1. Jean Daniel Dumas, un soldat français qui a combattu durant la guerre de Sept ans, écrivait, dans son Traité de la défense des colonies, en 1775 :
La fureur des mémoires est devenue une espèce d’épidémie. […] Il faut avoir servi et commandé dans les colonies pendant le temps d’effervescence pour connaître tout le danger de cet abus de l’émulation. […] Tel est le vice de nos connaissances ; elles font confusion. L’homme de guerre ne parle que de la sûreté, de la conservation, de la défense ; le magistrat ne considère que l’ordre intérieur ; le politique n’aperçoit que la balance générale du commerce […] tout le monde écrit et abonde dans son sens ; et les ministres s’arrêtent parce que tant de discours, tant d’écrits contradictoires portent nécessairement incertitudes [1].
2. Il faut le reconnaître, à cette époque et au sujet du droit colonial, rares sont les travaux de doctrine juridique qui s’écartent de la défense de certains privilèges, ou de la critique politique du fait colonial. Dumas, dans son indignation, semble bien être confronté à une véritable pauvreté de la doctrine, au profit d’un caractère pamphlétaire et intéressé. Pour la colonisation de la Nouvelle-France, il faut attendre, paradoxalement, la conquête par les Britanniques du territoire pour découvrir une véritable analyse juridique de celle-ci et, plus surprenant encore, cela génère un exercice de comparatisme juridique. Pourtant la Proclamation royale de 1763 [2] qui intègre le nouveau territoire dans l’Empire britannique semble orienter simplement cette Province de Québec vers une application du droit britannique tant pour le droit public, le droit criminel [3] que le droit privé [4]. La proclamation prévoit que les tribunaux doivent appliquer la loi et l’équité conformément, autant que possible, aux lois anglaises [5]. Cette volonté affirmée de faire passer le territoire sous l’égide de la norme britannique est toutefois appliquée de manière pragmatique par les différents administrateurs locaux [6].
3. Cette conquête ouvre néanmoins une période d’intenses mutations et d’une certaine fébrilité sur le plan juridique et institutionnel [7]. En l’espace de quinze ans, plusieurs orientations sont prises [8]. Si les anciennes lois françaises seront en définitive consacrées en matière de droit privé par l’Acte de Québec de 1774, il s’agira d’une décision d’opportunité en ligne avec le pragmatisme des administrateurs coloniaux [9] et les travaux des juristes canadiens français. In fine, en acceptant la redéfinition de la Province of Quebec en 1774, et la mise en place d’un système hybride réunissant common law et droit civil [10], les britanniques jetteront les bases d’une nouvelle identité juridique québécoise.
4. Les administrateurs locaux et le gouvernement britannique mènent une réflexion conjointe sur le droit applicable au mieux des intérêts des colons et du pouvoir [11]. Dans ce dessein, ils initient plusieurs enquêtes et rapports qui donnent la possibilité à des juristes britanniques d’évaluer le droit applicable à la colonie et d’influer sur celui-ci. Le Board of Trade, institution économique maîtresse de la City, ainsi que le Conseil privé, s’inquiètent de la situation juridique et sollicitent à partir de 1765 l’opinion des juristes britanniques. Certains canadiens français, sollicités par les gouverneurs locaux, vont également s’essayer au difficile exerce de la comparaison des systèmes et des droits, même si la tonalité de défense des droits marque fortement leur exercice. Présidant à cet exercice collectif de comparatisme, le gouvernement britannique fait preuve d’un certain pragmatisme et cherche à connaître à la fois le sentiment de la population, des marchands et les solutions juridiques efficientes qui s’offrent à lui pour l’administration de la nouvelle Province. Assez rapidement, les prises de position se cristallisent en faveur de la mise en place d’un système mixte, à dominante française en matière civile et d’essence britannique pour le droit public et le droit pénal. L’alliage était difficile entre deux droits dont les valeurs sont clairement opposée s [12], et il ne pouvait se faire sans un consensus large, tant du point de vue des juristes que de la population canadienne, c’est-à-dire d’origine française [13]. Le comparatisme permet alors de tenter de gagner l’opinion et de la conduire vers un consensus nécessairement indispensable, dans une colonie intensément divisée démographiquement, culturellement et juridiquement. Après avoir évoqué rapidement quels sont ces comparatistes et les méthodes, ou l’absence de méthodes scientifiques qui guident leurs travaux (I), il sera nécessaire de comparer les comparatismes, à notre tour (II), en traitant cette fois-ci du droit matériel, à travers certaines institutions des deux systèmes, comme le régime seigneurial, la procédure, le douaire, l’habeas corpus.
I. Comment faire ressembler cette province « aux autres dominions de [Sa] Majesté sur ce continent » ?
5. L’intérêt de cette période est qu’elle donne l’occasion à des juristes « étrangers » au système civiliste de porter un avis sur les qualités de celui-ci, avant la codification de 1804, et dans le même temps d’exprimer certaines critiques sur le système de common law de leur époque. In fine, se pose la question de l’opportunité d’imposer les unes ou les autres à une population à très forte majorité française. Bien évidemment, les prises de position en faveur de l’un et l’autre système ne sont pas exemptes d’idéologie de la part des canadiens français comme des anglais comme nous le verrons en deuxième partie. Toutefois, un fort pragmatisme s’impose petit à petit de part et d’autre. Si un certain antagonisme s’affirme dans les premières années, l’enquête menée à la demande de Londres en 1769 posera les jalons d’un consensus qui permettra l’adoption de l’Acte de Québec en 1774 et donc une sorte de consécration législative de cet exercice de comparatisme. Aboutissant à un résultat tempéré, cette période de comparatisme bi-systémique est très largement marquée par les personnalités de ses acteurs (A), et par une certaine pauvreté des méthodes (B) de comparaison menée bien souvent sans véritable argumentation ou en l’absence de référence législative ou doctrinale. Le fait que ces comparatistes soient davantage des acteurs du système de justice et des rédacteurs du droit que des auteurs de doctrine explique peut-être cette faible ambition méthodologique et théorique.
