1. Toute enquête historique ne saurait s’accomplir sans que le chercheur ait, au préalable, pris soin d’interroger le cadre épistémologique dans lequel il envisage de situer son propos. S’intéresser à la promulgation sous la Révolution suppose, de ce point de vue, de faire état d’un obstacle épistémologique susceptible d’orienter –sinon de désorienter– la réflexion. En effet, avant même que la moindre source d’archive n’ait été mobilisée, le scalpel de l’analyste a déjà découpé les étapes du processus de formation de la loi [1] afin d’isoler un objet d’étude spécifique : ici le vote, là la sanction ; ici la promulgation, là la publication. Devant un tel obstacle épistémologique, le chercheur se trouve souvent démuni et tombe alors dans le piège analytique qui l’incite à livrer une étude descriptive de son objet. Il considère alors a priori que la loi s’inscrit dans le cadre d’une procédure législative marquée par une succession d’événements d’autant plus nécessaires que le défaut ou l’irrégularité formelle de l’un affecte l’ensemble au point de le priver de toute effectivité. La genèse de l’être-loi s’inscrit par conséquent dans une perspective linéaire marquée par un commencement et ponctuée par une fin. La raison juridique promeut ainsi un mode de production normative qui se déploie sur le modèle d’une ligne brisée qui s’interrompt en ce point précis où surgit la question de son application. En procédant à ce découpage raisonné de la procédure de formation de la loi, l’analyste s’inscrit alors dans une démarche de construction d’une réalité juridique affranchie de toute dimension politique [2].
2. Il en va tout autrement lorsque le chercheur décide de considérer la formation de la loi comme un processus. La norme juridique ne se réduit plus alors à ses conditions formelles d’élaboration, mais se développe et se réajuste constamment au gré de sa mise en œuvre pratique et du contexte politique dans lequel elle est appelée à produire des effets. Ce parti-pris épistémologique consacre un mode de production normative qui fait du cercle, et non de la ligne brisée, sa figure emblématique. La loi ne se réalise alors pleinement que dans la confrontation avec un réel qui redonne à ses destinataires la place qui leur revient.
3. Une conscience aiguë des enjeux attachés à la promulgation suppose de renoncer, pour un instant et à titre conservatoire, à prendre parti pour l’une ou l’autre de ces options épistémologiques et à adopter cette « déontologie minimale [qui] consiste à refuser les préjugés et à arborer une virginale pureté en approchant un nouvel objet de recherche [3] ». Aussi le mode opératoire le plus propice à révéler cette virginité fondamentale consiste-t-il à convoquer les souvenirs de l’étudiant en droit confronté pour la première fois à la question de la promulgation. C’est en effet au tamis de l’enseignement délivré à l’université que l’on peut apprécier au plus près la pureté formelle de ce nouvel « objet d’étude axiologiquement neutre [4] » décrit par le professeur de droit, mentor qui trône avec autorité sur l’estrade d’un amphithéâtre de première année.
4. Quiconque a reçu une formation juridique n’est pas sans savoir en effet que, s’il est une question qui ne pose aucune difficulté, c’est bien celle de la promulgation. Assis sur les bancs de la première année de licence, l’étudiant en droit apprend que pour être parfaite, c’est-à-dire pour produire des effets juridiques, une loi doit être non seulement votée par le parlement, mais aussi promulguée, avant d’être publiée. Promulguer un acte législatif est présenté par son menteur comme une formalité et n’appelle en général aucun commentaire. Tel est, en substance, le maigre butin que le Télémaque contemporain récolte sur les bancs d’une faculté de droit.
5. De l’évocation de cet âge d’or estudiantin où tout est simple, on peut tirer, à titre provisoire, deux enseignements : 1/la promulgation est une simple formalité ; 2/la promulgation est une condition nécessaire pour que la loi soit parfaite. Formulés de la sorte, ces deux enseignements – qui font de la promulgation une condition participant de la perfection formelle de la loi – ne satisferont sans doute personne. Aussi est-il nécessaire de se pencher un peu plus sur le berceau de la loi, non pas pour lui apporter protection et grâce à l’instar d’une bonne fée, mais pour mettre le processus de naissance de la loi à l’épreuve des faits. Pour cela, il faudra successivement interroger ces deux enseignements provisoires car on ne peut décemment en hériter que sous le bénéfice d’un inventaire critique.
I. La promulgation est-elle une simple formalité ?
6. Il appartient à la doctrine juridique de nous le faire croire. En cela, les professeurs de droit contemporains s’inscrivent dans une longue tradition initiée par les jurisconsultes du XIXe siècle qui ont déployé des trésors d’intelligence pour parvenir à faire admettre que la promulgation n’était qu’une simple formalité et à assurer ainsi le triomphe d’une théorie formelle de la loi. Cette construction doctrinale (A), dont l’enjeu n’est rien moins que celui de la définition de la loi, est fondée sur des dogmes appuyés sur autant de fictions. Ce procédé permet de « travestir les faits, [de les déclarer] autres qu’ils ne sont vraiment, [et de tirer] de cette adultération même et de cette fausse supposition les conséquences de droit qui s’attachent à cette vérité feinte, comme si elle était vraie [5] ». Par delà leur technicité, ces procédés – qui constituent l’expression la plus topique de l’ars juris –, supportent une charge politique considérable (B) et nous aurons l’occasion de constater que l’idéologie qu’ils véhiculent constitue une sorte de point aveugle du discours juridique. Sous les pavés du droit, la plage et les sables mouvants de la philosophie politique avec des questions (Qu’est-ce que la loi ? Qui la fait ? Pourquoi faut-il y obéir ?) auxquelles on ne saurait échapper sauf à pratiquer la politique de l’autruche.
7. La promulgation comme artefact du discours juridique. Pour éviter l’enlisement polémique et construire la ligne Maginot d’un discours juridique préservé des invasions intempestives du politique, le premier effort de la doctrine consiste-t-il à conférer au terme, ou à la notion étudiée, une acception distincte de celle que lui attribue le sens commun. Ainsi par exemple, Laurent, commentateur luxembourgeois du Code civil et auteur des Principes de droit civil, écrit que « le mot promulguer vient du latin promulgare, qui signifie publier, rendre public. En droit romain, on ne distinguait pas la promulgation de la publication ; c’était un seul et même acte qui rendait la loi obligatoire. Il en était de même, selon Merlin, dans l’ancien droit français. La distinction de la promulgation et de la publication date de la Révolution, c’est-à-dire du régime constitutionnel. Un décret du 9 novembre 1789 règle les formes dans lesquelles la promulgation doit se faire, et détermine le mode de publication des lois. D’après ce décret, la promulgation était un acte solennel, par lequel le roi attestait au corps social l’existence de la loi, ordonnait aux tribunaux et aux corps administratifs de la publier et de l’exécuter. Afin de donner un caractère authentique à cette solennité, le roi signait la loi, les ministres contre-signaient et, de plus, le sceau de l’Etat y était apposé. La promulgation était suivie de la publication, mode prescrit par le législateur pour faire parvenir la loi à la connaissance de tous les citoyens [6].
8. Préciser le sens du mot promulgation est d’autant plus important pour Laurent que la constitution belge manque de précision [7] et que le langage vulgaire confond les termes publier et promulguer : « Le dictionnaire de l’Académie consacre en quelque-sorte cette confusion d’idées. On y lit que promulguer veut dire publier une loi avec les formes requises pour la rendre exécutoire. Si la promulgation était la publication, la loi serait plus qu’exécutoire, elle serait obligatoire. L’Académie paraît croire que le mot exécutoire veut dire obligatoire, car elle donne cet exemple : on ne peut prétendre cause d’ignorance d’une loi qui a été promulguée. On le peut, au contraire, aussi longtemps qu’elle n’a pas été publiée. Il faut donc préciser le sens que le mot promulgation a en droit : c’est un sens technique, différent du sens vulgaire [8] ».
9. L’entreprise de Laurent porte la marque du discours doctrinal qui domine le XIXe siècle : le droit est une affaire de techniciens. La promulgation est l’opération qui rend la loi exécutoire et qui participe en cela de la fonction exécutive ; elle intervient après la sanction, qui elle marque l’approbation de la loi par le roi et relève par conséquent de la fonction législative [9], mais avant la publication qui rend la loi obligatoire en la portant à la connaissance de tous. Le processus de formation de la loi est ainsi décomposé en plusieurs étapes : le vote, genèse matérielle d’un acte exprimant la volonté générale ; la sanction, qui atteste de l’existence de la loi ; la promulgation qui lui confère un caractère exécutoire ; la publication qui la rend obligatoire. Laurent est parfaitement explicite à ce sujet : « ,la loi existe par la sanction ; dès lors l’oeuvre du pouvoir législatif est consommée, et la mission du pouvoir exécutif commence ; la promulgation est un acte forcé, comme tout ce qui concerne l’exécution des lois. Le roi peut ne pas sanctionner la loi ; mais dès qu’il a donné sa sanction, il la doit promulguer [10] ».
