Introduction
1. Les années de plomb se caractérisent par un grand nombre de procès qui ont placé la magistrature au centre des débats. Vers la fin des années 1970, dans le contexte de l’urgence liée à la lutte contre la violence politique et le terrorisme, un type de procès probablement inédit se déroule en Italie, constitué par la poursuite judiciaire contre le mouvement extra-institutionnel « Autonomia Operaia ». Ce procès pénal, mieux connu sous le nom de procès 7 aprile, représente l’aboutissement d’une longue gestation durant laquelle certaines pratiques judiciaires spéciales se précisent, d’abord utilisées pour contrecarrer la violence politique des mouvements extra institutionnels, puis employées afin de poursuivre certains groupes d’individus considérés comme les meneurs de tout le mouvement subversif des années 1970. C’est tout au long de la durée presque décennale du procès 7 aprile que se cristallisent certains traits innovateurs du procès pénal en Italie, destinés à être systématisés et donc répétés à l’intérieur du contexte de deux grandes et nouvelles « urgences » qui affligeront la société italienne pendant les deux décennies suivantes : celles de la criminalité organisée et de la corruption politique.
2. L’aspect le plus singulier d’une telle forme de procès est marqué par l’apparition d’un véritable pouvoir et par le rôle politique autonome d’une partie de la magistrature, tout particulièrement celle chargée de l’instruction des enquêtes. Il s’agit du phénomène repris par les médias sous l’étiquette ambiguë de « gouvernement des juges » ou de « parti des juges ». Aussi équivoque soit-elle, cette expression signale l’existence d’une nouvelle dimension politique de l’action judiciaire dont la genèse et la logique d’action mériteraient d’être détaillées ultérieurement.
3. Dans une première partie, nous dessinerons les traits essentiels et originaux du procès politique italien tels qu’ils se développent suite aux transformations législatives et des pratiques judiciaires de la période de l’État d’urgence. Dans une deuxième partie, nous essaierons de voir comment l’emploi de ces pratiques pendant le procès 7 aprile a engendré un modèle d’action judiciaire profondément atypique.
I. Le procès politique des années de l’urgence : innovations législatives, méthodes, stratégies
A. Terrorisme et suppléance judiciaire
4. En Italie, les racines de l’altération du rapport entre magistrature et pouvoir politique remontent à quelques décennies. Mais il ne s’est pas toujours agi d’un rapport conflictuel ; loin des pics de conflictualité que ce rapport a atteint durant la Deuxième république, l’entrelacement des sphères judiciaire et politique a été marqué par des phases de contrastes et de rapprochements. Les moments conflictuels récents se situent dans un contexte où les juges sont déjà devenus des « acteurs politiques ».
5. Une première explication possible d’un tel phénomène a conduit à avancer l’hypothèse de l’existence d’un « parti des juges », c’est-à-dire d’une entité subjective née à l’époque de la lutte contre le terrorisme [1]. Cette entité serait née d’une alliance de la magistrature dans son ensemble autour du problème de la défense des institutions, pour se consolider par la suite en formant un bloc à même de poursuivre ses propres buts tactiques et stratégiques. Il s’agirait d’une véritable formation politique transversale aux partis et aux institutions officielles. Une telle image de ce phénomène représente sûrement une exagération : il manque bien évidemment une composante essentielle pour pouvoir parler de « parti des juges », à savoir une forme, même rudimentaire, de centralisation politique. Mais ce n’est pas la seule chose qui manque. Même en voulant conserver la valeur métaphorique de la locution, l’activité d’un tel « parti » devrait se dérouler, au moins dans sa composante judiciaire, à l’intérieur d’un « medium » spécifique qui n’est sûrement pas compatible avec cette action de grande envergure qui caractérise le travail des formations politiques authentiques. Malgré l’exagération que la formule comporte, il n’y a aucun doute que l’idée d’un parti des juges saisisse un phénomène réel.
6. Après 1969, date qui marque le commencement d’une phase historique tristement connue sous le nom de « stratégie de la tension », suite au massacre de Piazza Fontana, les épisodes de violence politique puis de terrorisme perpétrés par des groupes d’extrême droite et d’extrême gauche s’intensifient [2]. Dans un contexte social fortement déchiré par la fracture qui s’était générée autour des événements de contestation puis de violence politique, on peut mettre en évidence une circonstance assez particulière, surtout si on la compare avec les modalités d’intervention utilisées dans d’autres pays occidentaux pour contrer des phénomènes semblables : la période de l’urgence n’a pas été affrontée en Italie à travers la mise au point de mécanismes de suspension du droit ou à même de bouleverser l’ordre constitutionnel. En Italie, l’appareil de la juridiction a en effet été chargé par le système politique de s’occuper de la lutte contre un phénomène collectif comme celui du terrorisme [3]. À la différence donc d’autres pays qui, face au terrorisme, ont mis en place des juridictions d’exception, les gouvernements italiens ont fait le choix de laisser à la magistrature ordinaire – généralement considérée comme organe d’un temps de paix sociale – la répression de ce phénomène [4].
7. Les effets de cette attribution de fonctions de lutte confiées aux juges engendraient une transformation du caractère qualitatif de la juridiction. On demandait au juge de déployer sa fonction selon des modalités opérationnelles expéditives, de type « administratif » ; les techniques changeaient en même temps que le vocabulaire qui utilisait des notions nouvelles, facilement accessibles au sens commun et qui commençaient à être diffusées par le circuit médiatique de masse. On se réfère ici aux expressions qui définissent le juge comme un acteur qui combat quelqu’un ou quelque chose et au « topos » de l’inculpé perçu en tant qu’ennemi [5]. Une part de la doctrine juridique a parlé de naissance du « giudice di scopo » [6], à savoir d’un genre de magistrat qui applique les lois en fonction d’un but que la sphère politique, en abdiquant sa propre fonction, lui a demandé d’atteindre. Le procès pénal incarne une métamorphose vis-à-vis du modèle de légalité formelle : son emploi devient le moment central d’un mécanisme renouvelé de défense sociale. Étant donné qu’on affirme la nécessité d’un procès de forte intensité, comparable à un combat, le procès est alors envisagé comme « politique » car employé « ad modum belli ».
8. Que les juges aient été les premiers à avoir tenté une reconstruction de l’histoire des années de plomb était logique et prévisible. Il s’agissait de dévoiler toute une série de parcours ensevelis dans la clandestinité ou de tracer la proximité entre mouvements de contestation, formations qui pratiquaient l’illégalité diffuse, et bandes qui pratiquaient le terrorisme et la violence. L’intervention judiciaire était, bien entendu, inévitable [7]. Mais il est particulièrement significatif que seuls les juges aient eu, à l’époque, la tâche de reconstruction intellectuelle et d’analyse de ces phénomènes, et non les historiens, les sociologues ou encore les personnalités politiques. C’est une donnée qui témoigne de l’incapacité d’une classe entière d’intellectuels et d’hommes politiques à s’interroger sérieusement sur la crise en acte pendant cette période et de la paralyse d’un système politique dans l’initiative publique. Et ce dernier phénomène est spéculaire à une accumulation progressive de compétences et d’activisme de la magistrature en fonction de « suture sociale » [8]. La réponse du système politique à travers la législation spéciale – en aplatissant les problèmes d’ordre économique et social sur le plan de la défense de l’ordre public – a surchargé les mécanismes du procès pénal, en engendrant une suppléance judiciaire sans précédent qui favorisera l’affirmation d’un nouveau type de procès-enquête : le procès politique indiciaire [9].