A. Les Acteurs
1. Primauté aux auteurs britanniques
6. Cet épisode de comparatisme juridique est tout d’abord le fait des juristes et administrateurs anglais. On trouve parmi ceux-ci différentes carrières, différentes fonctions, certaines idéologies qui gouvernent cette volonté de comparer droit civil d’origine française et droit anglais. L’un des plus actif est le Procureur général de la Province, Maseres [14]. William Hey [15], juge en chef de la province de Québec, est lui aussi productif, mais moins pamphlétiste que Maseres. À Londres, la fièvre comparatiste gagne également la magistrature, pour répondre aux questions du roi. Ainsi les procureurs généraux du roi, Charles Yorke (25 janvier 1762-16 décembre 1763 puis 17 septembre 1765-6 août 1766), Sir Fletcher Norton (16 décembre 1763-17 septembre 1765), William de Grey (également solliciteur général) (6 août 1766-26 janvier 1771), Edward Thurlow (26 janvier 1771-11 juin 1778) et Alexander Wedderburn (11 juin 1778-21 juillet 1780) seront amenés, dans cette fonction ou dans d’autres, à exercer leur comparatisme juridique.
7. Dans un premier temps, dans la colonie, le juge en chef William Gregory (1764-1766) et le procureur général George Suckling [16], avaient affirmé que la Proclamation royale avait introduit les lois anglaises ; le rapport du Board of Trade du 2 septembre 1765 allait indirectement dans le même sens. William Hey (juge en chef du 25 septembre 1766 à la fin 1776), se rend alors dans la colonie en compagnie de Francis Maseres –qui sera un éphémère procureur général pour celle-ci– afin de constater de visu la situation juridique. En Grande-Bretagne, le procureur général Charles Yorke [17] et le solliciteur général William de Grey [18] soutiennent, dans un rapport daté du 14 avril 1766, que la Proclamation royale n’a pas aboli toutes les lois françaises ; le successeur de Suckling, Francis Maseres, prétendait, dans un rapport présenté en 1766 [19], que la Proclamation royale n’avait pu changer les lois de la colonie, parce que seul le Parlement de la Grande-Bretagne avait un tel pouvoir. Plusieurs travaux sur la situation juridique de la colonie sont alors confiés à des juristes londoniens, notamment au procureur sir Fletcher Norton et au solliciteur général William de Grey [20] et à des juges ou juristes dans la colonie ou connaissant celle-ci, comme Maseres ou Hey.
8. Le Conseil privé n’entama officiellement la procédure que le 28 août 1767 afin de déterminer « si des défauts –et lesquels– subsistaient dans l’état actuel de la judicature » dans la province, quels griefs avaient été exprimés et quels changements étaient demandés par les Canadiens. Plus spécifiquement, la tâche est confiée à Maurice Morgann qui n’arriva à Québec que le 22 août 1768 [21]. À son retour en Angleterre, en septembre 1769, Morgann présente trois rapports sur la situation juridique : deux présentaient les vues opposées de Maseres et du gouverneur Guy Carleton et le troisième exprimait la dissidence de Hey relativement au rapport du gouverneur, à la préparation duquel Morgann avait lui-même apporté son concours. Carleton recommandait le maintien de l’ensemble du droit criminel anglais et l’usage du droit civil français, sauf en matière commerciale. S’il ne désirait aucunement imposer un système entièrement fondé sur le droit anglais, le juge en chef croyait qu’une restauration plus restreinte du droit civil français était souhaitable. À son avis, la politique adoptée, quelle qu’elle fût, devait être conçue, avec le « désir de créer un système tel qu’il tende à amener cette province à ressembler d’une certaine manière aux autres dominions de [Sa] Majesté sur ce continent », et les changements devaient être effectués « avec une main de velours ».
9. Selon le gouverneur Carleton, les Canadiens Français ne pourraient s’opposer à ce que le droit anglais constitue l’élément premier d’un gouvernement anglais,
[…] pourvu que ces points qui les touchent d’une façon très sensible, comme la transmission par droit de succession, l’aliénation et les servitudes de leurs biens immobiliers, leurs façons de disposer par testament de leurs biens personnels, de les transférer et d’en faire cession, leurs contrats de mariage et toutes ces dispositions qui tendent à régir leur vie domestique et à maintenir les liens familiaux, fussent entièrement préservés, et que les lois les régissant fussent bien comprises et bien administrées.
10. Hey n’était pas de l’avis de Maseres, qui désirait lui, dans un premier temps, un code rédigé. Le juge en chef estimait au contraire que le temps manquait pour une telle entreprise. Hey rentre à Londres au début de 1774, à temps pour participer aux dernières ��tapes de la préparation du projet de loi. Le solliciteur général, Alexander Wedderburn, confia plus tard à lord Dartmouth, secrétaire d’État des Colonies américaines, qu’il avait « beaucoup conversé avec M. Hey » relativement à l’inopportunité du droit criminel français, et qu’il avait trouvé les avis du juge en chef « d’un grand poids » [22]. Les derniers acteurs de ce comparatisme, du côté britannique, sont les marchands britanniques, présents à Québec et à Montréal, et qui font par, à plusieurs reprises, des efforts de comparatisme, entre les lois françaises et les lois britanniques, portées au pinacle, bien évidemment, mais aussi au regard de certaines normes britanniques, entre leurs applications métropolitaines d’une part et coloniales d’autre part.
