1. Le titre de cette brève contribution justifie une série de précisions liminaires.
2. Il ne sera tout d’abord ici question que de la litt��rature de langue française portant sur l’histoire du droit administratif français, et ce alors même que nul n’ignore que cette histoire a fait l’objet d’investigations particulièrement remarquables dans la doctrine étrangère, notamment en Italie [1].
3. Ensuite, le néologisme « administrativistes », que l’on trouve sous les meilleures plumes [2], désignera la partie de la doctrine universitaire s’étant donnée pour objet d’étude les règles spécifiques applicables aux administrations publiques [3]. Ne sera donc pas évoquée la doctrine dite organique [4], composée de membres de la juridiction administrative (très essentiellement de membres du Conseil d’État), qui s’inscrit – sauf cas très minoritaires – dans une logique résolument descriptive et qui occupe une place tout à fait considérable en droit administratif français, place qui constitue d’ailleurs l’une des spécificités majeurs de ce champ disciplinaire [5].
4. L’expression historiens du droit administratif renvoie évidemment quant à elle aux historiens du droit spécialisés dans cette matière, étant relevé que la frontière entre les administrativistes et les historiens du droit administratif est loin d’être étanche dès lors que les échanges entre ces deux communautés sont aujourd’hui nourris comme l’a notamment constaté Jean-Louis Mestre dans son panorama des évolutions contemporaines de la recherche [6]. Ainsi, phénomène qui semble nettement moins fréquent en droit privé, nombreux sont les professeurs de droit public à avoir consacré leur thèse de doctorat à un sujet historique, notamment à la pensée d’un auteur classique, de Foucart à Eisenmann en passant par Laferrière.
5. Enfin, le terme positivisme est utilisé dans la première des trois acceptions forgées par Norberto Bobbio, c’est-à-dire comme un « mode d’approcher l’étude du droit » qui « est caractérisé par la nette distinction entre droit réel et droit idéal […] entre le droit comme fait et le droit comme valeur » [7].
6. Ainsi, la question ici posée revient à se demander si les historiens du droit administratif (au sens de spécialistes rattachés à la Section 03 du Conseil national des universités) accordent une importance supérieure à l’analyse du droit positif que les administrativistes contemporains (relevant pour leur part de la Section 02 du Conseil national des universités).
7. Le premier réflexe d’un spécialiste de droit administratif serait de considérer que cela est impossible dès lors que la manière française de faire du droit administratif [8] s’inscrit dans une logique de stricte dogmatique juridique et que les administrativistes contemporains s’assignent dans leur grande majorité pour mission de décrire le droit positif (très essentiellement la jurisprudence du Conseil d’État), de le systématiser et éventuellement de le critiquer. Il s’agit d’accomplir « avec recul le travail préparatoire d’identification du droit et la vérification de son application correcte ; la doctrine répète a priori ou a posteriori et de manière plus ample le scénario intellectuel de l’acte juridictionnel » [9]. On voit donc mal en première analyse comment les historiens du droit administratif pourraient être plus positivistes que les administrativistes étant donné que ces derniers adoptent une démarche se voulant strictement positiviste.
8. Et pourtant, ce même administrativiste ne peut sans doute qu’être frappé en ouvrant les principaux (et excellents) manuels d’histoire du droit administratif de constater que l’histoire doctrinale y occupe un rôle très secondaire, subordonné et même accessoire, comme si le droit positif la surdéterminait entièrement et comme si elle n’était qu’un appendice, un dérivé de l’histoire du droit positif. Ce qui aboutit à ce que ce soit les administrativistes qui, au moins quantitativement, écrivent aujourd’hui davantage sur les « grands auteurs » classiques du droit administratif et les principales constructions doctrinales (en particulier ce que François Burdeau nommait les « cathédrales doctrinales » [10]) que les historiens du droit [11], comme si les seconds considéraient que le droit positif d’hier est plus digne d’attention que les constructions des juristes de l’époque.
9. Ils délaissent alors pourtant largement deux questions essentielles en histoire, celle des origines (I) et celle de la périodisation (II).
I. La question des origines
10. Le principal, ou en tout cas le plus animé, sujet de discussion des historiens du droit administratif français a probablement trait à la datation des origines de ce droit.
