I. La pensée juridique comme substrat d’une pratique discursive spécialisée
1. L’expérience juridique romaine, par son ampleur chronologique et géographique, par sa pluralité de matières, comme par la variété de la documentation, ouvre à qui l’étudie une multitude de voies. Aucune perspective de recherche ne peut ambitionner de satisfaire à tous les angles possibles et de se présenter comme une théorie exhaustive. La démarche que je propose – étudier les juristes romains comme écrivains et leurs œuvres comme une littérature – n’a donc aucune ambition totalisante et ne cherche pas à nier l’existence d’une pluralité d’autres stratégies. Toutefois, cela représente un peu plus qu’une perspective parmi toutes celles possibles, au moins quand on s’intéresse à la pensée juridique. Cette démarche, en effet, correspond intimement à la nature de la documentation principale à travers laquelle nous pouvons avoir accès à la pensée juridique (romaine), à savoir les œuvres des juristes. Et la documentation constitue l’unique intermédiaire sérieux entre l’expérience du passé et qui entend la connaître, donc elle exerce – ou devrait exercer – un rôle déterminant dans le choix de la stratégie de recherche [1].
2. Avant tout, je définirai ce que j’entends par pensée juridique. Les définitions proposées par les par les autres participants seront tout autant valides dans le cadre de leurs propres contributions [2].
3. Je considère la pensée juridique comme la forme de pensée qui se manifeste dans les discours relatifs au droit réalisés par ceux qui ont le rôle de produire, d’appliquer ou de transmettre le droit dans une société donnée. Il s’agit d’une définition qui adopte un point de vue interne à la société elle-même, avant tout en laissant aux conceptions contemporaines (et non aux conceptions actuelles) d’individualiser ce qui fut considéré à chaque époque comme du « droit » (ou ius) [3]. En outre, c’est une définition qui va de l’abstrait vers le concret, pour réduire la pensée juridique à un objet traitable par les historiens du droit (c’est-à-dire à travers les sources). La pensée juridique n’est pas séparable (sauf pour la clarté de l’exposé) des sujets qui l’exercent et des discours à travers lesquels elle se manifeste. Sous cet aspect, elle peut être comparée à la « langue », qui est un objet qu’on peut étudier séparément (tout comme la pensée juridique), mais qui se manifeste dans les actes linguistiques des locuteurs [4].
4. L’épicentre de la définition est constitué par les sujets impliqués directement dans le processus de production et d’application du droit ou de son enseignement (que nous pouvons qualifier de spécialistes ou de préposés) [5]. C’est un cercle suffisamment circonscrit, même si ses contours sont indéfinis et il possède différents degrés d’intensité en son sein. Les réflexions sur le droit impliquées par des sujets extérieurs à ce circuit (citoyens ordinaires, spécialistes d’autres disciplines, artistes, etc.), sont importantes, à la fois en elles-mêmes et pour éclaircir – par similitude ou par contraste – la pensée juridique des spécialistes (qui en sont vivement influencés) [6]. Toutefois, se concentrer sur ceux qui sont préposés à la vie du droit correspond mieux à la conception que dans presque toutes les sociétés on se fait du fonctionnement du droit. Il est considéré comme un champ distinct, par son langage, la démarche qui lui est propre, la position sociale de qui le pratique. Ceci est la vision qu’en avaient les Romains, qui individualisaient les iuris periti (le nom est déjà en soi une catégorisation) en raison du fait qu’ils étaient experts de ce qui était perçu comme ius, et manifestaient leur spécialisation dans le langage, dans la façon d’en transmettre la connaissance et qui produisaient des œuvres appartenant à un genre bien distinct des autres.
5. Se référer à la pensée juridique comme étant celle des « préposés au droit » correspond donc au point de vue interne à la société étudiée ; étendre davantage le rayon de ce qui compte comme pensée juridique serait, en revanche, imposer une vision moderne, externe à la conscience des Anciens. Donc – pourrait-on-objecter – l’idée de droit naturel développée par Cicéron n’a aucune importance pour le romaniste ? Au contraire, elle est très utile pour comprendre l’idéologie romaine à la fin de la République ; et elle peut aussi éclaircir nombre de propos des juristes romains. Mais Cicéron lui-même disait que les juristes de son époque ne réfléchissaient pas dans leur travail quotidien à ce genre de question ; selon l’avis d’un contemporain bien informé, cela ne faisait pas partie de la pensée juridique des juristes qui répondaient aux clients [7]. La prise en compte de ce sujet est donc tout à fait importante, tout comme la distinction entre des champs différents. Du reste, c’est seulement si des domaines d’étude suffisamment circonscrits et homogènes sont définis (au prix de quelque schématisme inévitable) qu’il est possible d’opérer des comparaisons, pour saisir des ressemblances, des différences, des influences réciproques en ce qui concerne des phénomènes adjacents mais différents.
6. Un autre élément de définition est à souligner. La pensée juridique est saisissable, pour nous, seulement à travers les pratiques discursives auxquelles recouraient les iurisconsulti romains en vue de modéliser la vie sociale. Ces pratiques discursives révèlent la pensée sous-jacente quand on en individualise l’objectif, les moyens et les valeurs. L’objectif est précisément la régulation de la vie collective (dans le domaine du droit) [8] ; cet ordre de discours n’a pas vocation à rendre compte de la réalité, mais à s’imposer à elle, pour la refaçonner. En raison de ce but, la pensée juridique se manifeste typiquement sous forme de jugement, c’est-à-dire, sous la forme d’une qualification d’actions, d’objets ou de personnes (soit sous la forme de prescription pour le futur, soit sous la forme d’évaluation rétrospective) [9].
7. Pour effectuer cette qualification, les moyens en sont les figures argumentatives (le syllogisme, la définition, la division, la réduction ad absurdum, etc.). Les valeurs sont les « concepts du souhaitable », critères qui influencent le choix des moyens et des fins de l’action (par exemple, la tutelle des mineurs ; protection de la propriété privée ; le respect de la parole donnée) [10]. Ce sont des valeurs, des critères de choix dictés par les lois ou établis d’une autre manière par le juriste.
8. Étudier la pensée juridique signifie, donc, étudier le processus d’évaluation qui a pour but de classer les faits sociaux entre convenables et inconvenables selon le droit, dans le cadre d’une société donnée [11]. Par conséquent, me paraît-il, aujourd’hui les études sur la pensée sont moins intéressées par la question du « quoi » (quelle était le régime juridique du fideicommissum au IIe s. apr. J.-C.) que par celle du « comment » : comment les juristes sont-ils parvenus à la construction de la figure du fideicommissum ; comment tranchaient-ils les conflits qui se présentaient ?
