Introduction
1. L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) [1] est une des figures les plus étudiées du début du dix-huitième siècle. Son érudition se manifeste dans d’innombrables mémoires [2], touchant à la fois aux relations internationales, au commerce, à la justice, à l’organisation du gouvernement ou encore à la science [3]. Son écrit le plus fameux est sans doute le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, qui parut en trois éditions (1712 [4], 1713 [5], 1717 [6]) à cheval sur la fin du règne de Louis XIV (1643-1715) et la Régence (1715-1723) [7].
2. Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre naquit en 1658 au château familial près de Cherbourg en Normandie. Il reçut son éducation aux collèges jésuites de Rouen puis de Caen, où il a pu bénéficier du milieu intellectuel créé par le père Huet, futur évêque de Soissons et académicien. En 1676, l’abbé décide de monter à Paris, où il noue des relations avec Fontenelle, Vertot et le mathématicien Varignan. Ce double intérêt pour les sciences et la philosophie caractérise les écrits de l’abbé. Grâce à son soutien au camp des « Modernes » dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes, Saint-Pierre est élu au huitième fauteuil de l’Académie Française en 1694. Son discours d’entrée attire les suspicions : l’abbé aurait implicitement critiqué l’absence d’un accord de paix dans la Guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) [8]. Il fut un des membres les plus assidus de l’Académie. En 1697, il déménage au Palais-Royal, ayant acheté la charge d’aumônier de Madame, seconde épouse du duc d’Orléans, mère du futur Régent et belle-sœur appréciée de Louis XIV [9]. Ainsi, l’abbé devient un observateur direct de la cour à la fin du Grand Siècle. Saint-Pierre espérait des réformes après le décès de Louis XIV, tout comme le clan du petit-fils aîné du roi, Louis, duc de Bourgogne (1682-1712) [10]. Dans une lettre privée écrite en 1697, il indique préférer passer ses journées en discutant de politique, plutôt que de morale, comme
les moindres découvertes que je pourrais faire dans la politique seraient d’une bien plus grande utilité pour le bonheur des hommes que les plus belles spéculations que je pourrais faire [11].
3. La Paix d’Utrecht de 1713 fut un des trois grands accords qui terminaient la Guerre de Succession d’Espagne, qui avait éclaté après le décès de Charles II de Habsbourg (1661-1700), le dernier de sa lignée à gouverner en Espagne. Louis XIV et son petit-fils Philippe d’Anjou, qui fut désigné par le testament de Charles II comme son successeur universel, firent face à une coalition des Puissances Maritimes et de la plupart des états du Saint-Empire Germanique. Les mésaventures des armées françaises en Italie et dans les Pays-Bas méridionaux semblaient ouvrir le chemin à Paris pour les armées coalisées, emmenées par le duc de Marlborough (1656-1722) et le prince Eugène de Savoie (1663-1736). La chute de Lille (automne 1708) mettait en cause les premières annexions de Louis XIV, datant de 1668 [12]. Cependant, le décès de l’empereur Joseph Iᵉʳ en avril 1711 ébranla la coalition anti-française. Pour la Grande-Bretagne, le petit-fils de Louis XIV pouvait être reconnu comme roi d’Espagne, s’il acceptait la perte des possessions italiennes et des Pays-Bas Espagnols, occupés par la coalition au nom du nouvel empereur Charles VI. En 1710, l’élection d’une majorité Tory à la Chambre des Communes permit d’explorer une sortie de guerre. La victoire électorale résultait du mécontentement causé par la taxation et les investissements humains requis par la guerre sur le continent. La Grande-Bretagne se détachait de la Grande Alliance conclue en 1701. En octobre 1711, l’envoyé français Nicolas Mesnager (1658-1714) put signer des articles préliminaires de paix à Londres. Dans la campagne suivante, les armées britanniques s’abstinrent de combattre. Il était devenu impossible d’écraser la France. Les princes allemands, dont le futur roi de Grande-Bretagne George Iᵉʳ, se sentaient abandonnés et trahis. Le traité de la Grande Alliance avait été conclu pour arriver à une « satisfaction équitable et raisonnable » pour les prétentions de Charles de Habsbourg, le concurrent de Philippe d’Anjou [13]. Mais la réalisation de cet objectif ne fut pas déterminé collectivement.
4. Les plénipotentiaires des divers belligérants s’assemblèrent à Utrecht dans la République des Provinces-Unies. Les traités bilatéraux du 2 avril 1713 (entre l’Empereur et la Prusse), du 11 avril 1713 (entre la France et la Grande-Bretagne, la France et le Portugal, la France et la Prusse, la France et la Savoye-Piémont, la France et les États-Généraux de la république des Provinces-Unies) et, finalement, du 6 février 1715 (entre l’Espagne et le Portugal) mettaient tous en scène des parties contractantes se promettant « une Paix universelle et perpétuelle », « une vraye & sincere [sic] amitié » [14], « une bonne, ferme et inviolable Paix » [15], une « Paix bonne, ferme, fidelle [sic] et inviolable » [16] ou encore une « liberté réciproque & en toutes maniéres [sic] absoluë de Navigation & de Commerce » [17]. Le rétablissement de bonnes relations politiques et commerciales semblait clore une parenthèse exceptionnelle de la vie des États en Europe et en dehors [18].
5. Le tricentenaire de la paix d’Utrecht [19] fut l’occasion de revenir à la pertinence du Projet de paix perpétuelle pour l’histoire du droit international [20]. Le projet de l’abbé de Saint-Pierre est surtout analysé pour sa place dans une tradition pacifiste. Le désir universel de paix revête des formes distinctes au Moyen Âge, [21] pour l’humanisme, [22] ou au siècle des Lumières [23]. Le projet ambitieux mais irréalisable du roi hussite George de Poděbrady, le Nouveau Cynée de Crucé ou Zum Ewigen Frieden de Kant expriment l’espoir d’identifier les conditions d’une transformation du système international de leur temps, en vue d’atteindre un idéal moral universel. Les utopies mobilisent des discours de légitimité familiers aux contemporains, pour appeler à une transformation des relations entre entités politiques [24]. La constitution d’un corps commun, qui permet le dépassement de la souveraineté anarchique et pose les conditions pour une normativité supranationale, est une ambition partagée [25]. Elle est peut-être l’option la moins vraisemblable à la fin du Grand Siècle (1648-1715). La production de Saint-Pierre et de son contemporain, l’archevêque Fénelon de Cambrai [26], font partie de la péri-histoire intellectuelle du droit international [27]. Les traités doctrinaux se concentrent sur les objectifs normatifs (de lege ferenda) [28], alors que l’argumentation pratique de la diplomatie mobilise le droit pour légitimer la stabilité ou l’évolution organique des rapports entre souverains [29]. Traditionnellement, l’histoire du droit international s’occupait soit de la doctrine, soit des produits publiés de la pratique [30]. L’élargissement de son étude aux sources d’archives, ou au « discours juridique vernaculaire » [31] ou « discours juridique vulgarisé » [32] permet de confronter les intuitions philosophiques et doctrinales à la vie des relations internationales.
