1. « Lorsque l’on considère les anciens peuples du Nord d’avec ceux d’aujourd’hui, écrit Claude Jordan à l’extrême fin du xviie siècle, on y trouve bien de la différence. En effet, qui pourrait croire que de cette nation fût sortie une multitude de peuples qui, comme un déluge, inonda presque tout l’univers » [1]. On connaît l’origine de cette approche du Nord, puisée dans le récit composé par Jordanès au vie siècle. Et l’on sait quelles projections en déduira Montesquieu, repris par Mallet, considérant le Nord comme la « fabrique des instruments brisant les fers forgés du Midi » [2]. Or, à bien des égards, cette (re)découverte du Nord reste débitrice de l’Historia om de nordiska folken (ou Histoire de peuples du Nord) que le Suédois Olof Månsson compose au milieu du xvie siècle. Dans l’historiographie du Nord, l’ouvrage joue en effet un rôle charnière.
2. Né en 1490 à Linköping, dans l’Östergötland suédois, Olof, désormais identifié par la forme latinisée de son nom, Olaus Magnus, est le frère cadet de l’archevêque d’Uppsal, Johannes. Ayant été formés à l’université de Rostock vers 1512-1513, les deux frères furent contraints à l’exil par Gustave Vasa lorsque l’aîné s’opposa au transfert des biens du clergé à la couronne en 1523-1526. Après un séjour à Dantzig, ils gagnèrent l’Italie, Venise puis Rome en 1541 [3]. Placés sous la protection très relative de Paul III, les frères Magnus vécurent dans le dénuement, s’épuisant à participer au concile de Trente tout en s’attelant à leurs propres travaux historiques. Olaus ne recouvra une certaine aisance qu’au décès de Johannes en 1544, lorsqu’il reçut quelques bénéfices et le siège archiépiscopal d’Uppsal, siège qu’il n’occupa durant quatre ans qu’à titre seulement nominal, la Suède ayant adopté la Réforme [4].
3. En dépit de ces mésaventures, l’œuvre d’Olaus reste ponctuée de deux ouvrages majeurs. À partir de 1527, a été entamée la composition de sa Carta marina achevée en 1539 [5]. L’érudit suédois y représente un espace qu’il avait jadis en partie parcouru, lorsqu’il avait accompli pour le compte du légat Angelo Arcimboldi un voyage à Trondheim et dans les contrées les plus septentrionales de la Suède [6]. Au-delà de la singularité zoologique des eaux scandinaves [7], le but de cette représentation cosmographique est alors double. Œuvre militante d’abord [8], la Carta prétend révéler au monde l’étendue du Septentrion et faire prendre à Rome la mesure des terres abandonnées au luthéranisme [9]. Elle s’applique ensuite à engager vis-à-vis d’une vaste partie du Nord une démarche proprement augustinienne destinée à la dépeindre comme capable de rivaliser avec l’Éden [10]. L’ouvrage n’eut cependant qu’un succès immédiat mitigé, éclipsé qu’il fut par le travail de Nicolo Zeno paru en 1558 et qui, ironie du sort, pilla copieusement la Carta d’Olaus [11]. Son second ouvrage, l’Histoire des peuples du Nord sur laquelle se fonde cette contribution, connut une plus grande postérité [12]. De consensus général, cette somme éditée à Rome en 1555 est considérée comme le prolongement, et finalement l’aboutissement, de l’Histoire des peuples goths et suédois composée à la fin des années 1530 par Johannes [13]. À dire le vrai, il ne s’agit pas des premiers monuments de l’historiographie nationale suédoise, l’œuvre des frères Magnus étant précédée de la Chronica regni Gothorum d’Eric Olai dont ils se sont inspirés [14]. Leur notoriété fut pourtant sans commune mesure avec cette dernière. Moins polémique et violente que celle de son aîné toutefois [15], l’Historia d’Olaus se révèle nettement plus humaniste et assurément plus anthropologique, à tout le moins caractérologique. Tout en insistant sur l’existence d’une identité suédoise, son but est en effet de tracer les grands traits des différents peuples du Nord, et par-delà une diversité de coutumes parfois obscures, d’en révéler les caractéristiques communes. Il s’agit donc du premier grand ouvrage destiné tout à la fois à décrire les mœurs et les croyances des peuples de « Nortlandie » [16], à contrebalancer l’image qu’ils avaient laissée dans les chroniques et les litanies monastiques du Moyen Âge, mais aussi à se situer dans le sillage ethnographique des travaux de Matthias de Miechow [17].