9. Comment s’est alors révélée possible la formation d’une telle suppléance judiciaire ? Et pourquoi, parmi les nombreux procès politiques célébrés pendant ces années, un procès comme celui du 7 aprile – qui sera au centre de notre attention – a-t-il acquis une exemplarité particulièrement symbolique ?
10. Les réponses à ce deux questions découlent de la reconstruction de la réaction institutionnelle à la violence politique et au terrorisme déployée sur un double niveau : on devra prendre en considération deux types de transformations du procès pénal qui se vérifient en concomitance et qui concernent, d’un côté, les innovations législatives, et de l’autre les pratiques et techniques mises en œuvre pour rendre l’outil processuel plus efficace afin de neutraliser les groupes politiques estimés subversifs. L’entrelacement des mesures survenues à ce double niveau constituera les conditions à l’intérieur desquelles naîtra et se développera le cas 7 aprile.
B. Vers un procès pénal de l’ennemi
11. Pendant les années 1970, l’attention des juristes en Italie s’est polarisée presque entièrement autour des transformations législatives du système de contrôle pénal introduites à partir de 1974, en négligeant, à de très rares exceptions près, les pratiques judiciaires qui se sont développées parallèlement lors de la célébration des procès politiques de l’époque.
12. Les innovations législatives des années 1970 avaient été adoptées pour résorber les conflits sociaux qui, à partir des contestations étudiantes de 1968 et des luttes syndicales de 1969, s’étaient ramifiée en plusieurs directions, jusqu’à l’émergence du terrorisme de type néofasciste et aux crimes de sang commis par les Brigades Rouges [10].
13. La stratégie était claire : on procédait à une nouvelle politisation de la question pénale à travers la promulgation d’une législation d’exception formellement temporaire mais renouvelée à chaque recrudescence de violence politique. Le principe avait déjà été étudié en relation avec d’autres moments de l’histoire d’Italie : il consistait dans le paradoxe selon lequel, si le problème n’avait pas encore été résolu grâce à la législation spéciale, il fallait que celle-ci soit maintenue et, en l’occurrence, renforcée. La faillite de la législation devenait la raison de sa permanence [11]. Et en effet, à chaque hausse de la criminalité politique, le législateur a répondu avec une augmentation de la charge des sanctions. Dans le langage législatif, la locution « justice pénale » commence à indiquer la tendance à faire coexister dans une même loi des dispositions de droit pénal substantiel et processuel qui, au fur et à mesure, privaient le procès pénal de son caractère formel de vérification en le pliant aux raisons de la répression [12]. Tout au long de la période comprise entre 1974 et 1977, le procès devient la structure sur laquelle l’État d’urgence se faisait ressentir le plus [13]. La législation de ces années concrétise l’échafaudage juridique pour un emploi du dispositif processuel en tant que machine de choc pour assurer la défense sociale et apaiser l’inquiétude sociale. Par la loi Bartolomei du 14 octobre 1974, on prévoit le doublement des termes de détention préalable à huit ans pour les derniers degrés de jugement. À partir de ce moment, il s’ensuit une législation foisonnante vouée à créer un système complexe d’augmentation des durées d’emprisonnement selon les phases du procès [14]. Le cadre de la liberté provisoire était l’un des plus frappés par cette législation. Pour limiter les manœuvres dilatoires pratiquées pendant le déroulement de certains procès contre les bandes armées, la loi du 7 juin 1977 suspendait le décompte du temps de détention en cas d’interruption du débat public pour cause d’entrave à la formation des collèges des cours d’assises ou à l’exercice des droits de la défense [15]. La logique du cas singulier commençait à l’emporter sur les considérations de caractère général du législateur en le conduisant à une production normative contradictoire [16]. La logique du double niveau de légalité émerge à nouveau, mais avec des différences par rapport au passé : la législation spéciale de l’Italie de la fin du XIXe siècle s’était déroulée extra codicem pour sauvegarder les niveaux de garantie du Code Zanardelli et pour gérer les situations d’urgence en gardant les prévenus le plus loin possible des tribunaux ordinaires. Le choix de l’époque républicaine va dans une direction opposée, avec des modifications des codes, pénal et de procédure pénale de 1930, qui altèrent profondément le fonctionnement des règles du procès telles qu’elles avaient été conçues par le législateur fasciste [17]. De plus, la Cour Constitutionnelle validait ces mesures, en considérant légitime qu’un accusé libéré puisse être atteint par un autre mandat d’arrêt pour le même fait délictueux, et en estimant l’augmentation des termes de détention préalable non contraire à la Constitution [18].
14. De même, du point de vue de l’établissement de la preuve, le renforcement du « rito direttissimo » mettait en évidence que la construction de l’enquête ne s’appuyait plus sur la preuve évidente mais sur la présence de simples indices de culpabilité. On autorisait des opérations d’instruction qui échappaient entièrement au contrôle de la défense, en réintroduisant l’interrogatoire libre de police, quoiqu’avec la présence du défenseur. On confiait finalement au ministère public un pouvoir discrétionnaire pour le choix de la procédure judiciaire à entreprendre selon des modalités posées par le législateur sur des facteurs extra juridiques découlant en bloc des campagnes médiatiques qui demandaient des réponses institutionnelles fermes : on prônait des jugements rapides et exemplaires [19].
15. Avec la loi Reale n. 152 du 22 mai 1975, la défense de l’ordre public était déjà redevenue centrale dans le discours du législateur ; on réactualisait une vieille notion de bien juridique, déjà utilisée entre la fin du XIXe et le début du XXe siècles, dont le contenu demeurait ambigu et flou [20]. Les interventions sur le procès continuaient avec l’extension du « fermo » (garde à vue) judiciaire, et le rétrécissement des hypothèses d’application de la liberté provisoire. Mais un procès parallèle aurait commencé à côtoyer les formes ordinaires grâce à la promulgation des lois du 8 août 1977 [21]. Ces lois réglaient les mécanismes d’acquisition de la preuve en introduisant l’interrogatoire libre sans l’assistance du défenseur, en faisant du témoin une source directe des connaissances processuelles. En effet, lors des simples témoignages rendus dans un procès, ceux-ci pouvaient être utilisés contre ceux qui les avaient rendus pour instruire un autre procès [22].
16. L’urgence politique devenait plus forte et exaspérée au lendemain du meurtre de Aldo Moro, le président du parti de la Démocratie Chrétienne ; la loi du 6 février 1980 radicalisait la polarité entre légalité ordinaire et crise politique [23]. Les hypothèses d’arrestation obligatoire s’étendirent, on interdisait la liberté provisoire pour les mêmes hypothèses, et la durée de détention préalable pour les délits aggravés pour motif de terrorisme fut doublée, en prévoyant la possibilité que cette dernière atteigne la durée de dix ans et huit mois. Pour la charge de la circonstance aggravante, le législateur avait créé un article ad hoc, 270 bis, qui répétait ce qui était déjà prévu pour punir l’association subversive, en insérant une terminologie très équivoque [24]. On remarquait que l’emploi de termes politiques tels que « tutelle de l’ordre démocratique » ou de termes trop vagues comme « sûreté publique » permettait aux juges de gérer en dernière instance l’exégèse et l’interprétation de tout ce qui aurait dû être considéré comme crime de terrorisme [25]. Malgré ces préoccupations, la Cour constitutionnelle ratifiait de telles normes, en autorisant le législateur, l’exécutif et les magistrats à prolonger et à appliquer de telles mesures de détention préalable même de manière rétroactive si la gravité de la situation les rendait nécessaires [26].
