I. Présentation [1]
1. Le parcours de René Maunier (1887-1951) peut être schématiquement découpé en quatre phases. Le temps de ses apprentissages dure jusqu’en 1910, avec sa soutenance de thèse et sa première tentative, infructueuse, d’obtention de l’agrégation de droit ; viennent ensuite une quinzaine d’années en Égypte et en Algérie, puis deux décennies d’un mandarinat exercé principalement depuis la faculté de droit de l’université de Paris (1925-1944) ; pour finir, une éclipse précoce fait suite à la mise à la retraite d’office qui sanctionne son engagement dans la collaboration [2].
2. La première phase se situe sous le signe d’une pluridisciplinarité qui contribuera à l’originalité de ses travaux mais qui ne va pas sans un certain éclectisme [3]. Maunier se forme au droit et à l’économie, et aussi à la sociologie et à l’ethnologie. De 1904 à 1910 il suit à la Faculté de droit, à l’École des hautes études sociales et à l’École pratique des hautes études des enseignements qui vont le situer à l’intersection de plusieurs des cercles dans lesquels se redéfinissent alors les contours et les objets des disciplines classiques et des mondes émergents de l’économie, de la sociologie, de l’ethnologie et de la statistique. Ses premiers articles et recensions paraissent de 1907 à 1912 dans La Revue internationale de sociologie, ses deux premiers livres en 1910 dans la collection « Bibliothèque sociologique internationale » chez Giard et Brière. Il se place ainsi dans l’orbite de René Worms (titulaire de doctorats en lettres, droit, et bientôt sciences), qui dirige cette revue et cette collection [4]. Il est proche aussi de Charles Gide, son directeur de thèse, qui « lui ouvre les colonnes de la Revue d’économie politique » [5]. À la Section des sciences religieuses de l’EPHE, il suit de 1908 à 1910 les enseignements de Marcel Mauss [6] – qu’il appellera « mon cher maître » au moins jusqu’en 1938 [7]. Il suit aussi les cours de François Simiand. Il cite volontiers Durkheim, Tarde, Le Play. Il s’affirme donc comme un esprit ouvert et non sectaire. Mais en s’abstenant d’évoquer les divergences, explicites ou implicites, entre les différents auteurs auxquels il se réfère, il prend le risque d’apparaître comme un adepte du name dropping plus que comme un esprit systématique [8].
3. La deuxième période voit s’affirmer une vocation coloniale et ultramarine de Maunier. Elle est surtout consacrée à des travaux empiriques originaux. Maunier l’évoquera dans les termes suivants :
Je suis colonial et non pas en chambre ; car j’ai vécu longtemps, et suis allé souvent aux pays d’outre-mer. J’ai mis la main aux actes coloniaux, et chez les Anglais – comme fonctionnaire anglo-égyptien – et chez les Français ; je connais le Maghreb, le Levant, l’Indochine [9].
Cette phase ultramarine se décompose en une décennie égyptienne qui fait une large place à la criminologie et aux approches quantitatives, et un quinquennat algérien, mieux connu, qui voit Maunier effectuer différentes enquêtes de terrain en Algérie. Ses écrits sur la Kabylie (1926, 1930) [10] constitueront pour Pierre Bourdieu une référence importante – non sans quelque prise de distance – dans « La maison kabyle ou le monde renversé » [11]. Ses analyses des dons et contre-dons constitutifs de la taoussa (plus tard orthographiée tawsa) [12], parues dans l’Année sociologique en 1927, déjà rééditées par lui dans Coutumes algériennes en 1935, prolongées par un mémoire des Annales sociologiques en 1938 [13], seront discutées par Daniel Céfaï et Alain Mahé [14], et feront l’objet en 1998 d’une réédition critique établie par Alain Mahé [15]. Ce dernier, tout en soulignant l’intérêt et l’originalité de l’apport de Maunier à l’ethnologie du don, émet un jugement assez sévère sur son travail ethnographique [16].
4. Le troisième temps de la vie de Maunier témoigne de la multi-activité d’un titulaire de chaire entreprenant : animation de revues (Revue française d’ethnographie et des traditions populaires puis Revue du folklore français et colonial) et d’une collection d’ouvrages (« Études de sociologie et d’ethnologie juridique », chez Domat-Montchrestien), direction de thèses, obtention d’un doctorat honoris causa de l’université de Harvard (1936), valorisation d’un capital d’observations originales effectuées auparavant, enseignements à l’École coloniale, expertise en « affaires musulmanes » auprès des autorités en charge de la politique coloniale de la France [17]. Membre de l’Académie des sciences coloniales, « il accède pendant la guerre à la présidence de l’Institut international de sociologie » [18]. En 1943, il publie L’empire français, propos et projets [19], un livre programmatique dans lequel on croirait lire l’œuvre de tout un think tank (la formule serait bien sûr anachronique), un livre qui est aussi une sorte de déclaration publique de candidature à l’exercice de hautes responsabilités en matière de politique coloniale de la France. Ironiquement, ce manifeste paraît au moment même où « l’Empire français est rayé des cartes de géographie ! » [20] – « provisoirement, j’en forme l’espoir ! », ajoute Maunier.
5. À la Libération, Maunier, qui a soutenu le régime de Vichy et entretenu des liens avec l’Occupant [21], est démis de ses fonctions. Il n’a alors que cinquante-sept ans, mais ne publiera plus rien de nouveau jusqu’à son décès, sept ans plus tard. Il semble bien qu’on ne trouve dans les revues de droit, d’économie ou de sciences sociales de l’époque aucune notice nécrologique le concernant – un silence qui conforte l’analyse de l’historien Claude Singer :
Si l’épuration joue un rôle symbolique important dans la « purification de l’Université », il apparaît qu’en parler publiquement risquerait de souiller l’Université tout entière. L’indignité de quelques enseignants, même si elle est notoire puisque les noms des épurés sont connus et qu’ils figurent aussi au JO ou au BO, ne doit être évoquée qu’avec la plus grande circonspection [22].
6. Nous nous proposons ici d’approfondir l’étude de la décennie égyptienne de Maunier, en rendant compte des choix d’objets et de méthodes qu’il a alors effectués, et en tentant d’identifier les effets de cette période sur sa carrière intellectuelle ultérieure. Nous sommes ainsi amenés à nous focaliser sur ceux de ses travaux qui font appel à des méthodes statistiques. Les rares publications à orientation statistique de Maunier sont aujourd’hui bien oubliées. Parmi les quatre-vingt-une entrées de la bibliographie établie par Jean-Robert Henry (1989, p. 158-164), deux articles s’appuient principalement sur des approches quantitatives, et portent l’un et l’autre sur l’Égypte : « Des rapports entre le progrès de la richesse et l’accroissement de la criminalité en Égypte » (Égypte contemporaine, 1912) et « Notes statistiques sur le suicide en Égypte (1887-1918) » (Metron, 1926). Leur auteur les avait jugés suffisamment intéressants pour les republier en 1930 dans ses Mélanges de sociologie nord-africaine [23], dont ils constituent les chapitres IX et X. La réédition de 1930 était allégée d’une bonne partie de l’appareil statistique initial – ce qui n’impliquait pas de reniement méthodologique : il était naturel que ces Mélanges, visant un public plus large que les articles, soient débarrassés des passages les plus techniques.
7. Notre découverte de l’Album de la statistique criminelle de l’Égypte, un manuscrit de 1918 resté jusqu’ici inédit, invite à une réévaluation à la hausse de l’engagement de René Maunier dans les champs de la statistique et de la criminologie. Nous nous efforcerons de caractériser la « formule de recherche » [24] mise en œuvre par ce Maunier statisticien et criminologue : à quelles commandes ou demandes sociales répondait-il, quelles étaient ses sources et ses lectures, de quels moyens d’investigation et d’analyse disposait-il, quels publics visait-il ? Nous proposerons une relecture de la carrière de Maunier, que nous caractériserons comme une suite d’essais et d’erreurs. Si les expériences égyptienne et algérienne ont en commun un fort engagement dans des travaux empiriques originaux, elles diffèrent en ce sens que Maunier va se détourner des méthodes quantitatives, dont on verra qu’il maîtrise assez mal la mise en œuvre, alors qu’il accèdera à terme à une assez ample reconnaissance auprès des ethnologues. L’exploration de la voie statistique n’était pas pour autant restée vaine : Maunier a publié un article dans Metron [25], qui était une des meilleures revues de statistique de l’entre-deux-guerres, et a tout de même occupé brièvement, en 1934-1935, une chaire de statistique à la faculté de droit de Nancy. Sa conversion à l’ethnographie ne s’est pas faite en un éclair sur un sentier muletier du Djurdjura : elle a été précédée d’une longue tentative, assez peu fructueuse au total, d’investissement dans cette autre forme de travail empirique que constituent la description et l’analyse statistiques.
II. Maunier dans le « laboratoire social » [26] égyptien
8. De très longue date mais plus encore depuis l’ouverture du canal de Suez, l’Égypte a joué un rôle stratégique majeur dans la géopolitique planétaire [27]. Vers 1900 les deux principaux empires coloniaux les plus récemment constitués, Grande-Bretagne et France, s’y sont trouvés à la fois alliés et concurrents, sur un fond de déclin de l’empire ottoman et de la Russie. Des minorités grecques et italiennes y ont été présentes au fil des siècles. Après la brève invasion dirigée par Bonaparte en 1798-1801, l’influence de la France en Égypte est devenue principalement culturelle, même si elle s’est en partie convertie en capital économique avec la construction du canal de Suez. Depuis le xvie siècle l’Égypte faisait partie de l’Empire ottoman, celui-ci est passé sous domination franco-britannique à l’issue de la guerre de Crimée (1856). En 1874, le pays étant très endetté, le khédive [28] Ismaïl a vendu aux Britanniques les parts égyptiennes dans le canal de Suez, dont la France et la Grande-Bretagne sont devenues les actionnaires majoritaires. Des mouvements islamiques et nationalistes se sont opposés à la présence européenne, des officiers se sont emparés du pouvoir en 1881. Les Britanniques, soucieux de contrôler leur accès le plus direct à l’Inde, « la perle de l’Empire », ont alors occupé le pays, qui est officiellement resté une province ottomane. Constantinople ayant, en 1914, déclaré la « Guerre Sainte » contre la Grande-Bretagne, la France et la Russie [29], les Anglais ont riposté en établissant cette fois un protectorat plus direct sur l’Égypte, entraînant l’abdication du dernier Khédive, Abbas ii Hilmi. L’École khédiviale de droit du Caire, où enseigne Maunier, est alors rebaptisée École sultanieh. L’enseignement du droit en Égypte au début du xxe siècle a été bien décrit par Catherine Fillon [30]. L’école sultanieh délivre des diplômes égyptiens, et est concurrencée par la plus prestigieuse École française de droit. Elle « avait dû à la francophilie du gouvernement local d’être placée sous une direction française » [31]. Les enseignements y avaient été délivrés exclusivement en français jusqu’à la création, en 1899, d’une section anglaise ; en 1907 le directeur français, en conflit avec le consul de Grande-Bretagne, avait démissionné et avait été remplacé par un Britannique ; l’école sultanieh était devenu « un bastion français assiégé » [32]. Maunier contribuera à la préparation des nouveaux statuts de cette école lorsqu’elle deviendra, à la suite de la proclamation de l’indépendance (1922), la Faculté de droit de l’Université du Caire (1926).