6. Dans notre thèse, parue en version commerciale en 2015, nous avons examiné l’utilisation de la métaphore de l’ « équilibre des pouvoirs » dans la correspondance diplomatique britannique et française après la paix d’Utrecht, jusqu’en 1740 [33]. Notre étude approfondie d’un corpus considérable de sources aux Archives Diplomatiques (La Courneuve) et aux National Archives (Kew) démontre que le discours juridique était omniprésent dans les négociations permanentes, bilatérales et multilatérales (congrès de Cambrai (1722-1725) [34] et de Soissons (1728-1729 [35])). La conservation de l’ « équilibre des pouvoirs » auquel l’historiographie a longtemps assimilé la paix d’Utrecht se traduisait dans une application par analogie des solutions adoptées en 1713. L’équilibre fut utilisé comme un synonyme de l’intérêt général de la société des souverains [36]. La sanglante guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) se terminait par un partage de la monarchie composite des Habsbourg d’Espagne [37]. Celui-ci était juridiquement contestable du point de vue du droit interne, aussi bien en Espagne qu’en France. Après le décès de Louis XIV (1ᵉʳ septembre 1715), l’action diplomatique du Régent parvint à consolider la paix en Europe, et donc à affermir ce principe de hiérarchie au profit des traités de paix d’Utrecht [38].
7. La suite du dix-huitième siècle a fait oublier ce succès diplomatique [39]. On songe aux jugements défavorables de Voltaire sur l’équilibre des pouvoirs ou sur les libertés que se permettaient les souverains par rapport à la maxime fondamentale pacta sunt servanda [40], ou encore à ses remarques dévastatrices sur la doctrine du droit des gens [41]. N’oublions pas non plus que la notion de supranationalité a été longtemps été attachée à l’Eglise, ennemi traditionnel de Voltaire et des nationalistes et libéraux au xixe siècle [42]. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ne traite le droit des gens que très superficiellement [43]. Les juristes sont perçus comme des savants, des collectionneurs de traités, mais point comme de grands penseurs. Leur prestige intellectuel décline fortement [44].
8. Nous proposons de procéder en deux étapes. En premier lieu, nous rappellerons les grandes lignes directrices de l’analyse théorique de l’abbé de Saint-Pierre (I). Ensuite, nous référerons concrètement aux relations internationales de la Régence. Saint-Pierre doit être approché en son temps. Selon nous, les idées de ‘Saint-Pierre d’Utopie’, ‘souvent lues, mais rarement mentionnées’ [45] n’ont pas perdu leur pertinence pour notre époque. Cependant, il faut se garder de lire le Projet en dehors du contexte social et communicatif de l’auteur. C’est ce que nous proposons d’étudier en seconde partie (II).
9. ‘Les idées de l’abbé de Saint-Pierre ont bien vieilli’ [46], dans le sens où elles correspondent à des concepts de l’architecture des institutions internationales d’après la Seconde Guerre Mondiale. Le système de sécurité collective de la Charte des Nations unies a réduit le nombre d’états legibus soluti aux cinq membres permanent du Conseil de Sécurité. L’article 2 (4) de la Charte, qui interdit le recours à la force armée pour la résolution des conflits, ne laisse plus de doute sur le devoir des états de se limiter aux moyens pacifiques. La légitime défense (art. 51), qui trouve son origine dans le droit naturel, ne permet de riposter que jusqu’à l’intervention effective du Conseil de Sécurité, ce qui peut se résumer à un délai de quelques heures [47]. Il serait pourtant absurde de considérer ces idées pacifiques en dehors du contexte diplomatique. La présence (ou plutôt l’absence) physique du personnage au congrès d’Utrecht importe peu [48]. Le congrès ne fut qu’une étape dans un cycle plus long de négociations, dont les pratiques et les croyances ont transformé le langage juridico-diplomatique des querelles entre souverains. Les idées de Saint-Pierre, ‘mi-philosophe, mi-fou’ (Voltaire [49]) ne découlent pas d’une appréciation irénique des relations internationales, mais partent de la peur comme motif cardinal de la coopération internationale [50].
- Illustration 1 : La Maison de Ville d’Utrecht, ou s’assemblent les plenipotentiaires [sic] venus au congres [sic] de la paix generale [sic]
- Estampe anonyme, Rijksmuseum, RP-P-0B-83.344 (Atlas Van Stolk)
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I. Le projet : réunir l’Europe, policer les souverains par la crainte
« L’homme ne semble être fait que pour obéïr [sic] à quelque passion, c’est toûjours la plus forte qui l’emporte, & dans le trouble des passions, l’équité elle-même lui paroit injuste ; cependant sans équité, point de société, point de repos, point de tranquillité, point de commerce sûr & durable entre les Nations, entre les Souverains ; l’équité auroit beau même se rendre visible, ou par les articles des Traitez, ou par les Jugemens [sic] des Arbitres, cela est inutile, si les Arbitres ne sont beaucoup plus forts & vivement interessez à faire observer leurs Jugemens. » [51]
« Il n’étoit pas aisé d’établir une Société durable entre des animaux avides, défians, jaloux, présomptueux, fiers, orgueilleux, impatiens [sic], coleres [sic], vindicatifs, cruels, toûjours injustes dans leurs pretentions [sic] reciproques [sic], & qui pour les décider n’avoient encore d’autre voye que celle des bêtes […] » [52]
10. Le projet de l’abbé de Saint-Pierre visait à convaincre les souverains et républiques européennes d’aliéner certaines de leurs compétences à une assemblée commune. Jean-Jacques Rousseau puisa dans ce texte, qui servit également d’inspiration à Immanuel Kant [53]. Pour l’historien des idées américain Merle Perkins, il est essentiel de garder en tête la méthodologie différente de Saint-Pierre par rapport aux auteurs du droit naturel classique. Inspiré par les sciences naturelles, il fallait dépasser les spéculations de Grotius, Wolff ou Pufendorf, et préférer une méthode inductive à la déduction [54]. Saint-Pierre raisonne par « proposition », accompagnée de « preuve », d’ « éclaircissement » et d’ « objection » [55]. Si l’observation du comportement humain est assez crue et concise, le développement répétitif des arguments et contre-arguments tend à enfler ses Projets.