17. Le système processuel était devenu encore plus flexible grâce à la loi du 29 mai 1982. Cette mesure introduisait la pratique de la collaboration avec les repentis entamée à la fin des années 1970 : on prévoyait des facilités pour les prévenus qui avaient concrètement aidé l’autorité judiciaire dans la récolte des preuves décisives à l’arrestation des membres de bandes armées. Dans le cadre de la criminalité de type terroriste, on chargeait à nouveau le juge de la responsabilité d’une telle négociation : les leviers de la menace de la détention et la promesse de la liberté provisoire devenaient des outils de persuasion [27].
18. La possibilité de se servir de ces incitations trouvait son moment d’application principal dans le déroulement du procès. Dans cette perspective, l’interrogatoire n’avait plus la même finalité ; de moyen de défense, il devenait un moyen de preuve et le prévenu était considéré comme un témoin. L’attitude flexible de cet instrument constituera au fil des années un dispositif de preuves débouchant sur une justice négociée et faisant de l’aveu de nouveau la reine des preuves [28].
19. Une grande partie de la doctrine, sur la base de la tournure pratique observée lors de la tenue des procès politiques de cette période, commençait à dénoncer le changement de visage de la juridiction : on s’apercevait que les juges d’instruction ne prenaient plus en compte les cas individuels pour juger de la responsabilité personnelle du prévenu. Ils s’en prenaient à un phénomène social : la violence terroriste [29]. On transformait le même modèle théorique processuel à cause de l’interpénétration des normes ordinaires et des normes inspirées par des raisons d’opportunité politique. Le procès était envisagé à l’instar d’une peine anticipée et on dénonçait la régression de la figure du juge devenu policier [30].
20. En effet, en concomitance avec la promulgation de lois spéciales, les procès politiques en Italie contre les mouvements extra-parlementaires puis contre les bandes armées deviennent fréquents [31]. Une première vague de procès concerne les formations d’extrême droite : en analysant les poursuites du début des années 1970, on peut déjà isoler toute une série d’affaires liées de manière indirecte aux épisodes de violence politique. Les auteurs matériels de ces épisodes restant inconnus, certains magistrats procèdent également à la répression légale d’organisations ou mouvements politiques ; il est frappant d’observer que dans plusieurs procès, l’action judiciaire est intentée pour frapper la doctrine du groupe politique incriminé plutôt que l’action de ses membres [32]. Ces procès avaient pour objet soit des délits de nature politique « pure », tels les délits idéologiques ou associatifs ou bien des délits qui rentraient dans les espèces criminelles communes, tout en gardant leur motivation politique. L’élément principal qui caractérisait la gestion de ces procès était donné par la conception de certains magistrats par rapport aux principes classiques en matière d’établissement de la preuve dans le procès pénal. À la place de vérifier l’accomplissement de certains faits délictueux, ils avaient préféré substituer une enquête sur la personnalité politique de l’accusé : celui-ci, une fois défini comme « subversif » sur la base de l’idéologie à laquelle il avait adhéré, était considéré par les magistrats chargés de l’instruction non pas simplement comme l’auteur possible des actes de criminalité politique dont il était inculpé, mais comme l’auteur réel de ces faits. Les conduites criminelles étaient reconstruites sur la base du « type politique » d’inculpé [33]. De la sorte, un certain comportement, tel qu’un discours ou un écrit, constituait un motif suffisant pour déclencher une procédure pénale. On opérait une inversion des syllogismes qui régissent le modèle légal du procès pénal : on poursuivait un individu non pas parce qu’il aurait commis un acte délictueux, mais bien parce que l’individu en question était membre d’une certaine organisation politique [34]. Ces éléments avaient déjà été utilisés lors de la répression politique de l’époque libérale et fasciste, pendant laquelle, les organisations socialistes avaient été contrées en tant qu’associations de malfaiteurs ou subversives uniquement à cause de leur propagande [35].
21. Le procès politique des années 1970 présente des profils nouveaux. Le centre du procès, autrefois caractérisé par un « débat-monstre », est déplacé dans la phase de l’instruction, ce type de poursuite faisant abstraction de la formalisation de son issue dans une sentence de condamnation [36]. On transformait les instituts processuels de moyens d’investigation en dispositifs de stigmatisation, en privant la sentence de sa fonction de vérification du bien-fondé des accusations [37], en conférant au cadre de la détention préventive le rôle de peine anticipée, à cause des escamotages utilisés continuellement pour la prolonger [38]. La législation spéciale dont on a esquissé les principaux traits aurait permis des glissements ultérieurs des pratiques judiciaires vers la tendance à l’élaboration des véritables stratégies politico-judiciaires vouée à attaquer toute manifestation idéologique censée être la base théorique de la lutte armée [39]. Une fois l’attention transférée sur la subversion et sur les actes de terrorisme des groupes d’extrême gauche, la coordination entre magistrats se spécialise et on inaugure un emploi unilatéral des appareils d’enquête [40]. On dépasse la traditionnelle passivité du magistrat qui confie les investigations à la police en attendant les résultats pour ensuite bâtir le procès. Plusieurs formes de coordination entre ministères publics et juges d’instruction qui travaillent dans des bureaux différents se développent. On entreprend la poursuite des délits associatifs indépendamment de faits concrets qui en constituent les éléments constitutifs [41]. Les impératifs de l’urgence changent la manière d’interpréter les normes ordinaires du code pénal pour les adapter aux exigences de poursuites judiciaires avec de nombreux inculpés qui d’ailleurs ne sont plus accusés d’avoir accompli des faits bien spécifiés [42]. L’action incessante des ministères publics constituera un mode alternatif mais aussi efficace de contrôle social, grâce au recours à l’emploi d’un modèle délictueux associatif pur et à une requête de légitimation toujours croissante auprès de l’opinion publique, cette dernière devenant progressivement un renfort stratégique. Dans la plupart de ces cas, l’utilisation des seuls délits de conspiration montre l’un des points brûlants de la politique criminelle des années 1970, à savoir la tendance à poursuivre les positions idéologiques si celles-ci ne sont pas intrinsèques aux valeurs partagées par les partis du soi-disant « arc constitutionnel » [43].
II. Le procès 7 aprile : quelques éléments pour l’étude d’un cas-limite
22. Un emploi particulièrement désinvolte des délits associatifs et des nouvelles législatives de l’État d’urgence a été expérimenté à la fin des années 1970 avec le procès contre le mouvement politique extra parlementaire « Autonomia Operaia ». Il s’agit du procès politique le plus complexe parmi les procès qui ont eu lieu en Italie depuis l’après-guerre. Certains commentateurs l’ont défini comme la riposte la plus efficace et décisive portée au problème du terrorisme ; d’autres ont vu dans ce procès l’accélération du processus de désintégration des libertés et des garanties fondamentales en Italie [44]. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un tournant fondamental qui a marqué une saison entière de politique judiciaire et qui est devenu aussitôt un symbole et un lieu de contrastes radicaux. L’aspect le plus intéressant de cette affaire, outre le type d’accusations soulevées, concerne la transformation progressive de celles-ci : à travers une multiplication pathologique des délits attribués, le mécanisme processuel préventif et répressif qui a gouverné cette progression s’est alimenté exclusivement des revendications idéologiques élaborées et diffusées par les principaux accusés au début des années 1970. De plus, les magistrats qui s’occupent de l’enquête ne procèdent pas de manière solitaire ou en opposition avec les forces politiques. L’opération du 7 aprile est soutenue par toutes les forces politiques légales et constitutionnelles et protégée par un engagement du circuit médiatique inédit. La presse déploie un double rôle : elle est utilisée par les juges en guise de garantie de mesures judiciaires adoptées et les journalistes encouragent à leur tour l’activité des magistrats qui instruisent l’affaire, en engendrant une amplification des thèses des Parquets.