II. Les œuvres des juristes comme manifestation de la pensée juridique
9. Le droit romain est contenu, pour sa plus grande part, dans les fragments des œuvres des juristes, écrits entre le Ierr siècle av. J.-C. et le IIIe siècle apr. J.-C. Il ne s’agit pas d’une prédominance seulement quantitative ou du résultat d’une sélection capricieuse des sources. Cette prédominance était déjà réelle dans l’expérience romaine, dans laquelle le rôle de déclarer quel était le droit était confié aux responsa des juristes (à partir du IIe siècle apr. J.-C., en concurrence avec les rescrits des empereurs) [12]. Les œuvres des juristes constituent la documentation écrite de leur activité [13].
10. À travers ces œuvres, nous pouvons glaner ce qui était le droit de leur époque, mais surtout apprécier les raisonnements que les juristes déployaient pour la création et l’application du droit.
11. L’on pourrait alors objecter que le point de vue des juristes romains n’est pas l’unique point de vue à partir duquel, dans l’Antiquité, le droit a été vécu et mis en œuvre, qu’il s’agit d’une dimension abstraite de la vie du droit. Mais cette objection ne prend pas en compte le fait que les juristes romains n’étaient pas seulement des théoriciens.
12. Leurs œuvres ont l’avantage d’offrir au lecteur moderne le point de vue unifiant déjà élaboré par les juristes eux-mêmes, qui unit les faits sociaux et le droit. Ils ne nous proposent pas seulement des normes, mais (très souvent) déjà la qualification, l’application du droit aux faits. En outre, il ne s’agit pas de faits décrits dans leur individualité singulière, mais de faits présentés, habituellement, sous forme schématique. Nous avons ainsi la possibilité de saisir un niveau moyen entre la norme et le cas individuel.
13. Pour mieux clarifier ce point, également du point de vue théorique, on peut considérer, par antithèse, le cas du droit tardo-antique. La difficulté à le reconstruire vient du fait que nous avons connaissance de nombreuses lois (les constitutions impériales), mais nous ne disposons pas du point de vue unifiant constitué par le jugement contemporain, c’est-à-dire nous ne savons pas comment de telles lois étaient interprétées et appliquées aux faits sociaux, entre le IVe et le VIe siècle. Confronté aux textes normatifs impériaux, l’historien du droit se trouve en somme dans la même situation que celle d’un juriste contemporain devant interpréter les normes en vigueur, sauf que l’historien opère en dehors d’un système intersubjectif, sans aucune garantie de réussir à déterminer le point de vue antique authentique. Plutôt que d’une histoire du droit, il s’agit d’une sorte de positivisme rétrospectif.
14. Inversement, parcourir la pensée des juristes romains revient à voir l’expérience juridique de l’intérieur : c’est la différence entre voir le train en se tenant dehors pendant qu’il passe, et être dans l’une de ses voitures. Ce regard de l’intérieur répond à la perspective webérienne de la « sociologie compréhensive ».
15. La position des juristes dans le système en faisait la voix énonçant le droit qui devait être appliqué (jusqu’au IIIe s. au moins, ensuite au moyen de la circulation de leurs écrits). Ils ne représentaient donc pas un point de vue parmi tant d’autres, mais un point de vue qui tendait à s’imposer dans la pratique. Les juges inclinaient à s’y adapter ; les personnes privées consultaient les juristes justement pour prévoir ce qu’aurait été leur destin, pour prévoir quelle aurait été la décision d’un juge saisi de l’affaire. Donc, le discours des juristes romains était une pratique intersubjective, destinée à l’ensemble de la société, dont la raison d’être était justement la capacité de prévoir le droit en tant qu’effectivement pratiqué.
16. L’opposition entre le droit officiel (celui des juristes) et le droit de la pratique (celui mis en œuvre dans les provinces, au sein des couches sociales inférieures, etc.) est donc en grand partie fictive, bien que le sujet – lancé à la fin du XIXe siècle par les savants allemands – connaisse aujourd’hui un renouveau d’intérêt et de nouvelles perspectives [14]. Pour le moment, on peut dire qu’au fur et à mesure que sont découverts des documents (en particulier les tablettes en cire et les papyri) qui permettent de le vérifier, il se confirme que la pratique suivait les principes énoncés par les juristes.
III. Distinctions par rapport aux autres approches, en particulier celle de Law and Literature
17. Ainsi posées les prémisses, nous arrivons au cœur de notre bref exposé. La pensée juridique s’exprime dans des pratiques discursives ; les pratiques discursives qui représentent le mieux la pensée juridique romaine sont les œuvres des juristes : pour cette raison, étudier la pensée juridique romaine signifie avant tout lire les œuvres des juristes. Cela réclame de tenir compte de leur nature, à savoir de leur dimension littéraire. Les juristes romains sont des écrivains : ces deux dimensions sont indissociables et l’étude de la pensée juridique passe à travers de l’écriture. Nous reviendrons sur cette position et nous en fournirons quelques exemples. Maintenant il s’agit surtout de mieux délimiter cette perspective par rapport à d’autres qui présentent certaines assonances.
18. Pour indiquer les limites de mon propos, les vers d’un poète italien, Eugenio Montale, m’aideront :
Non domandarci la formula che mondi possa aprirti,
sì qualche storta sillaba e secca come un ramo.
Codesto solo oggi possiamo dirti,
ciò che non siamo, ciò che non vogliamo [15].
« Ciò che non vogliamo », « Ce que nous ne voulons pas » : en parlant de juristes écrivains il ne s’agit pas de s’intéresser au fait que certains personnages ont pratiqué en même temps le droit et la littérature, comme, pour l’Antiquité, Quintus Aelius Tubero, juriste mais aussi auteur d’un traité historique important, les Historiae en 14 livres. Ou bien, plus proches de nous, Edgar Lee Masters, Jorge Amado, John Grisham ou bien sûr Montesquieu dans les Lettres persanes. Cette approche est la plus éloignée de celle que je propose, parce qu’elle sépare l’activité du juriste de celle d’écrivain (on pourrait parler de « juristes aussi écrivains »). Au contraire il faut considérer le juriste comme un écrivain précisément quand il écrit du droit (et par la façon qu’il a de l’écrire) [16].