4. L’Historia om de nordiska folken forme par conséquent une charnière historiographique. Non seulement par les connaissances qu’elle offre de la Scandinavie mais encore par l’intérêt croissant que l’ouvrage, partiellement traduit en français dès 1561, va engendrer auprès des élites occidentales à partir de la fin du xvie siècle. Jusqu’alors largement tributaires des auteurs latins (Pythéas, Strabon ou Pline), cosmographes, voyageurs et juristes vont progressivement déduire du récit d’Olaus une nouvelle perception du Nord et, partant, une modélisation métaphysique proposant un schéma qui revendique ne rien devoir au legs gréco-romain. Mêlant le souvenir nostalgique d’une mère-patrie désormais interdite au souhait d’attirer l’attention de l’Occident sur la richesse de ses marges, l’Historia d’Olaus ne se réduit toutefois pas à une composition purement descriptive. À bien y regarder, les objectifs poursuivis par l’auteur sont multiples. En premier lieu, Olaus tente de désenclaver la Scandinavie de l’ignorance dans laquelle elle semblait demeurer depuis le Moyen Âge. En second lieu, il souhaite offrir à la Suède une œuvre de valorisation nationale analogue aux travaux engagés notamment pour la France par Symphorien Champier puis Étienne Pasquier [18], plus encore à la description des îles britanniques par Paul Jove qui avait livré en 1548 un primitivisme positif des archipels du Nord où, en harmonie avec la nature, les hommes vivaient en justice et paix, méprisant les richesses auxquelles l’Occident était tellement attaché [19]. Tous ces tableaux ne sont en outre pas sans similitudes avec les descriptions des peuples premiers d’Amériques qui offrent au même moment un modèle alternatif à une Europe dont l’unité de la foi, qui a longtemps été son ciment, s’est fissurée [20]. Cette double vocation de l’ouvrage d’Olaus s’appuie dès lors sur deux axes : celui d’une intégration des peuples du Nord à la longue histoire des peuples européens (I.) ; celui d’une modélisation de leurs mœurs afin d’ébaucher les caractéristiques propres aux nations septentrionales (II.) et, ainsi, jeter les bases d’un gothicisme qui rayonnera aux xviie et xviiie siècles dans les Lettres européennes.
I. L’intégration des peuples du Nord
5. Au xvie siècle, la caractérologie des peuples connaît un vaste succès qui se nourrit des rivalités entre nationalismes et trouve sa justification théorique tout à la fois dans la médecine hippocratique, la philosophie morale et la cosmologie [21]. C’est donc comme une évidence que l’Historia d’Olaus Magnus s’agrège à ce registre et égrène un florilège descriptif. On apprend en effet qu’en Biarmia extérieure vivent des hommes étranges et monstrueux (quidam monstrosae novitatis populi) [22] ou que les habitants du Finnmark sont « hauts, grands, forts et hardis » (attamen homines robustis corporibus et animo magno habet) [23]. À ces descriptions physiques s’ajoutent des qualifications caractérologiques : les Goths sont une nation impitoyable et forcenée montrant du cœur à venger les torts qu’on lui fait [24], les Finnois sont un peuple plein de fureur (ob eorum nimiam ferociam) [25], les Bothniens occidentaux sont vertueux, haïssant les choses vicieuses ou mal faites (vitia detestentur ac virtutes amplectantur) [26] et les habitants de la cité de Tornio se caractérisent par leur grande « simplicité et leur bonne foi (ob populi simplicitatem ac credulitate) » [27]. Le cas particulier de l’Islande (Vestrabord/Västrabord [28]) est intéressant, non pas tant dans son identification à la mythique Thulé (Tyle) [29] que dans le contraste esquissé avec les portraits pour le moins négatifs qu’en laisseront les auteurs comme La Peyrère, La Martinière ou Anderson jusqu’au milieu du xviiie siècle [30]. Les Islandais nous apparaissent alors fort sains, gais et libéraux, qui jamais ne prennent de médecines et vivent cent ans ou plus, fort aisés à mettre aux champs, et qu’il ne faut guère pousser à prendre les armes (fani, iucundi et liberales) [31]. Les épithètes employées par l’auteur sont cependant plus manifestement révélatrices de l’ignorance du public auquel il s’adresse que de ses connaissances profondes et, souvent, l’Historia se limite à mettre en avant les valeurs martiales des peuples qu’elle décrit : les Götlandais sont dépeints comme les plus expérimentés aux armes de jet, les Finnois renommés pour leur habileté au tir à l’arc tandis que les Suédois sont habitués à combattre avec des haches, des cognées ou des lances [32]. Quant aux Goths, ils sont réputés aller joyeusement à la guerre comme ils iraient à la danse [33]. C’est ainsi qu’Olaus nous décrit avec force détails les rituels guerriers auxquels se livrent les jeunes gens et qui ne sont pas, selon son propre aveu, sans analogie avec les rites que Tacite avait décrits en son temps [34].
