Clio@Themis

Accueil du site > Clio@Thémis, numéro 4 > Les chantiers de l’histoire du droit de l’esclavage

Jean-François Niort

Les chantiers de l’histoire du droit de l’esclavage

Résumé : malgré une croissance récente de la production scientifique sur ce thème, les chantiers de l’histoire du droit français de l’esclavage restent nombreux. Au-delà de son texte le plus célèbre, à savoir l’édit de mars 1685 dit « Code Noir », dont la signification juridique est plus complexe et nuancée que ce qu’a pu en dire l’opinion dominante, et le dont contenu normatif véritable demeure d’ailleurs incertain, c’est l’ensemble des textes juridiques, tant ceux d’origine métropolitaine que locale qui restaient et restent encore à exhumer des archives et à analyser de manière systématique, puis à confronter aux usages et pratiques de chaque territoire colonial.

Abstract : despite recent growth of literature on the subject, the yards of French legal history of slavery remains. Beyond his most famous text, namely the edict of March 1685 called “Code Noir”, whose legal meaning is more complex and nuanced than what could be said the prevailing view, and whose normative content remains also uncertain, it is the complete set of legal texts, both those from the metropolitan and the local authorities, which have to be removed from the archives and analyzed systematically, and then compared to the practices of each colonial territory

Mots-Clés : esclavage, droit colonial français, code noir, recueil des textes juridiques

Veuillez télécharger cet article au format PDF :

(PDF - 403.4 ko)

1. Alors que les études d’ensemble sur l’esclavage français sont déjà nombreuses, depuis et à travers les travaux classiques de Lucien Peytraud, Antoine Gisler et Gabriel Debien [1] mais aussi les synthèses récentes [2], force est de constater qu’il n’en va pas de même en ce qui concerne les recherches centrées sur la dimension juridique de ce phénomène, symbolisée par le désormais fameux « Code noir » [3].

2. Hormis quelques thèses anciennes [4], puis celle de Félix Chauleau dans les années 1960 [5], le droit français de l’esclavage restait en effet jusqu’à maintenant largement délaissé par la recherche scientifique en histoire du droit [6], même si quelques rares auteurs, tels surtout Dominique Mignot [7], et, plus récemment, André Castaldo [8], ont donné l’exemple en persistant à s’y intéresser.

3. C’est donc sur cet objet que le Groupe de recherche en histoire du droit et des institutions d’outre mer [9] s’est concentré depuis quelques années - notamment à travers deux de ses membres, Jérémy Richard et Frédéric Charlin, qui ont accompagné ce mouvement scientifique par des thèses remarquables venant tout juste d’aboutir [10] -, en ouvrant des chantiers de recherches nouveaux (II), y compris à propos du « Code Noir », sur lequel bien des choses restaient et restent encore à dire (I).

I. Le « Code Noir », un texte à redécouvrir

Le « Code Noir », pris dans son sens strict de l’édit royal de mars 1685 sur la police des îles françaises d’Amérique [11], est un texte juridique dont il faut aujourd’hui à la fois remettre en cause le prétendu caractère contradictoire et incohérent (A), et rappeler qu’on est toujours à la recherche de la version véritable et authentique (B).

A. Le Code Noir est-il un texte juridique incohérent ?

4. Inutile d’insister longuement ici sur la lecture sala-molinienne du Code Noir, qui en a diffusé une vision aussi univoque que terrible, le qualifiant notamment de « texte juridique le plus monstrueux qu’aient produit les Temps modernes », une monstruosité totale, fondamentale et irrémédiable, qu’illustreraient « l’intolérable obscénité de tous et chacun de ses articles », dès lors que ce texte ose codifier l’innommable, ose consacrer juridiquement l’esclavage [12]. Cette qualification a été largement reprise par la suite, y compris chez certains historiens récents, qui, dans le même sens, écrivent que le Code Noir peut être qualifié de « monstruosité juridique » « puisqu’il officialise en termes de droit, la mise au ban de l’humanité d’une partie du genre humain », à travers « un texte de non-droit érigé en droit » [13].

5. Deux arguments principaux sont invoqués pour démontrer cette « monstruosité juridique » du Code Noir : d’une part, sa consécration de la déshumanisation radicale que provoque la réduction en servitude, spécialement à travers le fameux article 44, toujours cité, qui assimile les esclaves à des choses, en l’espèce à des biens meubles ; d’autre part, la contradiction fondamentale existant entre les dispositions légales du Code qui reconnaissent quand même l’humanité de l’esclave (à travers son mariage ou son possible affranchissement par exemple) et celles qui le réifient juridiquement ou qui en consacrent la « mort sociale » [14].

6. Que le Code Noir puisse être considéré comme un texte juridique « monstrueux » d’un point de vue moral et philosophique, voire religieux, en tant que consacrant et légitimant l’esclavage (pour des raisons qui de surcroît sont en réalité fort triviales, à savoir essentiellement économiques et géopolitiques, au-delà de la justification religieuse d’évangélisation), paraît évident.

7. Mais on s’aperçoit que dans la lecture sala-molinienne, c’est sur la base d’un raisonnement juridique que cette lecture extrêmement négative du Code Noir est construite, et non pas moral ou philosophique [15]. Or, l’Édit de 1685 est avant tout un texte juridique du XVIIe siècle. Il convient donc, au-delà, encore une fois, de la dimension morale ou philosophique, d’en envisager l’analyse de ce double point de vue juridique et historique [16], et de s’interroger sur la pertinence de la lecture sala-molinienne, spécialement à propos du caractère « contradictoire » d’un texte qui fait coexister, en effet, humanité et réification juridique de l’esclave.

8. D’un point de vue strictement juridique, le Code Noir peut certes être qualifié de « monstrueux », au sens étymologique et technique du terme, en tant que droit colonial, c’est-à-dire dérogatoire et exorbitant par rapport au droit commun du royaume, qui n’admettait pas l’esclavage sur son sol, en tout cas pas celui des chrétiens, ainsi que l’a rappelé récemment André Castaldo [17].

9. Mais qu’il soit « monstrueux » au sens de contradictoire et d’incohérent avec lui-même parce que reconnaissant simultanément l’humanité de l’esclave et sa réification juridique, ne paraît guère convaincant. Pourquoi ? Parce que, d’une part, l’on oublie alors que l’humanité de l’esclave et sa réification sont impliquées conjointement par le statut servile lui-même (1). D’autre part, et peut-être surtout, parce que le rapport théorique entre humanité et personnalité juridique en vigueur à l’époque du Code Noir n’est pas celui du droit contemporain (2) [18].

1) Lorsqu’on dénonce le Code Noir comme une négation juridique de l’humanité de l’esclave, on oublie en effet que le statut servile implique fondamentalement cette humanité, et que la réification juridique n’est qu’une fiction inhérente à ce statut même.

10. Car enfin, l’esclave n’est-il pas par définition un homme (homo servilis), et n’est-ce pas précisément cette qualité humaine qui lui octroie une valeur économique importante dans un mode de production esclavagiste ? Un objet matériel, ou même un animal, ont-ils jamais été qualifiés d’ « esclave » ? C’est bien ce que Claude Meillassoux a rappelé dans son Anthropologie de l’esclavage (publiée un an avant celle de Louis Sala-Molins, et dans la même collection, mais qui malheureusement n’a pas connu le même succès auprès du grand public et de l’opinion dominante) [19]. C’est bien également ce que le grand historien du droit Jean Gaudemet a confirmé, en expliquant que

« l’esclave est un être humain. Le droit ne peut l’ignorer, alors même qu’il lui refuse l’octroi de prérogatives juridiques. Être humain, l’esclave est doué d’une vie affective. Il a une activité économique, des possibilités de travail, manuel ou intellectuel, que son maître sait utiliser et que le droit doit prendre en compte » [20].

11. Le droit romain nous l’indiquait déjà : la réduction juridique de l’esclave à une res ne lui enlevait pas sa qualité humaine [21]. Gaïus, par exemple, reconnaissait que les esclaves sont bien en réalité des homines, et traitait en conséquence de leur statut dans le livre premier des Institutes, consacré aux « Personnes » (dont la summa divisio réside d’ailleurs dans la distinction des humains libres et non libres), et non dans le second, traitant des « choses » (Institutes, I, 9) [22].