2. Les juristes canadiens-français à l’aune du comparatisme
11. Les différents gouverneurs, notamment Carleton, vont également faire appel aux juristes français afin de dresser un état du droit, mais également pour influer sur les décisions politiques londoniennes, les gouverneurs étant aux prises avec une situation politique, démographique et militaire sensible qui les rend favorables à un retour aux normes privées d’origine françaises. Ils sont moins nombreux, et motivés par des raisons très diverses. Cugnet est employé par le pouvoir britannique [23], de même que « ses Messieurs » [24], alors que Pierre Du Calvet subit un certain arbitraire britannique, et que Michel Chartier de Lotbinière, quant à lui, représente la caste des seigneurs [25]. Des débats agitent ce groupe, et ils s’opposent parfois entre eux, parfois aux auteurs britanniques. La dynamique la plus riche doctrinalement est peut-être celle qui confronte Maseres et Cugnet. Ce dernier indique ainsi clairement qu’il « était disposé à se soumettre aux lois anglaises en fait du criminel, considérant qu’il est à propos d’abolir les lois françaises sur le criminel et d’établir les lois criminelles de l’Angleterre à leur place » [26]. En répondant au projet de Maseres de 1772 concernant le droit privé, auquel il est opposé, il souligne alors la perception différente qu’il faut avoir du droit privé et du droit pénal britannique [27].
12. C’est de février à mai 1775 que parurent chez William Brown, à Québec, les quatre traités de droit français rédigés par François-Joseph Cugnet à la demande du gouverneur Carleton. Ils constituent les seuls ouvrages doctrinaux attestant de la pratique du droit français avant la Conquête. Ce sont des œuvres d’un praticien pour des praticiens. Seuls les trois derniers sont véritablement une œuvre doctrinale, le premier étant un simple recueil de textes [28] : les Extraits des édits, déclarations, règlements, ordonnances […] tirés des registres du Conseil Supérieur [29], le Traité abrégé des anciennes lois, coutumes et usages de la colonie du Canada, le Traité de la loi des fiefs [30] et enfin le Traité de la police [31]. Ces ouvrages lui donnent l’occasion d’une petite passe d’arme avec d’autres auteurs de la Province, –peut-être les auteurs des Extraits des messieurs [32]– qu’il n’identifie pas, mais qui se trouve sur cette question davantage conforme à l’orthodoxie juridique coutumière de la Province que les abandons fait au droit britannique par Cugnet, comparatiste pragmatique :
Quelques-uns des citoyens de cette Province, qui pour avoir fait venir un nombre de livres de jurisprudence, bien reliés et dorés, et qui se croient jurisconsultes infaillibles (sans jamais avoir étudié les principes de jurisprudence) à cause de leur riche bibliothèque, et de la lecture qu’ils ont peut-être faite de partie des livres qui la composent, la plupart sans les comprendre, me traiteront de mauvais citoyen, en abandonnant cette partie ; ces Messieurs jurisconsultes, légistes, si l’on veut, (qui par parenthèse, veulent me faire passer pour plus ignorant qu’eux) voulant, disent-ils, tout ou rien. Mais qu’on leur en demande la raison ! Ils n’en pourront donner aucune bonne. Ils chanteront sur différentes notes, et ne donneront aucuns tons raisonnables. Quant à moi, moins spirituel et moins savant qu’eux, je donnerai les raisons qui m’ont portées à dire mon sentiment à ce sujet, si on les exige [33].
13. Auteur d’une œuvre de commande, Cugnet ne pouvait être qu’enclin à comparer le droit civil au droit britannique, sans qu’il choisisse absolument le prestige de l’un au profit de l’héritage de l’autre.
B. Méthodes et formes
14. Il est très clair que la tâche qui est confiée à nos différents comparatistes est de trouver la solution la meilleure pour gouverner une population francophone majoritaire, préserver une suprématie juridique britannique, le prestige du roi et établir un système cohérent et fonctionnel en pratique. Alors que Hey était encore en Angleterre, les légistes de la couronne avaient recommandé au gouvernement britannique que Maseres et lui « préparassent un plan approprié, adapté à la juridiction des diverses cours de justice et qui convînt aux plaideurs » [34]. Ainsi, le programme est vaste : adapté au contexte, acceptable par les deux communautés, aussi proche que possible du droit anglais, le plus sécurisant possible.
15. Les formes s’avèrent diverses : texte à dimension pamphlétaire pour Du Calvet et Maseres, rapport officiel pour les rapports de Hey, Thurlow ou Wedderburn, ouvrage « doctrinal » individuel pour Cugnet, collectif et anonyme pour l’ouvrage « de ces Messieurs », communication à la Chambre des Communes pour Lotbinière, chacune de ces formes vise à un certain comparatisme, sans adopter une méthode de comparatisme directe et systématique de chacun des domaines du droit, dans l’un et l’autre système. On découvre dans ce corpus des ouvrages ou rapports rattachés à la pratique de la colonie –Cugnet, les extraits de ces Messieurs–, des réflexions plus dogmatiques, plus politiques –Wedderburn, Thurlow– voire totalement orientées idéologiquement afin d’obtenir des résultats politiques ou législatifs, comme ceux de Du Calvet et Maseres. Des regards biaisés par une méconnaissance des auteurs de la pratique se trouvent également, sous la plume de Gregory ou Suckling par exemple. La facture générale des travaux comparatistes est là encore assez diverse. Pour les travaux de Cugnet il s’agit une succession d’articles auxquels s’ajoutent les commentaires de l’auteur, très largement inspirés de la doctrine métropolitaine, au premier rang de laquelle figure Claude de Ferrières [35]. Cugnet tente toutefois de rendre compte de la réalité de la pratique coloniale en évoquant les évolutions normatives propres au Canada, à travers certains arrêts du Conseil Supérieur et les ordonnances des intendants. Il écrit vouloir mettre de l’avant « les lois propres du pays » [36], soulignant les singularités du droit colonial [37] comme l’absence d’application de la garde-noble et de la garde bourgeoise. Pour les rapports officiels, ils sont adressés aux membres du Conseil privé ou aux Secrétaires d’État, prenant souvent comme structure les éléments de rapports antérieurs ou analysant, point par point, les questions qu’on entend traiter.