9. Un séjour de près de dix ans dans un tel pays et dans le contexte de la Première Guerre mondiale favorise la constitution d’une solide culture à propos des relations internationales et du destin des empires. Trois des quatre derniers livres que Maunier publiera en 1942-1943 comporteront le mot « empire » dans leur titre [33].
10. Au Caire, Maunier se trouve plongé dans une société égyptienne effervescente, marquée par un profond dualisme : le mode de vie millénaire de la paysannerie côtoie de près une société urbaine et une économie cotonnière ouvertes sur la modernité culturelle et financière internationale. Corrélativement l’appareil judiciaire est dual lui aussi, ce n’est pas la même justice qui s’applique aux Égyptiens et aux étrangers ; il subit en outre les influences contradictoires et concurrentes du droit français et du droit britannique. Maunier occupe plusieurs postes à partir desquels il peut pratiquer une « observation participante », ou une « participation observante » (termes là encore anachroniques) portant sur différents segments de la justice égyptienne. D’octobre 1911 à juin 1920, il est délégué comme professeur à l’école khédiviale (puis sultanieh) de droit [34]. Maunier va aussi exercer les fonctions de directeur de la statistique au ministère de la justice, et de juge consulaire au tribunal de France au Caire [35]. En tant que directeur de la statistique judiciaire, il centralise les informations sur les tribunaux indigènes – en principe laïques, ceux-ci, créés en 1883, succèdent aux tribunaux civils ottomans, qui mettaient en œuvre, confession par confession, un mixte de droit moderne et de droit coutumier ; le curriculum vitae qui figure dans son dossier d’épuration indique qu’il a dirigé la publication de trois volumes de la Statistique judiciaire de l’Égypte [36]. En tant que juge consulaire, il exerce la justice auprès des résidents français en Égypte, dans le cadre d’une formule issue du régime des capitulations ; les infractions pénales commises par des étrangers relèvent des juridictions consulaires, qui sont sous le contrôle des cours d’appel européennes ; les autres infractions impliquant des étrangers relèvent de tribunaux mixtes.
11. Lorsque Maunier donnera des cours de législation coloniale, il développera le thème du dualisme à ses yeux nécessaire du droit dans les colonies :
La loi élaborée et promulguée chez nous [en France métropolitaine] régit chez nous tous ceux qui sont, fut-il pour un moment, sur notre territoire. Aux colonies, il en est autrement, et tout au moins jusqu’à présent il faut toujours marquer séparation, parfois opposition, entre deux corps de lois, qui sont par conséquent des lors de l’ordre personnel, les lois pour les sujets, et les lois pour les maîtres, les lois pour les Français. En sorte que le trait fondamental de ce droit colonial, c’est le double statut, c’est la dualité et non pas l’unité, puisque toujours il y a lieu aux colonies de mettre en valeur, de mettre en vigueur très séparément, très distinctement ces deux corps de lois, les lois pour les Français, les lois pour les sujets, les lois pour les blancs, et pour les non blancs [37].
Double législation, cela doit impliquer double juridiction, et donc la personnalité des lois doit entraîner la personnalité des juges : statut des dominants, statut des dominés, cela requiert les deux catégories de tribunaux, séparément, distinctement, des tribunaux pour les Français et des tribunaux pour les habitants [38].
12. Si dans ce cours de 1936-1937 Maunier affirme son soutien résolu à un ordre colonial inégalitaire, on trouve aussi sous sa plume l’idée que l’écart entre colonisateurs et colonisés est appelé à se réduire. À sa manière il contribue à cette réduction, par exemple en publiant dans sa collection ce qui est très probablement le premier livre français de sciences sociales écrit par un Africain noir [39].
13. L’accès de Maunier au statut de professeur à l’École khédiviale de droit implique un engagement dans les activités de la Société khédiviale d’économie politique, de statistique et de législation. Domiciliée à l’université égyptienne du Caire, cette société savante tient des conférences et édite la revue Égypte contemporaine (1910-1939), imprimée par l’IFAO (Institut français d’archéologie orientale). Entreprenant, Maunier ne se contente pas de publier des articles dans la revue, il devient secrétaire général de la Société khédiviale. En 1915 il publie un premier rapport de routine sur les activités de cette société, mais l’année suivante son rapport prend la forme d’un programme dans lequel il affirme des ambitions de moyen et long terme – ambitions pour l’Égypte, mais aussi ambitions plus larges, qu’il s’efforcera de faire aboutir dans les décennies ultérieures en les transposant à la France et à son empire colonial.
[…] La fin de la guerre sera pour l’Égypte le signal d’une renaissance économique. Nous voudrions qu’elle fût aussi l’aurore d’une renaissance intellectuelle. Et c’est à notre Société qu’il appartient d’être le principal agent et de prendre une place éminente dans le mouvement scientifique de demain. Il n’est donc pas trop tôt pour tracer les voies de notre effort prochain, et pour dresser le programme de l’œuvre qui nous reste à accomplir.
Il me paraît qu’à cet égard une quadruple tâche s’imposera à nous […] : 1° […] constitution d’une salle de travail et de lecture
2° […] organisation d’un enseignement permanent
3° […] établissement d’une documentation scientifique sur l’Égypte
4° […] favoriser des recherches et des enquêtes scientifiques sur l’Égypte […] [40].
En développant son quatrième point, il fait référence aux directives d’enquête définies par les néo-leplaysiens de « l’école de la science sociale » Paul du Maroussem, Henri de Tourville, Paul Roux [41] :
La Société d’Économie sociale de Paris a dressé et publié un Questionnaire d’enquête rurale, dont je donne le texte en annexe à la suite du présent rapport, et qui pourrait être adapté aux enquêtes locales sur la vie agricole de l’Égypte, sur les rites relatifs à la naissance, au mariage et à la mort, sur les systèmes de culture et les industries locales, sur les prix de vente des produits et les prix de location des terres, sur le commerce, les transports, les monnaies, les poids et mesures, sur les coutumes, les mœurs et les institutions. Nous aurions ainsi l’honneur de continuer et de parachever, à la faveur du temps et par le concours dévoué de nos confrères, l’œuvre glorieuse des savants de l’expédition d’Égypte, et de consacrer, à l’étude de cette terre historique, le monument durable qui serait le couronnement de notre œuvre [42].
14. Maunier mènera à bien le point 3 de son programme en publiant en 1918 la Bibliographie économique, juridique et sociale de l’Égypte moderne (1798-1916) [43]. Quant aux autres points, nous manquons d’éléments permettant d’évaluer leur concrétisation éventuelle dans le contexte de l’Égypte des lendemains de la première guerre mondiale. Nous n’avons pas trouvé trace de réponses égyptiennes au « questionnaire d’enquête rurale » publié par Maunier en 1916. Nous savons en revanche que Maunier, de retour en France, a créé la « Salle de travail d’ethnologie juridique » de la faculté de droit de l’université de Paris (point 1), qu’il a assuré, dans cette même faculté et à l’École coloniale, des enseignements de sociologie coloniale (point 2) et qu’il a réalisé en Kabylie des enquêtes rurales d’inspiration néo-leplaysienne (point 4), en faisant appel aux instituteurs de la région [44]. Ultérieurement la Revue de folklore français et de folklore colonial, dont il sera le rédacteur en chef, puis L’Encyclopédie française, à laquelle il coopérera, lanceront plusieurs enquêtes fondées sur le même principe de recours à des intermédiaires qualifiés, ayant une bonne compréhension du cadre d’ensemble dans lequel se situe l’étude projetée.
15. Les plans des enquêtes de ce type diffèrent profondément de ceux des enquêtes par questionnaire qui se généraliseront à partir des années 1930 sur le modèle de la survey research étatsunienne. Cette dernière fait appel à des enquêteurs réduits en principe à un rôle de simple exécutant, soumettant à un échantillon représentatif de la population étudiée des questions formulées dans le langage indigène et non dans celui des responsables de la recherche. Dans la tradition leplaysienne, on attend beaucoup plus d’initiative de la part des enquêteurs, dont certains d’ailleurs peuvent devenir les auteurs ou coauteurs des comptes rendus publiés. Le recours à cette formule d’enquête est l’un des témoignages du goût de Maunier pour les entreprises collectives – goût dont on a vu d’autres signes dans l’édition de bibliographies, dans la direction d’une collection d’ouvrages, et dans l’animation de plusieurs revues.
III. L’album graphique de la statistique criminelle de l’Égypte
16. Ce manuscrit, resté à notre connaissance inédit [45], a été calligraphié par son auteur sur un in-folio (27 x 35 cm) relié de 82 pages, enrichi de cartes en couleurs soigneusement peintes à la gouache. Il porte sur la statistique criminelle des juridictions indigènes de 1890 à 1918. Nous en avons fait l’acquisition chez un libraire qui ne nous a communiqué aucune information sur sa provenance. Nous le publions ci-après, en reproduisant en fac-similé les cartes (graphiques 10 à 15) et certaines courbes (graphiques 3, 16, 17), et en informatisant les tableaux et les autres graphiques, ce qui nous permet de vérifier les calculs de Maunier – il semble en l’occurrence qu’un seul tableau (le 5e, voir plus loin) comporte des erreurs significatives. Résumons le contenu de cet album, avant de proposer quelques hypothèses sur les intentions de son auteur.
17. Maunier revendique une approche descriptive : « Ce n’est point notre objet que d’interpréter ces faits et d’expliquer leur mouvement en les rattachant à leurs causes » (p. vii du manuscrit). L’album s’organise en quatre parties précédées d’une « note explicative » et d’une bibliographie.
18. Dans sa « note explicative », R. Maunier indique qu’il entend donner « une vue d’ensemble de la statistique criminelle des juridictions indigènes de 1890 à 1918 » (p. i). Il laisse de côté les juridictions consulaires dont les rares publications statistiques sont à ses yeux inutilisables [46], et précise que ses séries ne peuvent remonter avant 1890 parce que les tribunaux indigènes, bien qu’institués par un décret du 4 juin 1884, n’ont « commencé de fonctionner régulièrement dans l’Égypte entière » qu’en 1890 ; les rapports statistiques antérieurs à cette date « sont extrêmement brefs quant au dénombrement des infractions ». Il poursuit en précisant :
L’année 1890 marque ainsi le point de départ véritable de la statistique criminelle égyptienne. C’est donc une période de près de trente années qui s’offre à l’étude ; période pour laquelle on possède des documents suffisamment homogènes, qui rendent possible une synthèse numérique des faits, et une démonstration graphique de leurs variations.