11. L’historien moderniste français Jean-Pierre Bois argumente que le Projet n’aurait pu connaître du succès que dans un système oligarchique, et point auprès des monarchies européennes [56]. On entend en arrière-fond Cardin Le Bret (1558-1665) proclamer l’indivisibilité de la souveraineté, comme un point [57]. Saint-Pierre n’appartenait pas aux Lumières « radicales » ou « démocratiques », pour utiliser la classification de Jonathan Israel [58]. Il défendait la monarchie et n’attaquait pas sa légitimité. Ses multiples projets domestiques tendaient plutôt à la renforcer, en la rendant plus efficace, juste et rationnelle [59].
12. Saint-Pierre tente de rapprocher l’exercice du pouvoir monarchique de sa véritable légitimité : rassembler des individus voulant sortir de l’état de nature. Dans ce sens, le caractère despotique d’un système politique actuel ne permet pas de le renverser. Toute forme d’organisation politique est préférable au chaos. La solution réside dans l’amélioration de « l’idée collective à la base de la société », plutôt que dans le renversement de l’organisation sociale [60]. Ce qui est illustré par ses propositions visant à réduire le nombre de litiges, ou encore d’introduire une méritocratie, où l’État recruterait ses fonctionnaires ou identifierait les projets les plus ingénieux à travers un réseau d’Académies couvrant le Royaume entier [61].
A. L’analogie domestique
13. Saint-Pierre part du constat que la violence entre les hommes, comme état de nature, peut être dépassé par un contrat social [62]. Comme chez Hobbes, la conservation de soi de l’individu précède au droit. Ce dernier ne fait donc pas partie de l’état de nature [63]. La législation nationale est produite par un législateur qui gouverne par la crainte, et a réussi à s’imposer comme arbitre supérieur des litiges entre sujets [64]. Son autorité dérive d’un accord entre les individus, qui désirent capter les moyens de sauvegarder leur sécurité [65]. En cas de dispute entre sujets d’un même souverain, ils se conforment à la décision des « Juges plus puissans qu’aucune des Parties, pour obliger de force la Partie condamnée à tenir sa promesse & à exécuter les Jugemens » [66]. Encore mieux, « les trois quarts & demi des Sujets de chaque Nation n’ont point de procez » [67].
14. Dans sa comparaison de Hobbes et Saint-Pierre, Perkins souligne que leurs différences apparaissent dans l’appréciation de l’ordre entre communautés politiques. Hobbes ne déplore pas l’état de guerre permanent entre états, qui aide à discipliner les sujets. Les relations précaires entre souverains seraient préférables à un état de nature entre individus isolés [68]. Saint-Pierre, par contre, croit en le dépassement de cet état d’affrontement continuel. Il s’agit, dès la première version du projet, à reconnaître que les souverains sont animés par les « passions qui ne peuvent pas ne point naître dans les Souverains, comme dans les autres hommes » [69]. L’union des princes doit servir à réprimer et à policer ces passions invétérées et résurgentes. Sans organe de police commune, les souverains ne peuvent être contraints à observer leur parole [70].
15. Saint-Pierre compte sur la responsabilité des souverains. Premièrement, il prétend que leur mission est d’éviter le retour à l’état de guerre entre individus. Elle entraîne l’obligation de tout faire pour dépasser la fragmentation de la société internationale, et pour constituer une nation supérieure, englobant les sociétés civiles. En second lieu, chaque dirigeant est avant tout une personne humaine. Il est dans l’intérêt personnel de chacun de vaincre la peur permanente, et de faire triompher l’espoir [71]. Ainsi, la possibilité d’un ordre juridique interne moralement acceptable est intrinsèquement lié au régime juridique international [72].
16. L’abandon de la liberté individuelle originelle à une forme d’organisation sociétale ou politique est un modèle pour le transfert de souveraineté que cette dernière organisation doit être prête à effectuer en faveur d’une forme d’organisation politique supranationale [73]. La nouvelle organisation doit pouvoir imposer la loi et arbitrer les différends, afin que personne ne perturbe impunément la tranquillité [74]. Il ne peut y avoir un « chaos de droits » dans l’ordre international [75]. Il faut que la nouvelle organisation ait toutes les caractéristiques d’un état. Le droit national serait alors automatiquement inférieur aux normes communes [76].
B. La société des nations
« Mais entre les Souverains de l’Europe, nulles Loix, car qu’est-ce que des Loix ? Qu’est-ce que des conventions qui ne sont point autorisées par la force ? Nuls, Juges & Interprêtes [sic] des Loix qu’ils se sont imposées par leurs Traitez ? Nuls Jugemens, & quand il y en a, nulle exécution à en espérer. » [77]
« Qu’est-ce qui engage un Souverain à prendre les armes ? C’est l’espérance d’être mieux. Qu’est-ce qui peut le dissuader de les prendre ? C’est la crainte d’être incomparablement pis. » [78]
17. Pour réaliser le transfert de souveraineté traité ci-dessus, Saint-Pierre entend ouvrir les yeux de ses interlocuteurs sur le concept-clé qui a à permis de résoudre la querelle de la Succession d’Espagne (1659-1713) [79]. Un accommodement de la guerre globale entre Bourbon et Habsbourg n’était possible que grâce aux renonciations par chaque prétendant. L’appréciation juridique de la déclaration de renonciation faite par un prince du sang était controversée au regard du droit interne, notamment des lois fondamentales du royaume de France [80]. Saint-Pierre prit clairement parti dans la querelle, en choisissant les renonciations comme l’exemple évident et contemporain de son raisonnement. Les renonciations sont une étape nécessaire pour arriver à la pacification durable de l’Europe. Or, ce faisant, le compromis sur la Succession d’Espagne suit l’esprit des premières lois humaines, qui ont servi à mettre un terme à l’état hostile, violent et incertain entre les individus [81].