16. Cette œuvre comparatiste collective est une tâche qui s’avère ardue, poussant les analystes à la limite de leurs compétences. Le juge en chef Hey n’avait aucune connaissance particulière du système juridique français et, quand il siégeait au tribunal, il avait besoin d’un interprète. Néanmoins, Maseres considère que, « Monsieur Hey ayant déjà eu l’occasion de décider de deux ou trois causes qui portaient sur des points de droit français, ce qu’il fit avec beaucoup d’habileté et à la satisfaction générale » [38]. L’utilisation des autres travaux est également un exercice délicat. Ainsi, Maseres souligne que les recueils législatifs de Cugnet, quoique bien fait, sont « très difficiles à comprendre, pour monsieur Hey et pour moi, à cause de la grande concision et du caractère technique ou des particularités du langage juridique français ». Toutefois, Cugnet se contente bien souvent de faire état du « droit positif », d’une réalité qui se trouve inscrite dans les ordonnances depuis l’institution du Conseil souverain et la pratique des intendants : « J’ose me flatter que mes amis recevront ce dernier ouvrage quoique succinct aussi favorablement que mes premiers, puisqu’il ne tend ainsi que les deux autres, qu’à faire connaître les lois, le bon ordre et l’harmonie qui régnaient en cette province dans le précédent gouvernement » [39]. La posture de Cugnet est d’ailleurs souvent sur la défensive, celui-ci défendant sa compétence en tant que jurisconsulte et son impartialité en tant que seigneur lors de la rédaction de ses ouvrages [40]. Disposant d’un « exemplaire d’une Coutume de Paris annoté par Verrier pour tenir compte du droit colonial » [41], Cugnet avait la possibilité de rendre compte de la véritable pratique coloniale, en plus de l’accès aux registres du Conseil.
II. Comparaisons, raisons et déraisons au bal du Privy Council
17. Bien évidemment, ces efforts de comparatisme trouvent à s’ancrer sur certaines institutions emblématiques de l’un et l’autre système. La question de la protection du douaire pour les épouses cristallise certaines réflexions, notamment confrontée à la liberté testamentaire britannique. Cugnet aborde ainsi la question du Douaire, en relevant que « cette partie de la propriété diffère beaucoup des lois anglaises qui n’accordent à la femme que la jouissance du tiers » [42], afin de bien marquer l’esprit de ses lecteurs britanniques, praticiens ou administrateurs. La question du régime seigneurial, évidemment, concentre ses critiques même si l’abandon des strates féodales du droit britannique sont bien souvent plus affirmées qu’avérées, les colons se faisant les défenseurs des terres en franc et commun soccage, issues de la common law, face au droit seigneurial français. La difficulté de la procédure civile et criminelle est assez occultée par les britanniques, même s’ils acceptent que certaines formes en soient modernisées. Au regard des normes criminelles, difficile pour les britannique de faire abstraction de leur sentiment de supériorité en la matière, face à l’arbitraire supposé du droit criminel français, incarné à leurs yeux dans les lettres de cachet et la torture. Toutefois, plusieurs juristes londoniens comprennent l’aversion des sujets francophones du roi pour la prison pour dettes, tellement symbolique de l’Angleterre de cette fin de XVIIIe siècle. En matière de liberté de religion, si les juristes du gouvernement semblent plutôt pragmatiques, les marchands font valoir avec force la volonté de voir appliquer avec toute sa rigueur les statuts élisabéthains les plus rigoureux, excluant les catholiques d’un grand ensemble d’emplois, de la magistrature à la chirurgie. Le principe de la conservation du droit français est assez rapidement affirmé par certains juristes chargés d’enquêter sur l’attitude à adopter vis-à-vis des traditions juridiques françaises comme le Procureur Charles Yorke et le solliciteur général William Grey [43]. Le maintien des normes françaises est d’autant plus justifié à leurs yeux qu’en matière de dettes, promesses, contrats et conventions, il existe des principes et des mécanismes communs à la common law et au droit civil [44]. Émergent alors deux catégories de comparatismes qui se confrontent : les travaux menés sous l’emprise d’une idéologie forte, à ceux qui, plus pragmatiquement, sont prêts à comparer et à évaluer plus objectivement, les deux systèmes.
A. Le comparatisme idéologique
18. Cugnet, lorsqu’il évoque la restriction de la faculté de disposer de ses « propres » limitée au Quint, est amené à prôner une évolution de la norme contraire à la coutume de Paris, et à « trahir » le droit civil au profit de la common law :
Cependant, comme cette restriction au Quint des propres est particulière à la coutume de Paris, introduite en partie, comme loi municipale et propre au Canada, et que dans la plus grande partie des provinces de la France qui suivent le droit écrit, il est permis et loisible à toutes personnes capables, de tester, de disposer de tous leurs biens, je suis du sentiment que cette province étant sous un gouvernement libre, cette restriction ne devrait plus avoir lieu et que cette province devrait suivre à cet égard, la disposition des lois romaines qui me paraît être la même que celles d’Angleterre [45].
19. Utilisant judicieusement le droit romain ici, Cugnet se permet d’orienter la norme traditionnelle de la colonie vers une logique bien plus proche de la pratique britannique, et opportunément apporte un avis juridique conforme, du moins en partie, aux aspirations des administrateurs britanniques et des anciens sujets de Sa Majesté. La controverse, pour vive qu’elle semble être, repose en fait sur des choix purement politiques, et Cugnet ne s’en cache guère, ayant choisi semble-t-il, de se montrer favorable à ceux qui ont été les initiateurs de ses travaux et à l’Acte de Québec qui semble, à ses yeux, couronner son opinio juris :
L’acte du Parlement, qui règle le gouvernement de cette Province, donnant la liberté à tous les Canadiens propriétaires de tous immeubles, meubles ou intérêts dans ladite Province, qui auront droit de les aliéner pendant leur vie, de les tester et léguer à leur mort par testament et ordonnance de dernière volonté, nonobstant toutes anciennes lois, coutumes et usages à ce contraires, me dispensera de répondre à tous les arguments que quelqu’un pourrait faire à cet égard, puisqu’il doit les convaincre que le ministère et le Parlement de la Grande Bretagne ont pensé, ainsi que j’ai hasardé de le faire [46].