Ces faits criminels, qui sont la matière de la statistique judiciaire, par quels nombres sont-ils représentés ? Il en est trois sortes, entre lesquels le choix est possible : 1° le nombre des dénonciations apportées aux Parquets ; 2° le nombre des affaires présentées par les Parquets aux Tribunaux ; et, 3°, le nombre des jugements de condamnation prononcés par les Tribunaux. De ces trois séries de données, la seconde est celle qui exprime le mieux la réalité des faits ; c’est elle qui soutient le rapport le plus étroit avec la criminalité réelle, que nous n’atteignons jamais qu’à travers la criminalité judiciaire. » (p. I du manuscrit)
Les séries présentées dans l’Album concernent donc les affaires présentées devant les tribunaux, quelle qu’ait été leur issue – ordonnance de renvoi, classement sans suite, non-lieu.
19. La période choisie se caractérise par le fait que des recensements décennaux de la population générale sont disponibles pour les années 1897, 1907, 1917. Ils procurent à Maunier les dénominateurs des taux de criminalité et lui permettent d’observer leurs évolutions. Là encore les statistiques antérieures à 1890 n’étaient guère utilisables. É. Denis et F. Moriconi-Ebrard indiquent que « le premier recensement, tenu en 1846 sous Muhammad ‘Ali, est resté à l’état d’archives », que celui de 1882 souffre de sérieuses lacunes, mais estiment que ceux de 1897, 1907, 1917 – ceux-là même sur lesquels s’appuie Maunier – sont tout à fait exploitables ; « les méthodes et techniques les plus modernes étaient utilisées : à titre d’exemple, dès 1917, l’exploitation du recensement s’appuyait sur des machines à cartes perforées “Hollerith” » [47].
20. L’Album compte dix-sept chapitres composés chacun d’un tableau et d’un graphique se faisant face sur une double page. Sa première partie rassemble trois chapitre portant sur « le mouvement général » (c’est-à-dire ici l’évolution de 1890 à 1918) des crimes, des délits et des principales infractions, puis six chapitres sur les homicides volontaires, les coups et blessures volontaires, l’ensemble des vols (crimes et délits), les vols criminels, les faux en écritures, les escroqueries et abus de confiance. La période observée est marquée par une réforme du Code pénal intervenue à mi-parcours (en 1904), qui fait entrer dans la catégorie des crimes les récidives de vol, empoisonnements de bestiaux, destructions de récoltes, et fait de la peste bovine un nouveau délit. Maunier parvient à construire des séries homogènes reposant sur des définitions qui restent à peu près stables de 1890 à 1918. Beaucoup des séries chronologiques de cette première partie concernent des nombres bruts d’infraction, et non des taux rapportant ces nombres à la population totale, dont l’effectif progresse sensiblement au fil des décennies. Les évolutions étudiées sont donc pour partie au moins la simple ombre portée de la croissance démographique, que Maunier ne décrit que de manière allusive. Il calcule des écarts à la moyenne des vingt-huit années (ou vingt-sept selon les cas [48]), procède à des lissages par calcul de moyennes mobiles sur neuf années, et effectue des calculs d’ajustement par la méthode des moindres carrés qui lui permettent de tracer ce qu’il appelle des « courbes paraboliques du 3e degré » [49] (graphique 1) – il ignore les ajustements binomiaux, qui seraient pourtant plus simples à calculer et surtout à interpréter. En revanche les petits histogrammes qu’il incruste dans plusieurs de ses graphiques montrent bien que les taux de criminalité pour 10 000 habitants s’accroissent au long de la période étudiée, sont plus forts dans les zones urbaines que dans les zones rurales (voir les graphiques 10, 11, 13, 14)), et que la progression au fil du temps est un peu plus marquée pour la délinquance que pour la criminalité [50] (voir les deux histogrammes des graphiques 1 et 2).
21. D’autres graphiques comportent une droite représentant ce que Maunier appelle « l’accroissement théorique de la population », qui n’a en fait rien de théorique puisqu’il décrit l’évolution de la population générale aux trois recensements de 1897, 1907 et 1917, dont les trois points se trouvent être alignés (ils ne le seraient pas si le taux de croissance était constant). Il compare la pente de cette courbe à celle des différentes sortes de criminalité, mais il n’indique pas les effectifs de la population aux recensements successifs [51]. Lorsqu’il calcule des taux moyens, il s’agit toujours de moyennes arithmétiques, et non géométriques. Il semble donc que Maunier ne maîtrise pas les calculs de taux de croissance dans les séries géométriques, ce qui est un sérieux handicap lorsqu’on cherche à comparer différentes séries chronologiques – ici celle de la population et celle des crimes.
22. La deuxième partie concerne sur la géographie criminelle. Chacun de ses cinq chapitres comporte une carte en couleurs sur laquelle le territoire égyptien est découpé en dix-huit provinces. Les quatre premiers chapitres portent respectivement sur les crimes, les délits, les homicides et les vols ; les cartes représentent les variations par province des valeurs moyennes des taux de criminalité pour 10 000 habitants sur l’ensemble de la période étudiée (voir les graphiques 10 et 12) ; en incrustation apparaissent les variations dans le temps des taux de criminalité dans les différentes provinces (selon un regroupement en trois dates pour les crimes, et année par année pour les homicides, qui sont pourtant un sous-ensemble des crimes, et devraient donc donner lieu à un regroupement au moins aussi fort). Le chapitre 14 décrit les variations géographiques de la « densité criminelle », c’est-à-dire du nombre d’infractions (crimes et délits) par km2. Il est de peu d’intérêt, les écarts observés étant dus avant tout aux variations, énormes en Égypte, de la densité de population d’une province à une autre [52]. Sur le graphique 10 en revanche, le « taux de criminalité » est défini comme le nombre de crimes pour 10 000 habitants ; la province du Caire apparaît alors, de manière convaincante, comme la plus portée au crime.
23. La brève troisième partie décrit, en un seul chapitre, la criminalité par âge et par sexe. Elle est illustrée de pyramides des âges. En 1918 le recours à des graphiques de ce type est encore assez rare [53], on peut saluer le modernisme de Maunier, mais pour lui l’exercice n’est pas sans risque. Le découpage en tranches d’âge au recensement de population (de cinq ans en cinq ans) ne correspond pas à celui de la statistique criminelle (0 à 6 ans, 7 à 14 ans, 15 à 24 ans, 25 à 39 ans, 40 à 59 ans, 60 ans et plus). Maunier dispose non de micro-données individuelles, mais de tableaux de données agrégées, qu’elles proviennent de publications ou de documents internes à l’administration de la Justice. Il doit donc se lancer dans la construction d’une pyramide des âges de la population totale selon les tranches d’âge de la statistique criminelle, et il se trompe en déterminant les abscisses des groupes d’âge selon les tranches de la statistique criminelle par addition des effectifs quinquennaux, là où il devrait calculer des moyennes pondérées (voir sur la figure I le graphique 15, partie I – les figures numérotées en chiffres romains sont celles de notre présentation, les figures et tableaux de la « note explicative » de Maunier sont repérés par une lettre, les tableaux et graphiques de la partie statistique de l’Album sont numérotés en chiffres arabes) [54]. En revanche les taux de criminalité pour 10 000 habitants du même sexe et de la même tranche d’âge tels qu’il les fait figurer à la partie IIB du même graphique sont corrects – ils mettent en évidence l’extrême masculinité de l’activité criminelle, et la forte surreprésentation des 15-24 ans (figure I : graphique 15, partie IIB).
24. Accessoirement on peut observer sur la partie I du graphique 15 des effets d’arrondis sur lesquels Maunier aurait pu attirer l’attention dans les considérations méthodologiques de sa « note explicative » : en Égypte lors du recensement de population de 1907, les vieilles personnes sont nombreuses à déclarer leur âge, ou à voir leur âge évalué par l’agent recenseur, à la dizaine d’années près. On voit par exemple que les hommes âgés de 60 à 64 ans sont bien plus nombreux que ceux âgés de 55 à 59 ans, et que ceux âgés de 70 à 74 ans sont plus nombreux que ceux de 65 à 69 ans, alors que l’on s’attend à une décroissance régulière de la taille des groupes quinquennaux à mesure que l’âge augmente. Un phénomène similaire s’observe, de manière encore plus prononcée, dans la Mauritanie de 1977 (figure II) : faute d’état-civil et/ou d’alphabétisation, des personnes qui ne connaissent pas leur âge exact déclarent très souvent des nombres arrondis à la dizaine d’années près. On note aussi qu’en Égypte comme en Mauritanie, les effets d’arrondi autour des multiples de dix sont plus marqués chez les femmes que chez les hommes – un résultat qui exprime la moindre alphabétisation des femmes et le fait qu’elles restent plus que les hommes à l’écart des procédures d’enregistrement à l’état-civil.
25. La quatrième et dernière partie de l’Album, intitulée « Criminalité et indice sociaux », rapproche, au chapitre 16, le mouvement des infractions et celui de différents indices économiques (recettes publiques, récolte cotonnière, importations, exportations) au long des années 1890-1918. Le 17e et ultime chapitre décrit les variations saisonnières de différents types d’infractions et les compare aux variations de la température, de la longueur du jour, du prix du blé et de celui du maïs. Les modalités de calcul des indices des trois dernières lignes du tableau 17 sont peu claires. On s’attendrait à ce que la moyenne de la longueur des jours soit de 12 h et non de 11 h 35 – en outre la moyenne des indices est de 104 et non de 100 (elle est bien de 100 pour la ligne des températures). On comprend mal pourquoi les indices du prix du blé sont aussi élevés, et ceux du maïs, aussi bas (indice moyen sur les douze mois : 115 pour le blé, 88 pour le maïs).
26. La thématique des interdépendances entre activité économique et crime était déjà au cœur de l’article que Maunier avait publié dès 1912 dans Égypte contemporaine [55]. Il estimait alors que la croissance économique provoquait un accroissement de la criminalité. Les éléments produits dans l’Album, bien qu’ils semblent confirmer cette thèse, ne permettent guère de faire progresser la question en termes d’analyse causale : le mouvement des crimes et délits et celui de l’activité économique sont corrélés positivement, mais les deux phénomènes peuvent résulter d’une ou plusieurs autres causes. Maunier a le mérite de distinguer l’évolution des délits et celles des crimes, celle des vols et celle des coups et blessures, et on voit que la progression des délits est plus rapide que celle des crimes, un résultat qui est en harmonie avec de nombreuses analyses ultérieures plus sophistiquées – on sait par exemple, à propos du cas de la France, qu’une crise économique provoque un accroissement des vols mais a peu d’incidence sur les homicides [56], et que dans la longue durée la grande criminalité tend à diminuer [57].