18. La création d’une assemblée de 27 [82] ou de 22 [83] souverains européens abaissait la prééminence traditionnelle de l’Empereur [84]. Dans la première version du Projet, la constitution de l’Empire avec ses tribunaux et sa diète permanente est prise comme un exemple pour l’Union des souverains de l’Europe. Le « Sénat d’Europe », établi dans une « ville de Résidence perpétuelle » [85] devrait alors fonctionner « sur le modèle de Spire », comme « un Tribunal perpétuel de Conciliateurs & d’Arbitres plus puissant que chaque Souverain particulier ». [86]La répression d’infractions à la paix était inspirée par le système du « Ban » de l’Empire, auquel les électeurs de Bavière et de Cologne avaient été mis par l’empereur Joseph Iᵉʳ en 1706 [87].
19. Cependant, l’exécution du Projet menaçait les équilibres internes de l’Empire. Saint-Pierre prévoyait notamment de doter les principaux princes allemands d’un siège à l’assemblée, forçant les moindres puissances à se coaliser avec eux [88]. La supériorité impériale deviendrait inutile, puisque les membres seraient dorénavant protégés par l’union générale des souverains du continent [89]. L’article XX du Projet (version 1717) associe la Prusse (Brandebourg), la Pologne (Saxe), le Hanovre, l’Autriche, le Palatinat, la Lorraine et la Bavière comme membres de plein droit [90].
20. Pour en finir avec les querelles bilatérales, Saint-Pierre propose de partir d’un « point fixe & visible », notamment la « possession actuelle » [91]. Tout ce qui « vaut la peine d’être possedé [sic] par quelque Souverain » porte des « marques évidentes de possession naturelle ». Tout ce qui n’est pas visiblement soumis, par exemple par la reconnaissance de « quelque Juge », n’est « point constant » et donc « rien d’important ». Si les souverains européens ne se sont pas bornés à occuper « quelque montagne inculte », « quelque désert aride », « quelque Isle inhabitée », ou « quelque Forêt inutile à cause de son éloignement », ou encore « quelques cabannes [sic] dispersées de peuples sauvages », il ne faut point transformer ces cas en « sujet raisonnable de dispute entre les Souverains » [92].
21. Si par hasard un des souverains possède davantage que les autres au moment de la fixation de la paix perpétuelle, le problème ne pourra plus donner occasion à une jalousie dévastatrice : « Qu’importe à l’Union que ce soit ou l’Empereur de la Chine ou le Roi d’Espagne […] & encore vaut-il mieux pour l’Europe que ce soit une Maison Européenne, & qu’entre les Européennes ce soit la plus ancienne de celles qui rêgnent [sic] dans le monde [93] ». A terme, les avantages naturels de la paix perpétuelle mèneraient à une fusion. Cependant, cette réduction du nombre de souverains rendrait le système plus vulnérable à l’ « éfet [sic] des cabales des ambitieux » [94].
22. Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), conseiller de George Iᵉʳ de Grande-Bretagne (1666-1727) et de l’empereur Charles VI (1683-1740), adversaire de Louis XIV, critiqua le Projet [95]. Le projet de Saint-Pierre semblait orchestré pour diminuer la maison de Habsbourg, comme celui de Sully, porté par Henri IV au début du xviie siècle [96]. La suprématie impériale, découlant de sa majestas ou de son dominium directum, était aussi une conséquence logique de l’unité morale évidente de la chrétienté [97]. L’empereur avait repoussé l’invasion ottomane de 1683, ce qui lui valut un grand prestige. Juridiquement, il était investi comme caput imperii sur base du droit féodal de l’Empire [98]. La seule place justifiée pour l’empereur serait alors celle de chef de la nouvelle assemblée, avec une voix unique pour représenter tout ce corps [99]. Les princes allemands disposeraient en outre de multiples revendications juridiques mutuelles. Saint-Pierre dépeignait l’attitude des jurisconsultes des princes comme « une espèce de Pyrrhonisme […] de rendre de pareils droits [d’État à État], & de rendre de pareils droits douteux, quand on a intérêt d’en faire douter [100] ».
23. Comment Saint-Pierre pourrait-il figer un état des lieux en 1712, et donc frustrer à perpétuité des princes insatisfaits des rapports de force en 1712, 1713 ou 1717 ? En s’appuyant sur la possession actuelle, et point sur les revendications incertaines, que seul le Sénat des souverains d’Europe pouvait juger [101]. Chaque souverain aurait à renoncer « à tout Droit sur le Territoire des autres » [102]. Non seulement Saint-Pierre s’en serait pris aux revendications existantes, mais également aux revendications hypothétiques, en cas d’extinction d’une autre dynastie [103]. Leibniz mentionne également les droits féodaux de l’empereur sur l’Italie, dont il sera question dans la seconde partie de la contribution présente.
24. Le système du Projet de paix perpétuelle prévoit un arbitrage obligatoire (art VI), ainsi qu’une exécution horizontale collective contre des infractions contre la tranquillité de l’Europe. « Equilibre des pouvoirs » et « tranquillité de l’Europe » sont des métaphores interchangeables dans la correspondance diplomatique de l’époque pour signifier les rapports de force de la paix d’Utrecht et de Rastatt, et la norme sous-jacente de hiérarchie entre les traités de paix, d’une part, et d’autres revendications, de l’autre. En pratique, la diplomatie bilatérale et multilatérale, les garanties et la médiation apportèrent une certaine stabilité au système politique [104].
25. Saint-Pierre voulait bien évidemment aller plus loin, en obligeant les souverains à abdiquer leur droit de terminer les différends par l’ultima ratio regum de la guerre. Les mécanismes diplomatiques devaient devenir obligatoires dans le cadre d’une assemblée permanente [105]. Ce « Sénat » serait composé de plénipotentiaires permanents, âgés d’au moins quarante ans, désignés par leurs souverains suivant « la superiorité [sic] d’esprit, la capacité dans les affaires, la connoissance du droit public, de diverses sortes de Commerces, la modération, le zéle [sic] pour la conservation de la Paix, la connoissance de la Langue du Sénat [106], et sur tout [sic] l’application au travail » [107]. Chaque plénipotentiaire occuperait pendant une semaine chaque charge au sein des organes de l’assemblée (« Prince du Sénat », « Gouverneur ou Directeur de la Ville de Paix », « Conseil des Cinq ») [108]. Pour éviter les querelles de préséance, la proximité géographique d’un souverain par rapport à la Ville de la Paix déterminerait le plan des sièges et la rotation des fonctions [109]. L’assemblée fonctionnerait avec des Bureaux permanents et « passagers ». Les sujets traditionnels de discorde, comme l’examen des lettres de créance des ambassadeurs, serait alors cantonnés dans un organe bureaucratique et rationnel [110].