20. Lotbinière fustige en 1774 l’idée d’un système mixte, privilégiant la cohérence à la tempérance. Il stigmatise l’incohérence d’un système mixte et la méconnaissance de la norme par le justiciable canadien :
[…] on doit sentir que les lois civiles et les lois criminelles, étant formées et liées intimement l’une à l’autre par un même système, elles sont pour s’entre aider et s’appuyer et réciproquement dans nombre de cas importants ; qu’on ne saurait conséquemment, de ce mélange de lois calculées sur des systèmes différents, espérer cette harmonie qui fait la base de la sûreté et tranquillité publique ; et qu’elles doivent nécessairement s’entrechoquer et s’affaiblir l’une l’autre d’instant en instant. D’ailleurs, le Canadien connaît la loi criminelle qui a été suivie […] dans son pays ; il ne connaîtra peut être jamais en entier celle qu’on y veut substituer, et est-il un État plus cruel pour l’homme qui pense, que de ne jamais savoir s’il est digne de louange ou de blâme ? [47]
21. Du côté britannique cette fois, dans le Mémoire des Marchands de Londres engagés dans le commerce avec Québec [48], ces derniers défendent, avec l’appui de Maseres, leur propre compréhension des modifications législatives résultant de la conquête et cherchent à faire évoluer la norme dans le sens qui leur parait le plus fidèle à leurs intérêts. Considérant que les juridictions mises en place par l’ordonnance du 17 septembre 1764 donnaient « le pouvoir et l’autorité d’entendre et de juger toutes les causes criminelles et civiles, conformément aux lois d’Angleterre et aux ordonnances de ladite province », les marchands font valoir qu’il est « généralement compris par les sujets britanniques de Sa Majesté résidant dans ladite province » [49] que les lois anglaises s’appliquaient dans la province. Ils surenchérissent en faisant valoir les exemples historiques, allant du Pays de Galles en passant par la colonisation de New-York [50], les marchands cherchent à peser sur l’évolution normative, en faisant craindre l’arrêt du développement économique, l’insécurité juridique et demandant, in fine, le maintien des principales normes britanniques pour les matières qui les préoccupent, navigation, commerce, procédure juridictionnelle, contrats personnels, laissant un certain nombre de normes française subsister (propriété foncière, douaire…)… Ils affirment, après avoir très rapidement « comparé » les mérites des lois anglaises, et les défauts des lois françaises :
Nous demandons aussi la permission de représenter que nous désirons ardemment la préservation des parties des lois anglaises concernant la navigation, le commerce, les contrats personnels et la méthode de régler les contestations au moyen d’un procès par jury, et la préservation de celles concernant les actions en réparation d’injures reçues, entre autres, les actions au sujet d’emprisonnement illégal, de diffamation, d’assaut et de tout ce qui peut affecter la liberté personnelle. Mais avant tout, nous désirons le maintien du writ d’habeas corpus dans les cas d’emprisonnement, que nous considérons dans toute la force et toute l’acceptation du mot, l’un des avantages des lois d’Angleterre, dont Sa Majesté nous a promis la jouissance par sa proclamation susmentionnée et que nous considérons comme une partie du système de la jurisprudence anglaise, à laquelle nos nouveaux concitoyens canadiens ne s’opposeront pas [51].
22. Juriste brillant, Maseres obtint le poste de procureur général de la province de Québec, à la suite de la destitution de George Suckling [52]. Dès ses premiers travaux, Francis Maseres marque un certain antagonisme avec les perspectives du gouverneur Carleton même s’il varie dans ses positions. Trois périodes semblent se faire jour dans son analyse du contexte juridique [53]. La première, de son arrivée à la rédaction du Rapport à partir de 1768, montre de nombreuses hésitations, mais semble favorable à un maintien ou un rétablissement de plusieurs normes françaises. La seconde, marquée par la rédaction du rapport et la critique au rapport de Carleton (1768-1771) semble orienter Maseres vers un rejet des différentes normes françaises et de la pratique des gouverneurs locaux. La dernière, enfin, est marquée par un fort lobbying auprès des instances gouvernementales à Londres, et consiste largement dans une défense juridique des intérêts marchands londoniens, tout en atténuant largement se critiques, acceptant le maintien de nombreuses pratiques françaises comme nous le verrons dans le développement suivant. Maseres démontre l’incohérence d’un système mixte vis-à-vis des termes de la Proclamation et de l’assimilation, in fine, de la colonie au modèle colonial britannique dans une longue critique du rapport du gouverneur Carleton sur les lois de la province [54]. Il caractérise plusieurs attaques contre le droit français, fustigeant les qualités du douaire, de la transmission des terres, des règles de successions [55]. Ayant travaillé sur le contexte normatif présidant l’avenir de la colonie après la Proclamation, Maseres fait valoir qu’il est nécessaire de bâtir un fondement solide au système juridique futur, avec pour objectif, in fine, d’intégrer le maximum de normes anglaise afin d’assimiler la colonie dans le modèle normatif colonial britannique. Dans ses fonctions, il n’hésita pas à avoir recours aux précédents normatifs français, lorsque cela permettait une défense des intérêts de Sa Majesté. Maladroit sur les questions religieuses, il se positionna en porte-à-faux de l’opinion catholique canadienne, prenant notamment les positions de Pierre Du Calvet pour le juste reflet de la majorité [56]. Il rédige en 1768 un brouillon de rapport adressé au Comte d’Hillsborough pour le compte de Carleton [57]. Ses conclusions n’allant pas dans le sens espéré par Carleton, celui-ci demandera à Hey et Maurice Morgann de préparer des documents. Il enverra en septembre 1769 au secrétaire d’État de Sa Majesté pour l’Amérique un rapport s’inspirant de ces divers travaux. Maseres [58], mais également le juge en chef Hey, rédigeront des commentaires sur ce rapport. Dans sa critique, Maseres semble considérer que le droit anglais avait été introduit dans la province du fait de la Conquête, alors que dans son « rapport », il semblait moins catégorique. En fait, dans son « rapport », Maseres développe une série de solutions qu’il laisse ouverte afin de permettre au gouvernement d’intervenir en toute connaissance de cause.
