1. Pour constituer une question d’épistémologie contemporaine, l’étude des relations entre droit et anthropologie ne saurait faire l’économie d’un travail historique consacré à des périodes plus anciennes, pour lesquelles nous sommes encore fort peu renseignés sur les liens existants entre le monde des juristes, le droit, et l’anthropologie. Il faut dire cependant que, pour ce faire, il faut au préalable dépasser deux difficultés auxquelles se heurtent bien souvent les historiens de l’anthropologie, la première relative aux controverses portant sur la naissance de l’anthropologie, la seconde tenant à la nature des sources mobilisées dans ce cadre.
2. À lire un certain nombre de synthèses consacrées à l’histoire de l’anthropologie, il semblerait en effet que la naissance de cette dernière ne puisse être envisagée qu’à partir du xviiie siècle, non seulement parce que la reconnaissance de l’autre comme différent progresse alors, mais aussi parce que l’homme est désormais pensé comme sujet et comme objet de savoir, conditions de la naissance d’une anthropologie définie peu à peu comme la science de l’homme dans ses variations culturelles, et comme une science autonome disposant d’un outillage conceptuel et de techniques de recherches propres [1]. Certes, certains critiques le reconnaissent : alors même que le terme d’anthropologie vient de l’antiquité, et que tout un secteur de la réflexion philosophique a, depuis lors, des « résonances » anthropologiques [2], la Renaissance constitue dans l’histoire de l’anthropologie un « grand tournant », le choc des civilisations induit par les « grandes découvertes » des xve et xvie siècles ayant contribué à créer une véritable révolution parmi les intellectuels européens, ouvrant une période de réflexion précise sur les diversités humaines, remettant en question une lecture biblique de l’humanité qui avait contribué à enfermer depuis saint Augustin la connaissance anthropologique et historique dans le cadre strict des commentaires de la Bible ; pour autant, considérant que « ni les conditions dans lesquelles sont rassemblées les données ethnographiques, ni le type de document dont on dispose pour faire un bilan » ne correspondent à ce qui est attendu de la discipline contemporaine, qu’il n’y a pas là « des efforts conscients et individualisés […] dirigés vers la collecte de données sur les sociétés humaines et vers une réflexion générale à leur propos », il ne saurait être question que de préhistoire de l’anthropologie scientifique, de quelques travaux certes pionniers ou précurseurs, mais qui n’auraient pour principal intérêt que de constituer des objets d’érudition, lesquels, « sauf en quelques cas », ne sauraient introduire de façon directe à l’histoire de l’anthropologie actuelle, caractérisée à la fois par l’étendue de son champ d’étude et par les exigences et les contraintes qu’elle s’impose dans la recherche de l’objectivité [3].
3. Parallèlement, les travaux s’attachant à mettre en lumière la dimension anthropologique d’œuvres antérieures au xixe siècle n’ont cependant cessé de se multiplier, notamment concernant la Renaissance. Dès le début du xxe siècle, Arnold van Gennep avait du reste relevé l’intérêt d’un antiquaire du xvie siècle (Claude Guichard) sur les rites funéraires [4] et Alfred Métraux souligné l’apport de certains récits de voyage, et de Montaigne, sur la question des Tupinambas [5]. Plusieurs décennies plus tard, Claude Lévi-Strauss remarquait à son tour dans Tristes tropiques à quel point ce fut pour lui un « grand motif d’étonnement et d’admiration que de recevoir quatre siècles plus tard, exactement la même réponse » que celle faite par trois indiens brésiliens à Montaigne [6]. Puis ont paru diverses études s’attachant à élucider plus spécifiquement la question de l’apport de la Renaissance à l’histoire de l’ethnologie ou de l’anthropologie, en langue anglaise tout d’abord avec, à partir de 1964, plusieurs articles de John Howland Rowe et le livre de Margareth Hodgen [7], comme, à partir des années 1980, d’autres articles en langue française. Les conclusions de ces derniers sont on ne peut plus claires : pour Bernadette Buchner, en matière d’histoire de l’anthropologie, la Renaissance n’a pas encore reçu toute l’attention qu’elle mérite, l’importance « parfois outrancière » accordée au xviiie siècle se fondant sur des analyses tronquées des œuvres antérieures, « sans tenir compte de la vision d’un monde physique en perpétuelle transformation ou mutation présentée par Montaigne ni du thème de la ‘‘mutabilité’’ des choses naturelles chez ses contemporains » [8] ; et, pour Claude Blanckaert, tout au long du xvie siècle, l’anthropologie s’est développée en cherchant 1. à viser au profit du sujet, les règles de la sagesse et de bonheur basées sur l’économie de l’affectivité, la police des mœurs et les devoirs de l’homme de qualité, 2. à prendre l’homme pour objet d’analyse, dans sa phénoménologie concrète, tant anatomique que psychologique ou politique [9]. Sans mettre un terme au débat. Si diverses histoires, plus ou moins récentes, de l’anthropologie ou de l’ethnologie s’attachent à une vision plus large de l’histoire de l’anthropologie sociale [10], quelques travaux restent arc-boutés sur une position plus fermée [11]. Y compris à l’égard d’auteurs pourtant présumés avoir contribué de manière majeure à l’histoire de l’anthropologie, tel Montaigne [12].
4. Naturellement dépendantes des définitions que chacun se fait de l’anthropologie, définitions évidemment non seulement ouvertes et susceptibles des interprétations des plus diverses mais aussi sujettes à évolution [13], ces différentes manières d’envisager l’histoire de l’anthropologie à la Renaissance s’avèrent par ailleurs corrélées aux sources mobilisées dans le débat. De fait, pour l’heure, il faut constater que les philosophes, anthropologues et historiens de l’anthropologie qui se sont penchés sur l’histoire de cette discipline se sont interrogés prioritairement sur les œuvres qui leur semblaient de prime abord pouvoir relever de genres censés répondre directement à leurs préoccupations : soit des œuvres philosophiques, soit des travaux cosmographiques et récits de voyages parfois qualifiés de type de littérature « pré – ou para – ethnologique » [14]. Cherchant à retrouver chez ces auteurs des réflexes et des méthodes consacrés par les travaux contemporains, il ne manquent pas de s’avérer déçus, ou dubitatifs quant aux décalages qu’ils recèlent entre les réflexions qu’ils découvrent chez les hommes de la Renaissance et leurs propres pratiques. Or, tant le choix de ces sources que les perspectives d’approches avec lesquelles elles sont abordées reflètent le poids de l’épistémologie contemporaine. Les interrogations portant sur la nature, la légitimité, et les spécificités de la discipline, le désir de lui voir reconnaître une nature scientifique n’y sont sans doute pas pour peu [15]. À l’instar des autres disciplines académiques, l’histoire de l’anthropologie n’est pas épargnée par les dangers du présentisme [16]. Aussi n’a-t-elle pas vraiment pris garde à l’intérêt que pouvait représenter l’apport spécifique d’auteurs et d’œuvres relevant prioritairement d’un champ disciplinaire avec lesquels les rapports ne sont pas toujours évidents, le droit [17].
5. Certes, divers juristes ont bel et bien été mobilisés dans les travaux précédemment évoqués. Il faut même le reconnaître, plusieurs de leurs œuvres sont presque systématiquement évoquées par ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’anthropologie à la Renaissance, à commencer par les Essais. Toutefois, il faut aussi le constater, si ces œuvres ont attiré l’attention des historiens de l’anthropologie, c’est parce que leurs auteurs, tel Montaigne (mais l’on pourrait en dire autant de Bodin ou de Hobbes), font figures de philosophes. Leur statut de juriste, qui n’est parfois pas seulement évoqué, ne semble ni considéré comme fondamental, ni toujours questionné. Dans le cadre de ce dossier, nous avons dès lors souhaité nous interroger non seulement sur l’apport particulier des juristes de la Renaissance au développement de l’anthropologie (ici entendue, conformément à l’usage qui pouvait être fait du terme au xvie siècle, de manière large, comme l’étude des êtres humains sous tous leurs aspects physiques et culturels, en prêtant toutefois une attention particulière à la question centrale de la prise en compte de l’altérité [18]), mais aussi sur les liens que cet apport entretient avec l’histoire de la pensée juridique, sur son inscription, en d’autres termes, dans un épistémè relevant du champ juridique. Diverses études de cas, touchant des auteurs principalement français [19], révèlent en effet qu’il y a là un terrain des plus riches, qui montre d’une part à quel point les juristes, en particulier les juristes humanistes, se trouvent, de par le travail philologique et historique qu’ils mènent, au cœur d’une immense œuvre de collecte de savoirs relevant de ce domaine (I. L’apport de la philologie et des recherches antiquaires), et d’autre part à quel point cette œuvre, que viennent enrichir les extraordinaires progrès de la cosmographie et du comparatisme juridique, permet le développement de réflexions essentielles au plan anthropologique (II. L’apport du comparatisme et de la cosmographie).