10. Dans l’ordre du discours, la promulgation est bien reléguée au rang de simple formalité et l’effet qu’elle produit, rendre la loi exécutoire, n’appelle généralement aucun commentaire. L’explicitation du mot exécutoire est une impasse tautologique dans laquelle peu d’auteurs se risquent. Il est en effet topique de voir avec quelle difficulté Laurent tente d’attribuer un contenu matériel à ce terme [11], difficulté que, avant lui, Merlin de Douai avait contournée par une pirouette laconique [12]. Les professeurs de droit contemporain ne s’y aventurent pas non plus. Aussi n’est-il pas étonnant qu’ils ne consacrent guère de commentaire à la promulgation. Il est d’ailleurs intéressant d’observer à ce sujet que le Dictionnaire de la culture juridique ne contient aucune entrée « promulgation » et que son index des matières renvoie à l’entrée « publication » où l’on peut lire que si la « confusion entre la publication et la promulgation fut maintes fois dénoncée […] [ces deux notions] apparaissent [désormais] clairement distinctes [13] ».
11. En dépit des efforts de clarification entrepris par la doctrine juridique depuis le XIXe siècle, force est de reconnaître que, sous la Révolution et dans le premier tiers du XIXe siècle, la confusion terminologique demeure dans la mesure où l’on persiste à appréhender la promulgation à travers les effets qu’elle produit. Merlin fait valoir que « avant la Révolution de 1789, les mots promulgation et publication étaient synonymes par rapport aux lois : témoin le dictionnaire de l’Académie française, qui définissait la promulgation, « publication d’une loi faite avec les formalités requises » [14]. Si « le décret du 9 novembre 1789 assignait à ces deux mots une signification différente », la distinction ne survécut pas à la royauté constitutionnelle car une loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) les confondit de nouveau [15]. Bien que Merlin ait pu écrire que la constitution de l’an III avait à nouveau rétabli la distinction [16], il n’en fut rien [17] et la situation n’évolua guère sous le Consulat et l’Empire, ainsi qu’en atteste l’article premier du titre préliminaire du Code civil intitulé de la publication, des effets et de l’application des lois en général [18]. Promulguer et publier sont des termes interchangeables, et la confusion perdure autant chez les exégètes du Code, tels Ferrière [19], que chez ceux qui, tels Pichon [20], interrogent la pratique politique et constitutionnelle.
12. N’en déplaise aux esprits chagrins, une telle confusion fait sens : la promulgation s’inscrit en effet dans une nébuleuse constituée de termes circonvoisins qui se télescopent le plus souvent sans ménagement. L’intitulé même de la cinquième section du titre préliminaire du Droit civil français de Toullier en porte témoignage [21]. Cet auteur est néanmoins l’un des premiers à rendre explicite les distinctions exécutoire-obligatoire [22] et, pour ce qui nous intéresse, promulgation-publication [23], en établissant que le premier terme renvoie à l’ordre de rendre public, le second au fait ou au moyen de rendre public [24]. Toutefois, aussi clair que cela puisse paraître, le commentateur de Toullier fait observer que « ni le code français, ni le code belge n’établissent nettement la différence entre la promulgation, qui rend la loi exécutoire et la publication, qui la rend obligatoire » [25]. Après quelques considérations historiques destinées à démontrer que cette confusion avait été une source d’injustice [26], Toullier dénonce les vices d’une législation qui prévoit que l’insertion au bulletin tient lieu de promulgation [27].
13. En dépit de cet effort de clarification, une certaine confusion demeure encore [28], et il faut qu’une génération passe pour parvenir à dissiper les dernières incertitudes. Entre 1826 et 1876, on dénombre une quinzaine de thèses [29] dont l’objet est précisément de distinguer la publication de la promulgation. Soutenues pour la plupart à Strasbourg, ces thèses parachèvent en quelque sorte une construction doctrinale qui consacre la victoire de la science juridique sur une réalité politique fantasque, et rétive à toute entreprise de domestication conceptuelle. On pourrait s’en tenir là, et louer le génie juridique de l’édification de cet authentique pont-aux-ânes universitaire. Toutefois, la curiosité du chercheur le pousse parfois à risquer un regard pour savoir ce qui se trame de l’autre côté du pont afin de tenter de mettre à jour le point aveugle de la construction juridique relative à la promulgation.
14. Il est intéressant d’observer à ce titre que la volonté de clarifier le sens de ce terme n’est jamais aussi forte que dans les périodes de mise en question de l’ordre politique et, par conséquent, de contestation des ressorts théoriques sur lesquels on entend fonder sa légitimité. Les professeurs de droit ne contrediront sans doute pas cette affirmation car si Jacques Chirac n’avait pas été dérangé par la mobilisation lycéenne et étudiante qui s’était exprimée au moment du contrat première embauche (CPE), lesdits professeurs auraient vraisemblablement continué à expédier la question de la promulgation [30]. Si l’on peut trouver dans l’histoire d’autres exemples où des circonstances particulières ont conduit des juristes à s’interroger sur la nature, la valeur et la portée de la promulgation [31], la meilleure illustration est sans doute à rechercher du côté de la Révolution française.
15. Les enjeux politiques d’une construction doctrinale : l’exemple révolutionnaire. Toullier établit que les idées sur la promulgation étaient « extrêmement confuses « avant que les pouvoirs fussent régulièrement divisés en France [32] » et que l’assemblée constituante, « en séparant les pouvoirs, rectifia les idées et fixa définitivement le véritable sens des mots sanction et promulgation [33] ». Mais la Convention « confondit tous les pouvoirs et dénatura toutes les idées [34] ». Toullier fait ainsi dépendre la clarté ou la confusion de sens de la bonne ou de la mauvaise répartition des pouvoirs. La promulgation prend ainsi de l’épaisseur car elle n’apparaît plus seulement comme une formalité accomplie par l’apposition d’une formule consacrée. Le Dictionnaire de la culture juridique conforte cette assertion : « Dans un système qui reste établi sur le modèle de la monarchie absolue, la notion de participation n’a pas lieu d’être […]. Un tel acte n’a de raison d’être que dans un régime de séparation organique où le pouvoir législatif, puisqu’il s’agit toujours de ce dernier, est exercé par plusieurs organes. La promulgation a pour effet de certifier que tous se sont prononcés, selon les formes requises et sur un texte identique, de garantir, en somme, que toutes les conditions d’existence juridique de la loi sont bien réunies ». De ce point de vue, les premières années de la Révolution peuvent être source de confusion dans la mesure où les circonstances ont pu conduire à un partage du pouvoir législatif et qu’on a confié à une même autorité, en l’occurrence le roi, des attributions de nature législative et des attributions de nature exécutive. La tentation était alors forte pour la personne royale de les confondre et de sortir, pour d’évidentes raisons politiques, du cadre juridique dans lequel on avait voulu contraindre son action. Isabelle Rouge-Ducos a bien montré combien la frontière était ténue entre les actes qui participaient de la formation de la loi proprement dite et ceux qui relevaient de son exécution, le roi ayant intérêt à entretenir une certaine confusion afin de laisser croire qu’il participait à l’élaboration de la loi et qu’il n’était pas simplement chargé de son exécution [35].
16. Deux exemples caractéristiques peuvent être rapportés à ce sujet. Le premier est posé devant la constituante le 2 novembre 1790 ; le second retient à nouveau l’attention des députés un an plus tard, le 3 novembre 1791.
17. Le 2 novembre 1790, le comité de Constitution est appelé à faire son rapport sur les formes de la promulgation et de la publication des lois [36]. La difficulté à résoudre avait été signalée par une lettre adressée par le ministre de la justice au comité de constitution, dans laquelle il faisait valoir que « tous les décrets qui avaient été envoyés aux Parlements avant leur suppression, [n’avaient] pas été promulgués par eux, et notamment le décret important qui établit la constitution du nouvel ordre judiciaire : quelques parlements, après l’avoir transcrit, [avaient] pensé qu’ils venaient, par là, de consommer leur suppression, et qu’ils n’avaient plus de caractère pour faire faire la publication et l’envoi du décret aux tribunaux de leur ressort [37] ». Le ministre faisait remarquer, en outre, que la chancellerie avait expédié en forme de proclamation les décrets destinés aux corps administratifs, et ceux destinés aux tribunaux sous forme de lettres patentes. « De cette différence, il est résulté que les décrets qui n’ont été expédiés qu’en forme de proclamation, n’ont été reçus, transcrits et publiés que par les seuls corps administratifs et ne l’ont point été par les tribunaux [38] ».
18. La réponse de Thouret, rapporteur du comité, mérite toute notre attention : « Ce serait une erreur de penser que, parce que les décrets réellement sanctionnés ne l’ont pas tous été par la formule que vous avez fixée, la sanction qu’ils ont reçue en serait moins valable. Vous avez décrété, le roi a consenti et a ordonné d’exécuter. Ce concours de volontés est tout ; c’est lui qui forme l’essence de la loi ; il suffit qu’il soit constant et reconnu, pour que la loi existe. Quelle que soit l’expression matérielle du consentement royal, ce consentement intervenu et exprimé a produit la sanction. Ce serait une seconde erreur de croire que la loi, étant ainsi essentiellement formée, aurait pu recevoir quelque altération par la différence des styles que la chancellerie a employés pour sa promulgation. Si elle a fait ses expéditions, tantôt sous le titre de lettres patentes, tantôt sous celui de proclamations, et si elle n’a employé la formule décrétée que pour les expéditions qu’elle a faites sous le titre de lettres patentes, qu’importent ces différences qui ne sont encore là que dans les mots ? Vous avez décrété, le roi a sanctionné, la chancellerie a promulgué par des formules diverses, mais qui ont toutes également produit une notification suffisante des décrets. C’est la chancellerie seule qui a erré, et seulement dans la forme ; mais au fond, tout ce qui rend les lois obligatoires est intervenu [39] ».