23. Parfois, certains auteurs, pourtant tempérés sur d’autres questions, se laissent entraîner à des jugements de valeur relativement violent. Hey va ainsi jusqu’à déclarer, lors des débats pour l’Adoption de l’Acte de Québec que les nouveaux sujets « […] seem perfectly satisfied with the English criminel law » [59], ajoutant même, méprisant, « I cannot conceive them so stupid as to wish for the French law » [60].
B. Le comparatisme raisonné
24. Très rapidement après la Proclamation, Sir Fletcher Norton et le solliciteur général William de Grey, dans un rapport du 10 juin 1765 [61], estimèrent que le peuple conquis n’était pas assujetti aux incapacités, aux inhabilités et aux pénalités imposées aux catholiques romains en Grande-Bretagne [62]. Le principe de la conservation du droit français est assez rapidement affirmé par certains juristes chargés d’enquêter sur l’attitude à adopter vis-à-vis des traditions juridiques françaises. Ainsi le Rapport d’avril 1766 du Procureur Charles Yorke et du solliciteur général William Grey prend clairement le parti du maintien du droit français accompagnant en cela l’attitude adoptée par les administrateurs de la colonie [63]. Ils soulignent que, concernant les questions de dettes, promesses, contrats et conventions, il existe des principes et des mécanismes communs à la common law et au droit civil, détruisant de facto la stérile opposition entre les deux systèmes juridiques.
[…] [il ne faut] pas perdre de vue que les principes essentiels de la loi et de la justice sont partout les mêmes. Les formes concernant la procédure et le procès et peut-être jusqu’à un certain degré, les règles rigoureuses de la preuve peuvent varier, mais les juges de la province de Québec ne pourront matériellement commettre d’erreur contre les lois anglaises ou contre les anciennes coutumes du Canada, si dans les cas ci-dessus, ils tiennent compte de ces maximes essentielles [64].
25. À l’opposé des préjugées de son milieu et de sa Nation, Edward Thurlow est ainsi capable de rejeter un rétablissement des normes anglaise, parfois injustes ou inadaptées à ce contexte :
[…] de tels changements ne pourraient s’opérer sans être requis par une nécessité pressante et impérieuse que la véritable prudence ne sauraient dédaigner ou négliger ; non cette nécessité imaginaire que la spéculation ingénieuse peut toujours invoquer en vertu de supposition admissible ou de conséquence éloignée et d’arguments exagérés, ni celle qui consiste à assimiler un pays conquis, quant au système des lois et à la forme de gouvernement, à la mère patrie et aux anciennes provinces réunies à l’empire par d’autres évènements, en vue d’établir une harmonie et une uniformité irréalisables et qui à mon sens seraient d’aucune utilité si elles pouvaient être réalisées [65].
26. Cugnet, à son tour, déplore certains changements favorisant l’application des lois anglaises. Ainsi, tout en prenant acte des modifications induites par l’Acte de Québec et la conquête [66], il en déplore certaines, comme c’est le cas de l’ordonnance du 17 septembre 1764, qui a supprimé toutes les justices seigneuriales, et les revenus afférents à celles-ci [67] mais constate avec plaisir le rétablissement des normes françaises par l’Acte de Québec, notamment en matière de gestion des seigneuries [68]. Le Mémoire d’avril 1766 du Procureur Charles Yorke et du solliciteur général William Grey prend clairement le parti du maintien du droit français accompagnant en cela l’attitude adoptée par les administrateurs de la colonie puisque tant Murray que Carleton mettront en place un système permettant, dans la pratique, de maintenir l’application du droit français pour les personnes et les biens. Ils ajoutent même que, concernant les questions de dettes, promesses, contrats et conventions, il existe des principes et des mécanismes communs à la common law et au droit civil, ce qui justifie largement le maintient de ce dernier :
À l’égard de toute action personnelle intentée pour dettes, promesses, contrats et conventions, en matière commerciale ou autre et pour des torts propres à être compensés par des dommages-intérêts, ne pas perdre de vue que les principes essentiels de la loi et de la justice sont partout les mêmes. Les formes concernant la procédure et le procès et peut-être jusqu’à un certain degré les règles rigoureuse de la preuve, peuvent varier, mais les juges de la province de Québec ne pourront matériellement commettre d’erreur contre les lois anglaises ou contre les anciennes coutumes du Canada, si dans les cas ci-dessus, ils tiennent compte de ces maximes essentielles [69].
27. Sous l’égide de Carleton et du juge en chef William Hey, une enquête sur l’administration de la justice est menée à l’initiative du Conseil privé du roi. Ses résultats sont connus à Londres en 1769. Ils constituent une véritable argumentation contre l’introduction des lois civiles anglaises [70]. Yorke et Grey, résistant aux diverses pressions exercées pour assurer une unité normative et appuyés par le procureur général Edward Thurlow, réaffirmeront que, si effectivement le conquérant possède « le pouvoir d’opérer tous les changements essentiels à établir son autorité souveraine », il faut néanmoins être conscient du caractère très différent du contexte colonial [71]. Une politique en la matière devait tenir compte de toutes les données factuelles de la province.