12. Le Code Noir va d’ailleurs encore plus loin que le droit romain dans la reconnaissance de l’humanité de l’esclave, notamment en l’intégrant pleinement - et au besoin contre la mauvaise volonté du maître - à la vie spirituelle et à la religion commune (art. 2 et s.), ce qui ne pourrait se concevoir d’un animal ou d’une chose. Dans le même sens, l’accès des esclaves au mariage dans le Code Noir (art. 10 et s.), acte d’ailleurs essentiellement religieux à l’époque, implique la reconnaissance de leur humanité, car il serait absurde de procéder au mariage de choses, d’objets ou d’animaux, a fortiori lorsqu’un esclave épouse une personne de condition libre, ainsi que l’article 13 du Code le lui permet.

13. On comprend dès lors que la réification juridique de l’esclave ne peut être que fictive et partielle. Cette réification juridique n’intervient en réalité que dans l’appréhension de la valeur économique de l’esclave, dont la caractéristique juridique principale est en effet d’être un homme objet de propriété, ce qui le fait entrer dans la catégorie juridique des biens, lui confère une valeur patrimoniale, et rend juridiquement possibles à son égard des actes juridiques d’acquisition, d’aliénation ou d’héritage par exemple [23].

14. Au-delà de son utilité économique pratique, rappelée par Claude Meillassoux, la valeur de l’esclave dans un système esclavagiste réside d’ailleurs précisément en cette objectivation juridique, en cette patrimonialisation. C’est l’idée que le sociologue américain Talcott Parsons met en avant lorsqu’il explique, dans une formule heuristique, que la valeur d’un esclave en tant que propriété réside dans le fait qu’il est un être humain, mais que sa valeur en tant qu’être humain tient au statut (juridique) servile faisant de lui une propriété [24].

Ceci étant, comment expliquer que cette coexistence de l’humanité et de la réification juridique soit cohérente au regard du droit de l’époque, alors qu’elle ne l’est plus à l’égard du droit contemporain ?

2) Ici, c’est la notion de personne juridique qui donne la clé du problème [25].

15. En effet, cette notion n’a pas encore acquis, à l’époque du Code Noir, son sens actuel d’attribut naturel et universel de tout être humain, que chaque système juridique se doit de transcrire dans la législation positive, afin de lui permettre de jouer un rôle d’acteur sur la scène juridique, de sujet de droit, à qui on peut imputer aussi bien des droits subjectifs que des obligations juridiques (et pour ce faire lui reconnaître un patrimoine propre), aussi bien une liberté juridique d’agir qu’une responsabilité juridique personnelle.

16. La conception actuelle de la personnalité juridique en tant qu’essentiellement liée à l’humanité, et donc où l’esclavage déshumanise forcément l’être humain, est emblématiquement annoncée par Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social :

« Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclav[ag]e est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs […]. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme » [26].

17. Cependant, il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que cette conception soit juridiquement consacrée (et encore seulement en 1794 pour les esclaves), à travers la Déclaration des droits de l’homme de 1789, spécialement en son article 1er (« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ») [27], conception qui sera reprise et élargie par la Déclaration universelle de 1948, qui est plus claire encore sur la question, spécialement en ces articles 4 (« Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite sont interdits sous toutes les formes ») et 6 (« Chacun à le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique »).

18. Un tel principe juridique, qui renverse le rapport de force entre droit naturel et droit civil [28], exclut donc toute réduction d’un être humain en esclavage, en tant qu’inconcevable atteinte - en tant que crime, comme le reconnaît à juste titre la loi Taubira de 2001 - non pas seulement envers l’humanité (envisagée d’un point de vue moral), mais à l’égard de la personnalité juridique propre à chaque être humain, ce que rappela d’ailleurs le décret d’abolition du 27 avril 1848 en déclarant que « l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine », et « qu’en détruisant le principe du libre-arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ».

19. Dès lors, il serait en effet à la fois « monstrueux » car contradictoire de voir coexister dans un même texte de loi l’humanité et la réification juridique d’un être humain-personne juridique, et l’on pourrait logiquement en conclure qu’il s’agit de « non-droit érigé en droit ». C’est précisément le regard que porte l’opinion dominante sur le Code Noir.

20. Cependant, ce n’est pas cette conception moderne de l’humanité et de la personnalité qui règne sur l’esprit et la lettre de l’Édit de 1685, qui reste un texte juridique du XVIIe et non du XVIIIe ou du XXe siècles. C’est bien plutôt l’artificialité de la persona romaine, en tant qu’attribut octroyé aux individus par le droit objectif et selon des proportions variables, entraînant des capacités juridiques différentes, qui imprègne la culture et le système juridiques français d’alors [29]. Or, dans cette perspective, l’esclavage n’est pas en soi contradictoire au regard du droit, puisque l’humanité est alors juridiquement disjointe de la personnalité juridique (et que le droit naturel reste subordonné au droit civil ou politique).

21. Outre Jean Gaudemet et David Deroussin, Jean Carbonnier avait également fait ce constat, notant qu’au-delà de la « personnalité » - c’est-à-dire au-delà de « l’artifice du droit » - se cachait l’irréductible humanité de l’esclave :

« La personnalité est définie par le droit (…). Mais enlevez persona, homo tient bon. Hominum causa omne jus constituum ; superbe est cet aphorisme d’Hermogénien, au Digeste (1, 5, 2), et l’on aurait tort de le taxer d’hypocrisie sous prétexte qu’il s’inscrit dans un titre, De statu hominum, où les esclaves sont englobés, où l’esclavage est institutionnalisé. Ce qu’il faut bien plutôt en retenir, c’est ce qui est sous-jacent, cette qualité d’homme reconnue à l’esclave, qui fera plus tard exploser l’esclavage. » [30]

22. Par conséquent, on peut affirmer que, dans le Code Noir, l’esclave est bien un être humain, mais que cette humanité ne s’exprime pas sous la forme d’une personnalité juridique propre. Celle-ci ne s’acquiert en effet qu’au moment de l’affranchissement. C’est donc la liberté, et non l’humanité, qui constitue le critère de la personnalisation juridique [31]. Dès lors, l’ancien esclave devient une « personne » [32] comme les autres hommes libres, et acquiert par la même occasion la nationalité française et la qualité de sujet du Roi de France [33].

23. A vrai dire, l’esclave dans le Code Noir est ponctuellement personnalisé, et devient donc un acteur juridique, un sujet de droit, lorsque le droit objectif le décide [34], même si sa capacité juridique reste alors le plus souvent comparable à celle d’un mineur, puisque l’esclave est juridiquement soumis au gré de son maître [35].

24. Ainsi, en matière de droit canonique par exemple, c’est en tant que personae que les futurs époux échangent librement leur consentement [36], selon les mêmes formalités que celles applicables au mariage des personnes de condition libre, sauf le consentement du maître (art. 10) [37]. C’est ainsi que Jean Carbonnier a pu souligner que l’esclave avait acquis dans le Code Noir une « personnalité de droit religieux, sinon de droit canonique » [38].

25. De même en matière pénale, où c’est non seulement en tant qu’être humain doué de raison et de sens du devoir, mais aussi en tant que persona, acteur (au moins passif) sur la scène du droit - ici judiciaire - que l’esclave répond des crimes qui lui sont imputés (art. 32) [39]. Cette personnalisation juridique ira d’ailleurs croissant au fil de l’évolution du droit français de l’esclavage, surtout dans les deux dernières décennies précédant l’abolition [40].

26. Cependant, cette personnalisation juridique n’est pas générale, et elle ne peut l’être puisqu’il est de l’essence même de l’esclave de pouvoir être juridiquement réifié. Réifié non seulement dans sa pure patrimonialité (qui le rend apte à être vendu, acheté, loué ou hérité), mais aussi à travers son absence de patrimoine propre, l’interdiction d’agir en justice ou de commercer, et plus généralement d’exercer des actes juridiques sans la permission et la représentation de son maître.

27. Il faut rappeler ici en effet que l’esclave n’a pas de patrimoine propre : tout ce qu’il possède, et même ce qui lui « vient par industrie ou par la libéralité d’autres personnes [que son maître] ou autrement à quelque titre que ce soit », est considéré comme « acquis en pleine propriété » à son maître, sans qu’aucun membre (même libre) de la famille servile « ne puisse rien prétendre par succession, dispositions entre vifs ou à cause de mort, lesquelles dispositions nous déclarons nulles […] comme étant faites par des gens incapables de disposer et contracter de leur propre chef » (art. 28) [41].