23. L’hypothèse accusatoire de départ, le « théorème Calogero », du nom du Procureur qui fait démarrer l’enquête, part du postulat que « Autonomia Operaia » [45] était la structure de sommet des Brigades Rouges et, plus généralement, de plusieurs bandes armées sur tout le territoire national [46]. Les accusations étaient structurées de manière apte à attribuer au professeur Antonio Negri [47] et aux autres intellectuels du groupe – dont plusieurs parmi eux étaient des collaborateurs de Negri à la Faculté de Science Politique de l’Université de Padoue – tous les épisodes de violence politique et du terrorisme rouge des années 1970, y compris le meurtre d’Aldo Moro. Les arrestations commandées par le parquet de Padoue du 7 avril 1979 s’appuyaient sur une opération de reconstruction des faits de type historico-politique qui associait les évènements de terrorisme aux idées subversives exprimées par ces intellectuels de la Gauche extraparlementaire. Ces derniers étaient sélectionnés sur la base de l’ancien militantisme dans « Potere Operaio », censé être la véritable fabrique insurrectionnelle dans laquelle le programme de la lutte armée qui a longuement accablé l’Italie aurait été dessiné [48]. La base juridique de cette opération était le délit d’association, une typologie criminelle capable de réunir dans un dessein cohérent tous les cas de violence politique et de terrorisme évoqués initialement. En agissant de cette manière, les magistrats renonçaient à distinguer les différentes responsabilités personnelles pour les confondre dans le contenant indifférencié du délit d’association. Les titres délictueux utilisés tournaient autour du binôme « association subversive » / « bande armée » [49] auquel s’ajoutera en renfort, pour la première fois dans l’histoire judiciaire républicaine, l’imputation de délit d’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État [50]. Le choix d’un tel motif de mise en cause engendre des conséquences capitales pour la suite de l’affaire : en premier lieu, un changement de compétence qui passe de Padoue à Rome et qui permet de court-circuiter le bureau de l’instruction de Padoue. Celui-ci avait été le lieu d’une opposition entre le juge qui le dirigeait, Palombarini, et le procureur Calogero. Ensuite, l’initiative du parquet de Rome consistait à dédoubler les mandats d’arrestations contre les accusés pour les mêmes faits en amorçant l’engrenage qui multiplie l’emploi de ces mandats, utilisés de manière « substitutive » [51] et « à jet continu » à chaque échéance des délais de détention préventive. L’escamotage conceptuel qui permettait de lier une infinité de délits de terrorisme à la situation juridique des accusés – en déclenchant entre-temps l’intervention rétroactive des mesures prévues dans les lois spéciales en matière d’augmentation des termes de détention préventive – s’attachait à la référence au « but ultime » de la production idéologique des intellectuels d’« Autonomia Operaia ». Cette référence au « but ultime » constituait la mise en pratique de la théorie exposée dans la Carte de Cadenabbia, du nom de la ville où se sont rencontrés les magistrats titulaires des principales enquêtes sur le terrorisme : dans le document final on affirmait que la répression des seuls actes délictueux concrets ne suffisait pas à résoudre le phénomène du terrorisme. Ce qui comptait était de repérer le but ultime d’une action quelconque potentiellement finalisée à la pratique de la lutte armée. Pour connaitre ce but ultime, il fallait de la sorte établir des liens logiques, interpréter la personnalité et les convictions des individus suspectés pour découvrir l’espèce terroriste [52].
24. Le résultat qui en découle est la construction d’une phase d’instruction très longue, entièrement logico-déductive et changeante, une gestation processuelle qui coûte des centaines d’années de détention préventive pour les accusés, et un échafaudage accusatoire surdimensionné, ajusté sur le versant probatoire, exclusivement par les déclarations des repentis et par une surexposition médiatique.
25. Le débouché juridictionnel de l’affaire, tout en minimisant les accusations les plus graves, avait toutefois produit une prolifération de procès pour les mêmes types de délits qui découlaient d’un schéma accusatoire inédit et qui transformait radicalement la physionomie « garantiste » de l’action judiciaire en y apportant des innovations originales [53]. Ces pratiques judiciaires déployées pendant la phase d’instruction constitueront le terrain privilégié de notre étude. On en soulignera quatre, communes aux plusieurs phases de l’affaire : on verra comment à la « consécration » de la méthode d’identification sélective des accusés fondée sur la « typologie normative de l’auteur » s’ajoute l’allure inédite de la progression et construction des accusations, toutes de nature associative, et employées selon des critères voués à en optimiser l’élasticité. On esquissera le mode d’établissement de la preuve, totalement logique, qui sanctionne le renversement de la charge sur la défense en bouleversant le principe de présomption d’innocence. Enfin, on cherchera à définir l’importance de l’entrée en jeu d’un nouvel acteur processuel, le dispositif des mass médias, pour saisir ses fonctions et ses modalités d’action tout au long du déploiement de cette affaire judiciaire.
A. La typologie de sélection des accusés
26. La base de l’incrimination, de l’arrestation, des actes de l’instruction et du renvoi en justice des accusés des procès qui se développent à partir du 7 avril 1979 était donnée essentiellement par une histoire reconstruite sur la base d’une hypothèse politique assez désinvolte [54]. Celle-ci portait sur l’unicité du terrorisme italien dans le temps et dans l’espace et la liaison de son dessein stratégique et de sa direction suprême avec les membres d’« Autonomia Operaia », dont la personnalité subversive aurait été documentée par un « symptôme » précis, à savoir leurs écrits politiques. L’importance probatoire assignée à Padoue puis à Rome, aux écrits dans lesquels les accusés ont parlé d’insurrection armée ou de lutte violente, était exclusive et décisive. Pour Calogero, les écrits constituaient « des aveux préventifs des prévenus », que rien ne serait capable de démentir [55]. En vertu de cette altération des faits, on assistait à la transformation de l’objet du procès. Désormais, l’auteur d’un acte délictueux pouvait être puni non seulement pour ce qu’il avait réellement fait, mais sur les seules bases de sa personnalité et de ses idées [56]. Il s’agit d’un modèle d’intervention qui opérait une reconsidération remarquable de la doctrine pénale classique de la typologie de l’auteur qui avait reproposé un modèle qui puisait sa force dans un terrain de légalité substantielle qui punit pour ce qu’on est et non pour ce qu’on a fait [57]. Le procès pénal rétrogradait ainsi du statut de procédure de vérification des délits en technique matérielle d’inquisition sur la personne, où l’accusé n’a plus grand-chose à dire et ne peut se défendre.
27. Les preuves ne sont pas une technique pour démontrer la probabilité des faits mais plutôt des interprétations des faits en mesure de confirmer une pétition de principe. Une telle logique inquisitoire fournissait à la partie qui accusait un schéma interprétatif univoque et hautement cohérent si considéré « ad usum accusae » [58]. À l’opposé, la défense en sortait évidée, incapable d’opposer un schéma interprétatif aussi solide ; selon une telle grille de lecture, la conduite des accusés devenait ambiguë, les alibis préconstitués, les circonstances et les faits favorables à une déclaration d’innocence étant envisagées comme insignifiants ou comme des manipulations visant à entraver l’enquête [59].