26. Saint-Pierre comptait convaincre les souverains en pointant la nécessité, comme pour des particuliers avant leur entrée en société, d’assurer la possession « tranquille » (un état de fait) par une vraie sécurité juridique (un droit de propriété véritable) [111]. Tout comme les personnes privées tiraient bénéfice d’une situation de police générale, les états avaient besoin d’un « traité de police durable, et d’un arbitrage permanent » :
En cas que sur l’execution [sic] desdits Traitez, ou sur quelqu’autre sujet, il naisse quelque differend [sic] entre les Souverains Associez, ils ont déclaré & déclarent, que pour les terminer ils renoncent pour toûjours à la voye de la violence & des armes, & qu’ils acceptent pour toûjours pour eux & leurs successeurs, la voye de l’Arbitrage [112].
27. Cette « police suprême » devait « ôter tout espoir » pour quiconque ayant l’intention malicieuse de perturber la tranquillité. L’auteur d’une infraction serait déclaré « ennemi » de l’Union. On lui fera la « guerre, jusqu’à ce qu’il soit désarmé & jusqu’à ce qu’il ait exécuté les Réglemens [sic] et les Jugement du Sénat [113] ». Les forces combinées des souverains de l’Europe devaient priver de tout avantage des princes calculateurs, comptant sur un agrandissement violent [114]. Soulignons, finalement, que Saint-Pierre s’opposait au renversement des entités politiques constituantes de son Sénat et plaidait pour la r��pression des mouvements dissidents [115]. Dans les deux cas, ce n’est pas la valeur intrinsèque des arguments avancés qui justifie la constitution d’un ordre supranational ou le maintien d’un ordre politique interne. La crainte de la punition et l’espérance de jouir les avantages d’une société policée sont des incitations matérielles [116].
28. Le « Sénat » avait vocation à devenir non seulement un centre de pouvoir, mais également de connaissance juridique. De nouveaux engagements politiques ou commerciaux [117] devraient être contractés entre les membres de l’Union à une majorité des trois quarts (art. IV, V). Chaque membre disposait d’une seule voix, indépendamment du nombre de ses habitants [118]. Si le seuil semble élevé, il s’agit en réalité d’abolir le droit de véto souverain de chaque membre de l’Union [119]. L’unanimité était requise pour modifier les articles initiaux du Projet [120]. Par contre, de nouvelles obligations pouvaient être créées sans l’aval de tous les états-membres [121]. Toute infraction à ces nouveaux traités, auxquels les dissidents seraient de toute façon partie contractante malgré leur opposition, serait réprimée par l’ensemble des souverains.
29. Un bureau de jurisconsultes devait être chargé de la rédaction d’un corps de droit public européen. On cesserait par exemple de laisser l’appréciation d’un changement de circonstances fondamental (clausula rebus sic stantibus) aux souverains individuels [122]. L’analogie avec la présence des ‘journalistes’ français Jean Du Mont de Carelskroon (1666-1727) et Jean Rousset de Missy (1686-1762) aux Provinces-Unies semble évidente. Leurs opérations privées menèrent à la publication de la grande collection de traités de référence, le Corps Universel Diplomatique du Droit des Gens [123]. Finalement (art. VII), [124] des « Chambres frontières ou Tribunaux » seraient établis dans diverses villes d’Europe pour « concilier ou juger à la rigueur les procez qui naîtront entre les Sujets de divers Souverains au-dessus de dix mille livres », avec obligation pour les souverains de « prêter la main à l’exécution de tous les Jugemens » [125].
II. Vers un « traité de police européenne » après Utrecht ?
30. L’abbé de Saint-Pierre critiquait certes la politique étrangère de la monarchie française. Cependant, il vivait dans la proximité sociale du sommet de l’État, aussi bien que des cercles littéraires et scientifiques lutéciens. Le premier aumônier de Madame fut également assidu aux salons de Mme de Tencin ou de Mme Dupin, où il côtoya Marivaux, Fontenelle ou d’Argenson [126]. Même s’il fut exclu de l’Académie pour avoir critiqué le gouvernement interne de Louis XIV [127], il ne fut jamais ostracisé.
31. Dans son ouvrage sur l’abbé de Saint-Pierre, Merle Perkins souligne l’importance de la diplomatie après la paix d’Utrecht pour une bonne compréhension des versions successives du Projet de paix perpétuelle [128]. Selon l’auteur, les renonciations de Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, constituèrent une entrave à « la loi salique » [129]. Merle Perkins fait encore mention de normes « supranationales » [130]. Saint-Pierre, par ses réseaux à la cour de France, était au courant des besoins urgents de pacification européenne, y compris les sacrifices juridiques que cette dernière rendait nécessaires. L’introduction de la version du projet publiée en 1717 utilise l’adage latin Salus populi suprema lex. Ainsi, l’auteur apporte son soutien au Régent, qui appuie les ambitions de sa maison sur la validité de la renonciation de Philippe V au trône de France [131]. Cette renonciation n’invalide pas la « loi salique », mais constitue une « Loi Nouvelle, exception précise pour un tems [sic] & pour une seule ocasion [sic] [132] ».