28. Cette non-personnalité juridique propre explique également l’absence d’état civil, ainsi que de capacité d’ester en justice de l’esclave, tant au civil qu’au pénal, l’homo servilis devant toujours ici être représenté par son maître (art. 31) [42], un maître qui également répond de son esclave, puisqu’il est tenu de réparer les dommages causés par lui (art. 37) [43]. Mais inversement, c’est parfois l’esclave, avec l’accord de son maître, qui pourra représenter ce dernier dans la vie juridique civile ou commerciale (art. 29 et 30 a contrario), ou incarner sa persona en tant qu’exécuteur testamentaire ou tuteur de ses enfants par exemple (art. 56). Autant de fictions juridiques, pratiquées depuis le droit romain, qu’on retrouve dans le Code Noir [44].

B. A la recherche du "véritable" Code Noir

29. Mais le texte même, et donc le contenu juridique exact du Code Noir, ont-ils jamais été véritablement connus et rendus ? Force est de répondre négativement, tant les versions anciennes diffèrent. En effet, nous nous sommes aperçus, en recueillant les textes juridiques français relatifs à l’esclavage à partir des éditions anciennes et des Archives (cf. infra, II), qu’il existe plusieurs versions de l’Édit de 1685, qu’elles contiennent plusieurs erreurs, et de surcroît débouchent sur certaines incertitudes persistantes sur le texte véritable – étant donné que l’original semble absent des Archives [45] -, et donc sur le contenu juridique exact du Code Noir.

30. Tout ceci posait d’importants problèmes sur le plan de la méthodologie scientifique, dès lors que ces variantes, ces erreurs et ces incertitudes n’avaient pas été systématiquement identifiées jusqu’alors. En effet, toutes les études sur le Code Noir ou les publications de son texte jusqu’à maintenant s’appuyaient sur une seule version ancienne [46], ou sur une « composition » éditoriale entre quelques versions [47].

31. Nous avons donc décidé de procéder à la comparaison systématique d’une dizaine de versions anciennes – dont les plus connues [48] -, en utilisant comme version de référence celle enregistrée au Conseil supérieur de la Guadeloupe en décembre 1685 [49], version jusqu’alors jamais éditée et qui nous a semblé la plus "authentique", même si elle aussi n’est pas exempte d’erreurs et d’incertitudes [50].

32. Ainsi, par exemple, dans l’article 26 interdisant les « crimes et traitement barbares et inhumains » des maîtres sur leurs esclaves, plusieurs versions contiennent à la place du premier mot celui de « crieries ». Les articles 29, sur la responsabilité commerciale du maître et de l’esclave, ainsi que 30 et 31, sur les incapacités des esclaves en matière civile et commerciale, de même que les articles 50 et 51, sur les saisies et adjudications, et 59, sur les conséquences de l’affranchissement, sont sensiblement différents d’une version à l’autre. Dans l’article 33, punissant (de mort) l’esclave ayant frappé son maître ou un membre de sa famille, certaines versions excluent de cette sanction la « femme » du maître ou le « mari » de la maîtresse ; de même les conditions prévues (« contusion », « effusion de sang » ou « au visage ») varient selon les versions. Dans l’article 39, l’amende prévue contre les affranchis qui auront « donné retraite » aux esclaves fugitifs varie de 300 à 3000 livres suivant les versions, dont certaines prévoient également une responsabilité à l’égard des « autres personnes libres », alors que d’autres ne le mentionnent pas. Dans l’article 56, reconnaissant la faculté pour le maître de faire de son esclave un légataire, un exécuteur testamentaire ou le tuteur de ses enfants, le mot « esclaves » est remplacé par « enfants » dans certaines versions.

Et ces variantes affectent jusqu’à l’intitulé même de l’Édit, rarement identique d’une version à l’autre.

33. Il ne s’agit certes que d’un premier travail, et les variantes et les incertitudes méritent des études plus approfondies. Néanmoins, dans toutes les études scientifiques à venir sur le Code Noir, on devrait dorénavant pour le moins identifier clairement la version ancienne utilisée, et si possible la comparer avec les autres versions le cas échéant, afin d’éviter de présenter comme toujours exactes et univoques certaines dispositions du Code Noir pourtant sujettes à caution. De plus, les études locales, les monographies sur l’application du Code Noir dans telle ou telle colonie, devront veiller à identifier la version qui y était en vigueur, officiellement ou non, et à s’appuyer sur celle-ci pour évaluer le degré de respect ou de violation de ses dispositions par les jurislateurs et usages locaux [51].

Voilà donc ouvert un « chantier » non négligeable de l’histoire du droit français de l’esclavage. Pourtant, il ne s’agit ici que de « l’arbre qui cache la forêt », tant, bien au-delà du seul Code Noir, ce droit apparaît aujourd’hui comme un véritable "continent" encore largement inexploré.

II. Le droit français de l’esclavage, un continent à explorer

34. Curieusement, le travail de collecte systématique des textes juridiques français relatifs à l’esclavage (et à la traite), à partir des recueils imprimés des XVIIIe et XIXe siècles ou des fonds d’archives eux-mêmes, n’avait jamais été réalisé. Comment dès lors pouvait-on prétendre rendre compte scientifiquement de ce qu’avait été le droit français de l’esclavage dans son ensemble ? Là encore, il faut identifier un chantier de recherche, mais celui-ci est considérablement plus vaste que le précédent [52]. Devant la masse des textes existants – plusieurs milliers – il fallait avant tout, pour plusieurs raisons [53], distinguer les textes émanés de la métropole et principalement du pouvoir royal (A), des textes produits localement (B).

A. Les textes d’origine métropolitaine : les discours et les politique juridiques sur l’esclavage

1) Ce qui frappe tout d’abord à propos des textes juridiques sur l’esclavage produits par des autorités métropolitaines, c’est leur quantité, puis leur diversité, et enfin le caractère plus ou moins inédit de certains d’entre eux.

35. Quantité : en effet ce ne sont pas des dizaines, mais plusieurs centaines de textes dont il s’agit, dont un certain nombre ne sont pas exclusivement dédiés à l’esclavage ou à la traite, mais comportent des aspects les concernant. Et encore s’agit-il seulement de ceux qu’on a pu retrouver, car il existe de nombreux textes lacunaires ou perdus [54].

36. Diversité : on y retrouve en effet non seulement toute la gamme des textes juridiques officiellement normatifs (des dizaines d’édits, ordonnances et déclarations du Roi, arrêts du Conseil, mémoires et « ordres » du Roi pour l’Ancien Régime [55], puis de lois, d’ordonnances, de décrets et d’arrêts de la Cour de cassation pour la période suivante), mais aussi une nombreuse correspondance ministérielle, ainsi que des rapports et des projets officiels également intéressants [56].

37. Caractère inédit : la plupart de ces textes sont méconnus, voire inconnus des chercheurs, alors même que certains sont importants, tels un projet d’édit royal de 1789 prévoyant de remplacer l’esclavage par le servage [57], ou encore et surtout l’arrêté consulaire du 16 juillet 1802 – et spécialement les très édifiants considérants accompagnant une première version de ce texte [58] – par lequel Bonaparte a rétabli – en toute illégalité, de surcroît [59] – l’esclavage à la Guadeloupe, ce qui modifie sensiblement un certain nombre de lectures historiques [60], et en renforce d’autres par ailleurs [61].

2) Puis, à l’analyse, ces textes juridiques français sur l’esclavage révèlent ensuite un discours juridique officiel, mais aussi une politique juridique réelle de la part du pouvoir central.

38. Un discours juridique officiel, qui vise à la fois à légitimer et à réglementer l’esclavage, en affirmant au-dessus des maîtres la souveraineté royale (puis nationale pour la période révolutionnaire et le XIXe siècle), présentée comme paternelle et relativement impartiale (et donc relativement "protectrice" des esclaves). Ce discours est évidemment frappé d’une ineffectivité massive et chronique sur le terrain, ce qui conduit d’ailleurs à la réitération constante de certaines prescriptions (telle l’interdiction pour les maîtres de remplacer l’obligation de nourriture par un jour de repos par exemple [62]).