28. Un plaidoyer pour une norme coloniale adaptée se développe donc sous la plume de ces juristes, logique qui sera suivie par le gouvernement sous la forme de l’Acte de Québec, norme à la fois adaptée au contexte de la colonie mais aussi dérogatoire du régime général des colonies britanniques. Le procureur général londonien Marriott, dans un long mémoire qui tente d’établir un certain nombre de propositions tendant à la mise en place d’un système judiciaire viable pour la colonie, conclue à un rétablissement quasi-général des lois françaises. Se refusant à « […] un acte tout aussi absurde et ridicule que celui qu’un tailleur commettrait en prenant des mesures d’habit avec un quart de cercle de marine » [72], son analyse est peu favorable à une coexistence de la norme britannique face à un corpus de règles françaises. La mixité du système n’a pas ses faveurs et il entend maintenir dans sa totalité le système juridique en place, en appuyant les praticiens britanniques sur la doctrine et les juristes canadiens français afin de les initier aux règles de forme issues de l’Ancien droit français :
La forme et la rédaction anglaise des plaidoiries et des mandats se prêtent mal à la phraséologie des lois civiles françaises et il est important de considérer jusqu’à quel point il sera nécessaire de suivre d’autres parties de la procédure française si la loi française concernant la propriété civile doit servir de droit coutumier dans cette province. Je conçois que cette tâche devra être confiée au savoir, à la discrétion et à l’expérience des juges qui auront pour les assister le barreau et les praticiens canadiens et il pourra être décrété qu’aucun jugement ne sera suspendu pour une simple omission de forme dans les procès civils [73].
29. Appartenant à la vieille noblesse canadienne, Michel de Lotbinière, émet, lors des débats autour de l’Acte de Québec, des doutes sur la volonté des Canadiens-Français d’adopter les normes pénales britanniques et par ses représentations tente d’ébranler le piédestal sur lequel les Britanniques ont hissé leur droit criminel [74]. Il le fait sur le point fort de celui-ci, la protection en faveur de la présomption d’innocence :
[…] il a cru s’apercevoir aussi que, par la loi anglaise, il pouvait être regardé comme criminel, sur le simple serment d’un homme, sans qu’il y eut corps de délit ou crime démontré, qu’il pouvait, par cela seul, être poursuivi et puni en conséquence. S’il ne peut parvenir à prouver l’alibi, et l’accusateur peut aisément lui ôter cette ressource, pour peu qu’il l’ait observé quelque temps avant : danger le plus funeste qu’il soit même possible de se représenter, auquel le Canadien est certain de n’être jamais exposé par la loi française –quant à l’instruction du procès et aux preuves exigées pour établir son crime et lui en faire subir la peine, il sait que dans la manière de procéder à la française les précautions les plus minutieuses sont observées avec le plus grand scrupule et qu’il ne peut être condamné que sur des preuves aussi claires que le jour […] [75].
30. Le gouverneur Carleton, appuyé en cela par le solliciteur général William Hey, souligne en 1769 la difficile adaptation de l’ensemble normatif pénal britannique au contexte de la colonie, la population n’étant pas habituée à des peines aussi sévères :
Those Laws have such vast Extent, and are for the most part so severe, and there are so many of them improper for the Nature of this country, and so inapplicable to that state of Society, to which this Province has attained, that I twill doubtless be necessary to make great Reforms in some, and totally to exclude others from making any Effect in this Country [76].
31. Wedderburn semble fortement lucide sur les avantages et les désavantages intrinsèques du droit criminel britannique. Il souligne que « [l]a loi criminelle d’Angleterre, bien que supérieure à toute les autres, n’est cependant pas exempte d’imperfection et ne peut être adaptée dans son ensemble à la situation du Canada » [77]. Malgré ces difficultés, Alexander Wedderburn plaide longuement pour que la common law et le droit statutaire forment le fondement du droit criminel pour la colonie :
It might therefore be fit to declare that all criminal matters should be tried and determined according to the common law of England and the Statutes explanatory thereof […] [78].
32. Pragmatiques, nos comparatistes cherchent la voie médiane permettant d’inclure une population dominée par la tradition civiliste dans un système qui devient, petit à petit, mixte. Marriott centre ainsi son propos sur la question de la langue et la difficulté de l’introduction de la procédure du jury auprès de la population canadienne française en mettant de l’avant l’utilité de système de traduction, du recours au jury de mediatate linguae [79].
33. Même le vindicatif Maseres accepte de reconnaitre que l’introduction de certaines règles britanniques est inopportune [80]. Au bout de son analyse de droit comparé, il estime in fine qu’il est nécessaire de remettre en vigueur les lois françaises concernant la tenure des terres ainsi que les obligations mutuelles entre les seigneurs et leurs tenanciers, les lois relatives « au pouvoir et au mode d’aliéner, d’hypothéquer ou de grever d’une autre manière la propriété foncière » et celles relatives à l’héritage et au douaire. Cela doit être fait afin de « prévenir l’introduction des lois anglaises à ce sujet, [à] savoir la doctrine « of estates-tail » [81], le statut « de donis » [82], le moyen d’éluder ce statut « by common recoveries », la doctrine relative aux amendes, le droit statutaire au sujet de l’usufruit et la doctrine concernant les usufruits en général et autres « doctrines compliquées relatives à la propriété immobilière qui sont tellement remplies de subtilités, de complications et de variétés, que leur introduction dans cette province plongerait les habitants, sans excepter les avocats anglais, dans un labyrinthe inextricable ». Il croit pour ces raisons que les « lois anglaises relatives à ces sujets, ne doivent jamais être introduites ici et que les anciennes lois françaises qui s’y rapportent, doivent pour le présent être remise en vigueur ». Sa logique vise néanmoins à « laisser les lois anglaises subsister comme lois générales dans la province […] » [83]. Plus tardivement, l’introduction de la faillite donnera lieu à une opposition entre un projet de loi d’inspiration française, adopté par l’Assemblée élue et un projet de loi du Conseil, puisant aux sources anglaises [84], obligeant à un nouveau comparatisme.