6. La mosaïque caractérologique que forme le Nord sous la plume d’Olaus ne se limite toutefois pas à cette approche strictement descriptive. Son Historia s’attache en effet à souvent nous montrer les peuples du Septentrion sous un angle favorable. Certes, l’ouvrage ne sombre pas dans l’angélisme : le climat nordique est rude, l’environnement n’est guère hospitalier, des tribus sauvages et cruelles demeurent aux confins [35], des pirates et des naufrageurs (confondus avec les « pleureurs d’Hibernie » [36]) peuplent les rivages. Pour autant, ces sombres aspects sont nettement compensés par d’autres. Ainsi les jeunes Sámis, que leurs parents unissent par le feu, sont présentés d’abord dans une perspective historique flatteuse, puisque à l’image des Romains « maximus omnium populorum », ensuite comme promoteurs d’une symbolique puissante puisqu’il s’agit, à travers ce rituel matrimonial, de décrire une union soudée où la fidélité et la chasteté sont des valeurs révélatrices de la « charitas » des populations nordiques [37]. Là encore, le propos tranche avec les récits médiévaux montrant les hommes du Nord imprégnés d’une incontinence effrénée décrite autrefois par Dudon de Saint-Quentin [38]. Comme il se distingue aussi de ce que Sigmund von Herberstein a pu écrire en 1549 en assimilant les Sámis à des créatures monstrueuses et cruelles, aux frontières de la bestialité [39]. Ce faisant, Olaus active un rééquilibrage du Nord au Sud en considérant que c’est en Éthiopie que l’on trouverait les plus indisciplinés et dégénérés des peuples (alla folk anses för urartade och räknas såsom de mest sjunkna) [40]. Plus encore : s’il opère une gradation croissante du Nord à l’Extrême-Nord, de la civilisation gothique à la sauvagerie lapone d’une certaine manière, il n’en dessine pas moins l’altérité de cette dernière sous l’angle de l’innocence naturelle et, finalement, la ramène à quelque chose de positif [41]. Dès lors, le maître-mot de l’Historia om de nordiska folken semble bien d’éclairer les mœurs des peuples du Nord à une sorte de lumière édénique. Ainsi, Olaus nous rapporte-t-il des Sámis (Sâmes) qu’ils vivent paisiblement dans leur patrie et, à l’abri du reste du monde, qu’ils ne se soucient pas des malices propres aux peuples civilisés car ils calculent non en monnaie mais en denrées et se procurent ainsi tout ce dont ils ont besoin [42]. Il le répète au sujet des Bothniens « et autres demeurant au pays » [43]. Cette frugalité économique place ces peuples dans un ordonnancement naturel du monde, ainsi qu’il l’écrit par ailleurs :
Car la divine providence a prévu que les hommes subviennent à la subsistance les uns des autres en pratiquant l’échange de marchandises du fait des différents avantages de la nature qui leur sont accordés à tous. Certains ont abondance de poisson, d’autres de gibier, d’autres encore de récoltes, pour pouvoir vivre heureux ensemble, de sorte que dans la diversité des denrées, ils trouvent une raison de faire un usage agréable des bonnes choses de la vie en une union désirable des sens [44].
Ce faisant, Olaus fonde sur une pristina simplicitas la société des peuples du Nord, réduisant leur altérité vis-à-vis des autres peuples européens via la recréation d’un passé mythifié par l’harmonie et l’unité. Le plus important pour lui est de montrer qu’il existe dans le Septentrion un or véritable, un fulgor innocentiae [45]. Le portrait ainsi dressé des nations boréales est destiné à les dépouiller de la barbarie dont l’ignorance européenne les affublait jusqu’alors et, dans une certaine mais relative mesure, de leur sauvagerie pour les réintégrer au vaste œkoumène européen.