19. Thouret sacrifie donc les exigences de forme pour porter le débat sur le terrain de ce qui fait l’essence de la loi, à savoir le concours des volontés parachevé par la promulgation. Si les formes n’ont pas été respectées, la rencontre des volontés, en l’occurrence ici celle de l’assemblée et celle du roi, suffit à rendre la loi obligatoire. Et Thouret de formaliser la substance de sa réponse dans une déclaration dont le but est « de tranquilliser les esprits méticuleux et [de rendre] vain l’égotisme des malintentionnés [40] ».
20. Un esprit méticuleux et malintentionné pourrait en effet faire valoir que tant que les parlements n’avaient pas été supprimés, ils consentaient à la loi et que, dès lors, pendant la phase transitoire qui a conduit à leur suppression, aucune loi n’a pu devenir obligatoire. La loi étant imparfaite, elle ne pouvait produire le moindre effet. Thouret avait bien perçu quel était l’objectif de la missive du garde des sceaux et M. Camus lui avait emboîté le pas en protestant contre « une lettre de M. le garde des sceaux qui semble établir que les lois n’acquièrent de force que par l’enregistrement et la transcription qui s’en fait sur les registres des tribunaux [41] ». Il était donc clair pour tous que la force de la loi découlait du consentement de tous, l’assemblée exprimant la volonté générale à laquelle le roi devait concourir dans les formes établies par la constituante.
21. Ce point essentiel, qu’une focalisation sur la forme permet en principe de tenir à l’écart, rejaillit de nouveau un an plus tard à l’occasion d’un rapport du comité de législation sur la formule de promulgation pour les actes non sujets à la sanction. Une nouvelle lettre du ministre de la justice interpelle le comité au sujet des décrets du corps législatif qui n’étaient pas soumis à la sanction royale. Le garde des sceaux fait observer « que le corps constituant n’a point déterminé la formule qui convient à ces sortes d’actes. Il sent très bien qu’il est impossible de leur adapter celle qui supposerait au roi la liberté d’en suspendre l’exécution. Il vous propose de supprimer de la formule consacrée à la sanction, ces mots : « le roi consent » et d’adopter ceux qui la terminent : « le roi fera exécuter ». Si le ministre de la justice est incertain de la formule qui doit, selon lui, assurer l’exécution des décrets non sujets à la sanction, il vous a témoigné une égale incertitude sur le mode qui doit suivre pour la promulgation de ces mêmes décrets et vous invite à le fixer [42] ». Sous une question d’apparence anodine et presque naïve, le ministre de la justice cache en réalité une demande exorbitante que le rapporteur contient en faisant valoir que « là où le consentement n’est point nécessaire, les formules destinées à le manifester deviennent inutiles et ne peuvent être que dangereuses [43] ». Et dans l’hypothèse où les députés n’auraient pas mesuré ce danger, il ajoute que « la constitution ne prescrit point au roi de manifester un consentement qu’il n’aurait plus le droit de refuser ; elle se garde bien d’exposer la volonté de tous à être compromise par l’obstination d’un seul [44] ».
22. On mesure ici la charge politique attachée à la question de la promulgation et c’est pourquoi le rapporteur croit bon d’être encore plus explicite sur le sens de la manœuvre tentée par le ministre de la justice :
« On vous a proposé, Messieurs, de supprimer les mots, « nous voulons et ordonnons », et de laisser seulement subsister dans la promulgation des décrets du corps législatif non sujets à la sanction, les expressions : « l’assemblée nationale a décrété ». On a prétendu que les mots « nous voulons et ordonnons », correspondent aux expressions « le roi consent » et qu’ils ne peuvent convenir conséquemment que dans la promulgation des lois où ce consentement se trouve référé. En sorte qu’il résulterait de ce système que le roi ne veut et n’ordonne, comme chef du pouvoir exécutif, que parce qu’il a consenti la loi promulguée. Rien, sans doute, n’est plus contraire à tous les principes du droit public et national ; et des législateurs ne se méprendront certainement point sur le sens d’expressions consacrées, dans tous les temps, pour exprimer la volonté générale. Il n’est pas permis d’ignorer que c’est au nom de la loi, et conséquemment au nom de la volonté générale dont elle doit être l’expression fidèle, que parle le pouvoir exécutif, quand il dit dans la promulgation d’un acte législatif : « nous voulons et ordonnons ». Il n’est pas permis d’ignorer que l’exécution qu’il ordonne est, si je puis m’exprimer ainsi, la volonté générale mise en action. Au reste, Messieurs, cette forme de promulgation, établie généralement pour toutes les lois, fait partie de la constitution que nous avons jurée de maintenir dans toute son intégrité, de cette constitution contre laquelle il ne nous est permis de rien proposer ni consentir. Qui de nous serait assez hardi pour mutiler le modèle de la promulgation qu’elle nous propose ? Cette forme constitutionnelle doit donc être, sous tous les rapports, religieusement conservée ; et lorsque le corps constituant l’a destinée pour toutes les lois, la question proposée est résolue [45] ».
23. On l’aura compris, l’enjeu de la promulgation n’est ni plus ni moins que celui de la formalisation de la mise en action de la volonté générale et, à travers elle, de la question de savoir quelle autorité constituée jouit d’une légitimité suffisante pour pouvoir l’exprimer. A l’aurore de la Révolution, les Parlements ou le roi peuvent encore revendiquer cette légitimité, mais l’assemblée va confisquer la volonté générale à son profit. Elle relègue ainsi la question de la promulgation au rang d’une modalité purement formelle. C’est donc bien une question essentiellement politique que recouvre l’opération a priori anodine de la promulgation : savoir quel pouvoir est en mesure d’exprimer pleinement la volonté générale constitue le point aveugle de l’édification doctrinale d’une théorie formaliste de la loi [46].
24. La lecture des Archives parlementaires permet ainsi de prendre conscience que, par-delà la lutte que se livrent les pouvoirs constitués sous la Révolution, l’Empire et la Restauration, la définition – en l’occurrence formelle – de la loi devient un enjeu doctrinal qui n’est pas sans portée politique ou idéologique [47]. La question de la promulgation se trouve ainsi aux confins du politique et du juridique, spécialement lorsqu’on se demande si elle est bien une condition nécessaire pour que la loi soit parfaite.
II. La promulgation est-elle une condition nécessaire pour que la loi soit parfaite ?
25. Dans la période qui s’étend de la Révolution à la Restauration, la confusion terminologique conduit les auteurs à circonscrire la question de la promulgation entre deux bornes illustrées par les réflexions de Pichon et Bilhard.
26. Pour le premier, la promulgation a été un instrument de nature à favoriser la tyrannie de Napoléon dans la mesure où l’insertion des lois dans le Bulletin avait empêché les destinataires d’en avoir effectivement connaissance [48]. Pichon voulait-il signifier par là que de telles lois étaient imparfaites, et qu’elles n’avaient pu produire le moindre effet de droit ? Sans doute ne peut-on pas aller jusque-là, mais il est important de souligner que Pichon partage avec bon nombre de ses contemporains l’idée que « punir un homme pour avoir désobéi à une loi dont il n’a ni connu, ni pu connaître l’existence et les dispositions [est] un acte de tyrannie révoltant [49] ». Toullier affirmait en effet avec force ce « principe fondamental que la loi n’oblige les citoyens que lorsqu’ils ont pu la connaître [50] ». Pour être parfaite, il était donc nécessaire que la loi fut effectivement connue du citoyen qui en était le destinataire attitré.
27. Pour le second, la promulgation est un acte qui pourrait, si l’on n’y prenait garde, contrarier l’expression de la « souveraineté populaire » et s’opposer ainsi « à l’accomplissement du vœu unanime ou réputé tel [51] ». Aussi convenait-il d’en restreindre la portée et de la circonscrire à n’être qu’une formalité, car si on en avait fait une participation au processus de formation de la loi, on aurait placé « dans les mains des ministres de la royauté une arme meurtrière, dont ils auraient pu abuser, et qui aurait pu jeter la perturbation dans l’unité des pouvoirs exécutif et représentatif [52] ». Il ne fallait donner aucune occasion à qui que ce fut de contester l’expression de la volonté générale telle que les chambres l’avaient formalisée. Bilhard rejoignait ainsi le camp de ceux qui considéraient que l’ignorance de la loi ne pouvait faire obstacle à son exécution, et qu’elle était par conséquent parfaite par le seul fait du respect des formes constitutionnelles. Il opinait ainsi pour une définition de la loi similaire à celle que Ferrière avait emprunté à Prévôt de la Jannès : « La loi en général est une règle prescrite par une autorité à laquelle on est tenu d’obéir [53] ».