B. La méthode de construction des accusations
28. Une fois les accusés identifiés sur la base de la typologie normative de l’auteur se déclenche un mécanisme répressif qui a été qualifié de « punition anticipée » [60]. Une esquisse synthétique d’un tel modèle s’appuie sur la considération de plusieurs facteurs. Si on examine l’enquête de Padoue, le modèle en question est conditionné sans doute par le type de délit reproché aux inculpés avec tout ce qui relève des techniques qui impliquent une anticipation du seuil de punition. Il s’agit d’un effet typique de l’emploi de délits associatifs et de la subjectivation des présupposés de la responsabilité pénale [61]. De même, un certain « autoritarisme » judiciaire, instauré dans le procès pénal, concourt à la réalisation de la finalité d’anticipation de la punition. Un système punitif ouvert, marqué par la clause de la circonstance aggravante de la finalité de terrorisme et de subversion de l’ordre démocratique, permettait au juge de s’orienter sur la base de concepts de valeur peu précis, à même de générer des manipulations inspirées d’interprétations univoques en lien avec les orientations politiques du moment. Un tel système normatif offrait au juge un modèle comportemental qui lui demandait d’évaluer l’agent et son histoire politique. Dans ce modèle comportemental, le juge peut parfois insérer ses propres évaluations historiques et ses choix éthico-politiques.
29. Face à la difficulté de reconstruire les propos révolutionnaires partiellement exprimés et non-réalisés des accusés, les magistrats ont manifesté la tendance à réagir en étendant le domaine de l’analyse, dans la tentative de récupérer à l’intérieur du contexte historique quelques vérifications ou quelques confirmations pour l’hypothèse accusatoire [62]. Les reflets que l’action du juge peut avoir en tant qu’historien sur les thématiques de fond d’un procès pénal risquent de transformer la liberté de jugement en un pouvoir tendanciellement illimité quant à la vérification de la responsabilité pénale. Lorsque la technique des preuves traditionnelle – fondée sur des témoignages, des documents et des expertises tendant à établir l’accomplissement d’un fait spécifique ayant lésé un droit – n’est plus d’aucune aide pour le magistrat, une analyse historico-politique peut remplacer la technique en question. Elle peut ainsi fournir des confirmations illusoires aux thèses accusatoires qui envisagent les inculpés comme des éléments déstabilisateurs face au système politique en place. En effet, une fois établie la tendance à envisager en tant que rébellion à la Constitution toute instance contraire aux partis et aux syndicats, l’engagement culturel du juge a conduit à une interprétation monolithique du terrorisme, en entendant par ce terme toute inclination antisystème [63]. Il s’ensuit que le procès pénal s’est modelé en tant que laboratoire politique où les phénomènes de rébellion sont revisités par le juge par l’emploi d’instruments d’analyse extra juridiques. Le théorème accusatoire logico-déductif est l’un de ces outils et on peut remarquer comment, à travers son emploi, les délits associatifs ont produit, lors de l’instruction du procès 7 aprile, une particularité dans la phase de leur utilisation. On assiste en effet à la mise en branle d’un mécanisme multiplicateur des accusations, et par conséquent des mesures de détention et des peines [64]. Une multiplicité de qualifications juridiques et un recyclage démesuré de ces qualifications sur le plan déductif ont correspondu, en définitive, à très peu de faits historiquement vérifiés. C’est ce qui a d’ailleurs marqué l’opération du Parquet de Rome qui intervient dans l’affaire suite à l’initiative du procureur de Padoue Calogero qui envoie à la capitale seuls les dossiers des accusés estimés être les chefs de l’insurrection armée.
30. L’enquête de Rome se fonde au début sur un mode opératoire différent de celle de Padoue, pour se conformer ensuite à ce même mode opératoire lorsque les accusations principales s’effritent et se voient remplacées par de nouvelles accusations [65]. À Rome, ce n’est pas une reconstruction de l’histoire du terrorisme qui est opérée : à travers le mandat d’arrestation émis le 7 avril 1979 contre Negri, on intente un procès au motif d’une insurrection armée projetée par le mouvement « Autonomia Operaia » et par les Brigades Rouges. Cette identité entre groupes politiques ayant été démentie par la suite, on a eu recours à la méthode expérimentée à Padoue qui utilisait les autres délits associatifs afin de maintenir autant que possible un lien entre autonomes et brigadistes [66].
1. Les transformations du délit associatif
31. Lors de l’éclatement de l’affaire 7 aprile, les juges montrent une confiance absolue en leur propre action, et l’exhibition des preuves pour des accusations aussi graves est étrangement précédée par un triomphe autocélébré dans la presse [67]. Mais ce triomphe assume de plus en plus des contours ambigus : quelques mois plus tard, en effet, les accusations – au lieu d’être démontrées – sont intégralement démenties. Le premier écroulement de l’édifice accusatoire se vérifie trois mois après les arrestations du 7 avril alors que le premier axiome du théorème Calogero s’effrite : l’accusation contre Negri et onze autres personnes d’être les chefs et les fondateurs des Brigades Rouges se révèle sans fondement. Le nouveau mandat d’arrestation du parquet de Rome, du 7 juillet 1979, qui remplace ceux de Padoue du 6 avril 1979 et de Rome du 7 avril 1979, ne mentionne plus les Brigades Rouges, et les inculpés se trouvent à la tête d’une association subversive constituée par une série de bandes armées jamais dénommées ou situées dans le temps et dans l’espace [68].
32. Un deuxième écroulement du théorème arrive au début de l’année 1980 à la suite des déclarations de Roberto Peci [69] ; ses déclarations dissipent les ombres sur l’implication de Negri vis-à-vis de l’accusation d’avoir organisé le meurtre d’Aldo Moro et aussi de tous les meurtres de terrorisme initialement imputés, hormis l’association subversive, la bande armée et l’insurrection contre l’État [70]. Malgré ceci, le niveau des accusations demeure très élevé ; à Padoue, Calogero défend son théorème en amorçant une polémique médiatique contre le juge de l’instruction, Palombarini, « coupable » de redimensionner à chaque fois les accusations en sanctionnant souvent la libération des accusés, qui seront par la suite à nouveau ponctuellement arrêtés. À Rome, au contraire, le ministère public et le juge de l’instruction procèdent en harmonie et leur accord génère une série incontrôlée de mandats d’arrestation substitutifs qui mettent les inculpés dans la situation d’assister impuissants à la transformation progressive des imputations qui changent en continu leur appui « probatoire », en confirmant la compétence du tribunal de Rome et donc la prolongation automatique de la mesure de détention en prison [71].
33. La volubilité de l’hypothèse accusatoire concerne les délits associatifs qui représentent la base de la construction de ce grand délit complexe formé par une progression criminelle jamais enregistrée dans l’histoire judiciaire italienne. De la sorte, le délit d’association subversive concernant l’association nommée « Potere Operaio », avec d’autres associations analogues liées entre elles, est originairement imputé par Calogero à douze accusés qui seront transférés à Rome, tandis que huit autres restent à Padoue. Mais alors que cette imputation à Rome résiste jusqu’au renvoi en justice pour se fondre avec la charge de bande armée, à Padoue, dans les différents mandats d’arrestation émis entre 1979 et 1980, la même charge se transforme d’abord en bande armée, pour laquelle les accusés seront acquittés après un long conflit entre le parquet et le bureau de l’instruction, pour redevenir association subversive, puis à nouveau bande armée à la suite de l’ordonnance de la Cour d’appel de Venise en mars 1981 [72].
34. Le délit de bande armée reproché aux accusés de Rome joint à l’association subversive déjà citée « Potere Operaio »/ « Autonomia Operaia » comparait dans le mandat de capture originaire de Padoue en tant qu’organisation de support aux Brigades Rouges ; dans le mandat d’arrestation du 7 juillet 1979, cet organisme complexe devient la « associazione eversiva costituita in più bande armate variamente denominate », jamais identifiée, qui oblitère toute référence à un éventuel concours délictueux avec les Brigades Rouges. Mais dans le Réquisitoire de Rome de 1980, le nombre de membres est passé de douze à 73 dont 52 qualifiés en tant que « dirigeants » et 21 en tant que participants. Ce changement de structure engendre une nouvelle transformation de l’imputation qui, sans aucune enquête supplémentaire ni interrogatoires des accusés, est décrite comme une association politico-militaire qui aurait agi à nouveau en accord avec les Brigades Rouges pour bouleverser l’ordre constitutionnel et économique de l’État [73].