A. Le partage de la succession d’Espagne ou la nécessité de renonciations
32. La Guerre de Succession d’Espagne est en réalité l’aboutissement d’une longue querelle juridique. Depuis le mariage de Louis XIV et l’infante Marie-Thérèse d’Espagne (1638-1683) en 1659, les Bourbon et les Habsbourg autrichiens se disputent le droit de succession à la couronne d’Espagne en cas de décès sans issue du roi Charles II [133]. Les positions des deux partis se résument assez facilement. D’une part, la cour de France met en question la légalité de la renonciation que l’infante Marie-Thérèse a dû prononcer en 1660 [134]. Le non-paiement d’une dot de 500 000 écus aurait fourni à la cour de France un motif suffisant pour ne plus reconnaitre la renonciation [135]. D’autre part, les Habsbourg d’Espagne s’appuient sur les testaments des souverains espagnols, qui en confirment la validité [136]. Les souverains Philippe IV (+ 1665) et Charles II (+ 1700) veulent sauvegarder l’union des pays épars de la monarchie. Ces trois propositions se heurtent à un obstacle géopolitique. L’union de l’héritage espagnol (colonies en Amérique et en Asie, Pays-Bas méridionaux, duché de Milan, royaume de Naples, de Sardaigne et de Sicile, de Castille et Aragon) au royaume de France ou aux pays héréditaires de la monarchie autrichienne créerait une « monarchie universelle », redoutable pour les autres puissances européennes [137]. L’équilibre des pouvoirs sous-jacent à la paix était donc un principe anti-hégémonique. [138]
33. Aussi bien Louis XIV que l’empereur Léopold Iᵉʳ (1640-1705), [139] son opposant, ont reconnu cette nécessité dans le traité secret de partage signé en 1668 à Vienne [140]. Trente ans plus tard, Louis XIV signe un accord de partage avec Guillaume III, roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande et stadhouder des Provinces-Unies (1698, 1700). Ces accords ne seront pas exécutés [141]. Charles II décède en novembre 1700 et lègue toute la monarchie au second petit-fils de Louis XIV [142]. En septembre 1701, les puissances maritimes se joignent à l’empereur, pour soutenir la candidature de son second fils, l’archiduc Charles. La guerre sévira aux quatre coins de l’Europe pendant plus de dix ans. Néanmoins, le traité de la « Grande Alliance » prévoit que l’union des alliés ne va pas au-delà de l’obtention d’une « juste et raisonnable satisfaction » pour le candidat autrichien. En octobre 1711, la reine Anne de Grande-Bretagne (1665-1714), successeur de Guillaume III, se détache de l’empereur, et signe des articles préliminaires de paix avec Louis XIV [143].
34. Les ministres britanniques insistent sur une renonciation formelle de Philippe d’Anjou à la couronne de France. Torcy, le secrétaire d’état des affaires étrangères, rétorque que ceci serait contraire aux lois fondamentales du royaume. La renonciation de Philippe V est alors rédigée par une commission de juristes de l’université d’Oxford, avant sa prononciation devant les Cortes de Castille en novembre 1712 [144]. Quatre mois plus tard, le Parlement de Paris enregistre des lettres patentes de Louis XIV autorisant les renonciations du duc d’Anjou, du duc d’Orléans et du duc de Berry (15 mars 1713) [145], quatre semaines avant la signature des traités de paix bilatéraux à Utrecht (11 avril 1713). Le traité bilatéral franco-anglais insère explicitement la renonciation :
D’autant que la Guerre, que la presente [sic] Paix doit éteindre, a été allumée principalement, parce que la seureté & la liberté de l’Europe ne pouvoient pas absolument souffrir que les Couronnes de France & d’Espagne fussent réünies [sic] sous une même teste, & que sur les instances de Sa Majesté Britannique, & du consentement tant de S.M.T.C. que de S.M. Cath on est enfin parvenu, par un effet de la Providence Divine, à prévenir ce mal pour tous les tems à venir, moiennant des Renonciations conçûes [sic] dans la meilleure forme, & faites en la maniére [sic] la plus solemnelle [sic] dont la teneur suit ci-après [146].
35. L’autorisation donnée par Louis XIV à son petit-fils pour renoncer à ses droits inaliénables au trône de France crée une possibilité pour la maison d’Orléans de succéder à Louis XV si ce dernier décède sans héritier légitime. Saint-Pierre réfère explicitement à ce cas dans l’édition de 1717 :
Il y a une consideration [sic] importante, & decisive [sic] pour le Regent [sic], et particulierement [sic] pour sa postérité, si la France venoit à perdre le jeune Roy, & qu’il mourût sans laisser de mâles, c’est que malgré la renonciation solemnelle [sic] du Roy d’Espagne […] des esprits broüillons [sic] pourroient inspirer au Prince des Asturies de tâcher faire valoir ses pretentions [sic] sur la Couronne de France, & il ne manqueroit pas en France de seditieux [sic], qui pourroient mettre le Royaume en peril [147].
36. Cette affirmation de Saint-Pierre était bien adaptée à la situation. Pendant le conflit militaire qui opposa la France à l’Espagne lors de la « Guerre de la Quadruple Alliance » (1718-1720), des pamphlets furent rédigés défendant les droits de Philippe V au trône de France et dépeignant le Régent comme un usurpateur, livrant la France à l’esclavage au profit des Britanniques [148]. Donc, pour éviter une guerre civile sur la succession de Louis XV, il importe de garantir les Traités d’Utrecht, par
l’Europe solidement unie par un Arbitrage permanent […] garante de cette renonciation formelle, la baze du Traite d’Utrecht, & de la liberté de l’Europe […] La toute-puissance de l’union Européenne garantiroit entierement [sic] la France, & la posterité du Régent de toute crainte [149].
B. L’application par analogie de la solution d’Utrecht, ou le cadre de la version du Projet publiée en 1717
« Rien ne seroit plus glorieux à ce grand prince que d’Etablir en Europe dans les premiere [sic] anneé [sic] de sa Regence [sic] la police suprême dont Henri le Grand ne put faire que le projet [150] »
37. Les éditions successives du Projet après 1712 visaient à contrecarrer les critiques formulées par les contemporains de l’auteur. Le second objectif en était l’amplification de l’impact potentiel du texte, en appliquant les différents avantages attendus aux nations concernées. L’édition de 1717, illustrée par un portrait du Régent, et dédiée à ce neveu de Louis XIV, constitue la source principale de cette contribution. Le Régent est incité à reprendre le fil d’Henri IV, exemple d’un souverain pacifique et bien-aimé, qui – selon Saint-Pierre – se serait inspiré des Provinces-Unies, des cantons helvétiques et du Saint-Empire pour soutenir le projet de paix perpétuelle de Sully [151].