19. Considérer les juristes romains comme écrivains n’équivaut pas non plus à s’inscrire dans la mouvance théorique « droit et littérature » (« Law and Literature »), dans les deux sens dans lesquels elle s’articule. Cela ne consiste pas à examiner le traitement que le thème de la justice reçoit dans la littérature d’invention (dans L’Étranger de Camus ou dans le merveilleux L’Intérêt de l’enfant – The Children Act, de Ian Mc Ewan – ; pour le monde romain, on pourrait se demander par exemple quelle était l’idée de justice dans le Satyricon de Pétrone), c’est-à-dire l’approche qui représente le versant « Law in Literature ». Il ne s’agit pas non plus de comparer l’interprétation des juristes à l’interprétation littéraire (qui représente le versant « Law as literature ») ou de développer l’idée que la loi est une littérature sociale, une façon de parler des personnes et de leurs relations, qui peut être examinée dans une perspective narratologique. Je ne suggère pas d’appliquer les méthodes de la critique littéraire à ce qui n’est pas de la littérature (le droit), mais au contraire, de l’appliquer à ce qui en est : les œuvres des juristes [17].
IV. Une littérature juridique romaine a-t-elle existé ? Une démarche inductive
20. Proposer de lire les juristes comme une littérature pose un problème, qui n’est pas le moindre : ce qu’il faut entendre par la littérature et s’il convient de classer les livres des juristes romains parmi la littérature. Cela n’aurait aucun sens d’adopter un concept moderne. Et puis, lequel ? Ce serait alors devenir la proie du « démon de la théorie », pour reprendre la belle expression d’Antoine Compagnon dans son panorama de la critique littéraire [18].
21. Donc libérons-nous de nos idées, adoptons encore une fois le point de vue des Anciens [19]. Il existe deux façons d’y arriver, l’une inductive, l’autre déductive. Commençons par la première, demandons en somme aux lecteurs antiques s’ils individualisent les écrits des juristes comme un genre en soi. Nous partirons d’un lieu où personne ne s’attendrait à entendre parler de droit, à l’occasion d’un dîner, le plus somptueux et célèbre de l’histoire littéraire romaine. Lors du banquet de Trimalcion, imaginé par Pétrone vraisemblablement dans les années soixante apr. J.-C, donc à l’époque de Néron, la conversation tombe sur les enfants et sur leur éducation. C’est Échion qui parle, un marchand de textiles usagés (centonarius), de fortune modeste et peu cultivé, visiblement irrité par la présence à la même table d’une sorte d’intellectuel, le rhéteur Agamemnon, auquel le chiffonnier est impatient de montrer que l’instruction vaut quelque chose seulement si elle est rentable.
22. Échion parle de son fils adolescent (ou plutôt d’un garçon qu’il a accueilli comme un fils) et, comme tous les parents, il désire en donner un portrait favorable : il dit de son Primigénius que « dès qu’il a un moment on ne peut plus lui tirer le nez de ses livres » [20]. Mais on comprend vite que le garçon n’a pas beaucoup de moments libres, parce qu’il préfère jouer avec des oiseaux domestiques, à tel point que le père a été finalement forcé de supprimer ses chardonnerets (mais le garçon les a rapidement substitués par d’autres loisirs). Le garçon ne paraît certes pas être un génie non plus. En arithmétique il n’est pas allé au-delà des calculs élémentaires, la division par quatre ; il a arrêté d’étudier le grec ; bientôt il cessera d’étudier la littérature latine. Mais, tout considéré, le garçon a déjà consacré trop de temps à la culture livresque (litterae). Le père révèle à ses voisins de table qu’il a décidé de le diriger vers un sujet plus rentable, le droit et, ce qui est surtout important pour nous, il explique comment cela va se passer (Petr. Sat. 46.7) :
Emi ergo nunc puero aliquot libra rubricata, quia volo illum ad domusionem aliquid de iure gustare. Habet haec res panem.
Je viens donc d’acheter au garçon quelques livres avec des titres à l’encre rouge : je veux qu’il tâte un peu du droit ; ça peut servir à la maison. C’est une chose qui nourrit son homme.
La première phrase à retenir notre attention est « emi ergo nunc puero aliquot libra rubricata, quia volo illum ad domusionem aliquid de iure gustare ». D’un point de vue linguistique, c’est un exemple éclatant du registre familier. « Libra rubricata » est traité comme neutre, quoique liber soit masculin [21]. Pétrone se moque ainsi de l’ignorant de toute époque qui n’a pas honte d’exprimer son jugement sur l’éducation. Du point de vue du contenu, « libra rubricata » signifie « livres (avec des titres) à l’encre rouge » [22]. Donc, le personnage de Pétrone, pour ignorant qu’il soit, identifie les livres des juristes par leur mise en page, par son paratexte dirait-on suivant la terminologie de Gérard Genette, c’est-à-dire par la présence nombreuse d’intertitres à l’encre rouge.
23. Pétrone n’est pas le seul à utiliser cette caractérisation. À la même période, Perse écrit « Masuri rubrica » pour faire allusion à l’œuvre du plus célèbre juriste de son temps, Masurius Sabinus (Sat. 5.88-90) [23]. Un peu plus tard, Quintilien parle de rubricae dans un contexte où il blâme les élèves de rhétorique qui ont préféré se tourner vers le droit (« alii se ad album ac rubricas transtulerunt ») [24] et Juvénal dans un élan poétique invite à lire attentivement les « lois rouges » des ancêtres (« Perlege rubras / maiorum leges ») [25]. Les textes juridiques s’identifient donc aux yeux du public par cette caractéristique, qui sert à les évoquer par une métonymie.
24. Nous avons la chance de pouvoir comparer ces témoignages littéraires avec un fragment de papyrus, daté du Ier siècle apr. J.-C. ou au plus tard au début du IIe s., donc à peu près contemporain de Pétrone ou de Quintilien, le P. Mich. VII 456 + P. Yale inv. 1158r [26]. Le texte emploie une cursive ancienne, inclinée vers la droite, et présente deux rubriques en rouge (aux lignes 6 et 15), qui délimitent de brefs chapitres : le premier est consacré à une phase de la bonorum venditio, la vente aux enchères du patrimoine du débiteur en défaut de paiement (ou d’un défendeur défaillant) ; le second se réfère au iudex datus, le jugé privé nommé pour trancher le litige, probablement dans le cadre de la même procédure. Il s’agit donc d’un texte juridique « rubriqué ». L’emploi de la première personne du pluriel montre qu’il doit s’agir d’un écrit jurisprudentiel et non d’un texte normatif. Le fragment ne laisse pas deviner son auteur : le lexique et le style sont en tout cas ceux de quelqu’un qui maîtrisait parfaitement le droit. Très techniques et sèches, les lignes qui en survivent ne contiennent pas d’allusion à un cas concret (il ne devait donc pas s’agir d’une collection de responsa, de réponses données aux consultations des clients) ; le ton fait penser plutôt à un commentaire de juriste dédié à la procédure établie par l’édit du préteur sur la vente aux enchères. Du point de vue matériel, il s’agit du plus ancien papyrus qui nous soit parvenu préservant un texte d’un juriste romain et aussi le plus ancien à contenir des rubriques [27].