34. Le coût de la justice constitue un dernier ensemble d’étude pour les juristes Britanniques et Canadiens. Si ces derniers s’insurgent contre les coûts prohibitifs, tant de la procédure que des avocats, les juristes Anciens sujets de Sa Majesté jugent la question du coût, non pas au regard du système quasiment gratuit de la colonie, mais au regard du système continental, ce qui, méthodiquement, vicie totalement la perspective. Ainsi, Wedderburn écrit que « sans vouloir contester la valeur des griefs, on peut supposer néanmoins qu’ils sont un peu exagérés car tous les avocats français qui résidaient au Canada étaient intéressés à ce qu’il en fut ainsi » [85]. Il faut rappeler que durant le régime français, la profession d’avocat n’était pas autorisée à proprement parler, et la justice, notamment celle de l’Intendant, gratuite. Wedderburn, se trompant de perspective, avoue alors sa surprise :
Je ne puis comprendre que l’adoption du système français à l’égard de l’administration de la justice ferait disparaître le mal, car s’il nous est permis de croire les rapports des Français eux-mêmes, les dépenses et les délais que subissent en France ceux qui sont engagés dans des procès donnent lieu à un état de choses des plus intolérables [86].
35. L’ensemble de cette période aboutit, à partir de 1773, aux discussions relatives à l’adoption de l’Acte de Québec. Hey, à la suite de Carleton et de Maseres, comparurent devant la Chambre des Communes à l’occasion des débats. Le leader du gouvernement, lord North, ayant refusé, aux critiques de l’opposition, des copies des « Rapports de ces Messieurs sur les lois de la province de Québec », sous prétexte que ces documents étaient trop longs pour être reproduits, avait privé ses critiques d’utiles sources de renseignements. Aux questions de l’opposition, qui insinuait l’idée que les Canadiens été privés des bénéfices de la loi anglaise, Hey apporta des réponses modérées. Contestant l’idée que la majorité des Canadiens revendiquaient le jugement par jury et une chambre d’Assemblée, il fit valoir l’idée d’une conciliation les dois civiles anglaises et françaises. Hey n’appuya ni n’attaqua le projet de loi qui suivait essentiellement les recommandations faites par Carleton en 1769. Lorsque le Parlement britannique adopte l’Acte de Québec en juin 1774 [87] et qu’il remet en vigueur les règles appliquées en Nouvelle-France pour toutes les contestations relatives à la propriété et aux droits civils (art. 8), à l’exception des terres concédées en franc et commun socage (art. 9), et le droit public et pénal, sous l’égide de la common law, le droit « canadien » connait un système mixte solide, auquel les juristes évoqués dans ces lignes ont largement contribué.
36. À la suite de l’adoption de ce texte, certains britanniques implantés dans la colonie signent dès novembre 1774 une pétition demandant l’abrogation du texte, essentiellement pour des raisons, religieuses [88], commerciales et pénales :
[…] les lois du Canada […] nous sont complètement étrangères, nous inspirent de la répulsion comme Anglais et signifient la ruine de nos propriétés en nous enlevant le privilège du procès devant jury [89].
37. Après l’Acte de Québec, la dynamique comparatiste évolue, et disparait temporairement des enjeux des gouvernants. Ainsi, en devenant juge en chef, Peter Livius s’éleva en vain contre « les procédés arbitraires de la Cour d’appel et le pouvoir incontesté du gouverneur et du conseil dans les affaires judiciaires » [90] mais sans plus s’inscrire dans une perspective comparatiste. Il s’oppose à cette occasion à un emprisonnement ordonné sans mandat judiciaire [91], et s’opposa au gouverneur Carleton refusant de révéler ses instructions visant à « la mise en vigueur de l’habeas corpus avec des garanties contre l’emprisonnement arbitraire » [92].
38. Au terme de cette réflexion, c’est bien une logique de temporisation qui va se faire jour, les différents avis de ces juristes et administrateurs semblant avoir prévalus. Dans les instructions du Gouverneur Carleton, l’accent est mis sur la mise en place d’un système « équitable pour administrer la justice civile et criminelle dans toute l’étendue de la province […] » [93]. La mixité juridique est clairement affirmée :
En effet, si d’une part, c’est notre bienveillante intention, conformément à l’esprit et à la portée dudit acte du Parlement, d’accorder à nos sujets canadiens l’avantage d’avoir recours à leurs propres lois, usages et coutumes dans toutes les contestations concernant les titres de terres, les tenures, la transmission, l’aliénation, l’hypothèque et l’arrangement relatifs à la propriété immobilière et le partage de la propriété mobilière de personnes mortes sans avoir fait de testament, d’autre part, il sera du devoir du Conseil législatif de bien considérer lorsqu’il s’agira d’élaborer les ordonnances qui pourront être nécessaires pour l’établissement des cours de justice et la bonne administration de la justice, si les lois anglaises, sinon entièrement, du moins en partie, ne devraient pas servir de règle dans tous les cas d’actions personnelles au sujet de dettes, de promesses, de contrats et de conventions en matière commerciale ou autrement et au sujet des torts qui doivent être compensés par des dommages-intérêts, surtout si dans les procès de quelque genre qu’ils soient, nos sujets nés-britanniques de la Grande-Bretagne, d’Irlande ou de nos autres colonies qui résident à Québec ou qui iront s’y fixer, ou qui y auront placé des capitaux ou y posséderont des propriétés, sont demandeurs ou défendeurs dans tout procès civil de cette nature [94].
39. Si la logique du comparatisme s’essouffle partiellement après l’Acte de Québec sous la plume des gouvernants, la nécessité d’évaluer comparativement les normes reste une permanence pour les juges de la Province, confronté à l’ingénierie de ce système mixte. Concentré sur l’établissement d’un droit propre à la province, la dynamique macro juridique s’emparera à nouveau du comparatisme au milieu du XIXe siècle, date à laquelle est initiée la rédaction d’un Code civil du Bas Canada [95], où les normes du Code Napoléon seront pesées, évaluées, adoptées ou rejetées à l’aune de leur utilité et de leur conformité à la tradition juridique de la Province.
David Gilles
Université de Sherbrooke