28. Cette définition de la loi, qui accompagne l’essor du régime représentatif et qui triomphe de la représentation coutumière du phénomène juridique (C), n’a toutefois pu s’imposer qu’avec le soutien d’une doctrine juridique convertie au formalisme (D) et déterminée à le renforcer par le recours à des fictions exprimées le plus souvent sous la forme triviale et a priori innocente de l’adage (A). Cette hypothèse est d’ailleurs confortée par l’examen d’un certain nombre de situations topiques qui permettent de rejeter la fable du légicentrisme et d’approcher au plus près la manière dont on pouvait penser la loi sous la Révolution (B).
29. L’adage : fiction innocente ou véhicule de l’idéologie ? On souligne rarement la charge politique de ces énoncés courts dont les juristes se délectent et qui à trop être pris au sérieux – surtout quand ils sont exprimés dans une langue morte – finissent par occulter le réel et par faire oublier qu’ils relèvent avant tout de la fable. Ainsi par exemple, le simple fait d’énoncer que « nul n’est censé ignorer la loi » permet d’écarter la question délicate du consentement [54], ne fut-il que tacite, des destinataires de la loi [55]. La chose est à ce point entendue qu’il ne vient à l’esprit de personne de dénoncer ces énoncés qui relèvent de cette mystification si chère au juriste de la faculté de Saint-Louis et que le concept benthamien de fallacy recouvre dans une large mesure.
30. Dans le même ordre d’idées, l’énoncé d’après lequel « la loi ne tombe pas en désuétude » fait l’unanimité en doctrine et trône au panthéon de ces augustes vérités consacrées par la science juridique et les manuels d’introduction au droit. Leur autorité est telle qu’on leur attribuerait volontiers un caractère immémorial. Or, qui veut bien se pencher sur le berceau de ces « vérités » s’apercevra qu’elles ont été accouchées par les juristes de la Restauration, puis consacrées par ceux de la Monarchie de Juillet et des régimes successifs, y compris républicains [56]. Pierre Legendre observe à cet égard que le professeur de droit demeure « le spécialiste, à sa place et selon sa part, d’une manipulation universelle pour l’ordre de la loi [au moyen d’un] savoir qui est là pour propager la soumission, rien d’autre » [57]. De ce point de vue, le discours prononcé en 1822 par le doyen Delvincourt lors de la première séance publique du concours ouvert à la Faculté de droit de Paris pour 3 places de suppléants [58], n’a rien à envier à la profession de foi de ses homologues sous la Monarchie de Juillet [59]. Que la question de l’abrogation de la loi par désuétude devienne un enjeu doctrinal majeur de la période qui nous intéresse n’est donc pas tout à fait contingent [60].
31. De manière assez remarquable en effet, le problème de la désuétude fait alors corps avec les questions de la publication et de la promulgation des lois. Entre 1839 et 1868, une dizaine de thèses en droit associent ces trois objets [61]. À quelques nuances près, les auteurs commencent par lier la publication, la promulgation et l’abrogation au caractère obligatoire de la loi, mais tous s’emploient à exclure les considérations qui touchent au fondement et à la légitimité de l’obligation d’obéir. Cantonnée dans le giron d’une science juridique dégagée des passions politiques, la loi peut alors revêtir la parure immaculée d’un objet céleste et la promulgation être reléguée au rang de simple formalité. « La promulgation, écrit Crochet, n’ajoute rien à la nature de la loi ; elle la rend simplement exécutoire [62] ». Devenu simplement exécutoire, il n’est donc plus nécessaire d’interroger le sens d’un mot désormais vidé de son sens.
32. Ce travail de glose ordinaire entrepris par la doctrine désamorce progressivement la charge politique attachée à la question du fondement du caractère obligatoire de la loi. Il opère au moyen d’un affranchissement du discours juridique caractéristique du dogmatisme. Le juriste prétend alors restituer le sens d’une opération – en l’occurrence la promulgation comme opération formelle permettant de rendre la loi exécutoire, et par suite obligatoire –, sans jamais passer pour le créateur, mais plutôt pour le révélateur d’un processus saisi au moyen d’un artifice logique. Il constitue ainsi de toutes pièces un objet d’étude, un artefact institutionnel qu’il prétend décrire de manière objective en se drapant dans la parure virginale d’une neutralité axiologique malentendue. « Dans l’épiphanie de la Loi, le juriste n’est pour rien, il n’a rien inventé, il est innocent, ayant simplement rendu le compte logique [d’une procédure], en prononçant les mots du sens prêté à [cette dernière] [63] ».
33. Par-delà les arguments, parfois spécieux [64], que la science des docteurs verse en tribut à l’édification d’une nouvelle dogmatique [65], il est en effet remarquable de constater que cette posture doctrinale accompagne la promotion idéologique du gouvernement représentatif. « La volonté générale de trente cinq millions d’habitants, écrit Crochet, ne peut être facilement appréciée. [Aussi] la devise de tout gouvernement constitutionnel doit être : tout pour le peuple et rien par le peuple [...] le pouvoir législatif ne peut être exercé [...] que par ses délégués [66] ». Thouvenin confirme : « Que se passe-t-il dans nos états modernes ? Le peuple a remis à des mandataires, à des délégués, le soin de le régir, de veiller à ses intérêts ; il peut révoquer son mandat ; c’est un droit qu’il tient de sa souveraineté mais tant qu’il laisse aux représentants qu’il a choisis la puissance qu’ils tiennent de lui-même, il doit s’y soumettre, il ne peut qu’obéir [67] ».
34. À l’instar de la promulgation, le traitement purement technique de la question de l’abrogation de la loi par le non-usage, ou par un usage contraire, masque une difficulté à très haute densité politique. Si Thouvenin s’appuie sur l’autorité des plus grands jurisconsultes de son temps (Zacchariae, Demolombe, Marcadé, Duvergier) pour affirmer que l’usage a cessé de faire la loi, il sent bien que la portée de cette question s’étend bien au-delà de la sphère juridique : « C’est dans l’universalité des citoyens que réside la souveraineté, et par conséquent le droit éminent de faire la loi, qui est le principal caractère de la souveraineté. Ne pouvant exercer ce droit par lui-même, il délègue son pouvoir à des mandataires. C’est ainsi que la Constitution de l’an III définit la loi : « La volonté générale, exprimée par la majorité des citoyens ou de leurs représentants ». Dès lors, toute volonté qui n’émane point de ce pouvoir suprême, n’est pas loi, et nul ne peut être contraint de l’exécuter comme telle [68] ». La référence est pour le moins maladroite car la conjonction de coordination « ou » contient les virtualités d’une participation directe des citoyens au processus de formation de la loi, processus qui n’est pas encore figé par un discours doctrinal résolu à n’y voir qu’une prérogative exercée de manière exclusive par des représentants. Si la volonté des citoyens concourt à la formation de la loi, la loi n’est parfaite qu’aussi longtemps que cette volonté la soutient. Si elle cesse de la soutenir, la loi cesse d’être loi et, dans ces conditions, elle peut tout à fait s’éteindre par le non-usage ou par un usage contradictoire.
35. On ne soulignera donc jamais assez que sous la Révolution, la définition de la loi est encore en discussion, et par conséquent en devenir [69]. Elle n’est pas encore ce texte mort, ce discours gisant, cet assemblage formel qui de lui-même ne dit rien [70]. Il appartient à la doctrine juridique de la Restauration, de la Monarchie de Juillet et du Second Empire d’en avoir asséché la définition en réduisant sa formation et son application à un processus purement formel qui passait par conséquent par la clarification des étapes de la procédure législative. Le juriste amoureux de la didactique ne s’en plaindra certes pas, mais force est de reconnaître que cette posture doctrinale tranche singulièrement avec la vitalité de la pensée juridique entre 1789 et les débuts de la Restauration. Pendant cette période le statut juridique de la loi est encore associé très étroitement à la question politique du consentement des destinataires de la règle de droit, problème qui s’est cristallisée autour de la question du monopole légitime de la volonté générale et des modalités de son exercice.
36. A cet endroit du propos, le recours à l’archive s’impose une nouvelle fois car seule la méthode archéologique permet de s’affranchir des constructions d’un discours doctrinal qui tend à modéliser, et par conséquent à réduire, la matérialité des faits. Les sources que fournissent la presse révolutionnaire ou les archives de la pratique institutionnelle offrent en effet la possibilité d’étalonner la validité de notre hypothèse méthodologique.