IV. Le style de l’Album
27. La mise en forme très soignée du manuscrit invite à une réflexion sur l’esthétique de Maunier, qui témoigne non seulement de talents calligraphiques – il distingue plusieurs niveaux de titres grâce au recours à des plumes sergent-major de différentes tailles –, mais aussi d’un goût affirmé pour le dessin. Les graphiques comportent des marques de propriété intellectuelle qui seraient sans objet si l’auteur n’avait pas eu le projet de publier cet album : sur chacun d’eux apparaissent soit les simples initiales « R. M. », soit, sur les cartes, une mention « R. Maunier, delt. » – un abrégé de « R. Maunier, delineavit » (dessiné par R. Maunier), une expression latine qui est d’un usage multiséculaire en matière de gravure artistique (figure III).
28. Le manuscrit de l’Album témoigne donc d’une vocation de graphiste et éventuellement d’artiste qui s’exprimera quelques années plus tard en Algérie lorsque Maunier fera d’un croquis de jarre kabyle tracé par lui dans les Aurès le monogramme de sa collection « Études de sociologie et d’ethnologie juridique » chez Domat-Montchrestien. On peut supposer que ce dessin de jarre lui permettait de situer sa collection dans une série comprenant, par exemple, le dessin de tête d’Indien des rapports annuels du bureau d’ethnologie de la Smithsonian Institution et la hache-ostensoir des « Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie » – une série que l’on pourrait prolonger, au-delà du décès de Maunier, avec la tortue bicéphale dont Claude Lévi-Strauss a fait l’emblème de « L’Homme » (figure IV).
Figure IV – Monogrammes de collections d’ouvrages d’ethnologie
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Tête indienne
Rapports annuels du Bureau d’ethnologie de la Smithsonian Institution (à partir de 1882) Créée en 1846 à Washington grâce à une donation du Britannique James Smithson « en vue d’une diffusion du savoir pour tous les hommes », la Smithsonian Institution se dote d’un bureau d’ethnologie qui édite à partir de 1882 l’une des premières collections d’ethnologie au monde, dotée de deux monogrammes, celui d’une jarre au dos des ouvrages, et d’une tête d’Indien sur le premier plat de couverture. |
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Hache-ostensoir
« Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie » (1926-1962) Le choix d’une hache cérémonielle canaque comme monogramme de cette collection témoigne de l’importance des travaux de Maurice Leenhardt aux yeux des directeurs de l’Institut d’ethnologie, Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Mauss et Paul Rivet. René Maunier publie en 1926 le 3e volume de cette série, La construction collective de la maison en Kabylie. |
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Vase kabyle
« Etudes de sociologie et d’ethnologie juridiques », collection dirigée par René Maunier, publiée à Paris par Domat-Montchrestien (1930-1941) « C’était le temps où j’allais à mulet, de tribu en tribu. Je crayonnais, je dessinais, chemin faisant : le monogramme de ma Collection (…) est un vase kabyle dont j’ai fait croquis dans la grande maison du caïd des Beni-Aissi (un vase plein de grains, pour évoquer et provoquer… l’abondance de pensée : vieux rite magique qui donne l’espoir !) » R. Maunier, « Recherches collectives dans l’ethnologie et le folklore », Revue de synthèse, XI, 1, février 1936, p. 16 |
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Tortue bicéphale
« L’Homme », collection puis revue créées par Claude Lévi-Strauss (1951-) « Vue rétrospectivement et comparée à celle de Pouillon, la part que j’ai prise à L’Homme m’apparaît insignifiante. Je conçus le projet, mais, par la suite, je me bornai à obtenir de la complaisance d’Albert Skira une maquette de couverture où figurait la vignette – on dirait aujourd’hui le logo – que j’étais allé chercher dans l’ouvrage de S. K. Lothrop : Coclé. An Archeological Study of Central Panama (Cambridge, Mass., Peabody Museum, 1942, 2 vol.), cet art m’inspirant depuis toujours un goût très vif. Le motif de la fig. 92 (vol. 2, p. 53) identifié par l’auteur à un dieu Tortue bicéphale, offrait un moyen inattendu de rappeler qu’en français le masculin est le genre non marqué et que le titre de notre revue, L’Homme, recouvre en fait les deux sexes. » Claude Lévi-Strauss, « L’homme de L’Homme », L’Homme, 143, 1997, p. 14. |
29. Maunier affirme donc, en Égypte puis en Algérie, un goût pour le dessin à la plume qui témoigne d’un certain amour de l’art. Si, selon la formule fameuse de Victor Hugo, « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface », on peut estimer que, parmi les « trois cultures » distinguées par Wolf Lepenies (lettres et arts, sciences sociales, sciences tout court [58]), Maunier est fortement attiré le pôle lettres et arts, même si ses talents de dessinateur ne font pas de lui un Dürer. La diversité des domaines dans lesquels il aime exercer ses talents est manifestement très grande.
V. Pourquoi l’Album est-il resté à l’état de manuscrit ?
30. Les documents personnels relatifs à René Maunier sont rarissimes et nulle part nous n’avons trouvé trace de projets qu’il pouvait avoir à propos de son Album. Il n’est pas exclu que Maunier ait tout simplement égaré ce document (le libraire qui nous l’a vendu en ignorait la provenance), mais on peut évoquer d’autres raisons pour lesquelles il ne l’aurait pas publié.
31. De par sa thématique, ce manuscrit s’apparente étroitement à la série des comptes de la justice criminelle établis en France ou en Belgique depuis 1826 – et notamment de ceux établis à la fin du xixe siècle par le directeur de la statistique criminelle française Émile Yvernès, dont Maunier est devenu en 1915 l’homologue égyptien. Sa destination la plus plausible était donc d’être édité par la direction de la statistique du ministère égyptien de la Justice – c’est-à-dire de constituer une publication de type administratif plutôt qu’académique.
32. On peut se demander s’il était prévu que l’Album paraisse isolément, ou accompagné d’un volume de texte. Le titre choisi par Maunier se rapproche beaucoup de celui d’une publication de 1907, l’Album graphique de la statistique générale de la France, dans laquelle le service du recensement rendait compte, sous la forme de cartes et de diagrammes (établis pour la plupart en vue de présentations dans des expositions internationales), des principaux résultats du recensement de population de 1901 [59]. Les termes de « cartogramme » et de « diagramme », employés dans cette publication de la SGF, se retrouvent dans le manuscrit de Maunier, et des pyramides des âges figurent dans les deux documents [60]. Mais l’Album aurait aussi pu avoir pour complément un volume de texte, sur le modèle, par exemple, des Instructions signalétiques d’Alphonse Bertillon, dont le texte est suivi d’un « album » de 83 planches et tableaux [61]. Ou encore il aurait pu faire partie d’un ensemble de deux volumes autonomes mais liés par une thématique commune. Cependant le fait que Maunier assigne une finalité principalement descriptive à son album rend peu plausible qu’il ait eu en vue d’en faire la partie graphique d’un texte connexe, qui aurait lui comporté des analyses à ambition d’interprétation et d’explication du type de celles qu’il avait amorcées dans son article de 1912 : en ce cas la partie Album aurait dû être en prise plus directe sur ces analyses.
33. Que l’intention ait été de publier un album ou un ensemble texte-album, on peut imaginer que la fin de la guerre mondiale et la réussite de Maunier à l’agrégation française de droit ont entraîné pour lui une bifurcation biographique qui l’a détourné d’un projet de publication qu’il aurait peut-être mené à bien – comme il a su mené à bien la publication de la Bibliographie de l’Égypte moderne – s’il avait continué d’exercer au Caire ses fonctions de directeur de la statistique au ministère de la Justice.
34. Ont pu ensuite entrer en jeu dans l’abandon de ce manuscrit les doutes que Maunier pouvait éprouver à propos de ses compétences statistiques, dont le bilan apparaît mitigé. L’Album témoigne d’une bonne connaissance de l’organisation pratique de la collecte statistique administrative, dont il avait au Caire une expérience directe [62].
35. Certes l’Album est étoffé de références à des travaux d’analyse statistique. Il cite François Simiand, Lucien March, Francis Edgeworth, George Udny Yule, F. Virgilii [63]. Il comporte des termes techniques (smooth curve, coefficient de corrélation…) qui montrent que le Maunier de 1918 a élargi ses références à la statistique britannique, la plus mathématisée de l’époque, alors que son texte de 1912 sur les rapports entre richesse et criminalité mentionnaient de nombreux criminologues italiens (Cesare Lombroso, Enrico Ferri, Raffaele Garofalo, Napoleone Colajanni, Ettore Fornasari di Verce) ainsi que des statisticiens tels qu’Adolphe Quetelet, Luigi Poletti et Georg von Mayr. L’article ultérieur sur le suicide en Égypte comportera des références à Emile Durkheim, Maurice Halbwachs, Émile Yvernès, Alexandre Brierre de Boismont, Michel Huber, Jacques Bertillon, et encore Quetelet et von Mayr. Maunier était donc en prise sur les développements de la statistique de son temps. Il comptait même, par l’abondance et la diversité de ses références, parmi les Français les plus en prise avec ces développements, dont il semble plus averti que les plus statisticiens des durkheimiens, François Simiand et Maurice Halbwachs.
36. Il reste, on l’a vu au fil de la présentation du contenu de l’Album, que chez Maunier la maîtrise des procédures statistiques laisse à désirer. Il n’hésite pas à faire appel à un assez large répertoire technologique, mais il commet des maladresses et des erreurs. Ainsi la réalisation des pyramides des âges du graphique 15 a été pour lui très laborieuse, il a recollé la partie 1911 sur une première version qui ne le satisfaisait pas, mais la partie 1907 est demeurée erronée (voir la figure II du présent article et le graphique 15 de l’album). Il semble connaître les principes du calcul des intérêts composés, mais il ne les applique pas là où il serait pertinent de le faire. La définition qu’il donne de la notion de médiane manque de généralité [64].
37. Une faiblesse plus radicale de l’Album tient au fait qu’au long des trois décennies observées la statistique judiciaire égyptienne venait de connaître et connaissait encore de profondes réformes, de sorte qu’on ne sait pas si l’augmentation des taux de criminalité provient de l’évolution des comportements des justiciables, ou de l’amélioration de l’efficacité répressive de la police et de la justice, ou encore de l’accroissement de la capacité bureaucratique de ces administrations à faire remonter par voie hiérarchique des comptes rendus écrits, standardisés et à peu près sincères de leur activité. Maunier est conscient de cette difficulté [65], qui est inhérente à toute statistique criminelle [66] mais dont les effets sur l’enregistrement statistique sont particulièrement importants lorsque l’administration qui produit les chiffres est encore dans un statut naissant. En affirmant que « l’année 1890 marque […] le point de départ véritable de la statistique criminelle égyptienne » et que les chiffres antérieurs sont inutilisables, il surestime probablement l’ampleur de cette rupture de 1890. On ne sait pas s’il a pu observer le travail de base des « street level bureaucrats » [67] de la police et de la justice, et les conditions dans lesquelles ce travail se traduisait ou non par une présentation des affaires au Parquet. Son argumentaire serait plus convaincant si son manuscrit comportait davantage d’indications à propos des changements intervenus dans ce travail avant et après 1890. Il est probable que les informations dont il pouvait disposer à cet égard n’étaient pas très étoffées. Son Album reprend assez mécaniquement le format de comptes de la justice criminelle que des pays tels que la Belgique ou la France ont progressivement mis au point au long du xixe siècle, alors même que l’emprise d’une justice coutumière peu bureaucratisée restait forte en Égypte.
