pluralisme juridique évoquée précédemment s’avère une théorie fort utile pour qui soutient la nécessaire réhabilitation de l’individu comme acteur de la juridicité [108].
V. Pour conclure : une invitation au déplacement des luttes par la fabrique de nouveaux outils critiques
31. Au début des années 2010, certains chercheurs notaient que la notion de pluralisme juridique était devenue, du fait d’un changement radical dans l’idéologie juridique dominante, une nouvelle orthodoxie. Le phénomène de globalisation a, en effet, eu un impact important sur la façon dont les juristes appréhendent le droit et la façon dont il s’élabore hors de l’État et indépendamment de lui : de nombreuses réflexions ont porté et portent encore sur le droit global, le droit transnational (émanant des firmes multinationales, des associations internationales d’entreprises ou des interactions juridiques entre entreprises et organisations non gouvernementales par exemple), la fragmentation des ordres juridiques, la notion de gouvernance, etc [109]. Les juristes ont pris la mesure du fait que le droit étatique lui-même était de plus en plus souvent en négociation avec les autres formes de normativités. Ils ont donc dû adapter leurs discours aux évolutions – désormais trop visibles pour être ignorées – des sociétés.
32. Est-ce à dire que les théories du pluralisme juridique portées par les anthropologues et sociologues du droit ont remporté la bataille ? Elles l’ont gagné d’une certaine façon, en ce que la notion irrigue désormais largement le champ de la recherche juridique et que les juristes ne limitent plus leurs études aux seules sources du droit étatique ; cependant, la dimension critique a (quasiment) totalement disparu. Ainsi que le précise Jean-Guy Belley,
[q]uand elle enregistre l’explosion du droit indépendant de l’État […] quand elle se préoccupe de l’interaction des règles juridiques et des normes sociales au sein des appareils de l’État et dans les ordres privés, la pensée juridique d’aujourd’hui répond, comme elle l’a toujours fait, mais sans se l’avouer et sans le dire, aux besoins de ses porteurs spécialisés, pour conforter leurs positions acquises ou pour soutenir leur quête de nouveaux marchés. Si le pluralisme juridique devient l’orthodoxie de la science du droit […] c’est en bonne partie parce que l’idéologie juridique de la première modernité ne peut plus assurer l’avenir des professionnels du droit [110].
Le constat de Jean-Guy Belley ne s’arrête toutefois pas là, et se fait plus critique :
le nouveau pluralisme juridique contraint à l’exclusion toute manifestation de sociabilité qui n’a pas la capacité de s’y connecter utilement. L’attribut le plus discriminant de cette capacité de connexion […] semble être la qualité ou le statut d’organisation. Quel que soit son objet propre, une pratique ou une représentation sociale peut acquérir et acquerra normalement une signification juridique si elle est une pratique organisée ou une représentation systématisée. A contrario, toute forme de sociabilité qui reste enfermée dans la spontanéité n’a pas ce qu’il faut pour participer aux relations qui produisent et mobilisent le droit [111].
33. Partant, tout à la fois l’individu et le droit spontané se trouvent marginalisés, voire exclus de la nouvelle pensée pluraliste. L’enjeu apparaîtrait alors peut-être, pour les anthropologues et sociologues du droit désireux de conserver la charge critique sous-tendant la notion de pluralisme juridique depuis ses origines, de combattre sur un autre terrain : renoncer au syntagme, désormais dévitalisé du fait de sa généralisation, au profit d’une nouvelle notion, à inventer [112]. L’orthodoxie pluraliste contemporaine implique un nouvel appel à l’hétérodoxie, à la résistance et, plus largement, à une créativité critique…
Albane Geslin
Sciences Po Aix
UMR DICE-CERIC [113]