37. Penser la loi sous la Révolution : les cas des prêtres insermentés, de la pratique du jury et de la législation successorale. Les journaux de la période témoignent de l’incertitude qui règne au sujet du statut juridique de la loi sous la Constituante. Le rédacteur en chef des Révolutions de Paris s’impatiente de voir « les parlements faire encore des actes relatifs à la législation [71] » ; il s’étonne également de ce qu’il nomme, à défaut de terme plus approprié [72], une adresse du roi au peuple français qui invite « tous ceux qui ont en main une portion de la force publique à prévenir ces délits par tous les moyens qui sont en leur pouvoir, et d’en poursuivre sévèrement la punition [73] ». Si l’on peut s’étonner de voir chaque citoyen être ainsi sollicité comme exécuteur potentiel des ordres du roi dans une période de forte instabilité institutionnelle, on ne devrait plus, à partir de la mise en œuvre de la constitution de 1791, trouver trace d’une participation des citoyens au processus de formation de la loi. Or, même si on laisse de côté cette forme originale de participation citoyenne qu’est le droit de pétition [74], la pratique institutionnelle apporte son lot de surprises. Confronté à la vie du droit [75], le chercheur est forcé d’admettre que la formation de la loi est un processus plus complexe qu’il n’y paraît. Les exemples relatifs à la mise en oeuvre de la politique religieuse de l’assemblée, à la pratique du jury criminel et à la question de l’exécution des lois successorale fournissent à ce titre un matériau propice à la réflexion.
38. Dans son étude de la justice pénale sous la Révolution, Emmanuel Berger rapporte le cas d’un prêtre insermenté poursuivi sur le fondement de la loi du 7 vendémiaire an III ; il est acquitté en appel par le tribunal criminel de Dyle au motif que la loi « n’était pas exécutoire dans les départements belges. L’argumentaire repose sur une question de droit public. Les conventionnels avaient décidé, lors de la création des départements belges, de n’y introduire que progressivement les lois françaises afin d’éviter un choc trop brutal pour la population. Mais ce faisant, il ne spécifièrent pas de manière claire l’autorité compétente pour choisir les textes à publier et le moment de leur publication. Profitant de ces flottements, le Directoire avait conclu que la Convention lui avait confié le soin de publier les lois françaises en Belgique. Il invoquait en sa faveur le pouvoir de promulgation qu’accordait la constitution de l’an III au pouvoir exécutif. Le corps législatif n’ayant jamais contesté ces pratiques, aucun problème ne se posa jusqu’au jugement du tribunal criminel de la Dyle [76] ».
39. Ce cas est, à bien des égards, topique. Le puriste ou le théoricien fera sans doute état de la confusion terminologique et regrettera que la promulgation apparaisse, tant dans les faits que sous la plume de l’historien, comme un synonyme de publication. L’historien mettra de son côté en exergue les insuffisances du corps législatif. Mais aucun des deux n’envisagera que la confusion puisse provenir, moins du flou du droit, que d’une situation à haute densité politique dans laquelle les personnes chargées de faire exécuter la loi en contestent, en réalité, la légitimité [77]. Si l’attitude des juges relève en l’occurrence de la forfaiture [78], l’accusateur public sent bien que cet acte n’est pas isolé car un large mouvement de contestation populaire s’est formé et les pétitions affluent auprès du corps législatif pour suspendre la loi en cause. Il craint que la loi ne devienne un « sujet de risée » dans la mesure où la population la tient pour inexistante [79]. Ce mouvement s’étend d’autant plus facilement à toute la chaîne des poursuites que les juges de paix, élus par le peuple, n’ont guère d’intérêt à appliquer « aveuglément une loi contestée de toutes parts » [80]. Si le ministère de la justice accepte la situation avec une certaine résignation, la réaction des autorités directoriales conduit bientôt à un durcissement de la politique religieuse du gouvernement [81].
40. Quel que soit son épilogue, ce cas témoigne de l’existence de pratiques de ratification [82] populaire qui dépassent largement le cadre fixé par la constitution. Dans ces situations, la promulgation qui permet de parfaire la loi, c’est-à-dire de garantir son exécution, relève d’un processus complexe qui participe, tout comme la publication avec laquelle elle fait corps, de l’exécution de la loi. Une norme juridique ne peut alors être reconnue comme telle que si elle a recueilli l’assentiment de ses destinataires qui, selon la belle formule offerte par une archive, raisonnent son exécution. Aussi a-t-on pu justement écrire que « cette exécution raisonnée des lois ne vise pas uniquement à entraver des politiques pénales contraires aux vœux des électeurs. Elle permet également de pallier les lacunes législatives et de s’adapter aux habitudes ou aux conditions de vie des citoyens [83] ».
41. Ainsi le processus législatif ne s’achève, ou plutôt ne se parfait, que dans l’assentiment des destinataires de la norme. À l’instar du processus qui confère sa force obligatoire à la coutume, et qui nécessite par conséquent l’écoulement d’une certaine durée, la réception positive d’une norme révèle un caractère obligatoire que les théoriciens du droit subsumeront sous la formule consacrée d’opinio juris ou d’opinio necessitatis. Si certains déplorerons, avec l’accusateur public Giraud, que l’on s’avise ainsi « de raisonner l’exécution des lois [84] », d’autres y verront plutôt le signe de la vitalité de la participation citoyenne dans un régime qui n’a pourtant rien encore d’une démocratie. Il n’en demeure pas moins que rechercher, dans cette hypothèse, les signes d’une désobéissance civile revient à considérer la question de la formation des normes juridiques de manière très réductrice, c’est-à-dire à la percevoir au tamis d’une vision formaliste qui défie la réalité autant qu’elle s’en défie. Cette posture est pourtant celle d’un commissaire départemental qui déplore que « les tribunaux de paix tolèrent [de telles] désobéissances : jamais on a vu d’une manière aussi scandaleuse, mépriser la loi par les citoyens et ce qui est plus scandaleux encore, par les agents chargés de la faire respecter et observer [85] ».
42. Les termes de ce commissaire ne sont pas sans évoquer ceux de Boulay quand il estime, quelques années plus tard, que le « jury d’accusation est une des principales causes de l’impunité scandaleuse dont on se plaint : on l’a vu renvoyer même des assassins [86] ». L’impunité scandaleuse dont Boulay fait ici état renvoie à une pratique des jurys qui, à l’occasion, acquittaient des individus alors même qu’ils étaient convaincus d’être les auteurs du crime pour lequel ils étaient poursuivis.
43. Cette pratique des acquittements que l’on a souvent qualifiés de scandaleux, pratique qui s’est poursuivie bien au-delà de la Révolution [87], gagnerait à être étudiée dans une tout autre perspective que celle par laquelle on l’aborde généralement [88]. Plutôt que de considérer que « les jurys de l’époque révolutionnaire, loin d’appliquer la loi, se sont bien souvent employés à l’éluder [89] » et ont ainsi fait montre de « laxisme [90] » ou, au moins, d’une « indulgence excessive [91] », on ferait mieux de considérer qu’il s’agissait, en l’occurrence, d’ajustements nécessaires intervenant dans le cadre d’une mise en œuvre raisonnée de la loi. Personne en effet ne peut contester, excepté ceux qui s’emploient à discréditer cette forme de justice populaire qu’est le jury criminel, que ces acquittements —au demeurant difficilement quantifiables [92]—, trouvent leur source (ou plutôt leur cause) dans les excès de sévérité de lois inappropriées. Le laxisme prétendu des jurys ne s’exprime en effet que dans le champ très restreint d’infractions spécifiques, telles que les infractions civiques et politiques. Les premières touchent au vagabondage et à la mendicité aggravée, infractions durement réprimées alors que le régime ne fait rien pour en combattre les causes. Les secondes touchent des crimes qui relèvent plus de l’injure de cabaret ou de la provocation, que d’une intention contre-révolutionnaire [93]. Aussi les acquittements ou les abandons de poursuite peuvent-ils être mis au crédit d’hommes qui, exerçant des fonctions judiciaires, sont « confrontés à des peines légales disproportionnées par rapport à l’infraction commise » [94]. Dès lors, c’est moins le système de fixité des peines qui permet d’expliquer de telles réactions [95], qu’un authentique processus d’exécution de la loi qui tient lieu de promulgation effective.
44. Appréhendé de la sorte, le terme de promulgation renoue avec son étymologie. Si le dictionnaire Gaffiot [96] associe étroitement promulgation et publication, les illustrations qu’il fournit à l’appui de cette étymologie font état d’une forme de consultation populaire qui interpelle d’autant plus que le verbe promulgo, dont le sens est rendu par les verbes afficher et publier, renvoie à des propositions de loi. Ces précisions, présentes dans l’édition de 1934, mais occultées dans celle de 1936, laissent entendre que la norme n’achevait sa révolution juridique que lorsqu’elle avait rencontré la reconnaissance ou le consentement des citoyens. Sa complétude supposait par conséquent qu’elle avait été rendue au public, acte autrement plus significatif que celui de rendre public.
45. Ainsi, les destinataires font la loi autant que les députés qui initient le processus normatif devant l’assemblée. Ces derniers le reconnaissent d’ailleurs à l’occasion lorsqu’ils en viennent à reconsidérer la situation afin d’adapter les principes qui avaient gouverné leur action aux exigences des populations. Nombreuses en effet sont les lois révolutionnaires qui, heurtant des usages ancestraux, ont été largement discréditées par la pratique. Pour ne donner qu’un exemple, les mécréants étaient suffisamment nombreux en Normandie, en Gévaudan ou en Dauphiné, pour contraindre l’assemblée à suspendre, puis à reporter les lois égalitaires et rétroactives qui régissaient alors la matière successorale. L’archive notariale révèle en effet des stratégies d’abstention, de contournement, voire d’opposition de populations perturbées dans leurs projets de transmission patrimoniale. Bien qu’établie par de nombreux travaux, une telle réalité se dérobe encore à l’analyste dans la mesure où l’interprète est tenté de la ramener à des faits de résistance à la loi. En enrôlant ces mésusages de la loi sous la bannière de la désobéissance civile, l’historien consacre alors, sans y prendre garde, une conception très formelle [97] qui fausse la manière dont les populations vivaient le rapport à une norme qui relevait encore, dans leurs esprits autant que dans leur pratique, d’un processus coutumier.