I. L’apport de la philologie et des recherches antiquaires
6. Dès le xive siècle, l’étude des langues, littératures et cultures antiques donne lieu à d’importants travaux. Déjà, Pétrarque comme Boccace sont les promoteurs d’une approche critique des sources qui annonce les temps nouveaux [20], et qui, touchant tous les domaines du savoir, induit un nouveau regard sur l’homme et sur l’humanité [21]. Les humanistes traquent les vestiges laissés par les civilisations antiques, avec le souci d’atteindre la vérité historique par le biais d’une étude attentive des textes au plan philologique comme par le biais de l’analyse de tous les autres documents disponibles, épigraphiques et archéologiques notamment. L’œuvre de Valla en témoigne à elle seule : ce sont de monumentales connaissances qui sont mises au service d’un immense travail d’édition et de diffusion des sources anciennes, en grec, latin, puis hébreu, araméen, syriaque, arabe comme en langue hiéroglyphique [22]. Et le tout constitue le prélude d’un non moins intense travail de fond, dans le cadre d’une approche de nature encyclopédique croisant tous types de savoirs disponibles, à commencer par la philologie, l’épistémologie, l’épigraphie, l’histoire, la philosophie, la poésie, la rhétorique, sans oublier la médecine, la religion, les sciences, ou même le droit. Ce faisant, comme l’ont bien montré certains travaux, l’admiration suscitée par l’antiquité classique ouvre à l’étude de la diversité culturelle [23], la reprise du passé conduisant, à certains égards, vers une « apologétique de la diversité » [24]. Chez certains juristes, attachés à mettre en œuvre une étude historique du droit selon les méthodes humanistes, l’approche philologique et celle que, pour reprendre une expression caractéristique du temps, l’on qualifie d’antiquaire, développent ainsi non seulement une approche du savoir qui n’est pas étrangère à ce que nous qualifions aujourd’hui d’anthropologique (1.1), mais aussi la mise en exergue d’importants matériaux permettant une approche ethnographique de nombreux rites et coutumes antiques, prélude d’une approche comparatiste et analytique de cette diversité (1.2).
A. La philologie comme « science de l’homme »
7. Avec l’ambition de permettre le déploiement d’une science nouvelle, sur la base de connaissances renouvelées, les juristes qui s’ouvrent à l’humanisme s’attachent à retrouver les textes originaires en les débarrassant des gloses et des commentaires médiévaux, en comparant et en éditant les manuscrits, en s’efforçant de parvenir à une connaissance intime des cultures et des civilisations dans lesquelles le droit, et notamment le droit romain, a émergé, pour en mieux comprendre les règles et les ressorts [25]. Dans ce cadre la mobilisation des savoirs de tous ordres est nécessaire, qui invite à réaliser l’idéal fameux dépeint par Donald R. Kelley, celui du jurisconsultus perfectus [26]. Car, ces juristes humanistes en ont une claire conscience, la compréhension des normes juridiques du temps passé ne saurait être envisagée sans la connaissance des sociétés humaines dans lesquelles il fut énoncé. Tous éléments sociologiques, économiques, culturels, voire psychologiques ou anthropologiques, relatifs à l’étude générale des êtres et de la nature humaine, nécessaires à l’analyse et au commentaire juridique, sont ainsi recherchés, et mis en avant.
8. Caractéristique de cet état de fait est l’œuvre de Guillaume Budé (1468-1540), l’un des premiers et plus illustres représentants de l’humanisme juridique français [27]. Ouvrons pour s’en convaincre le travail qui assure définitivement sa réputation, et que d’aucuns considèrent encore comme le chef d’œuvre de la philologie du début du xvie siècle : le De asse et partibus eius libri quinque, sorti des presses de Josse Bade le 15 mars 1515 [n. s.], et rapidement diffusé sous un format allégé, ou Summaire [28]. C’est l’élucidation de divers points problématiques rencontrés lors de la rédaction des premières Annotationes publiées en 1508 qui l’a incité, après le succès de ces dernières, à développer de manière autonome cette étude dédiée à la monnaie antique, l’as et ses fractions. S’illustre là la richesse de la méthode antiquaire éprouvée par les humanistes italiens comme déjà précédemment par Budé lui-même dans les Annotationes : la philologie [29]. Comme l’indique l’auteur, le De asse doit permettre l’interprétation de tous les termes numériques contenus dans les textes anciens, faciliter
le compte et estimation des sesterces, drachmes, livres et manieres de parler par sesterces aussi mines et talens, et manière de nombrer usitée entre les anciens : car si le fondement n’est bien assis, il n’y peult avoir stabilité de créance, et jugement en ce qui s’ensuyt apres [30].
Pour asseoir solidement la démonstration, ont été passées au crible les œuvres de Pline l’Ancien et de son commentateur Ermolao Barbaro, ainsi que tous les documents grecs ou latins, profanes ou bibliques jugés idoines, souvent déjà utilisés dans les Annotationes [31]. Ainsi Budé a-t-il recours à l’œuvre d’Hérodote dans laquelle il trouve les termes et les proportions de ces mesures agraires chez les Perses et les Égyptiens pour les confronter à celles qu’il dégage chez Pline l’Ancien ou dans la Souda [32]. À dire vrai, c’est une matière dense qui se trouve là traitée. Une matière qui a pour l’heure beaucoup dérouté certains lecteurs, et dont l’interprétation reste controversée. Rompant avec l’enthousiasme général suscité par l’œuvre, Érasme, tout en tenant cette dernière pour un « oracle », en avait critiqué sévèrement la forme, incapable de savoir s’il y avait là des « fonds de tiroirs » casés tant bien que mal par un écrivain bavard, des audaces explosives prudemment dissimulées sous de lourdes parures de style ou de « verts gazons » où le lecteur pouvait se reposer [33]. Les lecteurs contemporains pour la plupart, en revanche, n’ont guère hésité, qui ont dénoncé avec virulence la présence de métaphores prétentieuses et de digressions n’ayant aucun rapport, « même lointain », avec la question des monnaies anciennes (Delaruelle), un « fatras » d’une lecture pénible (Plattard), ou un ouvrage qui pourrait être considérablement réduit si l’on en ôtait les digressions dont il est encombré (Rebitté) [34]. Bien que désireuse d’en restituer une « harmonie secrète » par ailleurs contestée par d’autres critiques, Marie-Madeleine de La Garanderie dénonçait elle-même l’obscurité du livre et son style architectural hermétique [35]. Avec conviction, Jean-Claude Margolin a toutefois appelé à une reconsidération du texte, signifiant à quel point les digressions devaient être vues comme des commentaires et replacées dans leur juste perspective, au regard des pratiques philologiques du temps [36]. Enfin, plus récemment, Marie-Madeleine de La Garanderie et Luigi-Alberto Sanchi, dans leur travail d’édition du Summaire, ont estimé que si ces travaux exigeaient notre indulgence, ils méritaient aussi non seulement notre curiosité mais aussi notre admiration, présentant le témoignage d’une exigence scientifique remarquable, d’une vision de l’histoire romaine et d’une réflexion très aigüe et novatrice sur l’économie politique [37].
9. Comme l’explique Budé lui-même, avec en filigrane l’exposé d’une éthique christologique, une ode non à l’acquisition de biens, mais à celle de la sapience [38], il s’agit, au-delà du strict travail sur la monnaie, de chercher à entendre l’état du monde, de proposer une « interprétation de l’Antiquité en général » :
Je présente maintenant une deuxième étude de plus grande ampleur que le premier projet [les Annotationes in XXIV Pandectarum libros] : elle ne porte plus sur un seul genre de discipline ou de pratique, mais concerne l’interprétation de l’Antiquité en général et s’ouvre sur presque tous les genres pratiqués par les bons auteurs dans les deux langues [39].
Conscient du fait qu’il pourrait paraître (« -que le destin des écrits est périlleux et non seulement incertain ! » note-t-il) qu’il semble avoir « divagué », désignant explicitement un certain nombre de digressions au fil de son propos, il n’en considère pas moins son œuvre comme un livre fondé sur « un système », et, même, « un traité d’une telle cohérence que l’on ne peut pratiquement pas en retirer un élément sans ruiner toute la construction » [40]. Le trajet long qu’il propose à ses lecteurs, « parcouru pour partie à la rame et pour partie à la voile », interrompu à l’improviste ici et contraint de se poser là, « les voiles presque retournées vers l’arrière » [41] n’est pas le fruit du hasard, mais la résultante d’une quête méthodique, l’accumulation de connaissances « suivies à la trace ». Et s’il a été « balloté par-ci par-là », allant jusqu’à voir son navire hors de route, c’est pour avoir quelque peu sous-estimée l’ampleur de la besogne entreprise :
Évidemment, devant la difficulté inusuelle et imprévue de la tâche à accomplir, mon erreur a consisté dans le fait d’avoir voulu remplir mon rôle avec plus d’empressement que de réflexion [42].