35. La métamorphose subie par le délit d’insurrection armée est encore plus radicale : il est attribué au tout début uniquement à Negri qui l’aurait accompli de manière solitaire en organisant ces bandes armées par la diffusion des lignes idéologiques révolutionnaires à même d’enflammer les esprits de certaines couches sociales ; le 7 juillet 1979, il est attribué aussi à Ferrari Bravo, Vesce, Zagato, Piperno, Scalzone et Dalmaviva avec le même mandat de capture qui fait tomber pour les sept insurgés l’imputation d’être les chefs suprêmes des Brigades Rouges. Ensuite, lorsque Negri est sur le point d’être acquitté pour le meurtre de Moro et que toute connexion possible entre les inculpés du 7 aprile et les Brigades Rouges semble destinée à être exclue, l’insurrection armée est à nouveau attribuée aux accusés originaires par l’énième mandat d’arrestation substitutif du 21 décembre 1979 en concours avec un groupe faisant partie de la direction brigadiste [74]. Il devient alors compliqué de comprendre de quelle insurrection il s’agit puisque ce concours n’est jamais motivé. Une fois tombé ce concours par la séparation du procès 7 aprile de celui contre les Brigades Rouges, le fait insurrectionnel se transforme encore une fois, aussi bien qualitativement que quantitativement. Il ne s’agit plus de l’insurrection promue par Negri et son entourage avec les Brigades Rouges, mais celle déclenchée par les membres d’ « Autonomia Operaia » à Rome et ailleurs à partir de 1971, en enveloppant des faits -jamais en connexion avec les actes de terrorismes les plus graves- qui se déploient jusqu’en 1974 [75].
36. Finalement, les deux instructions terminées, on peut saisir un seul fait associatif : « Potere Operaio » et « Autonomia Operaia » supposés en rapport de continuité et de descendance avec leurs niveaux occultes. Mais il a été bien mis en évidence que tandis qu’à Padoue l’ensemble « Potop/Autop » est pour le ministère public et la cour d’Appel une bande armée et pour le juge de l’instruction un phénomène qui ne constitue pas les extrêmes d’un délit, à Rome le même ensemble représente pour le ministère public une association subversive distincte des bandes armées qui en forment les niveaux occultes et pour le juge de l’instruction une association politico-militaire dont les niveaux occultes intègrent une seule bande armée [76].
2. Les critères d’application du délit associatif
37. Le mécanisme multiplicatif des accusations qu’on vient de décrire se déroulait de la manière suivante : on partait habituellement des faits spécifiques (des actes de terrorisme quelconques) attribués à des personnes ou à des bandes ; puis on remontait de ceux-ci à l’idée purement déductive d’une prétendue structure organisée, soumise à plusieurs qualifications (Autonomia Operaia Organizzata). En vertu de toute une série de comportements symptomatiques, on insérait d’autres inculpés, généralement des individus qui, en raison de leur production idéologique, étaient censés être les responsables de la structure associative ; on déduisait automatiquement de l’introduction de ces inculpés dans l’organisation illégale ainsi dessinée leur responsabilité, en tant qu’inspirateurs, pour les faits-délits attribués à la même organisation, mais qui avaient été commis par d’autres individus, à savoir par les terroristes.
38. Dans cette spirale accusatoire, l’espace du procès enregistrait une expansion objective et subjective illimitée : les juges envisageaient donc que les accusés constituaient un organisme unitaire voué à réaliser un ou plusieurs programmes subversifs (art. 270 c. p.), ou un programme apte à bouleverser l’ordre constitutionnel (art. 270 bis c. p.) ; que cette association s’était ensuite dotée d’une structure armée pour réaliser un des délits contre la personnalité de l’État ; qu’un tel groupe s’était ultérieurement renforcé sur le plan militaire de manière à avoir pu concevoir des ambitions de nature plus spécifiquement révolutionnaire visant l’éclatement de la guerre civile [77].
39. À ce mécanisme multiplicateur peut s’en ajouter un autre, toujours de nature circulaire et déductive : selon les magistrats, quiconque serait devenu membre d’une des associations susmentionnées aurait été considéré comme étant au sommet du mouvement « révolutionnaire » pour lequel on intentait un procès en justice. Cela était rendu possible grâce à l’orientation interprétative qui qualifiait automatiquement de promoteur d’une insurrection armée celui qui avait déjà obtenu la qualification de promoteur ou d’organisateur de bande armée ; de la sorte, on court-circuitait la charge probatoire qui obligeait les magistrats à démontrer que les adhérents de la bande armée étaient passés à l’exécution. À travers la réitération des ordres de capture, cette progression d’incriminations a généré une pluralité artificielle des qualifications. Le phénomène impliquait la possibilité qu’un fait évalué comme une espèce criminelle déterminée soit ensuite compris dans la sphère d’une espèce différente. Et ceci pouvait produire des qualifications nouvelles sans que la perception d’une pluralité effective d’atteintes à l’ordre juridique ait correspondu à des actes réels [78].
40. À partir de l’échéance du premier délai de détention préventive, les juges n’avaient pas acquitté les prévenus afin de pouvoir – éventuellement – leur imputer formellement d’autres accusations. Contrairement à ce qui était établi par le code de procédure pénale, ils avaient inventé une pratique qui consistait tout simplement dans la notification d’un autre ordre d’arrêt, qui maintenait inaltérés les titres délictueux utilisés jusque-là, en ajoutant que « ce mandat remplaçait le précédent ». On décrivait différemment les liens qui auraient marqué l’activité des groupes incriminés en question, mais sans s’appuyer sur une activité de recherche de preuves ultérieures, tout simplement en requalifiant les mêmes faits de départ. Il s’agit d’une démarche qui s’est constamment répétée, et qui aboutissait toujours à prolonger la détention préalable des accusés. La lecture du délit associatif pendant le procès 7 aprile nous offre un nouvel essai de doctrine pénale, qui repousse le critère de spécialité – c’est-à-dire le choix d’appliquer un délit associatif à même de comprendre le champ d’application des autres – en vertu du choix de la cumulation de toutes ces espèces associatives.
41. Cette lecture du délit associatif modifiait même la jurisprudence du Tribunal spécial pour la défense de l’État institué par le régime fasciste, en durcissant l’impact de ces normes sur les prévenus [79]. L’application de cet amalgame avait comporté un avantage tactique sensible : d’un côté, la réitération et l’augmentation exponentielle de la durée de la détention préventive, et de l’autre une nouvelle logique probatoire, celle que nous allons maintenant étudier.
C. La technique de formation de la preuve
42. La construction d’une telle structure accusatoire et les tentatives de la maintenir sur pied pendant les contestations progressives qui ont suivi le rythme d’émission des mandats d’arrêt avaient rendu l’échafaudage processuel entièrement logico-déductif. L’instruction des procès devenait par conséquent un « entraînement logique, [une] pétition de principe, [une] argumentation circulaire et tautologique de thèses politiques initiales assumées axiomatiquement comme vraies et emboîtées dans l’espèce associative » [80]. Le raisonnement judiciaire peut être synthétisé de la manière suivante : « Negri est le chef et ne peut donc pas ne pas avoir participé aux différents délits d’association subversive, de bande armée et d’insurrection armée ; la même ‘‘responsabilité’’ s’abat par déduction sur l’entourage de Negri. Ensuite, Negri et les autres n’ont pas laissé de traces derrière eux, mais ceci équivaut selon les juges à confirmer leur qualité de chefs occultes et clandestins et l’efficacité diabolique durant l’organisation de ce que les actes d’instruction définissent comme le ‘‘miracle organisationnel’’ de leur association » [81]. Negri était toujours mentionné comme organisateur ou promoteur, mais selon des déductions, à savoir en liant sa responsabilité à sa qualité de chef de l’association ; cette qualité était utilisée comme postulat de départ du théorème, fondé sur ses qualités de théoricien de l’insurrection. Concernant l’accusation de bande armée, la question des armes de l’organisation suivait, elle aussi, la déduction logique : les armes devaient nécessairement être à disposition des inculpés malgré le fait qu’elles n’aient jamais été retrouvées. Les fins insurrectionnelles ne pouvaient pas ne pas conduire à l’approvisionnement en armes, essentielles à l’accomplissement des buts constamment manifestés par l’Organisation [82].