39. Une politique juridique réelle, au sens où dans des documents moins officiellement normatifs et « publics », comme les mémoires royaux adressés aux administrateurs coloniaux, ou encore la correspondance ministérielle, apparaissent les motivations réelles – ou en tout cas les moins moralement défendables - des prescriptions normatives officielles [63], les compromis avec les principes juridiques officiels, voire leur abandon pur et simple par le pouvoir royal au nom des impératifs économiques et de sauvegarde de l’ordre public colonial, qui impliquent le maintien en toutes circonstances de l’état de soumission des esclaves [64] ainsi qu’un laxisme presque structurel à l’égard des maîtres et plus largement des « Blancs » [65].

40. Il convient toutefois de nuancer ce jugement d’ensemble dans deux directions :

- d’une part, la politique juridique dépend aussi des contextes, non pas seulement structurels (liés à l’existence même des colonies et à leur but) mais conjoncturels, notamment locaux (troubles internes, tensions géopolitiques - les périodes de guerre contre l’Angleterre par exemple) ;

- d’autre part, les hommes eux-mêmes ont pu exercer une influence sur la politique juridique réelle, les ministres en particulier, qui n’ont pas tous été aussi cyniques et triviaux les uns que les autres, certains insistant beaucoup plus que d’autres sur la nécessité de traiter les esclaves avec humanité par exemple [66].

41. Par ailleurs, une approche purement quantitative de la masse des documents recueillis fait apparaître des thèmes récurrents, tant à travers les textes normatif officiels que les autres, qui témoignent de l’acuité de certaines problématiques, de la préoccupation éprouvée par le pouvoir central sur certaines questions, thèmes d’ailleurs en général tous liés à la recherche de prospérité économique et de maintien (à cette fin) de l’ordre public colonial [67]. Il faut notamment insister à cet égard sur la question du séjour des esclaves sur le sol métropolitain, qui constitua manifestement une préoccupation grandissante et persistante du pouvoir central au XVIIIe siècle [68].

42. Enfin, se dégagent nettement du corpus rassemblé au moins deux tendances lourdes :

- la première, c’est une tendance très nette, au XVIIIe siècle, à la racialisation et à la ségrégation non seulement de la politique mais des normes juridiques officielles [69], sans doute par réaction à l’accroissement considérable de la population servile lors de cette période ;

- la seconde, sur la plus longue durée encore (du XVIIe au XIXe siècles), d’adoucissement de la condition servile [70], témoignant (entre autres) d’une évolution des moeurs [71] et d’un souci grandissant de justifier l’esclavage perçu comme phénomène de plus en plus odieux…

43. En résumé, on peut donc affirmer qu’il n’y a donc pas eu un ou une, mais des discours et des politiques juridiques du pouvoir central français sur l’esclavage, discours et politiques qu’il conviendrait d’étudier chacun plus en détail. Voilà donc ouvert un chantier considérable. Mais le plus gros reste cependant à venir.

B. Les textes « locaux » : la réalité du droit français de l’esclavage

44. Ces textes sont actuellement en cours de collecte et de transcription, mais il apparaît d’ores et déjà que les textes juridiques sur l’esclavage et la traite produits par les autorités coloniales locales sont à la fois plus difficiles à recueillir [72] et beaucoup plus nombreux que les textes « nationaux ». Chaque colonie française, à travers ses organes administratifs et juridictionnels [73], a en effet constitué à travers son histoire un corpus juridique parfois très volumineux.

45. Ces textes sont aussi plus proches de la réalité juridique locale, du droit effectif de l’esclavage [74], bien entendu. Le droit colonial local est même souvent à l’origine des textes « nationaux » le concernant [75], ou alors carrément en opposition [76], ou en avance [77] avec les normes édictées par le pouvoir central. Et encore faut-il compter avec les oppositions internes. Les autorités locales ne sont en effet pas toujours unanimes, et des tensions, des divergences juridiques, peuvent survenir par exemple entre le gouverneur et les tribunaux [78].

46. Restera ensuite et enfin à confronter ce droit local aux pratiques locales, aux usages locaux, dont certains sont reconnus et consacrés juridiquement (soit par des normes seulement locales, soit par des normes « nationales ») [79], et dont d’autres sont combattus, souvent en vain d’ailleurs, par ces normes [80].

47. C’est ici que peut se produire la rencontre scientifique entre historiens du droit et historiens, et le croisement des résultats de leurs recherches respectives, notamment à travers les récits des colons eux-mêmes, les récits de voyage ou de séjour [81], la correspondance et les enquêtes administratives [82], le dépouillement des fonds notariaux (spécialement les inventaires) - qui constituent une bonne source de renseignement à cet égard [83]-, mais aussi les débats judiciaires [84].

48. Ici s’ouvre donc le plus vaste chantier à venir pour appréhender ce qu’aura été le droit français de l’esclavage, tant dans son existence normative officielle que dans son effectivité sociale réelle sur les différents territoires coloniaux.

JEAN-FRANÇOIS NIORT
Maître de conférences en Histoire du droit et des institutions à l’Université des Antilles et de la Guyane
(CRPLC, UMR 5083)
Responsable du GREHDIOM
jean-francois.niort univ-ag.fr

Veuillez télécharger cet article au format PDF :

(PDF - 403.4 ko)

Notes

[1] Ces travaux se limitent toutefois aux Antilles françaises. Sur les Mascareignes, v. not. Esclavage et abolitions dans l’océan indien (1723-1860), actes du colloque de Saint-Denis de La Réunion des 4-8 décembre 1998, dir. E. Maestri, L’Harmattan, 2002.

[2] V. F. Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Grasset, 2007. V. également la thèse de C. Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, Martinique (XVIIe-XIXe siècles), La découverte, 2005. Dépassant la seule sphère française, v. not. M. Dorigny et B. Gainot, Atlas des esclavages, Autrement, 2006 ; O. Pétré-Grenouilleau, Histoire de l’esclavage, raconté en famille, Plon, 2008.

[3] Dont l’existence a été rappelée et popularisée par les travaux de L. Sala-Molins (Le Code noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1987), qui ont eu l’immense mérite (not. à travers les nombreuses rééditions de l’ouvrage – on utilise ici celle de 1996) de mettre l’accent sur ce texte symbolique, mais dont la rigueur méthodologique historique et juridique ne sont cependant pas les points forts. V. aussi l’étude de V. V. Palmer, « Essai sur les origines et les auteurs du Code Noir », Revue internationale de droit comparé, 1998, n° 1, p. 111 et s.

[4] A. Pfister, Essai sur le Code Noir et la condition juridique des esclaves dans l’ancien droit français, thèse Droit, Bordeaux, 1946, et déjà, P. Trayer, Étude historique de la condition légale des esclaves dans les colonies françaises, thèse Droit, Paris, Baudoin, 1887 (thèse de droit français adjointe à une thèse de droit romain sur l’affranchissement).

[5] F. Chauleau, Essai sur la condition servile à la Martinique (1635-1848). Contribution à l’étude de l’ineffectivité juridique, thèse Droit, Paris, 1964.

[6] V. cependant quelques rares (et courtes) études, mais toujours centrées sur le Code Noir, telles que celle de Ph.-J. Hesse, « Le Code Noir : de l’homme et de l’esclave », dans De la traite à l’esclavage, dir. S. Daget, L’Harmattan, 1988, t. 2, p. 185 et s., et de P. Jaubert, « Le Code noir et le droit romain », dans Histoire du droit social, Mélanges J. Imbert, PUF, 1989, p. 321 et s. Cf. néanmoins la synthèse beaucoup plus conséquente de J.-M. Breton, « Du Code noir à la pérennisation du statut servile », in Servitude et oppression dans les Amériques, de la période coloniale à nos jours, Paris, CERC-Khartala, 2000, p. 35 et s. V. aussi L. Sermet, « L’analyse du Code Noir », dans Esclavage et abolitions dans l’océan indien, op. cit., p. 15 et s. (il s’agit ici de l’édit de 1723), et J.-L. Harouel, V° « Code Noir », ainsi que G. Bigot, V° « Esclavage », dans le Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003.