Au-delà de la structure déroutante du propos, faut-il donc voir dans ces données accumulées un flot d’idées philosophiques et de considérations politiques, sociales et religieuses bien éloignées de l’étude des monnaies ? Nous ne le croyons pas. Tout au contraire. C’est emmené par ses recherches philologiques que Budé a cherché, et rassemblé, l’ensemble des informations trouvées chez les auteurs antiques concernant les questions financières dans le monde gréco-romain. Même Delaruelle le reconnaissait : le premier mérite de Budé est d’avoir « su voir la complexité du problème qu’il voulait résoudre » [43]. Et Luigi-Alberto Sanchi a récemment souligné quel souci de cohérence Budé avait eu à l’esprit lors de la composition de l’ouvrage [44]. La monnaie apparaît comme « le pivot de cette archéologie d’érudit » [45]. Autour de ce pivot rayonne la matière nécessaire à sa mise en lumière. Les indications techniques, monétaires et fiduciaires, tel ce récapitulatif de tous les talens retrouvés en Perse, en Suse et Persepolis, en Damas et à Babylone, côtoient les précisions relatives aux dimensions sociales, politiques, voire psychologiques qui lui sont inhérentes. Et l’on comprend bien à quel point l’auteur a pu avoir le sentiment de se trouver enseveli sous les données, tant la matière s’est avérée riche, et diversifiée, relative tant aux différents moyens de communication des monnaies qu’au rapport à l’argent de la société romaine, à la magnificence du prince, à la définition et au sens de la richesse, à la naissance de la « coutume de soy enrichir des deniers communs », qui, depuis Luculle, « vint en avant », aux risques de la prodigalité, au rôle de la luxure et de la superfluité dans la corruption des bonnes mœurs anciennes et discipline des Romains, à la numération des mines d’or et d’argent dans l’antiquité comme dans le monde contemporain, à la manière de nombrer des Grecs et des Romains, sans oublier encore le train de vie de la maison de Darius ou de l’homme du peuple, la solde du mercenaire, l’estimations des revenus de l’Empire romain, le coût des denrées, celui des perles et des esclaves, le prix de revient des jeux et des triomphes ou, mais l’on pourrait encore multiplier les anecdotes à l’envi, le récit des anecdotes les plus célèbres en matière d’économie ou de trésor telle l’allégation du fameux Trésor de Toulouse, dont Érasme avait au début du xvie siècle fait un adage.
10. Ouvrant l’interprétation du fait monétaire au-delà de perspectives étroitement financières et juridiques à l’ensemble des données sociétales qui le conditionnent et le révèlent, l’œuvre témoigne selon nous, ce faisant, d’une intelligence large des problèmes économiques. Une fois dépassées les difficultés d’approches liées à la forme, accumulative certes, mais conforme en réalité à d’autres œuvres de Budé et à nombre d’œuvres du xvie siècle, le projet permet de penser le fait monétaire sans le restreindre à un rôle purement fonctionnel dans le cadre d’échanges marchands, en le reliant aux activités humaines qui lui prêtent vie, en l’insérant dans un cadre institutionnel et éthique révélateur des tensions économiques, sociales et politiques exprimées par les échanges, via l’analyse des faits de langage et des témoignages qui lui sont relatifs. Le fait monétaire apparaît ainsi comme un marqueur des relations sociales, associé aux valeurs voire aux fonctions symboliques d’une société (à un moment d’ailleurs – la Renaissance – qui constitue une nouvelle étape dans les relations d’échange et dans la conception de la monnaie), avec des perspectives sous-jacentes qui ne sont guère éloignées de certains courants illustrant le développement de l’anthropologie économique depuis les années 1960 [46], même si, évidemment, Budé, n’avait certainement pas théorisé de telles perspectives, et même si les leçons qu’il pouvait tirer de l’œuvre (lesquelles restent du reste d’autant plus à préciser qu’elles doivent être replacées dans le délicat contexte politique et religieux du temps), s’avèrent étrangères à l’épistémologie contemporaine de la discipline anthropologique [47].
11. Comme le montre ce premier cas d’espèce, la philologie, telle que pratiquée à la Renaissance, s’avère bien éloignée de l’étude purement technique du langage que l’on entend parfois aujourd’hui sous ce terme. Visant l’établissement d’un texte qui inclut la connaissance de l’histoire littéraire des mœurs, des institutions, celle des processus mentaux humains dans le cadre duquel il est produit, elle exige le développement d’un regard critique sur les textes anciens, via la connaissance et la maîtrise de diverses langues ; elle contribue à éveiller le désir de connaître les hommes et les sociétés dont ces textes émanent [48]. Comme le relevait Gratien-Michel Ollivier-Beauregard en 1886 à propos de la philologie comparée, elle acquiert, « par surcroît et légitimement », « une valeur anthropologique des mieux caractérisées » :
elle est même, je crois pouvoir le dire, par l’objet direct de ses recherches, par le détail de ses travaux, la plus anthropologique des sciences spéciales : la science du langage n’est-ce pas la science de l’homme dans sa plus noble attribution ? [49]
Développant chez les humanistes, et chez les juristes humanistes notamment, un goût et une curiosité toute particulière pour les sociétés et civilisations de toutes sortes, elle accroît l’intérêt qu’ils portent à l’immense matériau ethnographie légué par l’antiquité. Le « pur enchantement » qu’a suscité la redécouverte d’Hérodote à la Renaissance, le triomphe remporté par son œuvre, dont chacun connaît le rôle fondateur en matière ethnographique, l’atteste en premier lieu [50]. Sans être le seul. La plupart des œuvres antiques à l’étude desquelles s’appliquent les juristes alimentent de fait, au fond, leur réflexions sur les sociétés antiques, leurs particularités et leur diversité, qu’il s’agisse de celles de Platon, Aristote, Polybe, Strabon, César, Tacite, Sextus Empiricus, Posidonius, Hésiode, Diodore de Sicile, Pline, Pomponius Mela, Solin, sans oublier quelques textes plus spécifiques, livrant encore des « descriptions » des Pygmées ou des Troglodytes, ou d’autres œuvres encore sur les Brahmanes ou Gymnosophistes [51].
12. Ce faisant – comment s’en étonner quand on connaît l’importance des formes et des coutumes en droit ? – les juristes humanistes manifestent un intérêt très marqué pour les cultures rituelles, sur lesquelles ils découvrent en outre les témoignages que procurent les premières recherches archéologiques conduites dans le royaume comme l’illustre le De asse de Budé, qui fait une utilisation importante des monnaies antiques redécouvertes par les humanistes, en Italie comme en France.
B. Les antiquaires et l’appréhension matérielle des cultures rituelles
13. Depuis le xve siècle, les juristes sont au cœur du vaste mouvement qui s’attache, dans toute l’Europe, à la mise en exergue et à l’étude des traces matérielles des civilisations anciennes. Ici leur apport relève non seulement de leurs recherches philologiques, mais aussi du rôle que certains sont appelés à jouer auprès des institutions municipales comme auprès des cours princières, à un moment où s’opèrent d’importantes mutations du regard porté sur les antiquités urbaines [52].
14. Encore trop souvent opposé au travail de l’historien, celui de l’antiquaire, à la Renaissance, couvre trois champs, définis par Biondo : la topographie monumentale, la prospection géographique et la description analytique des faits de civilisation [53]. Loin de se réduire à une signification resserrée autour de celui qui recherche, rassemble (sinon vend) les vestiges du monde antique, la notion, l’une des plus caractéristiques de l’humanisme, a joué un rôle majeur dans l’histoire de la Renaissance [54], et son apport reste encore aujourd’hui méconnu [55]. Parfois accusé par l’historiographie de ne pas penser, l’antiquaire de la Renaissance s’initie au contraire, via la quête, l’accumulation et l’interrogation des vestiges antiques, à un authentique « travail de l’esprit », « une discipline de l’intelligence », contribuant à l’établissement de la vérité historique et au perfectionnement moral » [56]. Et, là encore, les perspectives déployées sont des plus larges, comme l’atteste l’usage du terme qui prend jusqu’au sens d’« examen de la vie entière d’une nation » [57]. Pour reprendre la formule d’Alain Schnapp, l’antiquaire de la Renaissance « tient tout autant d’Archimède que d’Hérodote » [58]. Lieu d’une intense réflexion sur la destinée humaine, ses recherches attirent ainsi l’attention sur les multiples rites dont l’archéologie offre désormais maints témoignages, qu’il s’agisse de rites funéraires, de rites nuptiaux, ou de rites religieux.