7. Polysémique s’il en est, la notion de sauvage connaît en effet une mutation épistémologique au xvie siècle. Si Érasme qualifiait encore les tribus germaniques du ve siècle de « sauvages par excellence » [46], une réflexion fondamentale a entraîné une distinction entre les concepts de barbarie et de sauvagerie pour finalement déchoir le premier de ses acceptions traditionnelles au profit du second [47]. L’homme sauvage entendu dans son état primordial et/ou primitif est certes caractérisé par un manque de lois et de règles, de mœurs civiques fondamentales, mais il peut – déjà – être enclin au bon [48]. Si une telle distinction semble floue chez Olaus, sauvages et barbares se confondant parfois encore, la barbarie des peuples nordiques, empreinte d’une sorte de pessimisme [49], se double d’une sauvagerie qui, à la lumière boréale, se drape dans une sorte de cocon d’optimisme, de dynamique destinée à ramener les peuples du Septentrion à l’horizon européen [50]. Pour Olaus Magnus, la sauvagerie se manifeste en effet essentiellement par des croyances et pratiques religieuses éprises de paganisme. « Le pays Septentrional est tout entier adonné à l’idolâtrie », écrit-il [51], tout en livrant quelques informations parfois maladroites sur le panthéon nordique [52], sur les croyances associées aux arbres et aux sources mythiques [53], sur les charmes que pratiquent les habitants de Biarmia [54]. Tant à propos des Islandais, qui croient que les âmes corrompues sont purifiées dans l’Hecla (promontoire volcanique qu’un feu continuel fait rougeoyer comme l’Etna écrit-il dans un ton très augustinien en annonçant un topos systématiquement reproduit par ses continuateurs jusqu’au milieu du xviiie siècle [55]), qu’à propos des Finnois dont il rapporte l’habitude de vendre des vents aux marchands étrangers [56], Olaus offre le substrat de légendes dont se nourriront toutes les descriptions du Nord aux siècles suivants [57]. Mais ces croyances païennes sont essentiellement fondées sur une naïveté qu’il justifie en grande partie par les particularités du climat : l’adoration du soleil qui les éclaire l’été, de la lune qui s’y substitue l’hiver, pousse ces peuples à croire que rendre grâce à une étoffe rouge piquée sur un bâton leur donnera fortune à la chasse pour capturer des animaux sauvages dont ils s’abreuveront du sang, à l’instar des Sámis [58]. C’est sur cette naïveté, ou crédulité, qu’Olaus justifie les avancées du paganisme. Sous sa plume en effet, les peuples du Nord se révèlent majoritairement victimes de la cupidité de certains qui, se faisant passer pour des mages ou même pour des dieux, ont autrefois abusé de leur simplicité [59]. Grâce à leur habilité à ensorceler et dominer les esprits innocents, ces tyrans parvinrent ainsi à usurper la condition divine et à répandre de fallacieuses doctrines [60]. L’évocation d’Odin, lui-même magicien à la fois le plus ancien et le plus réputé [61], est finalement l’occasion de souligner la prédisposition des Scandinaves à se soumettre aux faux prêtres. Quant aux dieux « mineurs », ils n’étaient que de grands enchanteurs ayant si bien gagné le simple peuple qu’on leur sacrifiait de leur vivant [62]. Même certains rois, qui régnèrent jadis sur la Suède ou le Danemark, étaient dotés de pouvoirs magiques, tel cet Éric Chapeau-venteu, neveu du légendaire Ragnar [63]. Certes, les écrits d’Olaus, largement lus en Europe, ont offert au Septentrion la réputation exagérée d’être la patrie des sorciers, annonçant un poncif parsemant tous les récits du xviie siècle [64]. Les femmes des pays septentrionaux nous apparaissent alors comme de grandes magiciennes [65], et la Laponie ou la Finlande restent peuplées d’enchanteurs [66]. Bodin, dans sa Demonomanie, convoquera donc l’auteur suédois pour avancer qu’il y a plus de sorcellerie dans le Nord de l’Europe que partout ailleurs dans le monde [67]. Mais pour Olaus, le caractère fallacieux de toutes ces croyances n’a pas seulement pour objet d’expliquer en quoi la crédulité historique des peuples du Nord en a fait une proie facile des hérésies, en premier lieu de l’hérésie luthérienne. Après tout, de telles pratiques ne les distinguent guère des anciens Romains imprégnés eux aussi en leurs origines de cette naïve simplicité primitive. Il est aussi l’occasion paradoxale de révéler comment ont évolué les mentalités nordiques.
8. Une dynamique prédestinée se fait en effet jour qui, progressivement mais de longue date, a intégré le Nord à la chrétienté.
Aux siècles précédents, écrit-il, ceux, hommes ou femmes, dont il fut prouvé qu’ils avaient participé à ces folies ont été sévèrement punis par le bûcher, comme la nécessité l’imposait, car il est prohibé de pratiquer la magie en temps chrétiens [68].
Et Olaus de s’appuyer sur l’autorité de Cassiodore pour alléguer les mesures édictées dès le ve siècle par les rois goths… en Italie. On perçoit donc que, loin d’employer Rome comme un référent universel, l’Historia confère aux Goths une certaine quoique relative préséance civilisationnelle. Dès les temps immémoriaux, y lit-on en effet, « longtemps avant que les lettres latines fussent trouvées », le Nord avait l’usage de l’écrit [69], et les villes de l’actuelle Lombardie (Parme, Plaisance…) doivent leur félicité aux Vestrogoths dont elles descendent [70], à tout le moins des Lombards sortis de « l’île de Scandinie » [71].