11. On sait que s’opposent deux thèses principales. L’une, s’inscrivant dans la lignée de Tocqueville [12] et Dareste [13] et notamment développée par Jean-Louis Mestre [14] (qui la qualifie de « démarche pragmatique » [15]) ou Katia Weidenfeld [16], consiste à soutenir qu’il existait un droit administratif sous l’Ancien Régime. L’autre (dite « dogmatique » [17]), notamment illustrée par les travaux contemporains de François Burdeau [18] et Grégoire Bigot [19], insiste sur « l’œuvre fondatrice de la Révolution et du régime napoléonien » dans la « naissance » [20] de ce droit et considère en particulier que c’est seulement à partir de la théorisation de la distinction entre l’administration et la justice qu’a pu éclore un droit administratif.
12. Les historiens contemporains du droit administratif, quand ils traitent la question [21], consacrent par contre nettement moins d’énergie à l’identification des origines du droit administratif non pas comme ensemble de normes mais comme discipline savante, sans doute parce que la date leur semble plus récente et leur paraît plus évidente. Et ainsi aujourd’hui cité et étudié, depuis qu’il a été retrouvé, le Cours de Portiez de l’Oise, brièvement professé à Paris puis publié en 1808 [22]. Sont également rituellement mentionnés les travaux des « ancêtres » [23] ou « pères fondateurs » [24] de la discipline sous la Restauration et la Monarchie de Juillet : Cormenin, Gérando et Macarel [25].
13. Cette présentation n’est toutefois pas à l’abri de la discussion et l’on a pu soutenir qu’il existe une forte continuité entre les traités de droit public de l’Ancien Régime et les auteurs du XIXe siècle : dans cette perspective,
la science du droit administratif ne naît réellement qu’avec Laferrière et, même, qu’avec Hauriou. Car […] il n’existe aucune différence, sur le fond et sur la forme, entre les œuvres de Loyseau, de Domat ou de Delamare et celles de Gérando, de Macarel, de Cormenin ou de Ducrocq : dans tous les cas, il s’agit de répertoires déguisés qui trahissent aisément une conception institutionnelle et matérielle du droit administratif. En d’autres termes, si l’on veut ne faire débuter l’histoire de la science du droit administratif qu’à l’époque où sa conception moderne se met véritablement en place, ce qui peut parfaitement se concevoir, il n’y a alors aucune justification scientifique à admettre au Panthéon des grands administrativistes des compilateurs sans relief comme Gérando, Macarel, Dufour ou Ducrocq, et à en refuser l’accès à un auteur comme Delamare [26].
14. À l’inverse, Mathieu Touzeil-Divina s’est efforcé dans ses « éléments de patristique administrative » [27] de montrer toute la richesse et la diversité des écrits de droit administratif durant la période 1800-1880 afin de tenter de tordre le cou à la célèbre appréciation de Gaston Jèze : « Enfin Laferrière vint, et le premier en France, essaya d’apporter de l’ordre et de la méthode, d’expliquer les solutions de la pratique » [28].
15. On ne tranchera évidemment pas ici ce débat, la seule ambition de ces brefs développements étant de faire constater que la question se pose et qu’elle n’est pas, à l’inverse de celle des origines du droit administratif entendu comme un ensemble de normes, au centre des préoccupations des historiens du droit administratif alors même que les administrativistes férus d’histoire s’y intéressent bien davantage.
16. La seconde question, celle de la périodisation de l’histoire doctrinale, illustre également que les historiens du droit administratif accordent une attention quasiment exclusive au droit positif.
II. La question de la périodisation
17. L’assez net désintérêt des historiens du droit administratif pour l’histoire de la doctrine est ici tout aussi flagrant. Soit ils n’intègrent pas (ou très marginalement) l’histoire doctrinale dans leur chronologie et même plus largement dans leur récit, soit ils insèrent son développement au sein d’une analyse prioritairement centrée sur le droit positif. Ainsi François Burdeau intègre-t-il une section consacrée à la « naissance d’une science du droit administratif » dans le titre premier de son ouvrage intitulé « gestation (de 1789 à 1870) ». Il consacre ensuite, dans le titre II de l’ouvrage intitulé « floraison (de 1870 au milieu des années vingt) », un chapitre au « temps des cathédrales » doctrinales, analysant alors « l’épanouissement d’une science du droit administratif », « l’élaboration des grandes théories du droit administratif » et les relations entre « doctrine et jurisprudence ». Enfin, dans le titre III portant sur les « commotions (du milieu des années vingt au début des années soixante-dix) », la dernière section de l’ultime chapitre porte sur « la doctrine et la crise du droit administratif ». Grégoire Bigot s’inscrit dans une perspective très largement comparable, qu’il s’agisse d’insister sur « l’œuvre doctrinale » des auteurs du début du XXe siècle ou d’étudier (pour la période postérieure à 1945) les « crises doctrinales » qui feraient écho à celles de la justice administrative.