15. Très révélateur du lien entre le développement des recherches antiquaires sur les rites et l’étude de ces derniers par les juristes humanistes est le rôle joué par André Alciat (1492-1550) en la matière. Cherchant à recenser les antiquités milanaises, Alciat note et recueille nombre de renseignements portant sur les tombes funéraires découvertes à Milan. Demeuré longtemps manuscrit, le recueil qu’il compose à l’occasion est un modèle du genre, et l’occasion d’une réflexion particulière sur la signification des messages funéraires gravés sur les tombes, comme le montrent les emblèmes qu’il finalise quelques années plus tard lors de son séjour en Avignon [59]. Dès le début du xvie siècle, dans toute l’Europe, les fouilles archéologiques se multiplient, dans le cadre du développement d’un savoir humaniste également lié à l’activité des cours princières et municipales. La connaissance des modèles antiques de funérailles imprègne les usages cérémoniaux de la monarchie et de la haute noblesse française [60]. Jean Lemaire de Belges, impliqué dans les fouilles entreprises en 1507 en Belgique, au moment même où les princes de Bourgogne et d’Autriche échafaudent les projets des tombeaux de Brou et de la chapelle funéraire d’Innsbrück, pourrait ainsi avoir joué un rôle dans la réintroduction, à la Renaissance, du repas offert au mort « comme s’il fust vif », observé pour la première fois lors des funérailles d’Anne de Bretagne [61]. Et se lance dans l’écriture d’un texte visant à la compréhension des rites funéraires antiques. Reprenant des observations déjà présentes chez Flavio Biondo et Raffaello Maffei, faisant écho à des préoccupations intéressant alors divers érudits comme les Lyonnais Pierre Sala ou Symphorien Champier, il relève la diversité des coutumes funéraires selon les peuples et leurs religions, opérant un classement en deux modes opératoires, l’incinération et l’inhumation, avec pour idée d’en faire les principes organisateurs d’un traité [62]. Un tel regard, croisant recherche archéologique et réflexion théorique, est alors celui de nombreux humanistes, et notamment de nombreux juristes. À Toulouse, dès les années 1510, Nicolas Bertrand (v. 1470-après 1527), issu d’une longue lignée de juristes méridionaux et très investi dans la vie municipale, procède à des relevés épigraphiques sur les murs de la ville, composant à la gloire de la cité toulousaine un recueil polymorphe jouant un important rôle politique et mémoriel [63]. Dans son Catalogus gloriae mundi, en 1529, l’avocat Barthélemy de Chasseneuz (1480-1541) livre à son tour diverses précisions et remarques sur les rites funéraires antiques. Indiquant la manière dont les Français couvraient les tombes de fleurs et de parfums, leur goût pour les cierges, torche, draps noirs et drap d’or, il analyse le tout comme révélant que les rites ne servent pas le défunt per se, mais sont utiles per accidens, continuant de voir là des cérémonies induisant les hommes à la compassion et à la prière, permettant aux pauvres de se nourrir des fruits de la charité, nourrissant ainsi, ce faisant, une « vision consolatrice des funérailles » capable d’assurer « l’efficacité dans le temps » [64].
16. Au début du xvie siècle, la Réforme protestante provoque une importante rupture à l’égard des idées et des pratiques liées à la mort et à la sépulture, et la remise en question des fastes qu’elle alimente nourrit le développement d’ouvrages spécifiques sur la question. Aux remarques ponctuelles inscrites ici et là dans des œuvres non exclusivement dédiées aux questions funéraires succèdent ainsi rapidement des essais de synthèses, tel celui esquissé par Jean Lemaire de Belges. En 1539, le juriste italien Giglio Gregorio Giraldi (1479-1552) réunit l’essentiel de ce qui a pu être produit sur la question dans un De sepulchris et vario sepeliendi ritu, libellus appelé à faire référence [65]. L’auteur y relate les pratiques funéraires antiques des Égyptiens, Assyriens, Scythes, Éthiopiens, Grecs, Perses, Thraces, Gaulois, Juifs et autres Troglodytes, sans oublier d’évoquer les usages modernes des Allemands, Juifs modernes, Turcs ou des Chrétiens. Dans la continuité des perspectives déjà développées par les juristes humanistes précités, c’est dans une vaste étude comparée des usages, des rites et des institutions des peuples qu’il se lance, sans omettre d’interroger l’ensemble dans sa plus extrême diversité, puisqu’il n’exclut ni les jeux et repas funèbres, ni les pleureuses, ni l’anthropophagie antique. Ce traité prend place dans un projet, plus vaste que le précédent, d’une « étude comparée des usages, des rites et des institutions » [66]. Mais l’accroissement des tensions religieuses comme la répression qui s’abat rapidement sur tous ceux dont l’orthodoxie est soupçonnée rendent périlleuses de telles analyses syncrétiques. Alors qu’il ne condamnait que très rarement l’antiquité pour idolâtrie dans la première version de son traité, restée manuscrite, et uniquement dans des cas insoutenables, Lemaire de Belges est amené à se démarquer du ton qui était premièrement le sien, celui de l’enquête, dans la version qu’il revoit en 1514. Beaucoup plus radicale, celle-ci s’efforce de faire un tri entre bonnes et mauvaises coutumes, dénonçant des rites païens désormais par lui traités d’idolâtres, aussi bien dans le prologue que dans les lignes qui suturent son texte [67].
17. Au cœur de problématiques intéressant également non seulement les savoirs antiquaires et archéologiques mais aussi les questionnements religieux et politiques qu’aiguise le développement de la Réforme protestante, les rites nuptiaux font l’objet de développements similaires [68]. Alciat, encore lui, trouve dans les antiquités milanaises des représentations figurées de coutumes romaines qu’il cherche à analyser et interpréter. Dans son sillage, les juristes français qui accompagnent le développement de l’emblématique, à commencer par Guillaume de La Perrière (1499-1554), Barthélemy Aneau (v. 1505-1561) ou Pierre Coustau (n.d.), reprendront inlassablement les emblèmes qu’il compose sur ces questions [69]. Et, parallèlement, de nombreuses œuvres juridiques se couvrent de remarques et de commentaires liés au mariage, à ses formes et à ses usages, dans les traditions romaines et romano-canoniques comme dans d’autres traditions. La querelle des femmes bat alors son plein. Dans les Controverses du lieutenant laïc de la sénéchaussée toulousaine Gratien Du Pont de Drusac (n.d.), on trouve ainsi une foule de réflexions sur les modalités du mariage et ses rituels, comme sur une nature féminine dont sont mises en exergue, outre certaines caractéristiques prétendument ontologiques, les mœurs et usages féminins liés à des pratiques langagières tels les « caquets », mais aussi cet univers que les juristes appellent mundus mulieris, caractérisé par l’usage des poudres, senteurs et autres « accoutrements » [70].
18. Sans pouvoir évoquer ici l’ensemble des thèmes qui, intéressant les juristes humanistes du premier seizième siècle, suscitent des questions de nature anthropologique (tel à titre d’exemple le duel), un mot tout de même doit être dit de l’importance prise alors par les rites et pratiques religieuses. Sous-jacente dans les développements concernant les rites funéraires ou le mariage, cette thématique donne lieu à son tour à des productions spécifiques, inspirées encore par les découvertes archéologiques et les travaux sur les monnaies. Les Français suivent en cela une tradition littéraire nourrie par le succès du Genealogia deorum gentilium imprimé dès 1472 par Boccace et qu’illustrent dans le royaume de France les travaux du Lyonnais Guillaume Du Choul (1496-1560). Dès 1516, ce dernier, étudiant le droit à Valence, fait l’acquisition de monnaies découvertes dans le tombeau de la Romaine Justina. Dès lors, il n’aura de cesse que de poursuivre toute une vie durant une intense activité de collectionneur et d’antiquaire, devenant le possesseur d’un cabinet de curiosités et d’un médailler exceptionnels, lesquels faisaient l’admiration d’Étienne Dolet et de Jacopo Strada, et contenaient des pièces uniques, dont certaines médailles antiques provenant d’Afrique que l’on retrouve pour illustrer des éditions modernes de Léon l’Africain [71]. L’éminent numismate en use pour concevoir l’ambitieux projet de traiter des antiquités romaines à partir des médailles, inscriptions et simulacres depuis César jusques à Maximian [72]. Il se livre aussi et surtout, ce faisant, à d’importantes études portant sur la civilisation romaine, entre lesquelles il faut citer, outre le Discours sur la castrametation et discipline militaire des Romains et le discours De la religion des anciens Romains [73].