25. Voilà un de ces livres auxquels songe le personnage de Pétrone pour son fils. Ces témoignages convergents nous fournissent une première réponse affirmative, presque matérielle, à la question de savoir s’il existait une littérature juridique romaine : elle était visualisée comme un genre avec une identité reconnue par les contemporains, à partir de la mise en page.
26. Il faut évidemment rester prudent en évoquant la mise en page des livres antiques : chaque exemplaire a sa propre histoire, son aspect graphique dépendait du contexte, de l’époque, de sa destination, des matériaux, de la compétence, voire des goûts du copiste et du commanditaire. Mais un autre facteur renforçait encore la physionomie des textes jurisprudentiels : elle présentait une ressemblance étroite avec d’autres textes juridiques, en particulier avec les leges qui, à la fin de l’époque républicaine, étaient souvent gravées sur du bronze et étaient affichées dans les lieux fréquentés de Rome et des cités de l’empire, de sorte que tout un chacun pouvait en prendre connaissance [28]. Le public était donc habitué à traverser un paysage d’écrits juridiques, sur des supports divers, avec des fonctions et des destinataires tout aussi divers, mais avec des traits communs comme les rubricae, qui se renforçaient les uns au miroir des autres.
27. Le passage de Pétrone (Sat. 46.7) implique aussi qu’il y avait en son temps un commerce de livres juridiques. Échion, le marchand de textiles usagés qui entretenait ses voisins de table de ses considérations sur l’éducation, dit qu’il a acheté (emi) les libra rubricata pour que son enfant apprenne le droit. Certes, s’il ne faut pas imaginer de véritables entreprises vouées à la transcription, la circulation des textes n’était pas non plus confiée à la simple copie privée, comme ce fut souvent le cas à Rome avec la littérature artistique [29]. Les livres de droit pourtant étaient sur le marché et ils pouvaient atteindre une large couche de la population – y compris d’origine modeste, comme le fils de l’affranchi Échion – qui apprenaient le droit en autodidactes. C’est une petite surprise, car on pense généralement que la formation juridique se réalisait « sur le tas », au moyen d’un apprentissage, c’est-à-dire en écoutant un juriste expert donner ses réponses aux clients. Il y a du vrai, mais il s’agit d’une vision un peu idéalisée, qui ne tient pas compte du processus d’expansion du droit, marchant du même pas que l’expansion de l’empire et la « démocratisation » des savoirs [30].
28. C’est en suivant le fil rouge des rubriques, de la mise en page, et à travers la perception qu’en avait le public, que nous avons pu saisir comment les iuris consultorum libri constituaient un genre unitaire et distinct.
29. Le point culminant de cette approche du bas vers le haut (qui aboutit à une définition extensionnelle) est de rappeler que l’Antiquité nous a conservé trois catalogues d’auteurs et d’œuvres juridiques : le liber singularis Enchiridii de Sextus Pomponius, qui contient une histoire littéraire de la jurisprudence romaine scandée par la succession des auctores, du IVe av. J.-C. jusqu’à Salvius Julianus, consul en 148 apr. J.-C. (D. 1.2.2) ; la loi de Valentinien III, de 426 (CTh. 1.4.3), qui détermine les scripta des juristes qui pourront être cités en justice pour indiquer au juge la solution du cas (« lectiones… recitentur ») ; enfin l’Index Florentinus, c’est-à-dire la liste qui, en ouverture du manuscrit florentin du Digeste, nous informe « de quels anciens (juristes) et de quels livres écrits par eux résulte le présent recueil du Digeste ou des Pandectes du très auguste empereur Justinien » [31]. Il s’agit de véritables catalogues, qui, répartis sur un arc de presque quatre siècles, définissent quelles œuvres furent considérées comme de la littérature juridique. La dernière liste, l’Index Florentinus, par sa nature, est la plus riche en informations : elle rassemble trente-huit auteurs et deux cent sept titres d’œuvres. Selon le calcul généreux de Justinien (c. Tanta/Dedoken, 1), l’ensemble comptait « presque 2000 » livres, une vraie bibliothèque.
30. Les trois catalogues comprennent seulement les écrits de juristes « de profession », à l’exclusion des œuvres qui traitaient de droit, mais avaient été écrites par des non-juristes (comme pourrait l’être le De iure civili de Varron, en quinze livres, cité par Jérôme lorsqu’il inventorie l’ample production de l’antiquaire, mais totalement absente des trois listes juridiques) [32]. L’un des traits essentiels de la littérature juridique romaine est ainsi défini, à savoir qu’elle était l’enregistrement de la discipline en train de se faire, effectué par les protagonistes eux-mêmes [33]. C’est une autre raison qui confirme l’opportunité de définir la pensée juridique romaine en adoptant le point de vue des Anciens eux-mêmes, c’est-à-dire d’en proposer une définition qui tourne autour du rôle des juristes.
V. Une littérature juridique romaine a-t-elle existé ? Une démarche déductive
31. C’est le moment de changer de direction et d’adopter une approche descendante, pour essayer de qualifier les iurisconsultorum libri à la lumière des définitions que les Anciens donnaient de la littérature. Laissons de côté, évidemment, la poésie, et concentrons-nous sur la prose. Que considérait-on comme « littéraire » ? Il a été dit avec justesse que « Literature, as a way of grouping together a group of texts, is itself a form of demarcation that is difficult to apply to Rome » [34]. L’Antiquité ne connaissait pas de terme global équivalent au mot abstrait « littérature », au sens affirmé aux XVIIIe-XIXe siècles, qui s’est dessiné en même temps que la conception de l’esthétique entendue comme « art de penser le beau » [35]. Cette conception a généré l’idée que l’œuvre littéraire se définit sur des critères esthétiques (et non pas de contenu), c’est-à-dire qu’il s’agit d’un texte écrit, capable de produire de la beauté grâce à sa forme et de satisfaire notre faculté de connaissance sensible, faculté qui est distincte de la rationalité et qui est mise en mouvement par l’émotion et l’imagination [36].