46. La formalisation d’une définition coutumière et non formaliste de la loi sous la Révolution. Ces trois illustrations, tirées de l’archive et couvrant des domaines très divers, permettent de prendre la mesure du travail de persuasion accomplie par la doctrine juridique et, dans une large mesure, par une historiographie juridique endoctrinée, au sens littéral du terme. On peut alors rallier, pour la circonstance, l’une de ces fulgurances dont Derrida était familier et établir avec lui que « l’autorité des lois ne repose que sur le crédit qu’on leur fait [98] ». Or il est vraisemblable qu’en de nombreux endroits, les hommes de la Révolution ont accordé moins de crédit aux lois qu’on ne le croit aujourd’hui. Encore faut-il être en mesure de déterminer « ce que croire veut dire [99] ». Il ne fait guère de doute à ce sujet que nombreux étaient encore ceux qui, sous la Révolution, n’accordaient de crédit à la loi que dans la mesure où elle rencontrait leurs intérêts bien compris. Aussi faudrait-il retourner le sens initial de la fameuse formule pascalienne pour approcher ce rapport si particulier que la population nouait avec la norme révolutionnaire : « la coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement réel - et non mystique ! - de son autorité ». La réception positive de la loi marquait alors l’étroite adéquation entre ceux qui étaient chargés de la formaliser et ceux qui n’étaient tenus de l’appliquer que dans la mesure où ils avaient reconnu sa force, autrement dit son caractère obligatoire.
47. Si cette idée fait frémir le juriste converti à une théorie générale du droit épurée des affres du réel, elle n’était que trop commune aux hommes de la Révolution. Merlin de Douai, qui incarne à lui seul l’orthodoxie juridique de la période révolutionnaire [100], considérait que l’usage pouvait toujours déroger aux actes de l’autorité législative. Aussi écrivait-il que, quel que soit le régime, « c’est à proprement parler le peuple qui fait les lois ; il peut donc les abroger […]. Or que ce soit par des paroles ou par une longue série de faits qu’il manifeste sa volonté, il importe peu : dans l’un et l’autre cas, il use du plus incontestable de tous ses droits, et sa volonté souveraine doit être respectée [101] ». Une longue série de faits... qu’est-ce d’autre sinon l’usage ou la coutume consacré par la pratique populaire ? La position de Merlin était, d’après Alain Desrayaud, partagée par Toullier, Favard de Langlade, Duranton, etc. En ce début de XIXe siècle, un certain nombre d’auteurs considéraient ainsi que la volonté populaire était le fondement de la force obligatoire de la loi, et que, par suite nécessaire, celle-ci pouvait tout à fait tomber en désuétude [102].
48. La force de l’archive révolutionnaire permet ainsi de donner raison à tous ceux qui, à l’instar de Michel Foucault ou de Yan Thomas, considèrent qu’il faut arpenter davantage « le terrain des pratiques que celui des doctrines pour faire accéder à l’intelligence du droit [103] ». Il est d’ailleurs assez remarquable de constater que de telles pratiques coproduisent en quelque sorte des formes théoriques tout à fait singulières et qui demeurent, pour partie au moins, étrangères à nos représentations contemporaines. Pour ne donner qu’un exemple, Bentham, qui fut sans doute le plus grand théoricien du droit de cette période, élabore une définition de la loi d’une nature bien différente de celle que nous lui attribuons aujourd’hui. Observateur attentif et acteur à ses heures de la Révolution française, il définit la loi comme « un assemblage de signes déclaratifs d’une volonté conçue ou adoptée par le souverain dans un État, concernant la conduite à observer dans tel cas par telle personne ou classe de personnes qui sont (ou sont supposées être) assujetties à son pouvoir dans le cas en question : une telle volition repose sur l’espérance que certains événements se produiront à la suite de cette déclaration, ainsi que sur le désir que la perspective de ces événements agisse comme motif sur ceux dont il s’agit d’influencer la conduite » [104]. Une telle définition suggère que la complétude d’une norme dépend de l’étroite adéquation entre une déclaration préalable de volonté et le surgissement d’événements susceptibles d’emporter l’adhésion de ses destinataires. Une loi ne pourra être parfaite que dans la mesure où sa ratio legis aura rencontré le consentement de ceux dont elle entend régir le comportement. C’est parce que ses destinataires auront fait de cette ratio legis le motif de leur action, c’est-à-dire de leur obéissance à la loi, qu’elle sera effectivement appliquée et pourra produire les effets que l’on attendait d’elle. Une telle définition de la loi renvoie à cet élément caractéristique de la coutume que les juristes appellent opinio juris ou opinio necessitatis. La force juridique d’une norme coutumière dépend en effet de la conscience que ses destinataires ont de son caractère obligatoire. S’ils y trouvent une juste raison d’être obligés, ils conféreront à la coutume son caractère exécutoire, la promulgueront en quelque sorte, et garantiront son application en collaborant à son exécution. Si cette juste raison cesse, la coutume ne pourra s’établir ou s’inscrire dans la durée et cessera par conséquent de produire des effets.
49. Entendue dans un tout autre sens que celui qu’on lui confère aujourd’hui, la promulgation se situe alors à ce point de rencontre où la formation de la norme n’est pas séparée de la dynamique de son exécution. Elle contribue ainsi à la rendre publique, c’est-à-dire la rendre au public, et permet ainsi d’assurer, non seulement que ses destinataires en ont bien connaissance, mais surtout qu’ils participent à son exécution.
50. Cette définition en quelque sorte « coutumière » de la loi, laquelle demeure absolument étrangère à l’esprit des juristes contemporains convertis au dogme formaliste consacré par les laudateurs d’une théorie pure du droit, ne heurtait guère les hommes de la Révolution, de l’Empire et des débuts de la Restauration. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les juristes s’interrogeaient alors sur la question de l’abrogation par cessation de motifs ou par désuétude. Le fait d’admettre à l’instar de Toullier qu’une loi puisse cesser de produire des effets parce que sa raison d’être a disparu ou, tout simplement, parce qu’elle a cessé d’être appliquée, consacre une vision substantielle de la loi qui sera combattue avec acharnement par les juristes de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Très significative à cet égard est la note d’humeur que H. Tarlier, éditeur belge des œuvres de Toullier, insère à la suite de la proposition d’après laquelle « on abroge les lois par des lois nouvelles ou par l’usage [105] ». Tarlier écrit à ce sujet que « l’usage n’établit de droit que dans le cas seulement où la loi y renvoie, et la doctrine de Toullier qui attribue à l’usage la force d’abroger la loi est inadmissible [106] ». Par delà ce débat d’apparence technique, c’est l’à venir de la définition de la loi qui se joue, et cette question n’est pas sans portée politique.
51. La concurrence sensible des représentations et le triomphe progressif d’une définition formaliste de la loi. La posture adoptée par Gérando à l’occasion du cours de droit public et administratif qu’il dispense à la faculté de droit de Paris en 1819-1820 [107] est, pour peu qu’on s’y arrête, particulièrement significative [108]. Après avoir posé les termes du débat relatif à l’abrogation de la loi, Gérando aborde la question de la désuétude. Faure-Beaulieu, son étudiant, écrit alors que « l’application de cette dernière règle est délicate [109] ». Au terme d’une série d’acrobaties rhétoriques, le professeur de droit conclut son propos par un ode au gouvernement représentatif et à une « autorité royale qui peut se glorifier de placer les lois dans un sanctuaire inviolable [110] ». La loi, telle que présentée par Gérando, affiche alors des caractéristiques identiques à celles qu’on lui reconnaît aujourd’hui. Le professeur parisien s’emploie à discriminer formation, sanction, promulgation et publication, « choses qui étaient autrefois confondues », mais dont la distinction lui apparaît désormais « de la plus haute importance [111] ». Il pose alors les bases d’une doxa qui régira l’avenir conceptuel de la promulgation : « Il ne faut pas confondre la sanction de la loi avec sa promulgation, qui n’en est que la conséquence et la manifestation extérieure […]. Il y a entre la loi et sa promulgation la même différence qui existe entre être et paraître […]. La promulgation est la forme extérieure de la loi. Elle ne la crée point, elle ne lui ajoute rien, mais elle lui donne le sceau de l’authenticité. La promulgation est à la loi ce que le signe est à la chose [112] ».