19. Déjà, donc, dès avant 1550, les juristes humanistes sont parvenus à accumuler une impressionnante documentation sur un certain nombre de thématiques intéressant l’anthropologie. Sans nul doute, il s’avère excessif de considérer qu’inspirés par leurs recherches savantes, ces juristes, qui sont pour l’essentiel des savants de cabinet, accumulent là des donnés brutes et se contentent de recueillir, en bons antiquaires, des coutumes curieuses avec le même zèle qu’un philatéliste pour ses timbres [74]. Au vrai, ils vont bien souvent au-delà de l’accumulation, cherchant à analyser les réalités culturelles des mondes antiques dans leur matérialité, dans leur complexité et dans leur diversité, voire, élaborant des ébauches de synthèses sur les sujets qui leur tiennent à cœur, et qui ont partie liée avec leur culture juridique. Dans la seconde moitié du xvie siècle, ces perspectives ne se démentiront pas, se trouvant même accrues par l’apport de la cosmographie et le développement du comparatisme juridique.
II. L’apport du comparatisme et de la cosmographie
20. Dans la première moitié du xvie siècle, en Europe, l’existence du Nouveau Monde reste pour le moins abstraite. Dans le royaume de France, c’est dès 1504 qu’après un séjour de quelques mois au Brésil, le navigateur Binot Paulmier, sieur de Gonneville, ramène le jeune Essemeric (ou Essomeric), fils d’un chef indien, en Normandie, où il est adopté et va perpétuer la lignée des Gonneville [75]. Mais, jusqu’aux années 1530, bien que quelques-uns d’entre eux soient ramenés dans le sillage des grands navires partis en exploration outre Atlantique, tel celui de Cartier rentrant du Canada en 1534, les Indiens restent peu visibles [76]. Ayant pu rencontrer en compagnie de Charles Quint des Aztèques ramenés par Hernán Cortés, Christoph Weiditz donne dans le recueil d’habits qu’il compose en 1532 l’une des premières descriptions de ces habitants du Nouveau Monde, la seule semble-t-il de la première moitié du siècle [77]. En 1550, la grande fête brésilienne organisée à Rouen pour l’entrée du roi Henri II constitue l’événement le plus tangible de la réalité des Grandes Découvertes dans le royaume de France : parmi les 300 acteurs du grand spectacle se trouvent cinquante indiens Tobajara (une tribu Topinamba) qui présentent diverses scènes « naïvement dépeintes au naturel » typiques de leur vie quotidienne, guerres, chasses, danses, et coupe du fameux bois du Brésil qui attirait les Normands sur les côtes du Nouveau Monde [78]. Dès lors, la présence d’Americana se répand dans les cabinets de curiosités [79]. La diffusion des récits de voyages et des progrès de la cosmographie, popularisés par l’extraordinaire succès de la Cosmographia de Sébastien Munster, contribuent considérablement à propager les connaissances acquises sur ce que l’on appelle encore les Americae vel Brasilii insulae [80]. Davantage tangible, l’existence du Nouveau Monde est désormais évoquée dans la production écrite des humanistes, et notamment des juristes. Et, si leur regard reste sur la question dans un premier temps sommaire, comme empreint de ce « merveilleux » qui est l’une des caractéristiques de l’humanisme comme du Moyen Âge [81], ils ne tardent pas à en prendre acte pour approfondir et renouveler quant au fond les perspectives comparatistes déjà initiées par les travaux philologiques et antiquaires.
A. Le comparatisme juridique et l’apprentissage du relativisme
21. Dans les travaux des juristes comme dans l’ensemble des œuvres du temps, le regard porté sur les Grandes Découvertes reste tout d’abord sommaire, empreint de « merveilleux » avant de se teinter progressivement d’« exotisme » [82]. Si le constat ne laisse encore d’étonner, il faut savoir le réinscrire dans les perspectives intellectuelles du temps. Comment l’oublier en effet ? À la Renaissance, alors que les humanistes vouent une véritable vénération au passé, la découverte des Nouveaux Mondes n’apparaît pas de prime abord comme pouvant rivaliser en intérêt avec l’inépuisable richesse intellectuelle, artistique ou architecturale du legs antique. Dans les cabinets de curiosités, les Americana n’éclipsent pas les antiquités romaines. Loin s’en faut. C’est « dans l’intervalle ouvert entre la colonne de Pompée à Alexandrie » que se glissent le crocodile du Nil et l’ichneumon [83], dans le champ des rariora rattaché dans certains classements à la sous-catégorie des « antiquités orientales » [84].
22. Dans le recueil bigarré constitué par Charles Fontaine, en 1554, les Nouvelles et antiques merveilles [85], la relation de la découverte des « isles » fort merveilleuses et estranges » récemment connues se confronte aux « antiques merveilles » entre lesquelles l’auteur retient « les fleurs du livre De asse » ainsi que les vies des douze premiers empereurs de Rome. L’auteur n’y présente qu’un « Sommaire du libre des nouvelles isles », relatant brièvement, en seulement 37 pages du petit In-16°, les expéditions de Colomb et Vespucci, ainsi que la découverte des Îles Canaries par Bettencourt. L’étonnement et l’admiration des merveilles de la nature que l’on y trouve (pierreries, or, perles, « papegaults », forêts de bois rouges, verzin et brésil, abondance de fruits rappelant les « Îles Fortunées »), s’y mêle à l’effroi ressenti face aux « conversations et maniere de faire de ces gens habitans lesdictes isles et terres neuves », la présence récurrente dans le récit de quelques « infames canibales » s’avérant pétrifiante, de même que la vignette présentant une « beste estrange » prétendument trouvée le 3 janvier 1543 en l’île de Beraga [86]. Courte de 37 pages, cette partie s’efface quelque peu devant les suivantes [87], lesquelles exposent sur environ 100 pages les richesses du monde antique. « Petit recueil et brief sommaire de plusieurs belles antiquitez », les « antiques merveilles, autrement les fleurs du livre De asse », révèlent « une partie de l’excellence et magnificence des richesses, triomphes et largesses des Anciens, et principalement des Rommains ». Accumulation d’anecdotes tirées du De asse agrémentée de références aux auteurs classiques, ce traité, qui évoque les plus prodigieux exemples de libéralité des princes antiques, donne à ses lecteurs l’image des trésors les plus renommés de l’antiquité, les triomphes de Pompée et de César, la perle de Cléopâtre estimée à 250 000 écus et 80 carats (« et à peine en trouve l’on aujourd’huy qui en pese un quart de quaratz »), le « plus grant tresor que nul autre roy, fust Hebrieu ou Gentil » laissé par David. Non seulement « esmerveillables », mais « infinies et incomparables » s’y montrent la puissance et les triomphes, richesses et magnificences des anciens, et particulièrement des Romains [88]. Si le « petit traité » qui s’ensuit, « des douze premiers empereurs de Rome, à sçavoir depuis Jules Cesar jusques à Domitian, nouvellement traduit d’italien en françoys » donne une image plus nuancée de l’antiquité, les plus admirables vertus de certains empereurs étant contrebalancées par la cruauté et l’horreur de certains autres, c’est une leçon favorable à la grandeur des empires que l’on peut y lire, l’exemple d’Octave enseignant que
le donneur de paix, le legitime roy du monde, et le soleil de la justice devoit espandre ses tresluisans rayons par l’univers, et iceluy univers trouver paisible, et tranqu’il, souz l’Empire d’un chef tresjuste et tresbenin.
Bien pâles paraissent en définitive, devant la majesté de l’empire romain et devant « l’honneur de la France » auquel sont consacrées pour finir une série de pièces poétiques, les merveilles récemment découvertes au Nouveau Monde [89].
23. Avec les guerres de religion, l’intérêt de certains juristes humanistes se recentre désormais avec gravité sur les problèmes religieux, politiques et institutionnels que l’actualité ne cesse de questionner. Leur regard se porte avec acuité sur l’histoire et les institutions nationales, avec une conscience aiguë de l’urgence qu’il y aurait à résoudre les conflits ensanglantant la France. Dans ce cadre le comparatisme juridique à l’œuvre dans les travaux des premiers humanistes s’aiguise, laissant une place parfois plus réduite aux modèles antiques et se nourrissant davantage des connaissances disponibles sur les Grandes Découvertes, envisagées selon des méthodes nouvelles.