32. Des origines au XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, la réflexion ne s’est certes pas arrêtée, mais le lien entre littérarité et esthétique demeure au cœur de nombreuses visions actuelles [37]. La spécialisation progressive des disciplines, et leur encadrement académique, a également contribué à séparer ce qui auparavant allait ensemble, chassant du champ esthético-littéraire ce qui appartient à la science et à l’érudition. La littérature d’invention (qui ne s’attache pas à ce qui est, mais à ce qui pourrait être) revendique – autre critère distinctif par rapport à la science et à l’érudition – une capacité supérieure à parler de l’universel, idée qui se trouvait déjà chez Aristote et ne cesse pas d’affleurer dans le débat entre les « deux cultures » [38].
33. Cet ensemble de facteurs et d’idées explique suffisamment la réticence des manuels de littérature latine à inclure les textes juridiques dans une catégorie qui, aujourd’hui, plus ou moins consciemment, est liée au « beau » et à « l’universel ». La solution alternative qu’ils adoptent fréquemment n’est en rien meilleure : instituer une catégorie spécifique, à savoir « littérature technique » ou « technico-scientifique » (Fachliteratur) ou « textes d’usage » (Gebrauchstexte). Cette catégorie est neutre seulement en apparence : elle équivaut en fait à formaliser, de façon positive, une caractérisation négative, qui reste encore basée sur l’idée moderne de la littérature au sens esthétique et fictionnel. En outre, ce choix d’une catégorie à part n’est pas conforté par l’Antiquité, qui n’a pas laissé de théorie accomplie des genres et des niveaux stylistiques pour les textes qu’aujourd’hui nous considérerions comme relevant de la Fachliteratur [39].
34. Ce serait commettre la même erreur que de s’appuyer sur une idée anachronique pour répondre à la question de savoir s’il y avait une littérature juridique romaine.
35. Il faut se tourner encore une fois vers l’Antiquité. Bien qu’un terme d’ensemble correspondant à l’abstrait « littérature » manquât, la conviction diffuse reste qu’à Rome, les trois genres de prose expressément considérés comme artistiques (Kunstprosa) étaient l’éloquence, l’historiographie et la philosophie, en raison de l’usage intense de l’artifice stylistique [40]. On arrive trop tôt à une conclusion encore plus générale, apparemment convaincante (mais nous verrons aussi combien elle est trompeuse) : seule la prose d’art appartient à la littérature, et la prose d’art est celle qui adopte les règles de la rhétorique [41]. Une conclusion d’autant plus attirante que la prose d’art ainsi définie présente une affinité notable précisément avec la conception moderne de la littérature, basée sur l’esthétique [42]. Si l’on adopte cette perspective, l’exclusion des juristes de la prose d’art hier, de la littérature aujourd’hui, paraît ainsi justifiée.
36. Tout en saisissant une part de vérité, à la base de cette position se niche toutefois une équivoque (et peut-être plus d’une, comme la synonymie trompeuse entre ars et art : l’art évoque le champ de la créativité, alors qu’ars celle de l’artificialité, c’est-à-dire des règles pour la construction d’un discours) [43].
37. Pour les Anciens, le critère stylistique n’était pas le seul critère sélectif et le seuil de la prose d’art n’était pas placé seulement au niveau le plus haut, celui de l’ornate dicere (faire des discours ornés). Dans un monde caractérisé par l’omniprésence de la rhétorique, comme l’était le monde romain, ses préceptes étaient appliqués selon un ample éventail d’intensité [44]. Le rapport entre le texte et le style était gouverné par le principe du convenable, du decorum : à chaque texte, son style. Le choix du style approprié dépendait avant tout des fonctions remplies par le texte (les officia), à savoir le docere, le delectare, le movere (instruire, plaire, émouvoir). La diversité des fonctions que chacun de ces textes remplissait, explique, par exemple, la différence stylistique entre discours, œuvres historiques et philosophiques. La philosophie – dit Cicéron – ne doit pas movere, mais sedare, apaiser plutôt qu’émouvoir. L’historiographie à son tour ne doit pas probare (c’est-à-dire docere, apprendre), mais narrare : c’est la différence qu’aujourd’hui encore on établit entre vérité judiciaire et vérité historique [45]. Seul le discours répondait aux trois officia. Les livres des juristes romains étaient marqués presque exclusivement par le docere (le delectare comme le movere leur était étranger).
38. C’est pourquoi l’intensité de l’application des préceptes stylistiques de l’elocutio était plus basse. L’objet des libri iuris recommande lui aussi ce niveau stylistique bas. La discussion sur des points du droit privé était considérée comme un sujet mineur, res parva. De façon proverbiale, la servitude de gouttière était prise comme le symbole d’un sujet minime (justement comme les gouttes d’eau qui tombent d’un toit), qui aurait détonné s’il avait été discuté dans un style grandiloquent. Ceci explique pourquoi, sur le plan stylistique, les livres des juristes appliquèrent à un degré si bas les préceptes de la rhétorique, mais ne furent certainement pas étrangers à ses formes d’expression et d’organisation de la pensée.
39. Une des raisons supplémentaires pour lesquelles les iurisconsultorum libri, malgré leur marginalité sur le plan de l’elocutio, étaient perçus comme un genre de valeur, était leur position élevée sur l’échelle socio-culturelle. Le droit privé était certes considéré comme une res parva, mais bien qu’étant une matière intellectuellement peu élevée, le ius était considéré comme nécessaire à la vie de la cité (Cic. leg. 1.14) : « in cognitione tenue est, in usu necessarium ». La majesté de la cité se reflétait dans le ius.
40. Savoir utile donc, et d’une utilité prestigieuse. Il occupait le rang le plus élevé dans la hiérarchie des disciplines, au sein d’une triade stable qui voyait le droit aux côtés de l’art oratoire et de l’art militaire, toutes ces techniques présidant de façon différente à la vie en commun, en temps de paix comme en temps de guerre. À cette primauté civique du droit, correspondait l’extraction sociale tout aussi élevée des juristes-écrivains, qui appartenaient à l’aristocratie, noble ou au moins sénatoriale, et en tout cas ne descendaient pas en dessous du rang équestre.
41. Mesurer la distance stylistique entre les discours et la prose juridique ne signifie donc pas exclure cette dernière du champ littéraire. Une notation de Quintilien nous y aide, formulée dans un chapitre dans lequel le professeur de rhétorique recommandait des exercices pour renforcer la mémoire et conseillait une approche graduelle pour obtenir des progrès presque sans se fatiguer (11.2.41) :
Quod ipsum hoc fieri potest levius, si pauca primum et quae odium non adferant coeperimus ediscere, tum cotidie adicere singulos versus, quorum accessio labori sensum incrementi non adferat, in summam ad infinitum usque perveniat, et poetica prius, tum oratorum, novissime etiam solutiora numeris et magis ab usu dicendi remota, qualia sunt iuris consultorum.