VI. Retour sur l’itinéraire intellectuel de René Maunier
38. « L’histoire est à la fois objective et subjective ; elle est le passé, authentiquement appréhendé, mais le passé vu par l’historien », écrivait Henri-Irénée Marrou [68]. Le parcours de René Maunier donne lieu post mortem à une série de revisites. Une première vague de réévaluations a surgi dans les années 1980-1990 : les travaux de Jean-Robert Henry ont invité à une meilleure prise en considération des apports de Maunier dans le domaine des approches ethnologiques du droit musulman, ceux d’Alain Mahé et de Daniel Céfaï, inscrits dans l’ample développement des études maussiennes, ont scruté ses contributions à l’étude des échanges non marchands constitutifs de la tawsa. L’exhumation du manuscrit aujourd’hui séculaire sur la statistique criminelle de l’Égypte conduit à porter un nouveau regard sur la vocation ethnologique de Maunier : celle-ci n’était pas un premier choix, mais une reconversion partielle. Pour retracer la vie de Maunier on ne dispose que de très peu de documents personnels ; en s’appuyant uniquement sur les publications qu’il a laissées, on tend à sous-estimer la part des aléas d’une vie, des essais et erreurs, des échafaudages [69] qu’il a dû monter avant d’aboutir à des comptes rendus de recherche qu’il a finalement publiés. On tend à surestimer la cohérence d’un parcours, à succomber à « l’illusion biographique », dénoncée par Pierre Bourdieu, consistant à considérer que “la vie” constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d’une “intention” subjective et objective, d’un projet » [70] ; ou encore à donner dans une « utopie biographique » [71] où la visée d’exhaustivité – limitée à la documentation disponible sur le moment – laisse de côté la question de la définition des traits pertinents de la description (Jean-Claude Passeron).
39. Une première révision concerne les formes de l’engagement de Maunier dans le recueil d’observations de première main. S’il est fréquent que des juristes s’intéressent aux sciences sociales, ils le font en général en travaillant en bibliothèque. Si on définit la sociologie comme « la science de l’enquête » (Jean-Claude Passeron [72]) ou l’ethnologie comme une discipline fondée sur l’observation participante [73], de tels juristes restent ainsi en marge de ces disciplines. Rares sont ceux qui s’engagent durablement dans des investigations empiriques originales, surtout lorsqu’elles doivent se faire sur le terrain. René Maunier a franchi un tel pas, mais il ne l’a pas fait à la suite d’une subite illumination algérienne. Sa découverte du travail de terrain tel que le pratiquent les ethnologues fait suite à la pratique d’une autre forme d’investigation empirique, plus familière aux sociologues, la production de statistiques criminelles dans le cadre du ministère de la Justice en Égypte. Cette expérience lui a fait prendre la mesure de la complexité d’un pays à dominante rurale en voie de modernisation rapide, où s’affrontaient les influences de plusieurs empires. En bon juriste, il aura été attentif à la pluralité des normes et des sanctions judiciaires qui s’appliquaient dans un tel contexte. Son Album s’inscrivait dans un format cognitif et éditorial calqué sur des comptes de la justice qui avaient été publiés en France depuis 1826, mais dont la transposition à l’Égypte appelait des analyses qualitatives qu’il n’a pas pu approfondir.
40. Certains traits durablement caractéristiques de René Maunier se trouvent aussi confortés au travers de ce coup de phare porté sur sa décennie égyptienne. Il apparaît comme un homme pressé, avide de saisir les opportunités du moment. Il trace des perspectives, mais il ne fignole pas. Alain Mahé avait relevé un certain nombre de faiblesses de ses travaux de terrain en Kabylie, nous avons constaté que ses analyses statistiques, restées inédites, présentaient des insuffisances. Celles qu’il a publiées faisaient appel à des tableaux très simples. Le répertoire technique de l’Album est plus large, mais moins maîtrisé. Jean-René Tréanton avait posé la question « Faut-il exhumer Le Play ? [74] » Alain Mahé a considéré, à juste titre nous semble-t-il, que le Maunier algérien, le Maunier ethnologue, méritait d’être exhumé. Faut-il exhumer aussi le Maunier statisticien ? Notre réponse est en demi-teinte : Maunier avait de bonnes raisons de renoncer à la publication de son Album graphique de la statistique criminelle de l’Égypte, entaché de faiblesses méthodologiques et enserré dans une approche à la fois très descriptive et trop exclusivement quantitative. Son Album présente cependant deux mérites au moins : d’une part il aura pour les historiens de l’Égypte et pour les spécialistes de la statistique criminelle la valeur d’un document à caractère de source ; d’autre part il permet de retoucher et d’enrichir le portrait intellectuel de l’un des rares juristes à avoir pratiqué de manière approfondie des investigations empiriques originales relevant de la sociologie et de l’ethnologie.
VII. Album graphique de la statistique criminelle de l’Égypte
(1890-1918) par René Maunier
Directeur de la statistique au Ministère de la Justice
Le Caire, 1918
41. [Les notes de bas de page, les italiques, les soulignements sont de René Maunier. Les indications entre crochets sont d’Alain Chenu. La pagination originelle du manuscrit, en chiffres romains, figure entre slashs. Le service de numérisation de la bibliothèque de Sciences Po a réalisé les fac-similés des cartes et des graphiques.]
Table
42. Note explicative
I. Objet
II. Critique des sources
III. Explication des tableaux
IV. Explication des graphiques
V. Interprétation des faits
Bibliographie
Tableaux et graphiques
I. Mouvement de la criminalité
1. Mouvement général des crimes
2. Mouvement général des délits
3. Fréquence des principales infractions
4. Homicides volontaires
5. Coups et blessures volontaires
6. Vols (crimes et délits)
7. Vols criminels
8. Faux en écritures
9. Escroqueries et abus de confiance
II. Géographie criminelle
10. Distribution géographique des crimes
11. Distribution géographique des délits
12. Distribution géographique des homicides
13. Distribution géographique des vols
14. Densité criminelle
III. Population criminelle
15. Population criminelle et population totale par âges et par sexes
IV. Criminalité et indices sociaux
16. Mouvement des infractions et indices sociaux
17. Variations mensuelles de la criminalité, comparées à celles de quelques indices physiques et économiques.
/I/Note explicative
I. Objet
43. On présente ici, pour la première fois, une vue d’ensemble de la statistique criminelle des juridictions indigènes [75] de 1890 à 1918 [76]. Quoique les Tribunaux indigènes aient été institués par décret du 4 juin 1883, et qu’un compte rendu de leur activité ait été présenté dès 1888, avec retour rétrospectif jusqu’à 1884, on n’a pas cru possible de remonter au-delà de l’année 1890. C’est alors que les juridictions indigènes ont commencé de fonctionner régulièrement dans l’Égypte entière. Elles n’ont été établies dans la Haute Égypte qu’en août 1889 ; dans la Basse Égypte même, la plupart des infractions graves étaient, jusqu’en 1888, qualifiées « actes de brigandage », et en tant que tels tombaient sous la compétence de « commissions spéciales ». Les rapports statistiques antérieurs à cette date s’attachent surtout à exposer la marche générale des affaires judiciaires et le travail des tribunaux ; ils sont extrêmement brefs quant au dénombrement des infractions. L’année 1890 marque ainsi le point de départ véritable de la statistique criminelle égyptienne. C’est donc une période de près de trente années qui s’offre à l’étude ; période pour laquelle on possède des documents suffisamment homogènes, qui rendent possible une synthèse numérique des faits, et une démonstration graphique de leurs variations.
44. Ces faits criminels, qui sont la matière de la statistique judiciaire, par quels nombres sont-ils représentés ? Il en est trois sortes, entre lesquels le choix est possible : 1° le nombre des dénonciations apportées aux Parquets ; 2° le nombre des affaires présentées par les Parquets aux Tribunaux ; et, 3°, le nombre des jugements de condamnation prononcés par les Tribunaux [77]. De ces trois séries de données, la seconde est celle qui exprime le mieux la réalité des faits ; c’est elle qui soutient le rapport le plus étroit avec la criminalité réelle, que nous n’atteignons jamais qu’à travers la criminalité judiciaire. Elle comprend, en effet, les dénonciations reconnues fondées par les Parquets, et transmises comme telles aux Cours et Tribunaux ; d’où le nom, d’ailleurs abusif, d’infractions réelles, qui leur est donné dans les rapports annuels du Procureur général et du Conseiller judiciaire. On n’y compte point les dénonciations erronées ou mensongères, écartées par les juridictions d’instruction ; on y compte en revanche, les infractions dont l’existence est établie, mais dont les auteurs ne sont pas punissables, soit parce qu’ils sont inconnus, soit parce qu’ils ont échappé à la justice ; et qui dès lors ne sont pas l’objet de jugements de condamnation. On considère donc comme infraction réelle, au sens des documents égyptiens, tout fait punissable constaté et reconnu véritable par la juridiction d’instruction, quelle que soit la décision ultérieure de la juridiction de jugement, et alors même notamment que l’auteur en demeure inconnu ou impuni. Tous les nombres inscrits dans les Tableaux du présent recueil se réfèrent à cette notion [78], qui peut être précisée davantage encore ; elle s’analyse en trois groupes /II/ de faits criminels : 1° les faits qui ont donné lieu à une ordonnance de renvoi devant la juridiction de jugement ; 2° les faits qui ont fourni matière à une ordonnance de classement sans suite pour défaut de preuve de la culpabilité personnelle ; 3° les faits qui ont été l’objet d’une ordonnance de non-lieu pour non-culpabilité de la personne poursuivie, la réalité du fait restant acquise. C’est le total de ces trois sortes de faits criminels que nous tenons comme représentatifs de l’importance numérique réelle des différentes espèces d’infractions ; et ce sont les variations de ce total dans le temps et dans l’espace qui sont exprimées dans les Tableaux, et traduites dans les Graphiques du présent album.
II. Critique des sources
45. On a donné, dans la Bibliographie adjointe à cette note préliminaire, un tableau des sources d’information touchant la statistique criminelle de l’Égypte. Les deux documents essentiels sont : les Rapports statistiques annuels du Procureur général près les Tribunaux indigènes, publiés de 1888 à 1905 ; et les Rapports annuels du Conseiller judiciaire, publiés, avec leurs Tableaux statistiques annexes, de 1906 à 1915-1916. On a utilisé, pour les années 1916-1917 et 1917-1918, des chiffres qui n’ont pas été rendus publics ; on a mis aussi à contribution, pour certaines données qui n’avaient pas paru dans les Rapports annuels, les archives de la Direction de la statistique judiciaire.
46. Ces sources sont de valeur inégale, et il importe d’éprouver leur degré de crédibilité, d’en faire la critique et d’en opérer le redressement s’il est possible.