24. Témoignant d’un changement de paradigme notable dans les conceptions humanistes du droit, la Methodus ad facilem historiarum cognitionem publiée par Jean Bodin en 1566 ne fait plus du droit romain un droit susceptible de valoir comme droit universel [90]. La référence à Rome n’écrase plus celles provenant d’autres origines, antiques ou contemporaines, au contraire :
Mais j’y ai joint d’autre part, après les avoir tirées de toute provenance, les lois des peuples qui ont brillé par les armes ou la civilisation. Et j’ai dans cette affaire profité de l’autorité des jurisconsultes aussi bien que des historiens afin de réserver aux lois des Perses, des Grecs ou des Égyptiens un traitement égal à celles des Romains. Je me suis également permis de tirer d’excellentes choses des Pandectes des Hébreux, et principalement des livres du Sanhédrin : opération pour laquelle J. Cinquarbe et Mercier, tous deux docteurs en langue hébraïque, m’ont promis que leur concours ne me ferait pas défaut. Je ne desespere pas de me procurer également les lois de l’Espagne et de l’Angleterre, ainsi que le droit des plus illustres cités d’Allemagne ou d’Italie (car on n’en finirait pas s’il fallait étudier même les plus obscures), afin de les comparer aux nôtres. Je souhaiterais aussi posséder le droit civil des Turcs ou tout au moins me procurer un aperçu de leur droit public au moment où ils fondaient leur empire aussi puissant que florissant [91].
Renonçant à l’ambition de nourrir sa réflexion de manière exhaustive par la connaissance des normes de tous les peuples existants, se montrant de ce fait peu loquace sur des peuples du Nouveau Monde sur lesquels il était sans doute encore peu documenté, alors même qu’il conserve de la cosmographie une vision qui reste quelque peu « européocentrée », Bodin fait ainsi une place notable dans ses analyses aux sociétés contemporaines, et en particulier aux sociétés musulmanes, du Maroc à l’Asie centrale [92]. Chez lui aussi, ce sont les Turcs qui occupent la première place de ce que Nicolay appelle les « barbares nations » [93].
25. Focalisé sur le seul droit humain (« celui que les hommes ont institué conformément à leur nature et en vue de leur utilité » [94]), l’important travail comparatiste auquel il se livre le pousse à développer une vision fortement « relativiste » des normes et des cultures humaines. En quête d’un droit universel, recherchant des normes immuables reflétant l’unicité de la nature humaine [95], il ne s’attache guère à celles qui ne peuvent lui fournir un fondement assuré, « vu leur diversité infinie et la facilité avec laquelle elles changent en un instant, soit par leur propre jeu, soit par la volonté du prince », telles « les différentes lois et religions des peuples, leurs sacrifices, repas publics et institutions diverses » recueillies « avec beaucoup de goût, par Diodore, Volaterra, Caelius, Sabelli et Boëm » [96]. Mais il ne peut qu’observer à quel point « les habitudes et les lois ont assez de puissance dans l’ordre humain et naturel pour passer peu à peu dans les mœurs et devenir comme une seconde nature » [97]. Tandis qu’une certaine vision de l’évolution des sociétés fait chez lui écho au mythe de l’âge d’or [98], et que l’influence de la théorie des climats l’incite à penser plus avant cette diversité [99], le vitalisme qu’il a appris chez les naturalistes et cosmographes de la Renaissance [100], lequel croise encore les divers types de savoirs qu’il mobilise [101], lui permet de mettre en place une forme d’« anthropologie locale », « qui permet de déterminer ce qu’il appelle le ‘‘naturel’’ des différents types d’hommes selon leur répartition, non seulement à la surface de la terre et sous le ciel, mais aussi en fonction du régime des vents et des eaux » [102].
26. Valant à Bodin la réputation d’être l’un des pionniers du droit international et/ou du droit comparé [103], l’œuvre constitue un témoignage essentiel des mutations épistémologiques connues par les savoirs historique et anthropologique à la Renaissance. C’est qu’ayant conscience de la nécessité de passer au crible de l’analyse les sources utilisées, sans « se montrer trop crédule ni tout à fait incrédule », Bodin contribue au développement de méthodes chères à ces deux disciplines [104]. Ce qu’il faut cependant ici relever, c’est que cette contribution s’inscrit aussi dans le cadre des renouvellements épistémologiques à l’œuvre dans le domaine juridique [105]. Ce n’est pas hasard si Bodin s’autorise là, « plus encore que de qualités logiques, du très vaste savoir juridique qu’il a acquis à l’époque toulousaine de son enseignement » ou si c’est dans ce cadre qu’il songe à élaborer une science du droit capable de mettre en évidence, sous la diversité des notions juridiques, les schèmes recteurs nécessaires [106]. Initiée à l’époque où Bodin faisait son droit à Toulouse, et ambitionnait d’y obtenir une chaire, la Methodus reflète les mutations à l’ordre du jour en matière de pensée juridique. Son apport méthodologique comme son contenu doivent être mis en regard des évolutions que l’on retrouve dans bien d’autres œuvres de juristes contemporains, telles le De institutione historiae et ejus cum jurisprudentia conjunctione prolegomenon du maître François Baudouin (1520-1573) [107] ou le De la vicisssitude ou varieté des choses en l’univers publié en 1575 par Louis Le Roy, formé au droit, comme Bodin, à Toulouse [108].
27. Les travaux savants sur les rites que mènent après les années 1560 les juristes humanistes bénéficient dès lors d’analyses affinées selon les méthodes promues par une science juridique que Jacques Cujas (1522-1590) devait porter à son faîte [109], ainsi que d’un comparatisme plus largement ouvert sur les mondes contemporains, accentuant encore le relativisme culturel des juristes, voire conduisant vers une approche « scientifique » de l’altérité.
B. Vers une approche « scientifique » de l’altérité ?
28. C’est un impressionnant savoir que mobilisent sur les rites matrimoniaux le président du parlement de Paris Barnabé Brisson (1530-1591), le conseiller François Hotman (1524-1590) et son frère Antoine Hotman (1525 ?-1596), ainsi que le régent toulousain Antoine Guibert de La Coste (v. 1530-1595) [110]. Autour des questions de cérémonies, Brisson se livre à un important travail de reconstruction du droit et de la pratique pré-justiniens, convoquant tous les textes importants relatifs à la manière dont les anciens Romains se sont mariés (de ritu nuptiarum) ou à la formation du mariage en droit romain (de jure connubiorum). Et, selon les spécialistes, les interprétations qu’il en propose restent encore plausibles, à l’exception, bien compréhensibles, de celles qui nécessitaient la mobilisation de sources qui n’étaient pas encore à sa disposition, telles les Institutes de Gaius [111].
29. Quant aux Funérailles et diverses manieres d’ensevelir des Romains, Grecs, et autres nations que publie en 1581 le docteur en droit devenu secrétaire d’État puis maître des requêtes Claude Guichard (1545-1607), il faut reconnaître qu’il y a là une synthèse magistrale de tout le savoir accumulé par presque un siècle de travaux humanistes, auxquelles s’ajoutent aussi les connaissances plus récentes permises par la découverte des Nouveaux Mondes [112].
30. Ayant conçu ce travail pendant qu’il faisait ses études de droit à l’université de Turin, Guichard reste particulièrement marqué par l’importance du modèle romain qu’il célèbre dans sa préface. C’est en considération des diverses vertus romaines, entre lesquelles la piété et la dévotion lui semblent essentielles, et parce qu’il a considéré que la question des funérailles est « l’un des premiers et principaux articles de leur religion », qu’il a tout d’abord « entassé pesle-mesle » ce qu’en avaient écrit « en bloc et par le menu » différents auteurs. « Premier conceu et premier enfanté », occupant la première et la plus grande partie de ses Funérailles, le livre consacré aux Romains a nécessité un travail important « pour peser et ajuster meurement les passages des auteurs » [113]. C’est un nombre impressionnant d’autorités qui se trouvent là alléguées [114]. Non seulement des classiques, mais aussi des modernes, entre lesquels il faut citer en premier lieu Flavio Biondo, Leon Battista Alberti, Alessandro Alessandri, Raffaello Maffei, Caelius Rhodiginus, Wolfgang Lazius et « tout plein d’autres », comme évidemment les juristes spécialistes des nombreux textes de droit romain allégués par Guichard et dont les travaux intéressaient la question des rites, Budé, Alciat, Du Rivail, Du Choul, Giraldi, Le Roy, Connan, Hotman ou encore « l’excellent jurisconsulte » Barnabé Brisson dont il transcrit certains passages. Bien que Guichard ne veuille pas dans le cadre de ce travail verser dans des discours trop techniques, et qu’il affirme de ce fait rester en retrait des travaux de certains jurisconsultes, pour ne pas « entrer si avant sur leurs terres » [115], apparaît bien là le substrat épistémologique à partir duquel l’étude des rites s’est développée tout au long du siècle. Pour traiter abondamment des sources livresques intéressant son propos, l’auteur des Funérailles ne manque pas de suivre les juristes antiquaires sur les terrains ayant alimenté leurs développements. Il n’ignore pas à quel point les vestiges archéologiques portent témoignage de questions rituelles, en particulier
les ruines espouvantables d’un nombre infini de temples et oratoires renversés, les pierres brisées, les marbres desfigurés, et les images, tant de bronze, que d’autre matiere, qui se treuvent journellement en fouillant es lieux de leur ancienne habitation [116].