Cet ennui [d’apprendre par cœur], on peut l’atténuer, en commençant par apprendre des passages courts et qui ne rebutent pas ; puis, on ajoutera chaque jour une ligne, ce qui n’accroîtra pas sensiblement le travail, et, à la fin, on arrivera à ne plus connaître de limites ; et l’on s’exercera au début sur des textes poétiques, puis sur des discours, enfin sur des textes arythmiques et de tour plus éloigné de l’usage oratoire, comme ceux des jurisconsultes.
42. Le passage a une importance qui transcende son but immédiat : il dessine un champ littéraire plus ample que celui constitué par les seuls genres à stylisation élevée, et son rayon s’étend des poètes aux juristes [46]. La façon qu’a Quintilien de s’exprimer montre bien que le champ littéraire possède une dimension spatiale et que chaque texte pouvait se trouver à une distance plus ou moins grande du centre, qui était constitué par la prose oratoire : « magis ab usu dicendi remota » « des textes… de tour plus éloigné de l’usage oratoire » [47]. Les écrits des iuris consulti en font partie, mais ils se trouvent aux marges, avant tout parce qu’ils sont dépourvus de mètre et de clausules rythmiques (« solutiora numeris »), ce qui en rendait la mémorisation évidemment plus laborieuse. Rien n’est dit des autres éléments pouvant les éloigner du style oratoire (de l’usus dicendi) : vraisemblablement il s’agissait de l’absence d’ornatus et de la présence massive de lexique technique. Un point toutefois est indiscutable : Quintilien n’aurait pas recommandé la lecture de ce genre, même dans un but mnémotechnique, s’il l’avait considéré comme totalement hétérogène par rapport aux autres genres dont il estimait la lecture comme éducative pour les orateurs.
43. La leçon que nous en tirons : l’espace littéraire romain, si on ne veut pas l’aplanir au seul plan du style, mais qu’on le conçoive comme la résultante de plusieurs dimensions, à savoir le style, le contenu, le profil sociologique, et même la mise en page, accueillait aussi les écrits des juristes.
44. Une perspective que les mots de Henri Bardon avaient déjà trouvée :
Qui étudie les écrits que nous a laissés Rome, se doit de mentionner les écrivains du droit : sur leur austérité repose parfois les grâces des autres ; et, au même titre que les autres, ils participent au travail d’une génération pour élaborer une culture [48].
VI. Conséquences méthodologiques et considérations sur l’histoire de l’historiographie juridique
45. La prose des juristes romains est si efficace qu’elle semble avoir toujours existé, comme un beau panorama de montagne. En réalité elle naît de la lutte des écrivains contre les limites (et les choix) imposés par la langue, la grammaire, des attentes des lecteurs, de la confrontation avec les autres styles. Il s’agit d’une production historique et l’analyser dans ses facteurs signifie donc en retrouver l’historicité.
46. Étudier les juristes comme écrivains, et leurs œuvres comme littérature, ne signifie pas pour autant perdre de vue le contenu technique, mais bien au contraire s’approcher de ce contenu avec la pleine conscience qu’il nous est transmis par l’intermédiaire de l’écriture, de la dimension littéraire des textes. Cela signifie – pour condenser en une formule – intensifier l’application aux écrits des juristes des méthodes et des questions que les chercheurs ont l’habitude d’employer pour les œuvres de la littérature latine, avant et en même temps qu’on leur applique les méthodes de l’histoire juridique.
47. Il serait opportun ici de replacer cette perspective dans l’histoire des études sur le droit romain, tâche qui demanderait pourtant à son tour une recherche. Je me borne ici à quelques remarques. Assurément, l’attention à la forme des œuvres est présente dans les enquêtes sur la personnalité des juristes que, au moins à partir des années 1960, ont été conduites de façon soutenue (en Italie par ex. par F.P. Casavola, M. Bretone, A. Schiavone, en Allemagne, par D. Nörr et D. Liebs). Nombre de ces études, spécialement en Italie, se sont toutefois principalement intéressées aux aspects idéologiques et à la détermination du profil intellectuel (mais aussi de l’action politique) des juristes, moins aux œuvres en tant que telles.
48. À ces orientations plus récentes, on doit ajouter, en tant que précédents plus spécifiques, certaines tentatives (célèbres, même si elles sont restées isolées) de la fin du XIXe s. : il suffit de citer – emblématique aussi par son titre – l’essai d’Alfred Pernice, Ulpian als Schriftsteller, dédié « zur litterarischen Analyse » des libri Ad edictum. Pour reprendre les mots d’A. Pernice, ce type d’analyse de l’œuvre d’un juriste vise à déterminer « comment elle a été élaborée et quel talent elle révèle » (p. 443 : « wie sie gerbeitet sind und welche Begabung sich darin zeigt ») [49]. Cette approche, conforme aux méthodes du positivisme philologique allemand de la seconde moitié du XIXe s., était aussi alimentée par la grande édition du Digeste, complétée par Mommsen en 1870 et par la préparation du Vocabularium Iurisprudentiae Romanae, inspiré par Mommsen lui-même, tout de suite après la conclusion de l’édition critique du Digeste : entreprises qui révèlent précisément l’extension des méthodes philologico-littéraires aux œuvres de la jurisprudence. Il suffit pour le reste de considérer que quatre années après l’essai de Pernice, la Palingenesia Iuris Civilis di Otto Lenel fut publiée, qui a pour but de dépasser la dimension fragmentaire des écrits des juristes romains (qui se présentés épars dans le Digeste), pour en percevoir, dans les limites du possible, la dimension unitaire, justement en tant qu’œuvres [50].
49. Ce type d’études, s’il a eu des continuateurs remarquables, s’est par la suite presque éteint : il n’est pas difficile de trouver la cause principale de ce déclin, à savoir l’émergence (justement dans les mêmes années) puis l’affirmation hégémonique de l’interpolationisme, qui mettait en doute l’authenticité des textes des juristes tels qu’ils nous sont parvenus, et donc minait à la base la perspective d’une analyse littéraire de ces mêmes textes [51]. L’ère de l’interpolationisme étant (presque…) dépassée, ce type d’analyse peut donc aujourd’hui s’appuyer sur un terrain plus favorable pour être poursuivi, évidemment en le mettant à jour non seulement par rapport aux progrès de la philologie et de la critique du texte, mais aussi des études sur la pensée juridique romaine.