[7] V. certaines des études réunies dans son recueil Histoire d’Outre-Mer. Etudes d’histoire du droit et des institutions, PUAM, 2006, celle citée infra note 35, ainsi que « La matrice romaine de l’édit de mars 1685, dit le Code Noir », dans Du Code noir au Code civil, Jalons pour l’histoire du Droit à la Guadeloupe. Perspectives comparées avec la Martinique, la Guyane et la République d’Haïti, actes du colloque de Pointe-à-Pitre des 1er-3 décembre 2005, dir. J.-F. Niort, L’Harmattan, 2007, p. 87 et s. (actes publiés dans une version différente dans les n° 146-147 du Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, 2007).

[8] V. son étude « A propos du Code Noir (1685) », Cahiers aixois d’histoire des droits de l’outre-mer français, n° 1, PUAM, 2002, p. 19 et s., ainsi que les textes qu’il a réunis et présentés dans le recueil Codes noirs. De l’esclavage aux abolitions, introd. Ch. Taubira, Dalloz, coll. « A savoir », 2007. A paraître également une étude détaillée sur la nature juridique des « nègres de culture » dans la revue Droits et au Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe.

[9] Le GREHDIOM est un réseau de chercheurs appartenant à différentes institutions basé à la faculté de droit et d’économie de la Guadeloupe de L’Université des Antilles et de la Guyane. Il se compose not. de D. Mignot, J. Richard et F. Charlin.

[10] J. Richard, L’esclavage des Noirs : discours juridique et politique français de l’Ancien Régime à la Révolution (1685-1794), thèse Droit, Aix-Marseille III, mars 2009 ; F. Charlin, Homo servilis. Contribution à l’étude de la condition juridique de l’esclave dans les colonies françaises (1635-1848), thèse Droit, Grenoble II, décembre 2009.

[11] L’expression a en effet un sens plus large, englobant l’ensemble du droit français de l’esclavage, et s’applique aussi aux édits de 1723 (valable pour les Mascareignes) et de 1724 (applicable à la Lousiane). V. J.-F. Niort, V° « Code Noir », Dictionnaire des esclavages, Larousse, 2010, ainsi que dans la quatrième étude citée infra dans la note 25. Sur le contenu juridique du Code Noir, outre les études mentionnées plus haut, v. J.-F. Niort, « Homo servilis. Essai sur l’anthropologie et le statut juridique de l’esclave dans le Code Noir de 1685 », à paraître dans les actes des journées de l’institut Dogma sur l’esclavage des 14 et 15 octobre 2008 (Paris II), revue Droits, n° 50/51 (2010). V. aussi sur ces deux points J. Richard, op. cit., respectivement p. 160 et s., 121 et s.

[12] L. Sala-Molins, op. cit., p. 9 et 10. Et plus loin : « un code qui réussit cette performance incroyable de montrer que la monarchie française fonde en droit le non-droit à l’Etat de droit des esclaves noirs, dont l’inexistence juridique constitue la seule et unique définition légale » (p. 24).

[13] V. dans Histoire et civilisation de la Caraïbe, dir. J.-P. Sainton, t. I, Le temps des Genèses, des origines à 1685, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 313-314 (le texte de l’Édit est reproduit p. 391 et s.).

[14] L. Sala-Molins, op. cit., p. 25 et s., spéc. note 5, p. 27. V. aussi par ex. la courte analyse de I. Futcha, enseignant en Littérature à Yaoundé, « Le Code Noir », parue dans Le Courrier de l’Unesco en 1994, qui évoque un « paradoxe », voire un « imbroglio inextricable », dans la coexistence de dispositions reconnaissant à l’esclave « une certaine humanité », supposant qu’il a « au moins une âme et une personnalité propres », et d’autres qui consacrent sa « chosification » (dont le fameux art. 44), lui « refusant toute humanité ». Et l’auteur de conclure que « D’une manière générale, le Code Noir affirme constamment une chose et son contraire… », d’où le caractère « monstrueux » du texte.

[15] V. de façon encore plus nette chez L. Sala-Molins dans « C’est de droit qu’il convient de parler ici, puisque le droit gérait et légitimait les crimes », entretien avec A. C. Lomo Myazhiom, dans Esclaves noirs, maîtres blancs. Quant la mémoire de l’opprimé s’oppose à la mémoire de l’oppresseur, Éd. Homnisphères, coll. Latitudes noires, 2006, p. 279 et s., not. p. 284, où l’auteur évoque encore le Code Noir comme « bestialisant au mieux, chosifiant au pire l’esclave noir  », de même que les (plus récents) « Codes de l’Indigénat, déshumanisant l’indigène par son maintien hors citoyenneté ». V. encore dans le même sens I. C. Henriques et L. Sala-Molins, Déraison, esclavage et droit. Les fondements idéologiques et juridiques de la traite négrière et de l’esclavage, UNESCO, 2002.

[16] V. not. en ce sens la note de lecture critique de Ph.-J. Hesse sur Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, dans la Revue française d’histoire d’outre-mer, 1988, n° 279, p. 223 (cf. la réponse cinglante que lui fait L. Sala-Molins, op. cit., p. 4-5), ainsi que M. Dorigny et B. Gainot, dans leur Atlas des esclavages précité, qui reproduisent l’Édit de 1685 en annexe (p. 76 et s.), et précisent, visant la thèse sala-molinienne mais oubliant les travaux des historiens du droit, que son analyse historique et juridique « a rarement été faite scientifiquement, en dehors de publications approximatives et trop souvent polémiques ».

[17] V. A. Castaldo, « A propos du Code Noir (1685) », loc. cit., et dans Codes noirs, op. cit., présentation, p. 5 et s. Cette contradiction entre l’ordre public du royaume et l’ordre public colonial est particulièrement frappante dans l’ordonnance du duc de Penthièvre, amiral de France, du 31 mars 1762 (reproduite dans l’éd. Prault 1767 du Code Noir, ou Recueil des règlemens rendus jusqu’à présent, concernant le Gouvernement, l’Administration de la Justice, la Police, la Discipline et le Commerce des Negres dans les Colonies françoises), qui après avoir fait l’historique de l’abolition de l’esclavage - « dont le seul nom révolte toujours » - dans le royaume, et s’en être félicité, le justifie immédiatement dans les colonies, non seulement par la « nécessité », mais par le fait que l’esclavage des Français est plus doux et plus favorable que celui des Romains, not. en matière religieuse.

[18] On reprend ici les fruits d’une réflexion entamée dans la première étude citée dans la note 25 infra.

[19] Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et d’argent, PUF, coll. Pratiques théoriques, 1986, p. 9-10, même si cet auteur ne semble pas voir que le droit lui-même a toujours tenu compte de cette humanité. V. en ce sens O. Petré-Grenouilleau, op. cit., p. 55-56, citant ce passage de C. Meillassoux et rajoutant : « Si l’esclave n’était pas et ne restait pas un homme, il ne serait que peu d’utilité pour son maître ».

[20] J. Gaudemet, « Membrum, persona, status », Studia et Documenta Historiae et Iuris, 1995, n° LXI, p. 2.

[21] La res romaine est d’ailleurs une notion juridique, qui n’implique pas forcément l’existence d’une chose matérielle. C��est donc une fiction qui peut s’appliquer à un être humain le cas échéant.

[22] V. J. Gaudemet, ibid., ainsi que l’édifiante synthèse de D. Deroussin, « Personne, chose, corps », in Le corps et ses représentations, dir. E. Dockès et G. Lhuilier, Litec, Credimi, vol. 1, 2001, p. 79-146. Comp. avec l’analyse de J.-P. Baud, dans L’affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, Seuil, 1993, p. 77 et s., qui insiste sur la distinction personne/corps en indiquant que c’est seulement le corps de l’esclave qui fait l’objet d’une réification juridique.

[23] V. en détail sur cette question la synthèse effectuée par F. Charlin dans sa thèse précitée, p. 46-202.

[24] Cité par O. Petré-Grenouilleau, op. cit., p. 56. Parsons utilise semble-t-il le terme de « personne », que nous avons écarté pour la clarté de la démonstration (v. en effet la distinction homme/personne infra). V. aussi Ph.-J. Hesse, « Le Code noir… », loc. cit., p. 190-191 : « pour que le système économique de production esclavagiste puisse fonctionner, il faut que l’aspect humain [de l’esclave] disparaisse derrière l’aspect économique, la valeur travail de l’esclave. Pour cela, il faut qu’il soit une chose ».