43. La même accusation de subversion s’étend à tous ceux qui ont eu des contacts avec Negri ou avec d’autres membres de son entourage, en premier lieu le militantisme commun au « Potere Operaio ». En considérant comment les magistrats ont évalué la preuve du dol, c’est-à-dire l’élément psychologique qui aurait guidé la conduite des inculpés, on peut remarquer que même cet élément était déduit en tant que conséquence logique à travers un raisonnement encore une fois circulaire. Ce raisonnement faisait fi de toute enquête empirique sur le dol de chaque accusé en se référant à tous indistinctement : si la structure armée de l’organisation existe objectivement, affirment-ils, comme cela a été « démontré », un membre de l’organisation ne peut pas ignorer le type qualitatif d’une telle association, même s’il pouvait, par hypothèse, ignorer quelques éléments des structures militaires. L’élément subjectif du délit, à savoir la conscience de le commettre, était déduit d’un élément objectif, à savoir d’un fait, et celui-ci était à son tour déduit de l’élément subjectif, plus précisément du but insurrectionnel de la bande. La circularité du raisonnement arrive au point qu’on attribuait aux inculpés la même logique de la pétition de principe employée par les magistrats : ceux-ci estimaient qu’étant donné les personnages influents au sommet de l’organisation, les moyens, bien que jamais spécifiés, et les fins insurrectionnelles rendues publiques à plusieurs reprises à travers les publications éditoriales, les inculpés ne pouvaient ignorer l’existence d’armes et donc de structures armées [83].
44. Après de telles prémices, le discours sur les preuves de la responsabilité pour l’insurrection à charge de chaque inculpé devenait tout à fait accessoire, au point que les interrogatoires se trouvent presque réduits à une formalité tellement secondaire qu’ils arrivent parfois à être « oubliés ». Parmi les inculpés, certains n’ont jamais été écoutés pour l’insurrection dont ils avaient été accusés ; aucun parmi eux n’a jamais été interrogé au sujet des transformations des accusations qui ont marqué l’objet processuel ; du reste, dans un procès où les accusations concernent dans la quasi-totalité des cas de délits de type associatif, aucun inculpé n’a été interrogé sur la nature des liens associatifs, sur les structures opératoires, sur le degré de conscience lors de l’adhésion à l’association, sur la durée de l’engagement dans les présupposées bandes armées, sur les moyens et les stratégies mis en place pour accomplir l’insurrection [84].
45. Cette démarche probatoire s’appuie dans un second temps sur les déclarations des inculpés repentis. Le mandat d’arrêt du 21 décembre 1979 inaugurait le premier rapport processuel entre magistrats et repentis. L’emploi des déclarations du repenti Fioroni a suscité de nombreuses polémiques et récriminations. Jusque-là, aucune vérification n’avait jamais été accomplie par les magistrats en ce qui concernait le profil logique et la cohérence interne et externe de ces déclarations ; ces mêmes magistrats ont aussi soigneusement évité de procéder aux confrontations prévues par la loi et demandées par les avocats entre l’accusateur et les accusés. Le principe du contradictoire a été délibérément écarté de la procédure d’instruction, dominée par les thèses des parquets [85].
46. L’évasion du contradictoire à Rome, par exemple, a été systématique ; parmi les milliers de pages des instructions, des réquisitoires, des ordonnances, les instances et les actes de la défense ne sont jamais citées, même pas pour en réfuter sommairement les arguments ; le soupçon qu’elles n’aient même pas été lues devient certitude pendant la phase des conclusions. Lorsque le dépôt des actes est annoncé le 19 janvier 1981, les avocats ont presque deux mois pour prendre copie de 50 000 pages, les distribuer aux cabinets légaux, les lire, les étudier avec les accusés, et finalement rédiger les actes de la défense avant le délai du 25 mars : mémoires inutiles, étant donné que le juge d’instruction dépose son ordonnance le 30 mars et qu’il n’a pas physiquement le temps de lire les actes de la défense ni par conséquent de rédiger ses 1016 pages d’ordonnance en à peine cinq jours [86].
D. La spectacularisation médiatique
47. Pendant la construction des enquêtes de Rome et de Padoue, la presse et les sièges des partis politiques ne se sont pas limités à soutenir le procès, mais ils en ont aussi souvent représenté le « théâtre », à partir de réquisitoires sous forme d’interview pendant lesquelles les magistrats garantissaient l’existence des preuves et proclamaient leurs certitudes sur la culpabilité des accusés [87].
48. Les rédactions de journaux ont reçu les actes judiciaires avant les défenseurs des accusés, en violation systématique du secret de l’instruction, et il s’est créé un flux incontrôlé de nouvelles, d’indiscrétions, d’actes et de verbaux judiciaires. Entre magistrats, journalistes et partis politiques s’instaure une sorte d’osmose et de confusion des rôles [88].
49. Le schéma de référence a proposé le canevas classique de l’opposition entre le bien et le mal, entre le héros et l’antihéros ; les deux parties du procès vont coïncider avec des valeurs absolues : vrai et faux, démocratie et subversion. Le procès cesse d’être recherche du vrai à travers la tension entre charge de la preuve du Parquet et droit à contredire de la défense. La logique de la presse demande qu’on se range selon le modèle de l’ami et de l’ennemi contre l’accusé/ennemi. La spectacularisation du procès n’a pas seulement eu des effets « symboliques » ; elle a aussi favorisé l’érosion de certains principes législatifs et juridictionnels dont un exemple pourrait être donné par la perte du caractère de tiers de la part du juge [89].
50. Le rapport avec l’opinion publique était autrefois délégué à l’exécutif et à ses représentants : la conférence de presse était gérée par les fonctionnaires de police. Mais à partir de ce moment, c’est le magistrat qui gagne le devant de la scène ; de la sorte, les procès du 7 aprile ont été construits sur la figure du protagoniste, le magistrat, qui, à travers toute une série de rapports avec la presse, devient véhicule de motivations ou finalités politiques bien précises. De telle manière, une enquête judiciaire peut devenir, à l’intérieur de ce contexte spectaculaire, un pion dans la lutte politique [90].
51. En outre, la dramatisation des procès de la part de la presse contribue à créer cet effet-spectacle qui, structurellement, devrait faire partie du moment du débat public et non pas de celui de la phase d’instruction. Il s’agit d’un élément très important car certains instituts judiciaires subissent une transformation fonctionnelle évidente : la communication judiciaire qui était née en tant qu’instrument de garantie, devient fonction du spectacle ainsi que les perquisitions et les mandats d’arrestations. Ces derniers constituent le moment le plus dramatique du spectacle : l’importance du développement du procès diminue et l’instruction occupe le centre de l’intérêt de l’opinion publique [91].