9. Les remplois de Cassiodore, de Jordanès ou même d’Orose ont ici une vocation évidente : celle de revigorer l’image du Nord « matrice des Nations » pour souligner l’antiquité des peuples septentrionaux [72], en tout cas des Goths [73]. Sur la base d’un arsenal argumentaire simple et fort bien adapté à l’entendement de l’époque [74], Olaus et son frère Johannes parviennent à construire non une contre-antiquité, comme cela a été avancé parfois, mais à tout le moins un miroir nordique et paradoxographique de l’Antiquité gréco-latine [75]. Le cheminement emprunté et le parallèle en permanence dressé entre les nations du Nord et celles du Sud intègrent l’autochtonie nordique à l’universalisme européen et confèrent à tous les peuples d’Occident, parmi lesquels les peuples scandinaves, une origine commune [76]. Cette intégration se double d’une approche biblique puisque Olaus rappelle que c’est bien en Suède et en Gothie que les enfants de Noé, après le Déluge et sur commandement de leur père, plus précocement qu’ailleurs prirent le titre de roi [77]. Or, l’on sait que Rudbeck et tant d’autres intègreront cette perspective « japhetique » pour soutenir la convergence du gothicisme à la tradition vétérotestamentaire [78]. L’Historia tisse ainsi un lien direct entre le mouvement de conversion des peuples scandinaves au Christianisme et le chemin vers la foi emprunté par les peuples d’Occident à partir du ier siècle. Certes, la conversion du Nord ne remonte qu’au milieu du xe siècle [79], et Olaus reconnaît que si grand était l’amour des Nordiques pour leurs traditions ancestrales qu’ils ne pouvaient être soumis au joug du Christ autrement que par la force des armes. Mais, s’empresse-t-il de préciser, les Romains, qui se considèrent eux-mêmes comme les plus civilisés et les plus honorables de tous les peuples, ont autrefois eux aussi regimbé longtemps avant d’accepter la foi chrétienne [80]. Qui plus est, lorsqu’il évoque ici où là la survivance de rites liés au paganisme (l’usage des bâtons runiques [81] ou le culte voué aux serpents [82]), il ne les décrit qu’en tant que pratiques résiduelles et, de toute façon, comme le substrat d’une sorte de « sauvagerie heureuse » qui s’achève. De sorte qu’une fois converties, les populations du Nord montrent les plus belles qualités qu’un chrétien puisse révéler : « Cette nation du temps qu’elle étoit adonnee à la superstition & loi payenne, comme les autres, étoit pleine de tous vices, & faisant mille maus, & violences à ses voisins », écrit-il à propos des Finnois. La conversion cependant – ainsi que la soumission au roi de Suède – la métamorphosa si bien qu’il « ne s’en trouve une plus près, suivante les vertus que celle la, ayant en grande recommendation la largesse & l’hospitalité » [83].
10. Par sa démarche, Olaus Magnus ne tente pas seulement de réduire les hantises que les élites occidentales pouvaient éprouver à l’endroit des peuples du Nord encore au milieu du xvie siècle [84] ; il les décrit aussi comme les avant-postes d’une Chrétienté ayant démontré sa pureté dans l’expérience évangélique, mais qui est désormais moins menacée par la résistance des antiques superstitions que par « l’infâme erreur luthérienne (den skamliga lutherska irrlärans) » [85]. De l’intégration des peuples du Nord à leur modélisation, il n’y a donc qu’un pas que l’Historia om de nordiska folken nous permet de franchir.
II. La modélisation des peuples du Nord
11. La place qu’Olaus Magnus cède à l’anthropologie physique via la théorie des climats est essentielle à sa détermination des topoï caractérologiques [86]. Le xvie siècle a en effet réactivé cette vieille théorie qui privilégiait jadis l’approche aristotélicienne d’un centre médian aux deux pôles [87]. On se souvient par exemple que Bodin, à la fois dans son Methodus et dans ses Six livres de la République, systématise ce déterminisme mésologique comme une autre approche cosmographique du monde appliquée à une histoire politique et morale des peuples [88]. Or, l’Historia om de nordiska folken participe à réduire le handicap que le climat septentrional confère traditionnellement aux populations de ces latitudes, et à soutenir au contraire leur caractère industrieux [89]. Comme le note Silvia Fabrizio-Costa, les frimas polaires vont alors constituer un élément identitaire fondateur, car la présence obsédante d’une rigueur et d’une hostilité permanentes entraîne l’équation entre leurs conséquences apparemment négatives et leur influence positive [90].