50. En se tournant vers la méthode et ses objectifs, il s’agit d’éclairer en quoi lire les juristes comme écrivains et leurs œuvres comme une littérature, peut être un chemin vers l’historicisation de la pensée juridique romaine.
51. Suivons un texte, de sa production à sa transmission.
52. Avant un texte jurisprudentiel, se trouve souvent une formulation orale, par exemple la réponse donnée à un client ou le débat (la disputatio) avec ses élèves. Mais pas toujours. L’écriture doit donc être examinée attentivement pour vérifier si cette empreinte existe ou non.
53. Puis, quand le juriste passe à la rédaction, intervient le rapport intertextuel avec le système littéraire, celui de la jurisprudence, et le système général. Son style sera conditionné par les conventions des iuris consulti, mais aussi par les règles de l’ars rhetorica, sur le plan du style (de l’elocutio) et surtout sur celui de l’argumentation (inventio). Non dans le sens que les juristes étaient des rhéteurs, mais que – exactement comme les rhéteurs – ils utilisaient de façon contrôlée les schémas argumentatifs (ainsi que le montre Cicéron dans les Topica, dédiés au juriste Trébatius). Sur le plan stylistique, en particulier, la confrontation au grand modèle de la prose latine la plus antique, la rédaction des lois, est instructive.
54. La présence de la loi, à mon avis, a été plus importante que ce que l’on pense, dans l’expérience romaine : on peut montrer que les œuvres des juristes romains en traitent largement et que l’actuelle pauvreté des références aux lois est due à la sélection opérée par les compilateurs de Justinien qui choisirent de les éliminer systématiquement (il suffit de dire que le petit manuel de Gaius en mentionne un nombre supérieur à celui de l’ensemble du Digeste). La présence de la loi se manifeste non seulement dans les contenus, mais aussi dans le style (et jusqu’à la mise en page : les libri rubricati des juristes adoptent une mise en page similaire à celle des lois gravées sur le bronze).
55. Mais la comparaison avec d’autres textes contemporains peut faire émerger les particularités des écrits juridiques, leurs différences. Ainsi, si l’on adopte cette perspective littéraire, on pourra découvrir (un fait qui me semble avoir jusque-là échappé à l’attention) que l’exorde du commentaire de Gaius sur les Douze Tables « Facturus legum vetustarum interpretationem… » (D 1.2.1) imitait la célèbre praefatio des livres Ab urbe condita de Tite-Live « Facturusne operae pretium sim… ». La position initiale du participe futur facturus est d’une grande rareté, avec seulement ces deux cas pour toute la littérature latine qui ouvrent non seulement la phrase, mais sont placés au début d’une œuvre [52]. Il s’agit donc d’une allusion à l’histoire livienne, d’autant plus que dans sa préface Tite-Live s’interrogeait, précisément comme Gaius, sur l’opportunité d’écrire une histoire qui remontait aux origines de Rome. L’émulation va donc au-delà de l’aspect lexical, mais elle s’arrête au bon moment. L’exorde livien était pris comme exemple de la partie initiale d’un hexamètre en début de phrase (par Quintilien) [53] ; Gaius n’ose pas l’imiter. Les juristes – dont le même Quintilien disait qu’ils avaient horreur des clauses rythmiques – savaient donc discipliner leur style, en l’adaptant à la fonction du texte : le prologue permettait, ou mieux, il exigeait un style plus élevé et Gaius s’autorisait une allusion au prologue livien et à ses contenus, sans pourtant insérer une clausule métrique [54]. Cette imitation permet de reconstruire un lien entre le juriste et un plus ample horizon culturel : ce lien – et c’est ici le point crucial – se révèle dans la dimension textuelle.
56. En poursuivant parmi les points de vue possibles par lesquels scruter, dans une analyse idéale, les œuvres des juristes, arrive ensuite le niveau de langue, qui est la langue du droit avec son lexique spécifique, technique.
57. Il convient aussi de relever, de l’intérieur, les références aux lecteurs : à qui s’adresse le texte, quelles stratégies cela implique ? Cela permet de s’approcher d’une définition du public auquel les œuvres des juristes sont destinées, un autre thème jusqu’à maintenant peu connu.
58. Sur un autre plan, les œuvres se prêtent à une série de questions aussi intéressantes que nécessaires. Comment nous est parvenu le texte ? Quels sont les principes critiques suivis par les éditeurs modernes pour établir le texte ? Et si par chance, le texte nous parvient directement, à travers un papyrus tardo-antique, nous prendrons en compte l’aspect matériel des copies, les éléments paratextuels : s’agit-il d’indications déjà apposées par le juriste pour orienter la lecture ? Sont-ils introduits par des mains successives ? Regardons ensuite le format : est-ce un papyrus avec une écriture administrative, qui révèle que son possesseur était un fonctionnaire ? Est-ce un livre de luxe ? Une copie d’élève ? Les annotations en marge nous révéleront la traversée des autres écritures : une glose du Ve siècle en grec, qui ajoute au texte d’Ulpien des références croisées d’autres juristes, est-elle ou non le signe de la culture contemporaine ?
59. En somme, lire les œuvres des juristes comme une littérature, signifie les historiciser. Les replacer dans l’espace littéraire romain aide à retrouver les connexions intertextuelles avec les œuvres d’autres genres et cela permet de représenter le droit (au moins l’une de ses manifestations, celle de la jurisprudence) comme un élément d’un système culturel plus ample. Il s’agit d’une historicisation plus appropriée, car elle se réalise à travers la confrontation avec des objets textuels homogènes (à l’opposé de celle qui consiste à rapprocher de façon artificielle le droit à des éléments culturels non homogènes : droit/économie, droit/religion, etc.).
VII. Quelques exemples à valeur méthodologique
60. Pour conclure, je prendrai trois exemples plus spécifiques, sans prétendre qu’ils soient « exemplaires » mais avec l’espoir de rendre plus clair le rapport entre les prémisses méthodologiques et leurs applications possibles.
61. La comparaison horizontale avec les autres genres, tout d’abord. Un terrain qui me semble fertile est celui des déclamations, c’est-à-dire des discours qui étaient élaborés dans les écoles de rhétorique pour exercer les élèves, surtout sous forme de controversiae : ce sont donc des exemples de discours judiciaires, même s’ils n’ont pas été prononcés au tribunal. Il est surprenant de voir comment ils ont été délaissés par les historiens du droit pendant des décennies. On assiste actuellement à un regain d’intérêt [55].