47 – 1°. –. On y aperçoit, dès l’abord, des lacunes. –. Le Rapport du Procureur général pour 1894 fournit seulement le nombre des affaires jugées par les Tribunaux, et non point le nombre des affaires présentées aux Tribunaux par les Parquets. Ces chiffres ne sont donc point comparables à ceux des autres années. On a été tenté, dans un cas particulier, de reconstituer par hypothèse le nombre des affaires présentées, en se fondant sur le rapport connu de celles-ci aux affaires jugées pour l’ensemble des délits, et en postulant la constance de ce rapport pour les différentes infractions [voir Tableau VI, note 3] ; mais cette méthode conjecturale a été écartée dans les autres cas. –. Pour l’année 1895, le Rapport du Procureur général n’a point paru au Journal Officiel, ni dans l’édition française, ni dans l’édition arabe ; et on a pu se convaincre, grâce à l’obligeante intervention de S.E. le Procureur général, qu’aucun manuscrit ou minute n’en existe aux archives du Parquet général [79]. Les chiffres pour 1895 ont donc été établis seulement pour le total des crimes et pour le total des délits, grâce au rappel qui est fait de ces deux nombres dans le Rapport pour 1896. C’est là un hiatus qu’aucun artifice ne permet de combler [80]. –. Voici enfin un manque de documents qui s’étend sur toute la période considérée. Les statistiques égyptiennes, à la différence des statistiques italiennes, présentent seulement des tableaux annuels du mouvement des infractions ; on n’y trouve aucune information sur leur mouvement mensuel [81]. Ce défaut a été réparé au moyen des documents conservés dans les archives de la statistique judiciaire [voir Tableau et Graphique 17] ; mais il n’a pas été possible, pour le présent, de remonter au-delà d’une période de quatre années.
48. 2°.–. Quel est donc le degré d’exactitude des documents ainsi complétés ou suppléés ? On doit remarquer qu’à ce point de vue les matériaux de la statistique criminelle ont une valeur relativement privilégiée. Ils reposent en effet, non point sur des déclarations volontaires, comme font souvent les statistiques de l’état civil ou les statistiques fiscales, mais sur des constatations judiciaires. L’élément premier de la statistique criminelle, c’est une décision administrative, officiellement enregistrée ; un fait criminel, c’est une ordonnance ou un jugement. De ce chef sont éliminées toutes les chances d’erreur procédant des déclarations incomplètes, erronées ou mensongères, et de l’attraction des nombres ronds, qui vicient toujours les documents fondés sur des déclarations ou des enquêtes. Les nombres fournis par les documents judiciaires peuvent être pris tels quels, et il n’est point nécessaire de les soumettre à un ajustement.
49. Ce n’est pas à dire que leur valeur soit invariable ; tout au contraire elle change selon la nature des infractions, et surtout selon le temps et le lieu.
50. a). –. Les infractions connues et poursuivies ne forment jamais qu’une partie du total des infractions commises ; il y a, entre la criminalité judiciaire et la criminalité réelle, une distance qui dépend de l’activité des poursuites, laquelle dépend elle-même de la nature et de la gravité des infractions. On peut /iii/ poser que cette différence est presque nulle pour les infractions graves et surtout pour les homicides ; les Parquets tendent même à traiter dès l’abord comme homicides des faits qu’on constate ensuite être des suicides ou des accidents. Les données de la statistique peuvent alors être prises comme représentatives de la réalité criminelle. Tout au contraire, pour les délits et surtout pour les contraventions, il est un grand nombre d’infractions impoursuivies, en vertu de ce qu’on a nommé le « principe d’opportunité » [82] ; soit par négligence de la partie lésée, soit par indifférence du Ministère public, soit même par propos délibéré des autorités judiciaires. C’est ainsi qu’en 1906 des instructions ont été adressées aux Parquets, leur enjoignant de s’abstenir de déférer aux Tribunaux les « petits vols » et les violences légères à défaut d’action directe de la partie lésée. Il en est résulté une baisse artificielle des nombres de la plupart des délits en 1906 et 1907 [voir Tableaux 2, 5 et 6]. On pourrait donc penser que l’accroissement impressionnant des délits procède avant tout de l’activité croissante des dénonciations et des poursuites, et nous reconnaîtrons en quelle mesure cette interprétation est fondée [voir §§ 3 et 4 ci-après]. Mais on voit aussi que la hausse du nombre des délits s’est continuée aussitôt après cette interruption soudaine ; que les homicides et les violences graves ont été entraînés dans le même mouvement ; et qu’ainsi d’autres causes doivent lui être cherchées. Il est raisonnable d’imaginer que le rapport entre les crimes commis et les crimes poursuivis, qui varie d’infraction à infraction, est relativement constant pour une même infraction et pour une courte durée. Cette hypothèse, autorisée par des constatations analogues faites dans d’autres domaines de la statistique sociale et économique, permet d’estimer à leur juste valeur ces documents qu’on est tenté souvent de déprécier sans examen. La constance du coefficient d’erreur équivaut à une vérité relative [83].
51. b). –. Mais si l’on observe une période de temps quelque peu prolongée, il en va tout autrement. Des corrections doivent alors être faites pour tenir compte de cette influence du temps sur les données statistiques, qui agit sur elles par des voies différentes.
Ce sont d’abord les changements de la législation qui sont très fréquents en Égypte. Ce qu’on pourrait appeler la durée moyenne de la vie d’un Code y est beaucoup plus brève qu’en d’autres pays ; et toujours interviennent des décrets qui ajoutent, modifient ou suppriment. C’est ainsi qu’au Code pénal indigène de 1883 a succédé le Code pénal de 1904, amendé lui-même par des lois particulières [84]. Des crimes et des délits nouveaux ont été créés ; des délits ont été qualifiés crimes, et des crimes ont été qualifiés délits. La courbe de chaque sorte d’infractions en a été déviée en plus ou en moins. Mais il est toujours aisé de faire état de ces altérations, et, en séparant les infractions nouvelles des infractions anciennes, de suivre le mouvement naturel d’un groupe de faits criminels homogènes. Nous l’avons fait à maintes reprises, soit pour les crimes, soit pour les délits [Tableaux 1, 2 et 6.]
52. C’est ensuite l’activité des poursuites qui manifeste un progrès sensible durant les trente années qui sont l’objet de notre examen. Le nombre des Tribunaux et des Parquets a augmenté rapidement, et une décentralisation de la justice s’est faite par la création de nouvelles juridictions, ou par l’extension des juridictions anciennes [85]. Le nombre des avocats près les Tribunaux indigènes s’est aussi beaucoup accru, et leur action s’est étendue de plus en plus aux districts ruraux ; de ce seul chef, un grand nombre d’infractions sont portées devant la juridiction répressive, qui autrefois n’étaient point poursuivies de par l’indifférence de la victime, ou qui tombaient sous la vengeance privée et qui se réglaient inter partes. Il s’est fait à cet égard toute une transformation morale. La confiance accrue de la population envers la justice régulière, le recrutement amélioré du personnel judiciaire, ont agi dans le même sens. Cet accroissement de la productivité judiciaire n’explique point à lui seul l’augmentation de la criminalité égyptienne ; il s’en faut pourtant que son effet ait été nul. Mais il est impossible de donner la mesure de cette influence, et de calculer la correction compensatoire qui serait nécessaire.
53. C’est enfin et surtout la méthode des statistiques judiciaires qui s’est récemment transformée. Ce n’est pas le lieu d’exposer l’histoire de la statistique judiciaire égyptienne. Mais il faut rappeler qu’en 1906 un changement est intervenu, qui a fait naître certaines difficultés de comparaison. L’élaboration des relevés judiciaires, /iv/ qui était effectuée jusque là par les services du Parquet général, a été attribuée à un service distinct, établi au Ministère de la Justice. La collection des faits a continué de s’opérer par le moyen de questionnaires adressés aux greffes des Tribunaux, et non point par voie de bulletins individuels. Mais on a désormais compris, dans le nombre annuel des crimes, non seulement les affaires présentées aux Parquets pendant l’année courante, comme faisait le Parquet général, mais aussi les affaires présentées par les Parquets aux Tribunaux pendant une année, alors même que ces affaires auraient pris naissance durant l’année précédente. Il s’en est suivi une hausse artificielle du nombre total des crimes, qui est, pour l’année 1906, d’environ un huitième. Il n’est pas possible, pour les années ultérieures, de faire le compte de cet accroissement artificiel pour en opérer la déduction ; mais si, comme il est légitime, on le suppose relativement constant, on voit que la hausse du nombre total des crimes se poursuit régulière après comme avant la réforme statistique de 1906 ; et que ce changement de méthode a eu seulement pour effet de porter la courbe nouvelle un peu au-dessus de la courbe première. –. On sait déjà que, pour les délits, la restriction des poursuites publiques ordonnée aux Parquets par la circulaire de 1906 a agi en sens contraire, et qu’il en est résulté une diminution soudaine du nombre brut ; mais que, pour les délits comme pour les crimes, l’évolution de la courbe s’est poursuivie dans le même sens ; la courbe a été seulement quelque peu déplacée vers le bas, de même que, pour les crimes, elle l’a été vers le haut. Il ne paraît donc pas que l’allure du mouvement criminel ait été sensiblement affectée par les procédés de collection des documents.
III. Explication des tableaux
54. Les nombres bruts, améliorés par les corrections qui ont pu être faites, ne donnent pas encore une expression assez exacte et frappante du mouvement des infractions. La lecture en est malaisée, et les variations des faits n’y paraissent point nettement. On a voulu leur substituer des données élaborées, prêtes pour l’analyse, comparables entre elles et à d’autres données établies par les mêmes procédés. On a calculé à cet effet un certain nombre de notions, qui sont identiques pour tous les Tableaux, et dont voici l’énumération.
55. – 1°.–. Les nombres relatifs ont toujours été substitués aux nombres absolus dans les calculs. On y est parvenu en faisant, pour chaque série de nombres absolus, la moyenne arithmétique annuelle pour la période de 1890 à 1917, ladite moyenne étant représentée par le nombre 100 ; en rapportant les autres valeurs de la série à ce nombre par une simple règle de trois, on obtient une série de nombres relatifs qui offrent l’avantage de la clarté, puisqu’ils varient pratiquement entre 50 et 200, quelle que soit la valeur des nombres absolus d’où ils sont tirés. Et surtout on dispose de données qui peuvent entrer légitimement en comparaison, puisqu’elles sont façonnées suivant des règles identiques : elles représentent les variations d’une série historique de nombres relativement à la moyenne de ces nombres [86]. C’est une vue abstraite des mouvements et des relations, qui élimine l’effet de la différence des nombres absolus ; le même nombre-étalon (100) peut représenter indifféremment 1000 crimes, ou 20000 délits, ou 100000 contraventions. La variation relative des valeurs n’est point amplifiée par la grandeur des chiffres, ni masquée par leur petitesse ; les courbes qui l’expriment peuvent être superposées. Que si l’on craint de perdre ainsi la notion de l’importance de chaque infraction en valeur absolue, le Tableau et le Graphique 3 en donnent une image à laquelle il est possible de se référer. On peut ainsi comparer les mouvements de la criminalité aux mouvements des autres phénomènes sociaux, à la condition de les réduire en valeurs relatives à leur moyenne selon le même procédé ; c’est ce que nous avons fait dans le Tableau et le Graphique 16.