12. Aussi Olaus met-il en lumière tout un ensemble de qualités qui, réunies, assurent la cohésion du tissu social des peuples du Nord et, d’une certaine manière, leur offre un terreau de régulation primaire qui configure une identité juridique et politique. Ainsi, l’hospitalité qu’il puise dans la description des peuples hyperboréens d’Albert Krantz pour avancer que les Suédois et les Götalandais occupent en la matière la première place : chez eux, refuser d’héberger un voyageur est vu comme la plus grande des infamies [91]. De là découle tout un jeu de dons et contre-dons qui fortifie les relations d’amitié, mais aussi une articulation de la vengeance chez ces peuples possédant un sens si rigoureux de la justice. Tant et si bien, écrit-il,
qu’au cas où des invités reçus avec tant de bienveillance mais poussés par une ignoble convoitise se hasarderaient dans un esprit de débauche éhontée à violenter l’épouse, la fille ou la servante de leur hôte, ils seraient alors prêts à exiger vengeance par tous les moyens et à poursuivre le coupable jusqu’à la mort avec une inlassable ténacité et une implacable fureur, du fait qu’ils ont vu leur bienveillance récompensée par une infâme vilénie [92].
Ainsi, l’honorabilité qui se décline de plusieurs manières dans l’Historia. Par exemple à l’évocation des jeux guerriers auxquels les peuples du Nord habituent leurs enfants. Olaus indique alors que mus non par la convoitise de l’argent mais seulement par un désir de gloire, ils savent châtier ceux qui, prenant la fuite, reçoivent insultes et brimades afin qu’ils se révèlent plus courageux une fois prochaine [93]. C’est là, nous explique-t-il, le sens des antiques pierres gravées commémorant la gloire des ancêtres et élevées à l’instar des pyramides égyptiennes [94]. Dans cette société nordique qui, comme à l’époque médiévale, fonctionne sur l’articulation de l’honneur et de la honte [95], l’honorabilité continue de modeler un ersatz de code moral qui configure les comportements. Du reste, cet attachement constant à la mémoire sera l’une des rares qualités que les auteurs européens du xviie siècle reconnaîtront aux peuples du Nord lorsqu’ils redécouvriront les eddas et les sagas. « [Les Islandais] étaient si spirituels et si curieux qu’ils conservaient avec soin les mémoires qu’ils recueillaient de toutes parts, des choses mémorables qui se passaient dans les royaumes voisins », écrira un La Peyrère pourtant loin d’être toujours affable à l’endroit de l’Islande [96].
Ainsi, enfin, un sens aigu du droit. D’antiquité, affirme Olaus, à l’instar d’autres nations dénuées de lois positives, les habitants du Nord connaissaient en matière d’échanges des conditions plus sûres qu’on pourrait a priori le croire aux temps des troubles et de la cupidité. Les hommes d’autrefois, continue-t-il, plus raisonnables et plus probes bien qu’ayant vécu plus d’un millénaire sans lois écrites, accomplissaient par nature ce qui était prescrit en désignant parmi eux des magistrats dont la tâche était de rétribuer la rectitude et de châtier l’injustice [97]. Même les peuples sámis ou botniens ont de tout temps développé, du fait de la frugalité de leur environnement, un sens inné de la justice, toute espèce de vol étant chez eux considérée comme un crime [98]. Les pierres de bornages, nous explique-t-il, leur assuraient une possession si paisible qu’ils n’avaient guère besoin de tribunaux, ce dont devraient désormais prendre exemple les autres nations qui, fortes de leurs volumes de lois, se prétendent plus savantes que ces simples gens [99]. Chez les peuples du Nord, finit-il par conclure, les bonnes mœurs ont davantage de pouvoir que les lois compliquées chez d’autres [100]. Ce qui ne signifie pas l’absence de règles particulièrement répressives dont Olaus nous donne d’ailleurs quelques exemples, notamment à l’encontre des marins mutins ou des malandrins [101].
13. De là découle, d’une part, un tableau flatteur de l’attachement des Suédois à leur droit national qui, précise Olaus, pour autant qu’il peut s’inspirer des sages lois et décrets des empereurs romains, ne signifie pas leur soumission à l’autorité impériale, quand bien même les peuples du Nord sont depuis plus de six cents ans soumis à l’autorité du pape [102]. Voici pour l’identité politique du Nord ! De là découlent, d’autre part, un amour de la patrie et l’impérieuse nécessité d’en défendre les libertés que l’on remarque en bien des régions du Nord. Dans la cité finlandaise d’Hangö, nous explique-t-il par exemple, les Anciens firent graver leurs blasons sur le roc pour confirmer par ces preuves visibles leur inébranlable fermeté et engager leurs successeurs, appuyés par les armes et la liberté des ancêtres, à la conforter fidèlement et unanimement pour l’utilité de l’État. Ainsi, poursuit-il, une multitude de gens sont-ils rangés en bataille quand il convient de mener guerre pour la défense de la patrie et des lois [103]. Voilà pour l’identité juridique du Nord !