38. Pour Saint-Pierre, les renonciations étaient nécessaires pour consolider la paix. Ceci impliquait que l’empereur Charles VI avait à renoncer formellement à ses prétendus droits sur la monarchie d’Espagne. Or, l’empereur ne le fit qu’à l’occasion du traité de paix dit « Ripperda », d’après l’aventurier hollandais qui le négocia pour Philippe V, conclu au printemps 1725, huit années après la parution de la dernière version du Projet [152]. Au cours des négociations bilatérales entre la France et la Grande-Bretagne (été 1716), Saint-Pierre proposa à Leibniz (rattaché à la cour de Hanovre aussi bien qu’à celle de Vienne) de débattre du Projet avec James Stanhope, principal ministre de George Iᵉʳ, espérant un ralliement de l’empereur [153]. Par le Club de l’Entresol, l’abbé connaissait personnellement Saint-Contest, ministre plénipotentiaire de Louis XV au Congrès de Cambrai (1722-1725) [154], l’ambassadeur britannique Horatio Walpole (1678-1757), le futur secrétaire d’état des affaires étrangères d’Argenson, ou encore les militaires de Coigny et Matignon [155].
39. Le 2 août 1718, le traité de Londres consacre la quadruple alliance entre la France, la Grande-Bretagne et l’empereur [156]. Ce traité se rapproche le plus d’une fixation possible de l’équilibre des pouvoirs, étape essentielle à l’établissement d’un Sénat européen désiré par Saint-Pierre. La République des Provinces-Unies est invitée à y accéder, mais ne le fera jamais [157]. Dans le processus d’élaboration de l’alliance, Saint-Pierre essaya d’influencer les principaux négociateurs [158]. Si l’application littérale de son schéma ne connut pas de succès, il est difficile de nier que l’abbé Dubois (1656-1723), envoyé du Régent [159] et Stanhope saisirent un des points soulevés également par Leibniz. Arriver à une pacification entre souverains nécessitait un traitement des prétentions non encore actuelles.
- Illustration 2 : Guillaume Cardinal Dubois Archevesque Duc de Cambray Prince du St Empire. Premier Ministre. Né le 6 Septembre 1656, mort le 10ᵉ Aoust 1723
- Estampe par Pierre-Imbert Drevet, 1724 (d’après le tableau d’Hyacinthe Rigaud)
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40. La carte d’Italie issue des traités d’Utrecht et de Rastatt avait été dessinée à l’avantage de Charles VI comme souverain des territoires héréditaires de la monarchie autrichienne. Récupérant le duché de Milan, le royaume de Naples ainsi que le royaume de Sardaigne, Charles VI réussit à transformer la mainmise militaire autrichienne depuis 1707 en une position de prépondérance [160]. Comme cette position ne pouvait susciter que l’inimitié des autres souverains italiens, le travail d’Utrecht et Rastatt nécessitait une attention diplomatique continue. En premier lieu, l’empereur convoitait le Royaume de Sicile, que la diplomatie anglaise avait fait attribuer au duc Victor-Amédée II de Savoye [161]. Ce dernier se vit ainsi reconnaître un titre royal, ce qui lui permit de grimper dans la hiérarchie des souverains européens. Ensuite, les souverains restants, comme le duc de Parme et Plaisance, le grand-duc de Toscane ou le duc de Modène, se virent menacés d’une possible mainmise impériale sur leur principauté, telle que Joseph Iᵉʳ (1678-1711), le prédécesseur de Charles VI l’avait pratiquée pour le duché de Mantoue (annexé en 1708).
41. Le hasard de la succession dynastique créait des possibilités de dissension autour des duchés de Parme et Plaisance, et autour du grand-duché de Toscane. En droit féodal impérial, ces fiefs étaient soumis à un retour à l’empereur (Heimfall), qui pouvait ensuite décider de les inféoder à une autre dynastie. Il a été démontré par Emile Bourgeois en 1910 que le duc de Parme et Plaisance, François Farnèse (1678-1727), fut l’instigateur d’une riposte diplomatique à la paix d’Utrecht [162]. Il espérait, par le mariage de sa cousine Elisabeth Farnèse (1692-1766), ramener la puissance espagnole en Italie [163]. Par alliance matrimoniale, Elisabeth pouvait formuler des prétentions sur tous les territoires en question. Ainsi, l’empereur n’aurait plus seulement le duc de Savoye comme contrepoids en Italie septentrionale, mais aurait également à compter avec les Bourbons d’Espagne.
42. Stanhope et Dubois espéraient arriver à un arrangement durable des possessions italiennes. Ils étaient prêts à reconnaître les prétentions d’Elisabeth Farnèse, en réservant la succession de Parme, Plaisance et Toscane aux fils nés de son union avec Philippe V d’Espagne. Ce dernier, cependant, craignait d’être exclu des manœuvres diplomatiques montées par Charles VI avec la Grande-Bretagne. Le souverain britannique, George Iᵉʳ, avait besoin de Charles VI pour formaliser son acquisition (comme électeur-duc de Hanovre) des duchés de Brême et Verden. L’empereur, en échange, en sa qualité de souverain autrichien, exigeait l’échange de la Sicile (économiquement intéressante) pour la Sardaigne (peu rentable). Philippe V interpréta cette manœuvre comme contraire à la clause de réversion qu’il avait fait insérer dans le traité bilatéral de cession de la Sicile à la maison de Savoye, stipulant que le royaume devait retourner à l’Espagne en cas d’extinction de la lignée, ou de changement de souverain. [164] C’était une indication du mal que le Roi d’Espagne et les élites du royaume avaient à accepter la perte des possessions espagnoles en Italie [165]. Philippe V décida donc de commencer une guerre.
43. Une expédition espagnole attaqua la Sardaigne en été 1717, puis la Sicile en été 1718. En théorie, seuls l’empereur Charles VI et le duc de Savoye Victor-Amédée II étaient parties belligérantes. Retrouverait-on alors les vices du système d’équilibre signalés par Saint-Pierre en 1712 [166] ? En réalité, la France et la Grande-Bretagne s’allièrent avec Charles VI comme partie lésée, afin d’imposer à Philippe V l’arrangement diplomatique qu’ils préparaient. Philippe V espérait pouvoir diviser les puissances de l’Europe. La France et la Grande-Bretagne s’allièrent cependant avec l’Empereur, ce qui força Philippe V à adhérer à la Quadruple Alliance en février 1720 [167].