56. 2°.–. La série des nombres relatifs ainsi déterminée, étant la traduction directe des nombres bruts, représente des valeurs effectives ; et comme telle elle manifeste tout autant l’effet des accidents successifs que la direction normale du mouvement. Pour marquer une tendance générale, et dégager une loi d’évolution, on a calculé, en outre de la série effective des nombres relatifs, et à l’aide de celle-ci, une série interpolée, en faisant, pour chaque année, la moyenne arithmétique des neuf années dont elle est le centre ou la médiane. Ce procédé d’interpolation, assez fréquemment employé en statistique, est notablement plus simple que les procédés mathématiques rigoureux [87] ; et il aboutit à une courbe qui ne diffère pas sensiblement de celle qu’on obtiendrait par la méthode des moindres carrés. C’est ce que montre le graphique ci-dessous [figure B], où l’on fait la comparaison des deux procédés à propos du mouvement général des crimes. Il fournit une série de nombres plus courte de quatre années au début et à la fin que la série effective, et qui offre une continuité beaucoup plus grande ; d’où le nom de smooth-curve donné par les auteurs anglais à la courbe qui traduit cette série abstraite. Cette méthode présente ici l’avantage particulier de fournir, pour l’année 1895 où il n’y a pas de chiffres effectifs, des nombres interpolés hypothétiques, en faisant la moyenne des valeurs des huit années qui la précèdent et qui la suivent. C’est pourquoi la série /v/ des nombres interpolés, à la différence de celle des nombres effectifs, ne présente point de lacune.
57. 3°.–. On a calculé pour chaque série la médiane, c’est-à-dire la valeur qui sépare en deux séries égales le nombre total de valeurs annuelles, et on a déterminé l’écart positif ou négatif de la médiane à la moyenne arithmétique, représentée par le nombre 100. Cette notion, dont il est fait un plus grand usage dans les séries de fréquence que dans les séries historiques, prend ici un sens particulier ; elle représente le point atteint par un mouvement au milieu de sa durée. La détermination en est fort simple, contrairement à ce qu’il en est dans d’autres cas ; la série étant généralement de 28 années (1890-1917), on a fait la moyenne des nombres relatifs de la 14e et de la 15e années. Quand la série est de 27 années (1891-1917 ; Tableau 2), il suffit de prendre le nombre relatif de la 14e année, qui sépare exactement la série en deux groupes de treize années. La médiane ainsi trouvée est inférieure à la moyenne dans six séries sur neuf. [v. Tableau ci-dessous, colonne 11]. Cela indique que la progression du mouvement est plus accentuée pendant la seconde moitié de sa durée ; il en est notamment ainsi pour les vols, pour les escroqueries et pour le total des crimes. Cela pourrait sans doute traduire aussi une baisse accidentelle intervenant au milieu de la période ; on a donc calculé en outre la médiane de la série des nombres interpolés [colonnes 19-24 du Tableau ci-dessous] ; ce calcul donne ici sensiblement le même résultat que le calcul fait sur les nombres réels. On peut démontrer le même fait d’une autre façon, en mesurant les distances de la médiane aux deux points extrêmes de la série [colonnes 9-10,22-3, du Tableau] ; ces écarts sont notablement plus élevés par rapport au point d’arrivée que par rapport au point de départ. C’est ce qui paraîtrait aussi si l’on faisait le calcul des écarts de chaque année à l’année précédente, pour faire ensuite les moyennes de ces différences par période de sept années. –. On détermine de même les deux quartiles, c’est-à-dire les nombres qui divisent en deux parties égales chacune des moitiés de la période séparées par la médiane ; ces nombres sont situés ainsi au quart et aux trois-quarts de la durée totale. Ils se placent, pour une période de 28 années, entre la 7e et la 8e, et entre la 21e et la 22e ; pour une période de 27 années, ils tombent sur les nombres de la 7e et de la 21e années. Si l’on relève en outre le point de départ et le point d’arrivée de la série, l’ensemble de ces notations fournit une représentation simplifiée du mouvement des nombres dont il met en lumière quelques points de repère également distants ; il permet d’en mesurer l’accroissement théorique dans chacune des quatre périodes septennales [colonnes 14-17 du Tableau], en calculant un taux d’accroissement partiel relativement à la moyenne générale, pour chacune de ces périodes. Voici le Tableau qui groupe toutes ces indications pour huit séries d’infractions [tableau A] ; on y inscrit les nombres relatifs en supprimant les décimales pour la clarté.
58. 4°.–. On a donné une mesure générale de la progression relative des différentes séries en faisant, pour chacune d’elles, le taux d’accroissement annuel théorique ; c’est-à-dire la moyenne arithmétique des accroissements annuels (relativement à la moyenne générale des valeurs égalée à 100). On a calculé ce taux pour la série effective et pour la série interpolée, en divisant la différence entre les deux nombres extrêmes par le nombre total d’années. On a fait aussi la différence entre le taux d’accroissement de la série interpolée et le taux d’accroissement théorique de la population, calculé par rapport à la moyenne générale des trois années de recensements (1897, 1907, 1917). Ce taux d’accroissement de la population, ainsi établi, diffère donc des taux calculés par la Statistique générale de l’État ; il est de 1,40 de 1897 à 1907, et de 1,30 de 1907 à 1917, soit un /vi/ taux annuel de 1,35 (1897-1917) ; et l’on voit que la croissance de la population peut être représentée sensiblement par une ligne droite. On estime par là l’augmentation de la criminalité relativement à la population générale. Une mesure graphique de ce même rapport est donnée par l’angle formé par la ligne d’accroissement de la population avec la droite qui joint les deux points extrêmes de la courbe des nombres interpolés, et qui figure l’accroissement théorique de la criminalité. Cet angle fournit l’expression la plus simple de la progression réelle des crimes, qui est une notion relative et non point absolue.
59. 5°.–. Nous savons que cet accroissement moyen, exprimé par un taux unique pour toute une série, n’est que théorique ; dans la réalité, il résulte de mouvements annuels de hausse et de baisse, qui changent à la fois quant à leur sens et quant à leur amplitude. Il est possible de caractériser une série de nombres à ces deux points de vue au moyen de certains indices.
La tendance à la continuité dans une série de valeurs, c’est la propension des mouvements à suivre un même sens, la hausse succédant à la hausse ou la baisse à la baisse. Elle s’exprime parce que F. Virgilii appelle l’indice de variation, et qu’on nommerait, nous semble-t-il, avec plus de précision, l’indice de continuité. Appelons « concordance » l’ensemble de deux variations successives de même sens ; et nommons « différence » l’ensemble de deux variations successives de sens contraire, soit une hausse suivie d’une baisse, ou une baisse suivie d’une hausse. Comptons le nombre c des concordances, le nombre d des différences, et faisons : [(c-d)/(c+d) = i]. Le nombre-indice i ainsi obtenu varie entre [+1] et [-1] ; il mesure l’importance relative des concordances et des différences, ou, préférons-nous dire, la part relative de la continuité et de la discontinuité. Quand toutes les variables successives sont de même sens, [d = 0 ; i = – d/+d = -1] ; c’est l’état de discontinuité absolue. La plupart de nos indices sont positifs, mais voisins du zéro. Nos séries sont donc, en quelque sorte, de qualité moyenne au point de vue de la continuité ; et il est remarquable que les séries formées des plus grands nombres absolus sont celles où l’indice de continuité est le plus élevé ; l’examen du Tableau ci-dessous (colonnes 7, 13) fait voir pourtant que cette règle n’est pas sans exception.
60. Mais l’amplitude des variations d’une série de nombres la caractérise mieux encore que leur sens. On la mesure d’ordinaire, à la suite de F. Y. Edgeworth, par l’indice nommé fluctuation, obtenu en faisant la somme (ou le double de la somme) des carrés des écarts des valeurs de la série relativement à leur moyenne, et divisant ladite somme par le nombre total des valeurs [88]. Cette méthode est utile surtout lorsqu’on traite de très petits écarts, qu’elle rend plus sensibles Si les écarts sont supérieurs à l’unité, la méthode d’Edgeworth rend moins sensibles les plus petits écarts. et dont elle annule les signes positif ou négatif. On a préféré ici, où l’on est en présence d’écarts qui vont à 50 %, un procédé tout à fait simple qui est de prendre la moyenne arithmétique des écarts sans tenir compte de leur signe, c’est-à-dire en les additionnant comme des quantités positives. Ce nombre, auquel on a conservé arbitrairement le nom de « fluctuation, traduit ainsi l’intensité moyenne des variations abstraction faite de leur sens. On donne une autre mesure du même caractère par la différence entre le nombre maximum et le nombre minimum de la série. On voit par les colonnes 8 et 9 du Tableau ci-dessous que ces deux indications coïncident ; elles ne sont que deux représentations d’une même qualité.
61. La combinaison de l’indice de fluctuation avec l’indice de continuité fournit ainsi une expression relativement précise de la variabilité d’une série de nombres. De ce point de vue, il apparaît que les neuf séries qui sont ici considérées ressortissent à trois types différents. – Le type I comporte un accroissement quasi-continu, sans interruption sensible, coupé seulement par des ressauts annuels. C’est le type normal ; nous le trouvons réalisé dans six séries sur neuf (homicides, délits, coups, vols, escroqueries, abus de confiance). – Le type II manifeste un double mouvement successif : une baisse continue, suivie d’une hausse continue. Il n’apparaît que dans une seule série (total des crimes). – Le type III présente une série de mouvements irréguliers, oscillant autour de l’axe moyen, sans que s’en dégage aucun progrès total. Il se produit dans deux séries (vols criminels, faux en écriture). La tendance générale est donc un accroissement presque continu et quasi-régulier des infractions ; la vitesse du mouvement, mesurée par le taux d’accroissement, variant très nettement de délit à délit. C’est ce qui apparaît mieux encore par l’examen comparatif des séries et des courbes des moyennes interpolées de neuf années.