14. Cet amour aigu des lois et de la patrie dérive en effet d’un sens aiguisé de la liberté que nourrissent les peuples nordiques et, par antithèse, d’un rejet absolu de toute forme de tyrannie qu’Olaus formule en plusieurs endroits de son Historia et qu’il cristallise, déjà, sur le thème des communes [104]. « Or doncques, s’il arrive que contraints par les grandes oppressions, & et tyrannies de leurs gouverneurs, ils ayent prins les armes, comme nous avons ja dit cy dessus, pour se délivrer de ces cruels tirans, lésquels étant deffaits par céte commune, se retirent és villes, ou places fortes » [105]. Même les peuples les plus reculés de la mer de Norvège, ajoute-t-il, qui pourtant vouent une forte antipathie aux étrangers, traitent en camarades ceux qui ont fui la violence des tyrans cruels [106]. En conséquence, le déterminisme climatologique que révèle l’Historia om de nordiska folken contribue à faire des terres du Septentrion une sorte de sanctuaire de l’esprit de liberté. Montesquieu ne dira pas autre chose deux siècles plus tard [107].
15. Cette remarque en appelle deux autres. Primo, dans une acception politique, elle amène à envisager le regard pour le moins critique qu’Olaus porte sur le pouvoir royal et, incidemment, sur le règne de Gustave Vasa à qui lui et son frère aîné doivent leur exil. « Plus le peuple, écrit-il à propos des Finnois, est rude, fier et féroce (ferociores), plus il lui faut des administrateurs biens avisés, usant plus d’admonitions que de contraintes » [108]. Et s’il rappelle que le roi de Suède n’a jamais été inférieur aux autres princes sous le rapport des finances et de la richesse [109], Olaus n’en insiste pas moins sur le caractère strictement électif de la monarchie. Conformément à une coutume honorable et ancienne restée en vigueur durant des siècles, générations après générations explique-t-il, le monarque n’est pas choisi en fonction de son hérédité mais de ses qualités, de son honorabilité et de ses mœurs, du respect qu’il prête à la religion et aux lois. Et malheur à ceux qui usurperaient le trône et recourraient à la violence pour se faire élire car « ceus cy qui entrent au royaume par force ne sont de longue duree » [110]. Aussi, Olaus croit-il bon de reproduire la promesse que déclame le roi qui accède à la couronne, et en tout premier lieu son engagement à garder les lois et à maintenir la justice [111]. Ce faisant, il justifie aussi pleinement la fin de l’Union de Kalmar (1521) et la déposition de Christian II à l’inhumanité et la cruauté duquel il consacre un chapitre entier [112]. Secundo, dans une acception historique, il cimente l’identité nationale du peuple suédois par l’entremise de l’héritage gothique. À plusieurs reprises, il évoque les actions magnifiques et la renommée des ancêtres ayant lutté contre la tyrannie, tout en se lamentant que de telles actions ne puissent hélas plus se reproduire désormais à cause de la complaisance coupable des puissants [113]. Cette attachement à faire de la Suède la patrie des antiques Goths [114], qui sous le règne légendaire de Disa furent contraints de quitter la terre de leurs aïeux pour se répandre à travers le monde [115], remonte à l’intervention de Nicolaus Ragvaldi, évêque de Växjö, au concile de Bâle en 1434 [116]. Et tout au long du xvie siècle, il est resté un objet de tension entre Suédois, Danois ou Polonais qui chacun revendique l’honneur de cet héritage [117]. En Suède notamment, Gustave Vasa trouve – ironie du sort – l’argument le plus solide à ce nationalisme naissant dans la Gothorum Sveorumque Historia de Johannes dont il a pourtant interdit la publication [118]. Les ressorts historiques employés par le roi comme par les frères Magnus sont donc identiques.