52. Pour opérer ces transformations la presse a eu recours à la méthode de l’extrapolation, en dehors de toute connexion historique avec la matière processuelle, des informations sur la vie ou les opinions politiques des accusateurs et des accusés pour fournir à l’opinion publique une représentation de la prétendue dangerosité de ces derniers et de la légitimation à agir des premiers. Ceci devenait une réponse à une requête de sureté, en transmettant à l’opinion publique l’image d’un ou plusieurs juges qui s’occupent avec succès de la criminalité politique [92].
Considérations conclusives
53. La tentative de démêler l’écheveau du terrorisme des années 1970 dont la recrudescence au cours des années 1978-1979 était sans précédent semble expliquer le « gigantisme » processuel qui s’est déroulé autour de l’instruction de ce procès : un gigantisme qui s’est propagé dans toute l’Italie en engendrant de nombreuses poursuites célébrées à Padoue, à Rome, et ensuite à Milan [93].
54. C’est autour des événements qui concernent Toni Negri que plusieurs débats sur la nature de certaines enquêtes judiciaires ont débuté ; le poids processuel des déclarations des repentis et l’image du juge « persécuteur » qui utilise de manière anormale ces déclarations en font sûrement partie [94]. Le fait de distinguer d’une part la responsabilité politique des intellectuels –considérés comme les chefs des mouvements de contestation – et d’autre part leur responsabilité pénale a alimenté les polémiques. Face à ceux qui estimaient que l’une ne devait nécessairement pas exclure l’autre [95], il y avait également ceux qui dénonçaient les illusions unificatrices et les abstractions judiciaires concernant le « magma » des mouvements [96]. L’enjeu était donné par le choix de la méthode qui aurait dû inspirer le procès : la méthode choisie aurait permis d’établir une différence entre un procès « dur », en quête de boucs émissaires toujours nécessaires dans une période dramatique, et un procès ramené dans le cadre classique de la vérification des simples responsabilités personnelles.
55. Les ordonnances de renvoi en justice et les réquisitoires de Padoue et de Rome allaient dans la première direction : dans les milliers de pages rédigées par les juges était écrite l’histoire politique de la subversion italienne, en re-proposant la problématique qui a marqué les grandes affaires judiciaires des dernières décennies sur le rapport entre la fonction judiciaire et celle de l’historien [97]. La responsabilité de chaque individu était englobée dans la responsabilité collective des groupes. Si la sphère politique était satisfaite, les juristes ne pouvaient que prendre acte du caractère unilatéral de l’instruction de l’enquête et de la faveur qu’une telle méthode trouvait auprès de l’opinion publique [98]. Une discussion sur le procès 7 aprile s’était ouverte depuis 1979 : aux critiques du procès-enquête accusé de déduire ses propres conclusions de postulats artificiels, les magistrats titulaires de l’affaire opposaient la légitimité d’une méthode scientifique qui devait inévitablement être précédée par la formulation d’une hypothèse. Mais on observait le risque pervers de l’extension d’une telle méthode à la sphère judiciaire, surtout lorsque les accusations construites sur des hyperboles juridiques s’effondraient et la détention préalable était utilisée pour réunir les preuves qui manquaient lors des arrestations [99].
56. Le verdict de la Cour d’Assises de Rome en premier degré est très lourd : le débat public commence en mars 1983 et il se conclut exactement un an plus tard, en mars 1984. Le 12 juin 1984, Negri est condamné à trente ans de prison, et les coaccusés écopent de peines sévères, oscillant entre quinze et vingt ans de prison. L’accusation d’insurrection n’est pas reconnue et ce sera la première défaillance d’une construction accusatoire destinée à être mise en pièce pendant les degrés de jugement suivants.
57. En effet, au mois de janvier 1986, la sentence de la Cour d’Assise de Padoue, où l’autre partie du procès avait eu lieu, sanctionne l’acquittement des accusés principaux pour les délits associatifs les plus graves, en punissant seulement les responsables d’actes de violence politique dont la responsabilité personnelle avait pu être démontrée.
58. En appel et en Cassation, malgré l’existence de profil illégaux dans l’activité de ces mouvements de contestation (bien que ces profils aient été reconstruits avec d’autres moyens que les simples lectures et analyses de documents), toutes les condamnations étaient réduites, et les chefs d’accusation de départ entièrement démentis. Le 8 juin 1987, la cour d’appel de Rome réduit considérablement les peines de tous les inculpés. Negri est néanmoins reconnu coupable de complicité dans un cambriolage où un brigadier de Carabinieri a perdu la vie, en écopant une peine de 12 ans. Beaucoup d’autres accusés seront définitivement acquittés.
59. Le jugement de Cassation du 5 octobre 1988 confirme les conclusions du jugement d’appel de Rome, en rejetant la thèse de l’unicité de la direction du terrorisme italien et en démentant l’identification de « Autonomia Operaia » avec les groupes qui ont pratiqué la lutte terroriste [100]. La différence entre opposition politique, même anti-institutionnelle, et violence pratiquée avait été rétablie.
60. Juristes et associations internationales pour la défense des droits s’interrogeaient sur le maintien des garanties pendant le déroulement du procès [101]. Malgré les condamnations plus douces infligées en appel et en Cassation, beaucoup les estimaient inadéquates pour l’État de droit : la violation réitérée des règles processuelles, la soustraction des repentis au devoir de confrontation avec les accusés, la logique de « la preuve après les arrestations » suscitaient plus d’un doute sur l’indépendance des juges et sur l’opportunité de criminaliser « Autonomia Operaia ». L’enquête avait montré de nombreux défauts : la présomption de trouver dans les intellectuels d’« Autonomia » l’incarnation et le moteur des violences politiques d’une décennie se montrait dépourvue de tout soubassement juridique.
61. Ce dernier mécanisme formera un précédent. Il sera étendu à d’autres enquêtes sur le terrorisme de l’époque dont les accusés seront emportés dans la même spirale accusatoire [102]. Les modifications de droit qui ont été invoquées lors de l’instruction de ces procès consistaient dans l’exigence de frapper, outre les exécuteurs matériels des délits, les commanditaires. De plus, la tentative de punir les « mauvais maîtres » a finalement eu pour conséquence d’inclure dans ce mécanisme des centaines d’auteurs de comportements beaucoup moins graves, ainsi que les partisans de la seule logique d’adhésion à la lutte armée.
62. Pour la première fois, on instruisait des « maxi-procès » où on essayait de juger des associations criminelles dont on surestimait l’envergure : ceci a eu pour effet de réduire à son minimum le processus d’établissement de la preuve qui aurait dû permettre de distinguer sur le plan punitif la participation personnelle du simple soutien idéologique, en empêchant l’imposition d’une peine proportionnelle et équitable. Peu d’accusés échapperont à cette machine punitive qui tendait à aggraver toutes les positions d’opposition politique sur la base du critère de la responsabilité objective [103] : ainsi faisant, ce qui dans la doctrine devrait être soumis à un établissement de preuves irréfutables était utilisé comme postulat de départ de l’action pénale.
63. Il n’en reste pas moins que l’histoire du procès 7 aprile et des pratiques judiciaires dont il a été le laboratoire reste entièrement à écrire. Il s’agit d’un procès politique classique, dans le sens d’une confrontation de type judiciaire entre le système politique et les gouvernés mais jugé par la doctrine comme « un procès spécial » [104], impossible à encadrer dans la forme judiciaire des procès politiques du passé. Cette affaire pourrait faire l’objet d’un autre chapitre de la littérature sur la justice politique à l’âge contemporain. Une étude plus approfondie pourrait être entreprise sur ce procès politique, et elle nous permettrait de regarder de manière inédite les tensions et les contradictions inexplorées d’une époque tourmentée dans tous ses aspects.
Dario Fiorentino
Doctorant EHESS-CENJ