52. Si Gérando confirme par ailleurs que la « promulgation ne rend point encore par elle-même la loi immédiatement obligatoire pour les citoyens [113] » car il est encore nécessaire que « tous [puissent] être réputés en avoir acquis connaissance [114] » par la publication, il considère toutefois que le fondement de l’obligation d’obéissance à la loi ne réside pas « dans la volonté quelconque de la majorité, volonté qui peut-être abandonnée aux passions ou au caprice [115], mais bien dans la volonté raisonnable [116] ». Il va de soi, dans l’esprit de Gérando, que pour être conforme à la raison et « écarter l’influence des passions », cette volonté ne pourra se déployer que dans le cadre de la Charte constitutionnelle qui règle avec soin les conditions nécessaires à l’élaboration des lois. Ce parti-pris, qui doit beaucoup au contexte politique [117], le conduit à fixer les conditions formelles nécessaires à la « confection des lois » et à en tirer des enseignements dont la portée excède le cadre juridique dans lequel il entend pourtant cantonner cette question : « Notre professeur en a tiré la conséquence que, si les règles prescrites pour la confection de la loi, si les formes extérieures avaient été observées, nul ne pourrait se prévaloir contre l’autorité de la loi, des vices intérieurs qui se seraient trouvés dans sa confection [118] ».
53. Une telle posture permet à Gérando d’esquisser les contours d’une définition formelle de la loi qui allait progressivement s’imposer à tous les esprits. Il est remarquable de constater à cet égard qu’à la fin de la Monarchie de Juillet la définition de la loi est scellée. Demolombe - dont l’autorité doctrinale ne cesse de croître de 1845, date de la première édition du premier volume de son Cours de Code Napoléon, à 1865, moment qu’il choisit pour la troisième édition de cette oeuvre monumentale qui comportera plus de 30 volumes, définit la loi avec les mots qui rallieraient la très grande majorité des juristes contemporains : « La loi est une règle établie par l’autorité qui, d’après la Constitution politique, a le pouvoir de commander, de défendre ou de permettre, dans toute l’étendue de l’Etat. La loi véritable et proprement dite […] est donc une règle civilement et juridiquement obligatoire [119] ». Après avoir pris soin de distinguer, sanction, promulgation et publication en des termes désormais convenus [120], il fait valoir qu’un usage ne saurait désormais abolir la loi :
« Ce système, 1° n’est pas logique aujourd’hui comme il a pu l’être autrefois [121] ; il n’est pas conforme aux principes nouveaux de notre organisation politique ; 2° et il offre lui-même beaucoup de dangers. 1° Il n’est pas conforme à nos principes constitutionnels, parce que la volonté nationale, qui fait la loi, ne peut se manifester que suivant les conditions et les formes déterminées par la Constitution […]. 2° Ce système me paraît dangereux, parce qu’il ébranle l’autorité des lois, parce qu’il engendre l’incertitude, l’arbitraire, le désordre dans les relations sociales [122] ».
54. Nul doute, à lire Demolombe, que la théorie générale de la loi qui s’impose alors a pour fonction d’endiguer les épisodes révolutionnaires qui n’ont cessé d’agiter la France depuis 1789. La fibre conservatrice du juriste s’exprime alors dans toute la candeur du désir d’affranchir son objet d’études de toutes considérations religieuses, morales, philosophiques et, pourquoi ne pas l’écrire, politiques [123]. Sans doute ce désir ne peut-il s’accomplir que dans la mesure où le corps professoral en partage les prémisses. La question qui nous préoccupe pourrait donc être appréhendée au prisme d’une autre fulgurance de Derrida pour qui « le moment instituteur, fondateur et justificateur du droit implique une force performative, c’est-à-dire toujours une force interprétative et un appel à la croyance : non pas cette fois au sens où le droit serait au service de la force, l’instrument docile, servile et donc extérieur du pouvoir dominant, mais où il entretiendrait avec ce qu’on appelle la force, ou le pouvoir ou la violence une relation plus interne et plus complexe [124] ».
55. De la Restauration au Second Empire, la doctrine juridique réussit ainsi le coup de force de consacrer une théorie générale du droit et de la loi qui, à de notables exceptions près, est toujours la nôtre aujourd’hui. Les professeurs de droit imposent une définition de la loi qui passe désormais pour évidente aux yeux de tous. Même ceux qui se piquent de philosophie et entendent collaborer à l’édification d’une science du droit, rallient les idées ordinaires [125]. Ce qu’écrit Belime, professeur à la faculté de droit de Dijon, est à cet égard particulièrement topique : « Nous nous contenterons de donner aux mots leur acception ordinaire, et nous appellerons loi un statut obligatoire, émané d’une autorité compétente, qui ordonne, qui défend ou qui permet telle action [126] ». Si Belime, dont la rigueur de raisonnement n’est pas la qualité première, utilise encore le terme de promulgation dans le sens de publication, il admet en revanche la désuétude des lois mais ne la justifie que par d’impérieuses raisons pratiques [127]. De manière assez caractéristique toutefois, il demeure perplexe devant « ce dernier mode d’abroger les lois, dont certaines personnes ont prétendu faire la théorie. Je veux parler de l’insurrection [128] ». Belime cite alors Joseph Rey qui « pense même qu’il serait utile de le déclarer dans la loi », mais il rassure ses lecteurs en leur confessant être « loin de partager son avis [129] ».
56. Si la manière dont il condamne cette idée ne présente qu’un intérêt limité pour notre propos, la position du professeur dijonnais permet de mesurer la distance qui sépare sa représentation de la loi de celle défendue par Joseph Rey dans les deux premières décennies du XIXe siècle. Si les convictions politiques [130] ou les options philosophiques [131] du juriste grenoblois pourraient aussi fournir des grilles de lecture opératoires, il est pertinent de suivre le fil rouge de notre propos en prenant appui sur les représentations singulières de la loi promues par des hommes qui, s’ils n’avaient pas tous participé à la Révolution, se présentaient au moins comme ses héritiers.
57. Dans son Traité des principes généraux du droit [132], Joseph Rey s’inscrit à de nombreuses reprises dans la continuité des idées de Bentham et, au sujet de l’examen des limites de l’empire de la loi, il déclare se rapprocher, « quoique en des termes différens de l’opinion que semble adopter Benjamin Constant » [133]. Après avoir réfléchi aux « moyens de donner au citoyen les moyens d’une résistance légale » [134], ainsi qu’à la question de la désuétude en général, Joseph Rey en vient à se demander « si et dans quels cas, il peut y avoir abrogation tacite d’une loi par le seul effet de la désuétude » [135]. S’il conçoit « parfaitement que la désuétude d’une loi rigoureuse, oppressive, d’une loi de circonstance (…) doive seule emporter son abrogation », il fait observer que « ce n’est pas la seule désuétude qui produit cet effet, c’est en même temps la cessation des motifs. Ces deux éléments d’abrogation sont alors évidemment combinés ensemble » [136]. Loin d’être un dangereux pourfendeur de l’ordre établi, Joseph Rey fait preuve d’une grande circonspection et n’admet l’abrogation par désuétude que de manière exceptionnelle [137]. Il estime en effet que « la liberté de la presse et le droit de pétition feront exprimer assez de vœux pour l’abrogation des mauvaises lois, et l’opinion publique finira par forcer le gouvernement à en proposer l’abrogation » [138]. Si la posture intellectuelle adoptée en la circonstance par le juriste grenoblois doit sans doute beaucoup au contexte politique de ce temps [139], il est essentiel de souligner combien la discussion de questions censées relever de la pure technique juridique, telles que l’abrogation de la loi par désuétude ou par cessation des motifs, n’est en réalité jamais dépourvue de portée politique. Que ces difficultés ne soient plus aujourd’hui remises en question en dit long sur le coup de force réalisé par la doctrine juridique de la Restauration au Second Empire.
58. Encore reste-t-il à préciser qu’il ne faut pas entendre ici le terme politique au sens de la politique partisane. Sous leurs apparences techniques, ces questions sont essentiellement politiques car elles touchent à l’épineux problème de l’obéissance à la loi. Cette question, qui n’est aujourd’hui plus discutée par ceux qui ont épousé la définition formaliste de la loi, était au cœur de la réflexion des publicistes de la Révolution et des deux premières décennies du XIXe siècle. Les principes de politique de Benjamin Constant en fournissent une parfaite illustration. Dans le deuxième chapitre du livre XVIII consacré aux « devoirs des individus envers l’autorité sociale », Benjamin Constant aborde la question de l’obéissance à la loi. Posant dans les premières lignes le problème des formes que peut revêtir la résistance à la loi, le penseur de Coppet commence par stigmatiser « Pascal, Bacon, et comme eux beaucoup d’autres qui ont coupé court à toute difficulté, en posant en principes qu’il fallait obéir à la loi en tant que loi et sans examen [140] », avant de poser la seule question digne d’intérêt : « Si un nombre d’hommes ou même un homme seul sans mission, intitule loi l’expression de sa volonté particulière, les autres individus de la société seront-ils tenus de s’y conformer ? L’affirmative est absurde [141] ».