62. Toutes les notions qui viennent d’être définies sont groupées ci-dessous en un Tableau récapitulatif, où les infractions sont rangées dans l’ordre de leurs taux d’accroissement théoriques [tableau B]. On y remarque la tendance des différents indices à s’accorder entre eux et à se placer dans le même ordre, à l’exception de l’indice de continuité qui, comme nous disions, paraît être plutôt en rapport avec la grandeur des nombres absolus. /vii/
IV. Explication des graphiques
63. Il n’y a que peu à dire de la construction des Graphiques après les explications qu’on a données au sujet des Tableaux. Comme ceux-ci, ils sont fondés sur les nombres relatifs à la moyenne, ce qui assure l’uniformité de construction des courbes et leur comparabilité. Les cartogrammes teintés (nos 10 à 14) n’appellent aucune observation. Les diagrammes traduisent, sous une forme qu’on a voulue simple et claire, les données numériques des Tableaux. La courbe en trait plein [―] est celle des nombres relatifs effectifs, qui sont inscrits sur la courbe elle-même. La courbe pointillée en croix [++++] est celle des moyennes interpolées de neuf années (smooth-curve). La droite à tirets [‒ ‒ ‒ ‒] figure l’accroissement théorique de la population. La droite à tirets et points [] qui joint les deux extrêmes de la courbe des moyennes interpolées, représente l’accroissement théorique de l’infraction considérée. La moyenne de la série (100) est marquée par un trait horizontal plein. L’échelle est généralement uniforme : une longueur de 6 centimètres en fait, 6 millimètres représente une année sur l’axe des abscisses, et 10 unité (en valeur relative) sur l’axe des ordonnées ; à l’exception des graphiques 6 et 9 où les mêmes quantités sont figurées par une longueur de 4 centimètres et demi. Les graphiques comparatifs 16 et 17 ont aussi des échelles particulières.
On offre ainsi, dans chaque planche de ce recueil, une triple expression graphique, de plus en plus abstraite, de l’évolution d’une infraction. 1) La courbe des nombres effectifs est la traduction directe des chiffres bruts. 2) La courbe des moyennes interpolées en est une première synthèse, qui retient le normal en éliminant l’accidentel. 3) La ligne d’accroissement, qui joint les points extrêmes de la courbe des moyennes, est la figuration tout à fait théorique de la progression générale du mouvement.
V. Interprétation des faits
64. On s’est proposé seulement ici de faire la présentation méthodique des données de la criminalité égyptienne. Ce n’est donc point notre objet que d’interpréter ces faits et d’expliquer leur mouvement en les rattachant à leurs causes. Il y faudrait une recherche analytique et comparative qui n’est point faite. On veut pourtant signaler quelques problèmes qui peuvent se poser, en offrant des matériaux tout élaborés pour leur solution.
65. On s’est inquiété déjà [§2 ci-dessus] si l’accroissement remarquable de la criminalité en Égypte n’est pas tout artificiel ; et on a noté les raisons pour quoi il n’en saurait être ainsi. Le mouvement progressif, peut-on ajouter, est trop continu et trop tenace pour résulter d’interventions accidentelles ; il ne procède pas par sauts qui puissent être rattachés à des événements particuliers et localisés dans le temps, tels que la création d’une juridiction nouvelle, ou la réforme d’une loi de police ; on sait qu’il reprend obstinément sitôt après avoir été arrêté par quelque accident. Quelle que soit la part qu’il faille faire aux progrès de la répression, à l’activité accrue de la police, de la justice, du barreau et des parties lésées, il demeure un résidu qui dépend d’autres causes. Ne peut-on penser – et c’est l’hypothèse qu’on a voulu rendre sensible dans le graphique XVI, après l’avoir déjà suggérée ailleurs [n° 18 de la Bibliographie] – /viii/ qu’il y a quelque rapport entre ce mouvement progressif de la criminalité et le mouvement général des faits sociaux et économiques qui s’est poursuivi pendant ces trente années en Égypte ? L’activité déshonnête, a-t-on dit, s’accroît avec l’activité honnête ; les occasions et les moyens de délit se multiplient, dirons-nous, quand progresse la richesse publique et qu’augmente le mouvement des personnes et des choses. Le volume de l’activité sociale s’amplifiant, l’activité criminelle ne participe-t-elle pas du même courant ? Autant de questions qu’on ne prétend même point poser dans leurs termes précis.
66. Mais il est un autre aspect des choses qui appellerait aussi l’attention. Nulle part plus qu’en Égypte on n’a la sensation de l’action qu’exercent sur l’homme les modalités du climat, et des réactions morales qui s’en dégagent. N’y aurait-il donc point quelque lien entre le milieu physique et la criminalité ? C’est ce qui apparaît tout au moins comme vraisemblable si l’on regarde aux variations mensuelles des infractions, et non plus à leur mouvement annuel. Les infractions contre les personnes semblent n’être pas sans rapport, dans leur rythme saisonnier, avec les changements de la température. Et quant aux infractions contre les biens, elles paraissent en être indépendantes, mais nous avons pensé, par analogie avec les suicides, qu’étant commises surtout durant le jour, elles pouvaient être solidaires, dans leurs mouvements mensuels, de la longueur des journées. Le Graphique XVII (figurines A, F, G, H et I) ne dément point cette conjecture, qui vaudrait d’être vérifiée.
67. Il suffit tout au moins d’avoir fait entrevoir tous ces problèmes, pour avoir justifié l’utilité législative d’une statistique criminelle scientifique. S’il est raisonnable de postuler que le crime est déterminé par des causes, il ne convient point au législateur de frapper aveuglément les coupables, et de prétendre restituer la justice en vertu d’on ne sait quelle puissance obscure de rétribution. Son pouvoir se borne, et son devoir se limite à prévenir les volitions antisociales, en agissant systématiquement sur leurs causes. La découverte de ces causes est ainsi la condition d’efficacité de toute action répressive. La connaissance scientifique du crime est la base de toute pénologie rationnelle.
/ix/ Bibliographie
- 1872, p. 140-143, in-8°.
- Ministère de l’Intérieur. Statistique de l’Égypte. Année 1873 (1290 de l’Hégire). In-8°, 1873, p. 260-264 (continuation du n° 1).
- Amici (F.). Essai de statistique générale de l’Égypte… In-8°, 1879.
- Statistique des juridictions mixtes. In-8°, annuel de 1876 à 1899. Cf. n°10.
- Journal Officiel du Gouvernement Égyptien… Depuis 1885 (statistiques mensuelles et hebdomadaires des tribunaux indigènes jusqu’en ?).
- Rapport statistique [du Procureur Général] sur les faits criminels, les affaires civiles et sur les travaux des tribunaux et parquets indigènes… In-8°, annuel de 1888 à 1905 (sauf pour l’année 1895). Continué par le n°10 [J. Off., et à part].
- Tableau statistique résumant les travaux des tribunaux indigènes depuis leur fondation. Journal Officiel, 4 avril 1892, n°46, supp.
- Scott (John). Rapport sur les tribunaux indigènes, 1890-1894. Journal Officiel, 1894, n°20, supp. 8 pages.
- Scott (John). Report by the Judicial Adviser on the Native Tribunals, 1894-1895. In Egypt. N°1 (1896), Rapport de Lord Cromer pour 1895, p. 37-42, et in Journal Officiel, 1896, supp.
- Rapport du Conseiller Judiciaire pour l’année… In-8°, annuel de 1898 à 1916 : textes français, anglais et arabe (Statistiques judiciaires : continuation des nos4, 6, 8 et 9).
- Crookschank (H.). Prisons égyptiennes. Revue pénitentiaire et de droit pénal, XVI, 1892, p. 887-8 ; XVIII, 1894, p. 718-724 ; XXI, 1897, p. 967-970.
- Ministry of Interior. Prisons Department Report. In-4°, annuel de 1900 à 1911.
- Machell (P.). Memorandum on crime in Egypt. In Egypt, n°1 1906. Rapport de Lord Cromer pour 1905, p. 115-117.
- Cromer (Earl of). Egypt, n°1, 1907. Rapport… pour l’année 1906, p. 110-113.
- Grandmoulin (J.). Le droit pénal égyptien indigène. Tome I, in-8°, 1908.
- Ministère des Finances. Annuaire statistique de l’Égypte. In-4°, annuel de 1909 à 1917 (9 vol.) ; textes anglais et arabe. (Résumé annuel de la statistique judiciaire et pénitentiaire).
- La criminalité en Égypte. Revue pénitentiaire et de droit pénal, XXXV, 1911, p. 449-450.
- Maunier (R.). Des rapports entre le progrès de la richesse et l’accroissement de la criminalité en Égypte. L’Égypte contemporaine, III, 1912, p. 27-42.
- Nachât (H.). Les jeunes délinquants. Thèse. In-8°, 1913, 410 p.
- Becker (H. von). Aliénation et criminalité dans les pays chauds. Résumé in Revue médicale d’Égypte, II, 1914, p. 65-66, d’après Oesterreich Rundschau, XXXVIII, 3, 1914, p. 161-170.
- Maunier (R.). Bibliographie économique, juridique et sociale de l’Égypte moderne, 1798-1916. In-8°, 1918, numéros 5751 à 5836 (bibliographie des questions pénales et pénitentiaires en Égypte).
Tableaux et graphiques
I. Mouvement de la criminalité
/xii/ Tableau 1 . – Mouvement général des crimes
/xiii/ Graphique 1. – Mouvement général des crimes
/xvi/ Tableau 2. – Mouvement général des délits
/xvii/ Graphique 2. – Mouvement général des délits
/xx/ Tableau 3. – Fréquence des principales infractions (1897-1917)
/xxi/ Graphique 3. – Fréquence des principales infractions [1897-1917]
/xxiv/ Tableau 4. – Homicides volontaires
/xxv/ Graphique 4. Homicides volontaires
/xxviii/ Tableau 5. – Coups et blessures volontaires (délits)
/xxix/ Graphique 5. – Coups et blessures volontaires (délits)
/xxxii/ Tableau 6. – Vols (crimes et délits)
/xxxiii/ Graphique 6. – Graphiques (crimes et délits)
/xxxvi/ Tableau 7. – Vols criminels
/xxxvii/ Graphique 7. – Vols criminels
/xl/ Tableau 8. – Faux en écritures
/xli/ Graphique 8. – Faux en écritures (crimes et délits)
/xliv/ Tableau 9. – Escroqueries et abus de confiance
/xlv/ Graphique 9. – Escroqueries et abus de confiance
II. Géographie criminelle
/xlviii/ Tableau 10. – Distribution géographique des crimes
/il/ Graphique 10. – Distribution géographique des crimes
/lii/ Tableau 11. – Distribution géographique des délits
/liii/ Graphique 11. – Distribution géographique des délits
/lvi/ Tableau 12. – Distribution géographique des homicides
/lvii/ Graphique 12. – Distribution géographique des homicides
/lx/ Tableau 13. – Distribution géographique des vols
/lxi/ Graphique 13. – Distribution géographique des vols
/lxiv/ Tableau 14. – Densité criminelle
/lxv/ Graphique 14. – Densité criminelle
III. Population criminelle
/lxviii/ Tableau 15. – Population criminelle par âges et par sexe
lxix/ Graphique 15. – Population criminelle par âges et par sexes
IV. Criminalité et indices sociaux
/lxxii/ Tableau 16. – Mouvement des infractions et indices sociaux
/lxxiii/ Graphique 16. – Mouvement des infractions et indices sociaux
/lxxvi/ Tableau 17. – Variations mensuelles de la criminalité
/lxxvii/ Graphique 17. – Variations mensuelles de la criminalité
Alain Chenu
Observatoire sociologique du changement (Sciences Po, CNRS)