[25] V. J.-F. Niort, « Personne et discrimination : approche juridique et théorique », dans Personne et discrimination. Perspectives historiques et comparées, dir. M. Mercat, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2006, p. 15-50, (et déjà, pour l’embryon, dans « L’embryon et le droit : un statut impossible ? », Revue de la recherche juridique, 1998-2, p. 459-477), réflexion approfondie en ce qui concerne l’esclave dans « Homo servilis. Un être humain sans personnalité juridique : réflexion sur le statut de l’esclave dans le Code Noir », à paraître dans les actes du colloque « Esclavage et droit » (Douai, 20 décembre 2006), Artois Université Presses, ainsi que dans « Le problème de l’humanité de l’esclave dans le Code Noir et la législation postérieure : pour une approche nouvelle » (2008), Cahiers aixois d’histoire des droits de l’outre-mer français, n° 4 (à paraître en 2011), et dans l’étude à paraître citée supra note 11.

[26] Du Contrat social, Livre I, chap. IV : « De l’esclavage ». On retrouve ici les formules de L. Sala-Molins, et la cohérence intellectuelle tant de la « monstruosité juridique » qu’il perçoit dans la codification ou tout simplement la reconnaissance légale de l’esclavage que de l’inéluctable (et insupportable) « chosification » de l’homme réduit en servitude (v. supra), puisqu’en effet, comme l’affirme Rousseau, sa nature humaine est alors niée…Mais on raisonne ici sur un plan philosophique, car le système juridique de l’époque ne reconnaissait pas cette liaison automatique entre humanité et personnalité juridique.

[27] V. J. Gaudemet, « Membrum, persona, status », loc. cit., p. 14, qui écrit que la Déclaration de 1789 est bien le « moment décisif » à cet égard (c’est-à-dire « dans la reconnaissance à tout individu de la qualité de personne »). Mais le lien entre l’humanité et la personnalité juridique, en passant par le concept intermédiaire de la « personne humaine », est encore plus net dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (v. au texte).

[28] Les jurisconsultes romains, et même français de l’ancien droit, ne niaient pas, en effet, que les hommes étaient libres et égaux au regard du droit naturel. Ce dernier était seulement subordonné au droit positif (droit des gens ou droit civil), qui n’était pas tenu de respecter ces principes (v. infra). V. not. l’ordonnance du duc de Penthièvre précitée, où l’esclavage est bien présenté comme un « droit odieux et contraire à la loi divine et naturelle », mais dont l’existence dans les colonies est justifiée par la « nécessité » et surtout par la décision politique et juridique des monarques français depuis Louis XIII.

[29] Cf. J. Gaudemet, ibid., et surtout D. Deroussin, loc.cit., p. 95 et s., spéc. chez Domat, qui, dans les Loix civiles dans leur ordre naturel (1689), ouvrage parfaitement contemporain du Code Noir de 1685, part d’un droit naturel commun à tous les « hommes », mais réserve le mot « personne » à l’« état », à la capacité juridique attribuée par le droit objectif (civil en l’occurrence) à chaque individu selon son rang et sa position dans la société. De même plus tard chez Pothier, dans le Traité des personnes et des choses, (rééd. Dupin de 1827, titre premier, section IV sur les serfs), ainsi que dans le Traité du contrat d’assurance (rééd. Estrangin de 1810, chap. I, section 2, art. 1, § 2, n° 28), qui réserve le terme de « personne » aux « hommes libres », dotés d’un état civil et d’un patrimoine (ce qui inclut les serfs), et accepte l’idée que les « nègres » (comme les esclaves romains) soient juridiquement envisagés comme « des choses qui sont dans le commerce ». (Au sujet de l’assurance des nègres transportés dans les navires de traite, v. not. l’étude de A. Philip-Stéphan, « Assurance de nègres : mémoire de B.-M. Émérigon concernant l’affaire du Brigantin le Comte d’Estaing », à paraître à la Revue historique de droit français et étranger). V. également chez Richer, dans son Traité de la mort civile (éd. Ganeau de 1755, not. Partie première, chap. II), et toujours à partir du droit romain, qui distingue nettement la personnalité juridique (qui disparaît) de l’humanité (qui subsiste) du mort civil, ce dernier restant, comme l’esclave, un être humain aux yeux du ius naturale. V. aussi l’étude de D.-A. Mignot citée infra note 35.

[30] « Être ou ne pas être. Sur les traces du non-sujet de droit » (1989), Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, éd. 2001, p. 245. V. aussi infra note 38.

[31] L’art. 59 du Code Noir prévoit en effet que l’affranchissement produira au profit de son bénéficiaire « les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets », tant pour sa « personne » que pour ses « biens ». L’affranchi, devenu « personne » juridique, peut en effet dorénavant détenir des « biens » et donc un patrimoine, à la différence de l’esclave (v. infra).

[32] Hormis les "personnalisations" ponctuelles et partielles évoquées plus bas, le Code n’utilise d’ailleurs jamais le terme de « personne » pour désigner l’esclave, mais l’emploie expressément pour désigner l’affranchi, qui accède en effet pleinement à une vie juridique autonome (v. les art. 58 et 59).

[33] Par opposition, l’esclave semble donc rester juridiquement un étranger dans les colonies françaises, bien que soumis évidemment au pouvoir royal (v. l’art. 57 a contrario). Sur la distinction entre le royaume de France et les colonies, v. le préambule de l’Édit et cf. l’étude de A. Castaldo supra note 17.

[34] D. Deroussin (loc. cit., p. 83 et 85) rapporte en ce sens l’explication donnée par Demengeat dans son Cours élémentaire de droit romain (t. I, 1866, p. 140 et s.) selon laquelle si l’esclave peut figurer dans un acte juridique comme objet, il peut également y figurer comme sujet, comme acteur (et donc comme persona, même si celle-ci est empruntée à celle du maître), en tant qu’acheteur par ex. L’esclave peut donc être, selon les circonstances, res ou persona (une persona cependant ponctuelle et non propre et générale), selon la fonction qui est la sienne dans l’ordre juridique et le rapport juridique considéré.

[35] V. not. en ce sens D. A. Mignot, « La personnalité civile et religieuse de l’esclave », Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, n° 145, 2006, p. 3-35.

[36] Rappelons que l’art. 11 défend aux maîtres de contraindre leurs esclaves au mariage.

[37] Le Code semble ici distinguer entre les « personnes libres » et les « personnes » serviles, ces dernières ne connaissant pas de majorité nuptiale, puisque le consentement du maître au mariage servile reste exigé à tout âge.

[38] « Scolie sur le non sujet de droit. L’esclavage sous le régime du Code civil » (1957), in Flexible droit, op. cit., p. 251.

[39] Ici aussi le Code procède à la même distinction ( « …. selon les mêmes formalités que les personnes libres »), de même que dans l’art. 34, qui punit les excès et voies de fait commis par les esclaves sur les « personnes libres ». Cependant, hormis ces exceptions, le terme de « personne » n’est jamais employé pour qualifier l’esclave, et l’expression « personne libre », alors redondante, n’est pas davantage utilisée. Sur la responsabilité pénale de l’esclave, v. la synthèse de F. Charlin, op.cit., p. 334 et s.

[40] Ce qui fera dire à J. Carbonnier, dans sa « Scolie » précitée (loc. cit., p. 253), avoir après pris acte des progrès opérés par la législation et la jurisprudence au profit de sa condition juridique sous la monarchie de Juillet, que « l’esclave s’il est un bien, est en même temps une personne, quelque malaisée que soit la synthèse des deux propositions ». Sur cette question, v. J.-F. Niort, « Le problème de l’humanité de l’esclave dans le Code Noir et la législation postérieure », loc. cit. ; J. Richard, « Le statut juridique de l’esclave aux Antilles sous l’empire du Code civil (1805-1848) : d’un effort de « civilisation », à la réticence du parti colon », dans Du Code noir au Code civil, op.cit., p.107-140, et la synthèse de F. Charlin, « La condition juridique de l’esclave sous la monarchie de Juillet », à paraître dans la revue Droits, n° 51, 2010 (v. également dans sa thèse, op. cit., spéc. p. 393 et s.), qui a notamment analysé avec précision la jurisprudence de la Cour de cassation.

[41] Nous utilisons ici la version du Code Noir parue aux éditions Sépia (2006) au format poche, très courante. Mais le texte exact de l’Edit reste néanmoins sujet à caution (v. infra).