Nombreuses sont dans l’ouvrage les reproductions imagées d’inscriptions ou de médailles antiques dont il a parfois eu communication de première main, ayant eu accès à certains cabinets rares et disposant manifestement aussi d’une collection personnelle. N’ayant pas voulu par trop les accumuler (« desquelles [inscriptions] je ne veuil faire enfler mon livre, aimant mieux les interpreter sans les y mettre, que de les y mettre sans les interpreter » [117]) il s’essaye cependant à des tentatives de reconstitution, et se livre à des interprétations personnelles. Loin de s’avérer servile à l’égard des travaux de ses prédécesseurs, il se montre à leur égard bien souvent critique. Budé et Alciat, note-t-il, se sont ici et là « abusés » ; l’opinion de Du Rivail est « réprouvée » ; Chasseneux et Hotman sont à leur tour « repris », et cet important travail analytique et critique se trouve dans l’ouvrage formalisé par une « Table des auteurs, et traictés, esclaircis, interpretés, ou repris » [118].
31. Le caractère personnel et novateur de ces Funérailles apparaît en outre par l’ambition qu’a nourrie Guichard de poursuivre l’enquête conduite sur les rites romains sur un autre terrain, en passant « d’une matière à autre conforme et semblable », en s’appliquant à rechercher et décrire les funérailles des autres nations, tant civilisées que barbares, avec l’ambition d’en « former un corps entier, et aucunement parfaict en ses parties » [119]. Le deuxième livre, faisant appel à une culture tout aussi impressionnante que le premier, émaillé de nombreuses citations de grec, est dédié aux antiquités hellènes, illustrant la grandeur d’une nation « entre les plus civiles et mieux apprises […] de la terre » [120]. Le troisième livre contient « une collection » des rites funéraires des autres nations, que l’auteur estime capables « par leur bigearre diversité desrider les visages fronsés des plus mornes et chagrins », mais dont il s’est attaché à réunir les données en bonne intelligence, espérant cette partie « non despourveuë de liaison ingenieuse » [121]. Ayant à juste titre attiré l’attention [122], cette dernière partie de l’œuvre a exigé, relève-t-il, patience et travail, puisqu’il est « allé choisir par le menu, bien loing, ça et là » sa matière, tâchant « de la conduire à la ligne de l’ordre, lier du ciment de l’artifice, et enrichir avec jugement des raretés, qu’a peu commodement recevoir sa fabrique » [123]. Comme l’avait fait avant lui Tommaso Porcacchi dans les Funerali antichi di diversi popoli et nationi publiées en 1574 [124] ou Vincenzo Cartari dans l’édition de Le imagini de i dei de gli antichi parue en 1571 [125], il élargit sa focale de départ pour intégrer des coutumes contemporaines, et relevant des terres nouvellement découvertes. François de Belleforest, Lopes de Castanheda (trad. Nicolas de Grouchy), Étienne Gênois au Coromandel (Nouvelle Zélande), Pierre Alvarez et Marco Polo pour l’Asie, Guillaume Postel, Lodovico de Varthema, Giosafat Barbaro, André Thévet et Belleforet pour le monde musulman, Girolamo Benzoni, Francisco López de Gómara, Pedro Cieza de León, Antonio Pigafetta, André Thevet et Jean de Léry pour le Nouveau Monde, sans compter les nombreux auteurs contemporains concernant les usages en vigueur en Europe, constituent là ses sources principales. Ce faisant, il pousse plus avant le comparatisme présent chez ses prédécesseurs, confrontant les témoignages des différents auteurs les uns aux autres (contrôlant ainsi Thévet par Lopez), plaçant sur un même plan les peuples anciens et modernes, civilisés ou « barbares » [126], et cherchant toujours à resituer les coutumes dans leur environnement, celui, pour chaque nation, de « son quartier et place à part », Afrique, Asie, Europe ou Terres neufves [127]. L’essentiel « décentrement » [128] auquel il aboutit l’amène ainsi à jeter un regard compréhensif sur l’anthropophagie [129] et à conclure son « discours universel des funerailles et diverses manieres d’ensevelir des peuples de la terre, tant anciens que modernes » sur une heureuse comparaison entre les pleureuses « Tououpinambaoults » et celles du Béarn et de Gascogne [130]. « Autant de pays, autant de guises », peut-il ainsi conclure à propos du deuil [131].
32. Sans doute Guichard compose-t-il là ce faisant un ensemble dont l’apport à l’histoire de l’anthropologie a pu être d’autant plus critiqué que les choix par lui opérés ne répondaient pas à l’idée que l’on pouvait se faire au xxe siècle des méthodes à suivre en la matière. Mais, si, négligeant les traditions populaires européennes (les usages « menus ») pour s’intéresser prioritairement aux obsèques des grands de ce monde, qui « pour estre rares, pompeuses et magnifiques, meritent d’estre cognues », il est passé à côté de la naissance du « folklore », ne parvenant pas à bâtir une théorie générale du rite funéraire [132], il n’est pas possible de nier que l’œuvre marque une étape importante dans l’étude générale de l’homme, assurant à son auteur une place « très honorable dans l’histoire de la science comparée des religions », et contribuant à la mise en place, dès le xvie siècle, des « éléments d’une science générale des rites » [133].
33. Et cette « science comparée des religions » comme cette « science générale des rites » devaient encore au tournant des xvie et xviie siècles bénéficier de nouveaux développements liés à l’implication des juristes dans les affaires du temps. Faut-il dissocier avec l’étude savante du droit et sa pratique quotidienne différents types de savoirs et de cultures juridiques ? La lecture de quelques ouvrages issus de la pratique de certains magistrats révèle la prégnance des perspectives méthodologiques et comparatistes qui étaient à l’œuvre dans les traités savants, même si les finalités propres aux affaires concernées ne permettent pas ici, loin s’en faut, le triomphe d’un relativisme total. L’illustrent cette fois la lecture des œuvres accompagnant le développement des procédures inquisitoriales liées, au tournant des xvie et xviie siècles, à la chasse aux sorcières. Les écrits relatifs à cette question et les traités relatifs à la démonologie, qui connaissent dans les années 1580 un important succès, sont en effet le lieu de nouveaux travaux de nature ethnographique [134]. Appelé à intervenir dans le Labourd, en Béarn, pour « purger le pays de tous les sorciers et sorcières sous l’emprise des démons », le conseiller au parlement de Bordeaux Pierre de Lancre (1553-1631), qui a entendu « espelucher » les raisons pour lesquelles tant de démons, de mauvais esprits, sorciers et sorcières se trouvaient confinés en ce petit « recoing de la France » [135], décrit ainsi avec minutie non seulement un territoire infertile et sa population, mais aussi ses mœurs et ses pratiques, rendant compte des usages et rituels religieux en vigueur dans les campagnes, et saisissant au vif l’imaginaire touchant au magique et au superstitieux [136]. Donnant dans son texte les nombreux témoignages et dépositions des personnes interrogées lors des enquêtes qu’il conduit sur place, il livre, comme l’a relevé Carlo Ginzburg, un « véritable portrait ethnographique du Labourd et de ses habitants », appréhendant une authentique « altérité des ruraux » [137]. De la même manière, le conseiller au présidial d’Angers Pierre Le Loyer (1550-1634) interroge dans son Discours, et histoire des spectres les croyances de tous les peuples de l’histoire, anciens et contemporains [138]. N’oubliant ni ceux d’Asie, ni ceux des « isles orientales », ni les Péruviens de l’« Inde occidentale », ni les Mexicains ni les « Taopinanbaux » ou des habitants de Virginie, il enrichit ainsi son œuvre, entre 1586 et 1605, de la lecture des nombreux récits de voyage qui pouvaient tomber entre les mains de ce passionné de langues étrangères connaissant l’hébreu, le chaldéen et l’arabe [139]. Considérant le problème tenant à l’appréhension de choses « tant esloignées de nous », posant la difficulté « de cognoistre leur essence tant esloignée de leur sens et entendement », il a, en effet, entendu prendre le problème dans son entière complexité, posant qu’« il nous faut apporter leurs opinions diverses, voire leurs raisons, pour en les destruisant establir mieux nostre science » [140].