62. Leur importance ne réside pas, comme il a longtemps été pensé, dans les correspondances plus ou moins directes avec les institutions et les normes en vigueur à Rome. Ce sont au contraire les arguments développés par les déclamateurs pour soutenir leurs propres thèses qui méritent la plus grande attention. Si l’on suit le fil des démonstrations scolaires (et même celles destinées à appliquer des lois imaginaires à des faits romanesques), on rencontre en effet les interprétations et les raisonnements qui coïncident avec ceux des juristes romains classiques (et que les déclamateurs ont sans aucun doute tiré d’eux). Les declamationes laissent entrevoir le mode le plus articulé par lequel les opinions des iuris prudentes devaient être présentées par les avocats – dans le combat oratoire – pour réussir à s’imposer à la conscience des juges, et à en informer la décision. L’insertion dans un plus ample contexte argumentatif permet d’apprécier de façon plus directe les valeurs et les motivations sous-tendant les raisonnements des juristes, que l’écriture jurisprudentielle tient à réduire à l’essentiel, sinon à occulter, par sa concision. Les témoignages de la rhétorique judiciaire étant quasiment absents pour le Principat, les exercices scolaires entrouvrent une fenêtre sur le fonctionnement concret du système juridique romain.
63. Sur le plan culturel, d’autre part, la contiguïté avec la jurisprudence révélée par les declamationes est l’indice révélant des parcours de formation communs et de l’homogénéité culturelle qui caractérisait l’élite d’où provenaient les avocats (patroni causarum) et les juristes dans les deux premiers siècles de l’Empire, période de laquelle datent les principaux recueils de declamationes parvenus jusqu’à nous [56]. Une contiguïté qui, réciproquement, permet de comprendre pourquoi les juristes furent en mesure d’aller sur le terrain de la topique, de la littérature et de la philosophie morale, dont ils avaient eu l’expérience lors de leur formation rhétorique.
64. En d’autres termes : on se demande souvent si les juristes ont lu Chrysippe ou Aristote, c’est-à-dire s’ils avaient un rapport direct à la philosophie. Nous devrions au contraire considérer leur culture philosophique au miroir de l’usage des lieux communs philosophiques qui se pratiquait dans les déclamations. Il suffit ici de dire que les passages sur la liberté naturelle de l’homme, rendus célèbres par Ulpien, se trouvaient déjà un siècle auparavant dans les déclamations, dans un contexte tout à fait comparable.
65. Un second exemple regarde la transmission des textes. Il convient d’adopter aussi dans l’étude des œuvres des juristes les exigences critiques qui sont la norme dans l’étude des autres auteurs de la littérature latine. Comme on le sait, la transmission textuelle dépend en majeure partie du Digeste de Justinien. Nous disposons pour le Digeste de la magnifique editio maior de Mommsen. Il n’en reste pas moins que Mommsen lui-même en a dit qu’elle n’est pas une édition critique, mais une reproduction (presque diplomatique) du Codex Florentinus, avec toutes les erreurs et sans aucune tentative de revenir au texte original des juristes classiques (le but de Mommsen étant de faire l’édition du Digeste, non pas des écrits des juristes) [57]. Une lecture attentive montre que les passages des juristes sont riches en erreurs mécaniques de transmission, de copie. Il n’est pas évident de s’en rendre compte, parce que pendant des siècles, les lecteurs du Digeste ont été habitués à tirer un sens des textes tels qu’ils sont ; il subsiste en somme cette espèce de patine normative, qui empêche de remettre en discussion le texte du Digeste [58]. Il faudrait au contraire adopter cette démarche critique, et les travaux actuellement mis en œuvre par plusieurs savants de reconstituer les œuvres des juristes et de les traduire procureraient une bonne occasion pour assumer cette tâche préliminaire et, à mon avis, indispensable pour un véritable progrès [59].
66. Enfin, une dernière considération. Nous sommes habitués à considérer la période du IVe s. au VIe s. comme une époque de décadence de la culture juridique romaine qui, ensuite, à l’improviste, sans savoir ni comment ni pourquoi, aurait produit comme une cathédrale dans le désert, le Digeste de Justinien. Cela parce qu’après les années 300, il n’y a plus de nouvelles œuvres de juristes romains, écrites par de nouveaux auteurs. On a perdu de vue un phénomène macroscopique, qui est que les écrits des juristes romains ont continué à être copiés et à circuler des années 300 jusqu’à l’époque de Justinien [60].
67. Comme cela ressort d’un récent recensement, parmi les témoins latins sur papyrus et sur parchemin datant du Ier siècle av. J.-C. au VIe apr. J.-C., « numériquement près de la moitié des fragments littéraires ont un contenu juridique ». Cela signifie que, si nous nous en tenons aux copies, les écrits des juristes romains étaient aussi lus, en Égypte, que Térence, Cicéron, Virgile et Tite-Live ensemble. Même avec la prudence nécessaire lorsqu’il s’agit de données quantitatives, l’indication est claire ; la littérature juridique, dans l’Orient romain, s’était propagée presque au même niveau que la poésie et la prose artistique tout entière. Un projet de recherche que je dirige à Pavie (Redhis), dédié au rassemblement et à l’édition critique de ces papyri qui témoignent des œuvres jurisprudentielles pour la période entre Dioclétien et Justinien, avec une équipe où les historiens du droit travaillent avec les papyrologues, a permis de retrouver un nombre important de papyri inédits de juristes, qui donnent la dimension de cette culture, et aussi sa géographie [61]. En outre, sur les marges et entre les lignes de ces papyri, ont subsisté les signes de lecture et souvent les gloses, le plus souvent en grec, qui témoignent directement de la culture juridique tardo-antique.
68. En définitive, étudier les juristes romains comme écrivains correspond à une perspective de lecture interne à l’expérience romaine et adéquate à la nature de la documentation : cette démarche signifie s’approcher du contenu juridique avec la pleine conscience qu’il nous est transmis par l’intermédiaire de l’écriture.
69. Chez les historiens du droit, la théorie est en même temps l’objet d’une foi et d’un désaveu : on y croit, mais on ne va pas faire comme si y on croyait tout à fait. C’est la seule façon de s’assurer que les collègues ne la refusent pas d’emblée. Donc, j’avoue sans difficulté que j’ai fait l’effort de présenter une des perspectives qui me semble fructueuse, mais qui ne représente pas – comme le disait le poète – « la formule qui puisse ouvrir des mondes ».
Dario Mantovani