[42] L’art. 31 prévoit en effet la faculté pour les maîtres « d’agir et de défendre en matière civile, et de poursuivre en matière criminelle la réparation des outrages et excès qui auront été commis contre leurs esclaves ».

[43] « Seront tenus les maîtres en cas de vol ou autrement, des dommages causés par leurs esclaves, outre la peine corporelle des esclaves, de réparer les torts en leur nom, s’ils n’aiment mieux abandonner l’esclave à celui auquel le tort a été fait… ».

[44] Sur l’influence du droit romain en général, v. not l’étude de P. Jaubert citée supra note 6, et surtout les trois premières études de D.-A. Mignot dans son Histoire d’outre mer, op. cit., ainsi que celles citées supra notes 7 et 35.

[45] Malgré ce qu’affirme L. Peytraud (v. infra), les Archives nationales ne semblent pas posséder la version originale de l’Edit de mars 1685. La version indiquée dans le Guide des sources de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, dir. C. Sibille, Paris, La documentation française, 2007 (A1 22, p. 47), n’est d’ailleurs en réalité que l’édition Saugrain de 1718 (v. l’image reproduite p. 37).

[46] L. Sala-Molins par ex. s’est appuyé exclusivement sur la version Peytraud, qui présente en effet, après avoir remarqué l’existence de versions différentes, une version de l’Édit comme étant tirée de l’original de 1685, un « manuscrit des Archives coloniales, qui est dans le volume des ordres du roi de 1685 », indiquant une référence (AN, B 11, 129) que nous n’avons pu retrouver. (v. L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789, d’après des documents inédits des Archives coloniales, thèse Lettres, Hachette, 1897, p. 154, 158-166). Nous n’avons cependant pas retenu cette version Peytraud comme version de référence, même si elle pourra se révéler parfois plus "authentique" que d’autres, car l’auteur omet de préciser que l’expression « Code Noir » n’est pas originale, le texte est présenté en français moderne, son préambule n’est pas complet et les dispositions finales ne sont pas reproduites. Nous n’avons pas davantage retenu la version Moreau de Saint-Mery (reproduite dans Loix et Constitutions des colonies françoises de l’Amérique sous le Vent, t. I, Paris, 1784, p. 414 et s), qui a été enregistrée par le conseil souverain de Saint-Domingue en 1687, mais dont la teneur est parfois discutable.

[47] Ainsi l’édition Sépia précitée, présentée ouvertement comme « composée » à partir de (deux) « documents originaux » (en l’occurrence les éditions de 1718 et de 1735).

[48] Outre les versions Peytraud et Moreau de Saint-Méry précitées, il s’agit des versions des éditions Saugrain (1718), Girard (1735), Libraires associés (1744), Prault (1767 et 1788), mais aussi de Durand-Molard (Code de la Martinique, t. I, 1807) et d’Isambert (Recueil général des anciennes lois françaises, t. XIX, 1829).

[49] ANOM, F3 236 (Code de la Guadeloupe), p. 675 et s. (doc. manuscrit). Le document similaire sur la Martinique, où l’Edit a été enregistré en août précédent devant le Conseil souverain (ANOM, F3 248 (Code de la Martinique), p. 1087 et s.), ne comporte pas le texte, qui a été contesté sur plusieurs points essentiels par les magistrats locaux. V. néanmoins les extraits cités dans les Annales du Conseil souverain de la Martinique de P. F. R. Dessalles (1783), rééd. avec introd., sources, biblio. et notes par B. Vonglis, L’Harmattan, 2 t. en 4 vol., 1995, ici t. I, vol. 1, p. 252 et s.

[50] V. J.-F. Niort et J. Richard, « L’Edit royal de mars 1685 touchant la police des îles de l’Amérique française dit « Code Noir » : versions choisies, comparées et commentées », à paraître en 2010 dans la revue Droits, n° 50, ainsi que dans le Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe.

[51] Ainsi pour des études sur la Guadeloupe, il conviendra de s’appuyer dorénavant sur la version manuscrite enregistrée au Conseil souverain en 1685, et de même sur la version Moreau de Saint-Méry de 1687 dans le cadre des études sur Saint-Domingue.

[52] Le GREHDIOM, avec l’aide du CIRESC (dans le cadre du programme EURESCL/ 7e PCRD), a recueilli les textes « nationaux », qui devraient bénéficier d’une publication prochaine aux PUF, et achève le travail sur les textes locaux, qui sont beaucoup plus nombreux.

[53] Tout d’abord les textes nationaux sont moins nombreux et donc plus faciles et recueillir et à transcrire en format informatisé. Ensuite, il est logique de commencer par les textes les plus officiels, émanés du pouvoir central, avant d’envisager les textes locaux et de pouvoir ainsi, en les comparant aux textes « nationaux », étudier leur degré de conformité à ces derniers et mettre du même coup en lumière les spécificités locales, du moins celles que les textes « nationaux » n’auraient pas déjà consacrées.

[54] Pour la période de l’Ancien Régime, plusieurs documents évoqués par ceux dont on a retrouvé le texte ne sont en effet pas présents dans les fonds d’archives consultés. On a relevé également de nombreuses erreurs de datation.

[55] Il existe aussi certains textes ne provenant directement de l’autorité royale, telle cette ordonnance du Duc de Penthièvre de 1762 citée supra note 17, ou encore des arrêts de Parlement.

[56] Nous avons également recueilli des règlements de compagnies de commerce, qui concernent surtout la traite.

[57] Projet de loi sur le traitement et la police des nègres serfs dans les colonies, ANOM, F3 (coll. Moreau de Saint-Méry), 90, 275. Il était prévu d’ « abolir » la « qualification d’esclave », « comme représentant une dépendance illimitée », et de remplacer ce statut par celui de « serf » (les habitations de plus de 60 familles étant elles-mêmes transformées en « fiefs »), avec un régime visant à encadrer l’autorité « domestique » des « propriétaires » à travers un « tribunal » et permettant pour la première fois à des esclaves de participer au processus judiciaire (en tant que « jurés ») et de porter plainte contre leurs propres maîtres, le tout en améliorant la condition matérielle des nouveaux « serfs » (surtout la nourriture). Ce document (manuscrit) n’est pas daté, mais son intitulé laisse à penser qu’il est postérieur à juin 1789, et qu’il fait donc partie de la période « révolutionnaire ». Cependant, son contenu rappelle plutôt la période antérieure, car Louis XVI s’y présente comme détenteur du pouvoir législatif et l’art. 2 évoque la qualification non pas de loi mais d’« édit ». C’est donc finalement le titre du document qui semble inexact juridiquement (et par conséquent, en l’occurrence, sa datation initiale), comme d’ailleurs celui de plusieurs autres documents recueillis.

[58] CHAN, AF, IV, Papiers de la secrétairie d’Etat impériale, 379, 27 messidor an X (documents manuscrits). Il existe une version imprimée (en Guadeloupe) de l’arrêté (mais légèrement différente de l’original et sans le projet et les considérants), qu’on peut retrouver à la fin de la circulaire du préfet colonial Lescallier du 26 mai 1803 (6 prairial an XI) (ANOM C7A 59).

[59] A la différence de la loi du 20 mai 1802, juridiquement valide mais ne concernant pas la Guadeloupe (ni Saint-Domingue et la Guyane). L’arrêté consulaire est en effet contraire à la Constitution de l’an VIII (art. 91) et surtout n’a pas été publié au Bulletin des lois de la République (le Journal officiel de l’époque), ce qui lui ôte de jure toute validité juridique. Cette mesure a donc été promulguée et appliquée à la Guadeloupe (seulement en 1803 par le gouverneur Ernouf et le préfet colonial Lescallier) en toute illégalité, alors même que l’esclavage y avait été déjà rétabli dès 1802 de facto et à travers des textes normatifs locaux, mais là aussi sans aucune base légale.

[60] V. sur cette question J.-F. Niort et J. Richard : « Un « silence » de l’histoire nationale du rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe : l’arrêté consulaire du 16 juillet 1802 », à paraître dans les actes du colloque Les silences nationaux sur les esclavages et les traites et leurs héritages contemporains sur la question des migrations (CIRESC, CRPLC, UAG), Schoelcher, Martinique, 19-20 mars 2008 ; « Bonaparte et le processus de rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe (1802-1803) : essai de reconstitution à partir de découvertes archivistiques récentes », Cahiers aixois des droits de l’outre mer français, n° 4, 2011 ; et avec une perspective plus complète sur le plan local : « A propos de la découverte de l’arrêté consulaire du 16 juillet 1802 et du rétablissement de l’ancien ordre colonial (spécialement de l’esclavage) à la Guadeloupe », Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, n° 152, 2009, p. 31-59.