18. Ces auteurs semblent toutefois quelque peu négliger le fait, notamment relevé par Théodore Fortsakis, que « dire que le droit administratif est en crise, c’est porter un jugement doctrinal : ce jugement, émis par la doctrine, se réfère avant tout à celle-ci même » [29]. Un droit positif n’est en effet à proprement parler jamais en crise, sauf à procéder à une sorte de réification des normes et des catégories juridiques. L’évocation d’une crise fait en effet « référence à un ordre perdu, nostalgie qui se concilie mal avec la volonté du réalisme descriptif propre au positivisme » [30]. Charles Eisenmann a pointé à cet égard, avec la vigueur qu’on lui connaît, la faiblesse de cette forme de « dogme de l’immutablité des espèces ». Bien au contraire, écrit-il, « les espèces juridiques […] ne sont jamais qu’une création de la volonté humaine » et, en cas de changement du droit positif,
le juriste doit simplement modifier les catégories et les classifications qu’il avait tirées du droit positif antérieur – ou mieux : établies de façon qu’elles lui correspondent et permettent de la saisir [31].
19. Il est en toute hypothèse frappant de constater que les historiens du droit administratif semblent très largement se désintéresser de la périodisation de l’histoire doctrinale et négliger le fait que si cette histoire n’est évidemment pas sans liens avec celles du droit positif (Jean-Jacques Bienvenu relève à cet égard qu’en droit administratif, droit jurisprudentiel, « pour qu’il y ait doctrine, il faut d’abord que le juge ait un minimum de discours doctrinal » [32], condition qui n’était pas satisfaite durant la première moitié du XIXe siècle), elle obéit aussi à une logique propre et à un rythme en partie différent.
20. Ce choix tranche avec celui opéré par Maurice Hauriou dans son article fondateur du Répertoire Béquet où il distinguait une « période d’élaboration secrète (1800-1818) », une « période de divulgation (1818-1860) » et enfin une « période d’organisation (1860) » [33]. Cette présentation a certes fait l’objet de sévères critiques [34]. Elle a toutefois le mérite d’illustrer que l’histoire doctrinale n’est pas un simple dérivé de celle du droit positif.
21. Tel est également le cas de l’analyse de Théodore Fortsakis estimant que
l’évolution historique de la doctrine en droit administratif évoque l’image d’un pendule, dont les oscillations ne seraient cependant pas isochrones, entre les deux extrêmes que constituent l’empirisme et le conceptualisme [35],
et évoque rien moins que six périodes successives…
22. De même Mathieu Touzeil-Divina distingue-t-il, en se limitant au XIXe siècle, une période de « propagation » (1789-1834), puis les « primo-théorisations » (1834-1864) et enfin la « juridictionnalisation » (1864-1897) [36], périodes dont les bornes ne sont pas entièrement dépendantes des évolutions du droit positif mais sont également liées à des publications marquantes.
23. Nous préférons pour notre part une autre analyse distinguant « le temps des praticiens » (jusqu’à Édouard Laferrière [37]) du « temps des théoriciens » (de Maurice Hauriou [38] à Roger Bonnard [39]) et enfin du « temps des techniciens » (annoncé par Achille Mestre [40] et consacré par Marcel Waline [41]). Et, dans cette perspective, l’« âge d’or » du droit administratif, le « moment 1900 » [42], constitue une sorte de parenthèse dans une appréhension très technique de la matière. La « crise allemande de la pensée française » [43], qui n’a évidemment pas été sans incidence sur les disciplines juridiques, le développement des sciences sociales, les transformations politiques et « l’invention du social » [44], ont amené les principaux auteurs du début du XXe siècle à tenter d’enchâsser le droit administratif dans une théorisation générale du droit et de l’État [45] avant que ce projet ne soit abandonné au motif qu’il ne serait pas suffisamment juridique [46] et que l’on assiste alors à un repli techniciste et à ce que l’on a pu qualifier de « réduction considérable du champ réflexif » [47]…
24. Comment expliquer, si l’on est convaincu par les développements qui précèdent, que les historiens du droit administratif soient aujourd’hui plus positivistes que les administrativistes s’intéressant à l’histoire de leur discipline ? Sans doute par le fait que les premiers veulent absolument prouver leur appartenance à la communauté des juristes savants [48] et estiment que cela implique de faire la preuve de leur aptitude à disséquer le droit positif avec autant de minutie que leurs collègues techniciens du droit en vigueur et par le fait que les seconds recherchent pour leur part dans l’histoire une manière d’échapper au caractère quelque peu aride du « positivisme technologique » contemporain.
Fabrice Melleray