59. Par conséquent, la forme ne saurait prévaloir sur le fond car la définition formelle de la loi conduit à « la doctrine de l’obéissance illimitée [qui est] la cause de plus de maux peut-être que toutes les autres erreurs qui ont égaré les hommes [142] ». Aussi est-il « nécessaire de mettre des bornes à ce prétendu devoir d’obéissance. Il est nécessaire d’indiquer les caractères qui font qu’une loi n’est pas une loi [143] ». S’il ne nous appartient pas de développer plus avant les thèses de Benjamin Constant sur cette question, il paraît toutefois important de souligner que la représentation qu’il se fait de la loi s’inscrit dans la mouvance de ces « définitions coutumières [144] » qui font des destinataires de la norme les gardiens de sa juridicité [145]. Ces conceptions peu orthodoxes de la normativité nourrissent le champ de la réflexion politique pendant la trentaine d’année qui embrasse le tournant du XIXe siècle et produisent des pensées aussi fortes que stimulantes : « Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît injuste, c’est de ne pas s’en rendre l’exécuteur. Cette force d’inertie n’entraîne ni bouleversements, ni révolutions, ni désordres ; et ce serait un beau spectacle que de voir une autorité coupable, rédigeant en vain des lois sanguinaires, des proscriptions en masse, des arrêtés de déportation et ne trouvant dans le peuple immense et silencieux qui gémit sous sa puissance, nul exécuteur de ses injustices, nul complice de ses forfaits [146] ». Benjamin Constant formule ainsi le pendant négatif du devoir d’insurrection consacré par le dernier article de la constitution de 1793 [147], mais il en appelle surtout à la conscience de chacun pour qu’une loi, fût-elle rendue exécutoire par le respect des formes constitutionnelles, ne puisse être effectivement exécutée que si elle paraît digne de l’être. Cette forme de collaboration à un processus de formation vivante et continue de la loi qui remet l’exécution entre les mains de ses destinataires est même posée en des termes [148] que certains auteurs contemporains n’hésitent pas, à leur manière, à reprendre à leur compte [149].
III. Pour tenir lieu de conclusion...
60. Promulguer la loi, c’est-à-dire rendre la loi exécutoire, a été, est et demeure un acte de souveraineté. Aujourd’hui, cet acte est l’apanage du président de la république. Elu au suffrage universel direct, il est le représentant légitime du peuple. Ainsi d’un point de vue formel, la loi-expression de la volonté générale est censée être parfaite lorsqu’elle a été promulguée par le président de la république et qu’elle a été publiée [150]. Rendre la loi exécutoire, c’est garantir qu’elle sera exécutée car on aime à croire que ses destinataires ne peuvent que l’accepter. La loi est donc présumée parfaite car la fiction du droit garantit qu’elle sera appliquée. En raisonnant de la sorte, on exclut du champ définitoire de la loi la question de son application. Autrement dit, l’effectivité n’est pas un élément constituant de la loi. C’est sans doute la raison pour laquelle les juristes ne s’en préoccupent guère et laissent cette difficulté aux sociologues, aux spécialistes de la science politique, voire aux philosophes [151].
61. Cette répartition analytique des compétences exclut ainsi un élément essentiel qui, sur le plan des principes, est pourtant celui qui donne force à la loi : cette forme de ratification populaire qui, une fois le processus formel d’élaboration accompli, rencontre la réalité et permet de produire des effets tangibles. Il ne suffit pas de dire, quelle que soit la force incantatoire de la formule, que les formalités de promulgation et de publication accomplies, la loi peut entrer en vigueur. Il faudrait aussi pouvoir admettre qu’une loi n’est jamais aussi vigoureuse que lorsqu’elle rencontre l’adhésion effective de ses destinataires. A cet égard, l’interprétation proposée par Emeric Nicolas et Cyril Sintez est très pertinente : « Notre hypothèse est que la force normative est une force d’adhésion ayant à voir avec la foi, le croire […]. Autrement dit, le droit tient sa force avant tout de sa qualité de système fiduciaire, ce qui en fait une force à la foi extrêmement puissante en ce qu’elle n’est pas soumise aux contraintes de la rationalité et extrêmement fragile face à ceux qui se refusent à croire ou qui tout simplement perdent la foi [152] ».
62. Si le philosophe peut donc affirmer que « la force n’est pas une énergie contenue en soi dans les mots ou les énoncés, textes ou propositions juridiques, [que] la norme n’est pas forte par elle-même [153] » et qu’elle ne peut produire des effets qu’en prenant corps ou en s’incarnant, le juriste devrait pouvoir admettre qu’une loi n’est parfaite que lorsqu’elle est effectivement appliquée, c’est-à-dire reconnue telle par ses destinataires, à la fois ceux qui sont chargés de la faire exécuter et ceux qui, au sens premier du terme s’exécutent, c’est-à-dire consentent à ce que la loi s’applique à eux-mêmes. Alors la loi n’est plus ce texte mort dont parlait Pierre Legendre, mais un texte vivant, une norme en acte et en action vivifiée par la rencontre d’un réel irréductible aux oukases d’une pensée juridique aveugle et qui feint d’oublier –mais à quelles fins ?– que la procédure législative n’est que la cristallisation institutionnelle et politique d’un processus normatif plus fondamental connu depuis des temps immémoriaux sous le nom de coutume. De ce point de vue et avec toutes les réserves qui s’imposent [154], il est possible de suivre Beudant écrivant que « la loi et la coutume sont même chose sous des apparences différentes [dans la mesure où] les pouvoirs publics ont toujours été considérés comme les délégués du peuple […]. C’est donc toujours l’assentiment populaire qui introduit les règles obligatoires ; il les consacre directement dans la coutume, indirectement dans la loi [155] ».
63. Poser en ces termes la question d’une définition performative de la loi, affranchie de la fiction politique de la représentation et de la présomption juridique de sa perfection formelle, pourrait paraître iconoclaste, mais il n’en est rien [156]. De plus en plus nombreux sont ceux qui, à l’instar de Jacques Caillosse, s’intéressent à « la constitution politique du droit » et dénoncent l’habitus « des juristes qui s’emploient à le neutraliser et à faire croire à [la] neutralité » du droit [157]. « Soulever le voile [afin] de comprendre ce qui fait la nature réelle du droit » [158] nécessite de prêter attention à ces situations-critiques où la fiction heurte la réalité en un lieu sensible que seule une nouvelle épistémologie peut permettre de mettre à jour. Ainsi, bien que ce ne soit pas la méthode adoptée par Guillaume Glénard, les éléments de fait qu’il apporte au soutien de sa réflexion portent en eux la promesse de nouvelles hypothèses qui ne sont pas sans résonner/raisonner avec celles que l’on vient d’étayer dans cette étude. Quand il écrit que certains hommes de la Révolution pensent que « la formation de la loi est complète (…) par la seule délibération du corps législatif », d’autres expriment le vœu de s’en « référer au peuple lui-même afin que celui-ci exprime véritablement la volonté générale » et que l’on puisse toujours « s’assurer que la loi serait toujours l’expression réelle de la volonté du peuple » [159]. « Lui-même », « réel » et « véritablement » expriment une sensibilité particulière au regard d’un acte normatif chevillé au corps d’une pratique politique et institutionnelle qui tente d’incarner et de faire vivre une volonté générale dont les modalités d’expression n’ont pas encore tout à fait été préempté par les représentants de la nation [160]. Cette conception si singulière de la loi est définitivement étrangère aux représentations dictées par l’imaginaire collectif contemporain [161].
64. À considérer les faits de ce point de vue, le point aveugle que la pensée juridique se refuse à considérer depuis le XIXe siècle ¬—et qu’à défaut de terminologie adéquate, j’ai qualifié incidemment de consentement, d’assentiment, d’adhésion, voire de ratification opéré par les destinataires [162] d’une norme qui ne devient juridique qu’à leur contact—, cesse d’être un obstacle épistémologique. Confronté ainsi à un processus contingent dont il est difficile de rendre compte faute de pouvoir disposer d’un vocabulaire aiguisé, reconnu et usité par la communauté scientifique, le chercheur se trouve souvent démuni. Une telle situation a cependant le mérite de stimuler l’imagination. Alors qu’Albane Geslin esquisse un droit de l’anthropocène [163], Carlos-Miguel Pimentel arpente le champ du droit en revisitant le concept de reconnaissance qui était au cœur de la réflexion de Hart. Il pose ainsi les jalons d’une théorie du droit politique dont « le point de départ (…) pourrait être l’idée suivante : ce qui constitue le droit, c’est le fait qu’il soit reconnu par les sujets qu’il régit » [164]. Les épisodes [165] de cette entreprise stimulante sonnent comme une invitation au voyage. C’est aussi les chemins de traverse qu’emprunte l’histoire critique en œuvrant aux confins de ces tentatives de constitution de savoirs nouveaux que sont la théorie du droit politique, l’économie politique du droit, la sociologie politique du droit, la philosophie politique, la socio-histoire, etc. Elle est une incitation à habiter les espaces hétérotopes délaissés par les savoirs normatifs [166] en cultivant l’esprit nomade et le bon goût critique [167]. Pour profiter des charmes de cette excursion, il faudra être en mesure de voyager léger et hors des sentiers battus par toux ceux qui content encore la fable du légicentrisme révolutionnaire hérité de la raison des Lumières. Mais c’est là une autre histoire...
Jérôme Ferrand, maître de conférence en histoire du droit
Université de Grenoble II-Pierre Mendès France