[61] Not. sur le caractère réactionnaire du régime napoléonien. V. J.-F. Niort : « Le Code civil ou la réaction à l’œuvre en métropole et aux colonies », dans Du Code noir au Code civil, op. cit., p. 59-85.

[62] Cette prohibition, instituée par l’art. 24 du Code Noir de 1685, réaffirmée par les codes noirs de 1723 et de 1724, sera constamment violée par les maîtres. Dessalles (op. cit., I, 1, p. 263 ; v. le commentaire de B. Vonglis in ibid., 2, p. 257) témoigne de l’ampleur de l’usage (c’était le samedi à la Martinique). Il sera d’ailleurs finalement toléré par les ordonnances de 1785 et 1786, mais à titre de supplément (et non de substitut) de l’obligation domestique de nourriture.

[63] Ainsi apprend-t-on, dans le mémoire royal adressé au gouverneur Nozières et à l’intendant Tascher en 1771, (ANOM, série A, recueil 13, n° 43, texte manuscrit) par exemple, que si l’usage du « samedi-jardin » susmentionné doit être combattu par les administrateurs, ce n’est pas seulement parce qu’il tend à violer la norme juridique royale et l’obligation de « soin » des maîtres envers leurs esclaves, mais également parce qu’il est « préjudiciable aux progrès de la culture, à qui il enlève un sixième du travail des négres [le dimanche étant déjà un jour chômé], et à la sureté des colonies, en laissant ces esclaves dans l’indépendance un jour par semaine ».

[64] D’autant plus que, d’après le mémoire précité, l’état servile est un état « violent et contre nature », et que « ceux qui y sont assujettis sont continuellement occupés du désir de s’en délivrer et sont toujours prêts à se révolter ».

[65] V. ainsi dans le mémoire précité, et encore dans ceux de janvier 1774 à Vallière et Vaivre, d’octobre 1775 à d’Arbaud et Peynier, etc…

[66] Ainsi le ministre Maurepas, tout en rappelant la politique générale selon laquelle s’il convient de réprimer les abus des maîtres il ne faut rien faire par ailleurs qui puisse porter les esclaves à méconnaître leur autorité « et à s’écarter des bornes de la dépendance et de la soumission où ils doivent être », se montre semble-t-il plus sensible que d’autres (Choiseul par ex.) à la répression de la cruauté des maîtres, approuvant des condamnations locales en ce sens et allant même jusqu’à estimer parfois qu’elles auraient dues être plus sévères (lettres des 25 juillet 1741, 17 mai 1742 et 8 juin 1746).

[67] On peut citer not. l’introduction des esclaves dans les colonies et leur transport d’une colonie à l’autre, la fiscalité coloniale, les affranchissements, le marronnage, ainsi que le transport et le séjour des esclaves en métropole.

[68] V. not. en ce sens l’étude de E. Noël, Etre noir en France au XVIIIe siècle, Tallandier, 2006.

[69] On le constate dès les édits de 1723 et de 1724, tant dans la terminologie juridique (le terme de « noir » se substituant de plus en plus à celui d’« esclave », accentuant la confusion entre la couleur et l’état social) que dans les normes elles mêmes (interdiction des mariages interraciaux par ex.), et plus encore par la suite, spécialement à l’égard du statut et de la condition des « gens de couleurs libres ». Cf. not. sur ce point les travaux classiques d’ Y. Debbash, Couleur et liberté. Le jeu du critère du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste. L’affranchi dans les possessions françaises de la Caraïbe (1635-1833), Dalloz, 1967, ainsi que J.-F. Niort, « Les libres de couleurs dans la société coloniale ou la ségrégation à l’œuvre », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe, n° 131, 2002 ; « La condition des libres de couleur aux Iles du Vent (XVIIIe-XIXe siècles) : ressources et limites d’un système ségrégationniste », Cahiers aixois d’histoire des droits de l’outre-mer français, n° 2, 2004.

[70] On le voit nettement en comparant les édits de 1685, 1723 et 1724 avec les ordonnances de décembre 1785 et octobre 1786 (sans parler du projet de loi évoqué supra note 55), puis avec celles de la monarchie de Juillet (ordonnances des 11 juin 1839, 5 janvier 1840, 16 septembre 1841, et surtout celles des 18 mai, 4 et 5 juin 1846), avec bien sûr la loi Mackau du 18 juillet 1845 (cf. sur ces derniers textes supra note 40).

[71] Sur la question des traitements « inhumains », dont l’appréciation a sensiblement variée du XVIIe au XIXe siècles, v. J.-F. Niort, « Le problème de l’humanité de l’esclave… », loc. cit.

[72] Ils sont en effet beaucoup plus dispersés dans les fonds d’archives.

[73] Gouverneurs, intendants, cours de justice locales, préfets coloniaux, etc…

[74] V. not. sur cette problématique de l’effectivité des normes la thèse de F. Chauleau citée supra note 5.

[75] Ainsi les édits 1685, 1723 et 1724 apparaissent-ils dans leur dispositif juridique en grande partie comme une réponse du pouvoir central aux droits locaux ou tout au moins aux usages locaux et aux demandes des colons.

[76] V. par ex. les remontrances et même parfois l’opposition radicale (en matière de mariage « mixte » par ex.) du Conseil souverain de la Martinique contre plusieurs dispositions du de l’édit de 1685 dans Dessalles, op. cit., I, p. 262 et s. En ce qui concerne les résistances des cours antillaises à l’amélioration de la condition juridique des libres de couleur au XIXe siècle, cf. J.-F. Niort, art. cité supra note 67.

[77] Ainsi par ex. en Guadeloupe, où l’esclavage a été rétabli dès juillet 1802 à travers une série de textes locaux antérieurs à la promulgation de l’arrêté consulaire du 27 messidor an X, qui n’intervint qu’en mai 1803 (v. supra, notes 56 et s.).

[78] De même entre gouverneurs généraux et gouverneurs locaux, ou entre gouverneurs et intendants.

[79] Ainsi, comme l’a not. montré V. V. Palmer (supra note 3) en étudiant les travaux préparatoires de l’édit de 1685, ce dernier a consacré de nombreux usages locaux, eux-mêmes souvent déjà reconnus par des ordonnances ou des jurisprudences locales antérieures. (V. aussi les études de D.A. Mignot précitées en ce sens).

[80] Ainsi la pratique du « samedi-jardin » par ex. (v. supra note 60).

[81] Outre les récits bien connus comme ceux du Père Labat ou de Schoelcher par ex., v. not. ceux des abbés Goubert (Pauvres nègres, ou quatre ans aux Antilles françaises, 1840) et Dugoujon (Lettres sur l’esclavage dans les colonies françaises, 1845), ou celui du gendarme J. France (La vérité et les faits ou l’esclavage à nu dans ses rapports avec les maîtres et les agents de l’autorité, 1846), ainsi que les textes recueillis et publiés par J. Picard dans Les Kalmanquious. Des magistrats indésirables aux Antilles en temps d’abolition, éd. Carbet, Le Gosier, 1998.

[82] V. not. en ce sens pour la Guadeloupe le rapport du procureurs général Fourniols de 1844 sur Basse-Terre et sa région publié par la Société d’histoire de la Guadeloupe en 2000 (éd. et comm. par G. Lafleur).

[83] V. not. en ce sens pour la Guadeloupe, les thèses de J. Fallope, Esclaves et citoyens. Les Noirs à la Guadeloupe au XIXe siècle dans les processus de résistance et d’intégration (1802-1910), Société d’histoire de la Guadeloupe, 1992, et de F. Régent, Couleur, métissage, liberté : la Révolution française en Guadeloupe, 1789-1802 (2002), Grasset, 2004.

[84] V. en ce sens en Martinique, C. Oudin-Bastide, Des nègres et des juges. La scandaleuse affaire Spoutourne (1831-1834), Complexe, 2008.

fontsizeup fontsizedown
Qui sommes-nous? | Espace privé | Motorisé par SPIP | Webdesign : Abel Poucet