44. La phrase suivante extraite de l’édition de 1717 du traité de Saint-Pierre, publiée alors que les négociations autour de la Sicile étaient en cours, résume parfaitement la situation :
L’Empereur sans le secours des Anglois, des Holandois & du Roy de Sicile, ne peut pas esperer [sic] de conquerir [sic] le Royaume d’Espagne secouru par la France [168].
45. Saint-Pierre met l’accent sur le fait qu’une revendication non appuyée par la force des armes, n’a pas de valeur [169]. À ses yeux, les renonciations entraîneraient des avantages économiques plus considérables encore que la satisfaction de la simple demande juridique de Charles VI d’échanger la Sicile pour la Sardaigne. Si l’empereur espérait toujours pouvoir conquérir l’Espagne et les Indes, cette entreprise était certainement aussi coûteuse que l’administration et l’entretien de ces territoires. Il valait mieux abandonner ce plan de guerre, et réorienter ces ressources en temps de paix, pour s’en enrichir [170].
46. Le Traité de Londres, qui scella l’alliance entre Louis XV, George Iᵉʳ et Charles VI, obligeait ce dernier – ainsi que Philippe V, une fois son accession acquise – à abandonner les prétentions anciennes sur la monarchie d’Espagne [171]. Il eut été impossible à Charles VI de chasser Philippe V lui-même d’Italie, les alliés franco-britanniques refusant de punir l’Espagne. Pour sauvegarder l’équilibre européen, il était indispensable de s’assurer un contrepoids à la prépondérance autrichienne.
Conclusion
47. Saint-Pierre n’avait pas la tête dans les nuages, mais les yeux rivés sur les affaires diplomatiques de son temps [172]. Il est difficile de nier que l’abbé avait une attitude critique vis-à-vis l’idée d’un « équilibre des pouvoirs » comme chemin vers l’établissement d’un ordre juridique stable. [173] Cependant, les renonciations exigées par le traité de paix bilatéral franco-britannique d’Utrecht furent précisément au cœur des efforts diplomatiques visant à perpétuer les rapports de force issus des négociations. Saint-Pierre tenta d’influencer la diplomatie française, et voyait juste en discernant l’ambition supérieure inhérente au système des renonciations, qui impliquait la priorité accordée au droit entre les souverains, même par rapport aux normes constitutionnelles les plus essentielles. L’ ‘équilibre des pouvoirs’ n’impliquait pas un mode de gestion à l’aide d’un rapport militaire, démographique et économique calculé et quantitativement vérifiable, mais un contre-argument. La paix d’Utrecht avait réussi à déjouer les tentatives hégémoniques françaises et autrichiennes, en partageant la succession d’Espagne. Toute pacification était nécessairement construite sur l’acceptation de cette opération, qui ne pouvait être soutenue par des arguments juridiques d’ordre interne.
48. Saint-Pierre avait bien saisi le caractère monumental de cette opération, qui consistait à convaincre les plus grandes puissances de l’Europe à soumettre les conflits à un aéropage international. A Utrecht, Louis XIV accepta la renonciation de son petit-fils, roi d’Espagne. La Reine Anne y obtint la reconnaissance de la succession protestante en Grande-Bretagne. Au traité de Londres, Charles VI dut accepter le choix imposé d’un nouveau vassal dans les duchés de Parme et Plaisance et le grand-duché de Toscane. Leibniz reprochait à Saint-Pierre de potentiellement léser les « droits existants » de l’empereur en Italie [174]. Les diplomates français et britanniques réussirent cependant à faire accepter cette décision par le souverain.
49. Comme Jean-Pierre Bois le remarque à juste titre, l’abbé de Saint-Pierre visait à fixer l’équilibre issu de la Paix d’Utrecht. La diplomatie du Régent semblait compatible avec son dessein. Je partage cette appréciation nuancée : sans l’utilisation du terme « équilibre des pouvoirs », Saint-Pierre se serait privé de son audience naturelle. Prendre l’équilibre des pouvoirs pour un prétexte facile menant à une déclaration de guerre, constitue une erreur. La correspondance diplomatique après la Paix d’Utrecht regorge de références à cette métaphore. Il ne faut pas l’interpréter comme un concept figé ou un principe bien défini, mais comme un synonyme d’un système à mi-chemin entre statique et modifiable. Il faut aller au-delà de la condamnation par Saint-Pierre dans la première version de son Projet en 1712 [175]. L’utilisation des renonciations est fondamentale. Plutôt que de condamner le comportement des monarques du début du xviiie siècle, Saint-Pierre essaye de figer un équilibre en gestation, en le liant aux intérêts privés du Régent [176].
50. La réfutation du système de l’équilibre « entre la maison de France & la maison d’Autriche » figure en tête des Mémoires pour rendre la paix perpétuelle, que Saint-Pierre publie à Cologne en 1712 [177]. Seul « L’union de l’Europe » pourrait créer une force ‘aussi grande, aussi nombreuse, aussi puissante, qu’elle peut l’être […] toûjours durable [178] ». Le rejet de l’ « équilibre » en 1712 concerne surtout les « alliance particulières », susceptibles de varier de conflit en conflit, pour finalement n’apporter que « peu de sûreté [179] ». Il ne faut pas confondre objectifs et moyens. Comme l’objectif de Saint-Pierre était une pacification durable, il rejette le système d’alliances. Ce dernier n’apporte que des traités qui sont en réalités des « Trêves ». Dans ce cas, « c’est le plus foible, ou plutôt le plus las qui cède malgré lui, ce qu’il espère bien reprendre à la prémiére ocasion [sic] favorable, quand il aura rétabli ses forces [180] ». L’équilibre que dénonce Saint-Pierre en avril 1711, « entre la maison de France & la maison d’Autriche [181] », les deux opposants de la Succession d’Espagne, céda la place après 1713 à un équilibre différent. La Grande Bretagne s’était détachée de son alliance avec les Habsbourg d’Autriche en octobre 1711, en concluant une paix séparée avec la France [182]. Il n’est donc pas surprenant de trouver une version adaptée du Projet en 1717, quand la diplomatie du Régent essayait de pacifier l’Europe, en s’appuyant notamment sur la Grande-Bretagne.
Frederik Dhondt [183]
Professeur d’histoire du droit
Vrije Universiteit Brussel
Faculté de droit et criminologie, Département d’étude interdisciplinaire du droit
Professeur invité à l’Université d’Anvers
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