34. Dans ces œuvres, c’est au fond à la découverte de l’altérité des populations proches, souvent rurales, que les magistrats s’attachent. L’étude de la diversité culturelle prend ici une forme nouvelle, aboutissant à une réflexion sur l’altérité qui se nourrit non pas de la confrontation avec un étranger lointain, mais de l’analyse d’un autre voisin, qui renvoie en définitive au soi culturel. Les magistrats rejoignent ce faisant l’approche développée par d’autres types d’auteurs et de sources contemporains, tels les recueils d’habits. Dans les volumes de la fin du xvie siècle, les habitants de diverses régions françaises ou voisines du royaume apparaissent en effet dans leur singularité. Prenant place entre le « Gouestre » (Piémontais goîtreux), et le « Pollognoys », le « Provenssal » figure ainsi désormais aux côtés de la femme sauvage, de la Picarde, du laboureur, de la Zélandaise, de la Moscovite, tous mis sur un même plan [141]. Au-delà des portraits vestimentaires qu’ils présentent, ces ouvrages donnent à voir des types sociaux, des postures, des stéréotypes, des « portraits types », au-delà des costumes, des coutumes, rappelant au fond la proximité de ces deux termes, et en évoquant une autre : celle qui lit habit et habitus [142]. Rappelant par leur dispositif scénographique les livres d’emblèmes – genre créé et développé, faut-il le rappeler, par les juristes à la Renaissance – [143] ces œuvres offrent le spectacle d’un « théâtre des nations », ou « théâtre » du monde [144], avec des perspectives que l’on aurait pu qualifier au début du xxe siècle de « folkloristes », même si se trouvent ici en filigrane des perspectives morales ou religieuses [145]. Dans les travaux des juristes, ces perspectives, bien que moins visuelles, sont également présentes. Mises au service d’une approche qui s’éloigne de la description des mœurs et des coutumes, elles contribuent à penser et faire évoluer les supports épistémologiques existants, voire ambitionner de créer une authentique science telle la « science des spectres » pensée par Pierre Le Loyer [146].
35. Si l’on jette un œil, pour finir, à l’œuvre de Montaigne, bien souvent évoquée pour son importance dans l’histoire de la pensée anthropologique, il faut constater que celle-ci s’inscrit dans la droite continuité des travaux conduits, un siècle durant, par de nombreux humanistes, et en particulier par les juristes humanistes. Son approche critique des textes ou des témoignages [147], sa prise en compte de la matérialité des cultures [148], l’importance qu’il accorde à l’expérience de l’altérité [149] et à une approche comparative des cultures [150], le relativisme auquel il conclut ne cessent d’alimenter la réflexion globale qu’il mène sur l’homme. C’est sur ces différentes bases épistémologiques, dans le cadre d’une réhabilitation de l’animalité de l’homme qu’il élabore une anthropologie fondée sur des « invariants » communs, et qu’il parvient à réinvestir d’une signification nouvelle la compréhension de la nature humaine [151]. Et s’il est impossible de prolonger dans le cadre de ce travail l’enquête ici conduite, à laquelle il eut été intéressant d’inclure encore nombre d’œuvres juridiques et d’éléments caractérisant la pensée juridique de la première modernité, il faut observer qu’après Montaigne, la réflexion sur ces différents plans se poursuivra chez les juristes, comme l’atteste la richesse au plan anthropologique d’une œuvre comme celle de Claude Expilly (1561-1636) [152].
***
36. Ainsi, au terme de cette enquête, aussi essentielle nous semble la contribution des juristes humanistes à l’histoire de l’anthropologie que la nécessité de réinscrire l’histoire de l’anthropologie dans un cadre épistémologique dépassant largement celui qui lui est généralement réservé (sans oublier celle de sortir en outre l’histoire de la pensée juridique du cadre technique qui lui est généralement également réservé).
37. Ce qui appert des œuvres ici considérées, c’est, en effet, qu’en cette période que constitue la Renaissance (ici regardée par le prisme du xvie siècle, et principalement en France), les juristes humanistes ont du droit une vision à l’opposé des sentiers étriqués que les contingentements disciplinaires voudraient nous faire suivre aujourd’hui. Pour les juristes humanistes, le droit n’est pas pensé indépendamment des considérations culturelles, sociales ou économiques qui le fondent et qui conditionnent la matérialité de ses sources. Dès lors, la réflexion humaniste sur le droit appelle une mobilisation importante de savoirs ethnologiques, conduisant à une tout aussi importante réflexion de nature anthropologique. Certes, juger ces savoirs et cette pensée à l’aune de pratiques ethnologiques ou anthropologiques contemporaines conduit à formuler un certain nombre de critiques. À n’en pas douter, ces savoirs ne sont guère tous le fruit du sacrosaint travail de terrain que l’on estime aujourd’hui nécessaire à la définition d’une authentique œuvre anthropologique. Les juristes évoqués, à l’exception des magistrats aux prises avec des réalités « de terrain », sont des auteurs de cabinet. Ils suivent des logiques de bigarrure et d’accumulation, curieux mais souvent descriptifs, reprenant sans toujours les questionner des éléments trouvés chez leurs prédécesseurs sans systématiquement remettre en cause la provenance et l’exactitude des éléments allégués. Peinant à se départir d’un certain nombre de préjugés, non seulement ils n’atteignent pas le degré de conceptualisation qui leur aurait permis d’aboutir à des théories générales mais n’émerge pas chez eux la conscience de la particularité que pourrait caractériser l’anthropologie en tant que discipline. Pourtant, faut-il encore, aujourd’hui, envisager la question de l’histoire de l’anthropologie en conservant de l’anthropologie une vision et des schémas interprétatifs contemporains ? En conditionnant la reconnaissance d’une démarche de nature ethnographie ou anthropologique située dans le passé au respect des méthodes considérées comme faisant partie intégrantes de la définition et des présupposés actuels de cette discipline ? [153] Sans parler encore de ne prendre en considération que ce qui, dans l’histoire de l’anthropologie, irait dans le sens des « progrès dans la connaissance du monde » ? [154]
38. Comme tout travail anthropologique, tout travail historique nécessite un certain décentrement [155]. Bernadette Buchner le soulignait :
Pour saisir cette révolution concernant la connaissance de l’homme dans la pensée européenne, il faut savoir « lire entre les lignes » comme le dit Leo Strauss. C’est qu’être critique ou révolutionnaire, ne serait-ce que sur un plan épistémologique, en France, à la fin du xvie siècle, exige des stratégies d’écriture différentes de celles dont dispose l’écrivain d’Angleterre et de l’Écosse protestante des xviie et xviiie siècles ou même de la France des Lumières : le manteau du conservatisme politique est une nécessité. La première leçon, pour l’historien de l’anthropologie, est donc d’apprendre à tenir compte de ces techniques historiques d’expression auxquelles ses collègues littéraires sont rompus […]. Mais le résultat ne devrait pas être seulement d’exhumer de textes ou des auteurs mal compris pour leur donner une place dans le panthéon des « fondateurs ». Le but primordial devrait être de comprendre « comme les choux », ainsi que le dit Montaigne, pour faire de l’histoire d’une discipline, une analyse sociologique, et même pourrait-on dire ethnographique, de la connaissance de l’homme, de se faire, en somme, l’ethnologue de sa propre culture [156].
Loin de vouloir ici, donc, faire des juristes humanistes de la Renaissance de « lointains précurseurs » laissant présager le potentiel, la puissance, des découvertes et des méthodes de l’ethnologie ou de l’anthropologie « moderne » [157], il nous semble que leur contribution à l’histoire de l’anthropologie doit être reconnue dans sa plénitude et, en définitive, sans réserves. Pour ce faire, cette contribution ne nous semble pas pouvoir être appréhendée rigoureusement sans la reconnaissance, et l’acceptation, de sa réinscription en son temps, et dans un contexte intellectuel, religieux, politique et économique particulier, en prenant en compte spécifiquement l’importance de l’épistémologie humaniste et juridique, comme celle de la montée des conflits religieux et de la colonisation. Que l’anthropologie qui en résulte reste ce faisant indissociable de savoirs relevant aujourd’hui d’autres champs disciplinaires, voire accessoire au regard des réflexions sur le devenir historique et politique des sociétés alors dominantes [158] ne fait ainsi que répondre aux usages, notamment sémantiques, du temps [159]. À partir de l’anatomie, entendu comme anatomie physique mais également comme une anatomie morale, appelée à sonder les différentes caractéristiques de l’homme, les différents caractères et replis de l’âme, le champ du savoir couvert par l’anthropologie étend son spectre [160]. Le droit est loin d’y être étranger. « Domaine immense, hétéroclite et mal clos », formé par la lente accumulation des matériaux, l’anthropologie assume désormais les liens particuliers qui l’unissent à l’histoire, « cette gémellité nécessaire » [161], comme aussi les liens qui l’unissent à d’autres disciplines, comme la littérature [162]. Il est grand temps qu’elle se fortifie également des liens qui l’unissent au juridique, de longue date.
Géraldine Cazals
Institut universitaire de France
Université de Rouen