16. Ce qui reste remarquable dans cette convergence contradictoire des vues du patriotisme suédois au milieu du xvie siècle est le jugement pour le moins singulier que l’Historia om de nordiska folken porte sur les nations environnantes. À propos des Danois, on y lit que leur pays, coincé à l’intérieur de ses étroites frontières, guette constamment l’occasion d’envahir par fourberie de vastes territoires en Suède ou en Finlande. Olaus s’appuie principalement sur Saxo Grammaticus pour justifier la fausseté des Danois et les alliances feintes et simulées qu’ils concluaient jadis avec leurs voisins [119]. Et, ajoutant que les rois danois n’hésitent pas à rechercher l’aide des princes étrangers, il pérore : « Lors ces nations ainsi assemblées viennent pour conquerir le royaume de Suece : mais ils treuvent plûtot là leur sepulture qu’honneur à conquerir » [120]. Le mépris qu’Olaus porte aux Danois n’a d’égal que la rancœur qu’il nourrit vis-à-vis des peuples hanséates, à tout le moins des bourgeois allemands qui, installés à Stockholm pour avoir fui leur pays en raison de leurs actions ignominieuses, sèment la discorde et les dissensions au détriment des natifs suédois, réduits à être chassés ou exterminés [121]. En dénonçant de tels agissements, que Gustave Vasa lui-même a d’ailleurs un temps soutenus [122], Olaus met en accusation l’un des principaux vecteurs de l’intrusion de la Réforme dans sa patrie. Cependant, l’amertume qu’il témoigne à l’endroit des Hanséates n’est rien en comparaison de la répulsion que lui inspirent les Russes. L’on se souvient en effet qu’entre les xve et xvie siècles, de petite principauté moscovite, la Russie s’est muée en un véritable État territorial en expansion [123]. Elle menace désormais l’est de la Finlande comme les guerres de Livonie ne tarderont pas à le montrer [124]. Elle n’en demeure pas moins, aux yeux des Européens, un monde totalement étranger, abandonné aux marges de la civilisation [125]. Or, ce sont sur les « Moscovites apostats (affälliga moskoviterna) » [126] qu’Olaus jette un regard empreint d’une altérité qui, par repoussoir, nourrit son patriotisme. Sortant telle une horde bestiale de leurs pays pour piller les peuples voisins [127], Moscovites et Ruthenois ne sont que des traîtres et des peuples déloyaux [128]. « Ce sont de grands trompeurs (vasto præfertim ingenio Moscavitarum) », affirme-t-il [129]. Plus que les Danois ou les Allemands, les Russes font office d’ennemis héréditaires des Suédois et des Finnois et sur Narva, déjà, se focalisent toutes les tensions [130]. Olaus est même particulièrement disert à l’endroit des peuples slaves. Là, il narre leur redoutable malignité [131], ici il dénonce leur cruauté naturelle [132]. En un mot comme en cent, ils ne sont que « vermine » [133]. En agissant ainsi, l’Historia renverse le rapport traditionnel Nord-Sud pour une projection sur l’axe Occident-Orient : de fait, la véritable barbarie ne se trouve plus sur les terres du Septentrion (pas même en Extrême-Nord) mais aux marges du Levant. La dimension traditionnellement latitudinale de l’opposition civilisation/barbarie glisse alors peu à peu dans une dimension longitudinale, par la stigmatisation de la Moscovie [134]. Pour le dire autrement, ayant démontré toute la sympathie que les États occidentaux peuvent nourrir à l’égard des peuples du Nord, l’Historia om de nordiska folken soutient une projection à la fois anthropologique et cosmographique de l’antipathie que ces États sont en droit de nourrir à l’encontre de la Russie, et elle stigmatise « nach Osten » tous les stéréotypes négatifs qui, jusqu’alors, caractérisaient le Septentrion.
17. Publiée en 1555, l’Historia d’Olaus connut un succès rapide (contrairement à la Chronica regni Gothorum d’Eric Olai qui, elle, ne sera imprimée et traduite qu’au xviie siècle), comme l’attestent ses premières traductions en français dès 1561, en italien et en allemand dès 1565, en anglais dès 1568… Et nous avons déjà indiqué quel usage put en faire un juriste comme Bodin, un cosmographe comme Thevet [135] ou un historiographe comme Belleforest [136]. Certes, l’approche choisie par Olaus est moins fantasmagorique que celle que nourrira, un siècle plus tard, Rudbeck dans son Atlantica, et il ne va pas, comme ce dernier le fera, jusqu’à placer la Suède à l’origine de toute civilisation [137]. On ne peut cependant nier que son œuvre, comme celle de son frère aîné, a donné naissance au gothicisme comme mouvement d’idées, comme une nouvelle vision du monde, comme une sorte de morale métaphysique qui, ancrée en Europe septentrionale, aura des échos sur tout l’Occident. L’ouvrage d’Olaus consacre en effet l’existence d’une communauté nordique qui, malgré ses particularismes locaux, partage une même culture et une même histoire primitive que dominent les Goths. En présentant les peuples du Nord (principalement les Suédois, les Norvégiens et les Islandais) unis en une même matrice historique, par le même isolement climatique et, conséquemment, par les mêmes traits anthropologiques, il esquisse le portrait de nations jusqu’alors méconnues qu’il caractérise par leur amour de la liberté, de la mémoire et du droit. Il dresse ainsi un modèle caractérologique nouveau pour tous ceux qui, à l’avenir, tenteront de trouver l’origine des peuples européens au-delà des antiques monts de Riphées, là où souffle le vent de Borée, hors de l’orbe romano-chrétien [138]. De cette découverte du Nord découlera une mythification confinant parfois à une véritable mystification [139]…
Gilduin Davy
Université Paris Nanterre
Centre d’histoire et d’anthropologie du droit