1. La conquête du Nouveau Monde par les conquistadores espagnols a très rapidement suscité de violents débats dans l’Espagne du xvie siècle [1]. Dès ses origines, elle avait pris la forme d’une colonisation d’exploitation de la main d’œuvre indienne aux profits tellement importants que ses promoteurs opposaient une vive résistance à ceux qui contestaient leur monopole. Tel était le cas des théologiens et juristes espagnols, en particulier, qui s’étaient rapidement interrogés sur la validité du prétendu droit de conquête de ces terres par la Couronne. La découverte et l’asservissement des peuples amérindiens avaient en effet immédiatement suscité deux interrogations centrales : de quel droit les Espagnols pouvaient-ils prétendre à la conquête et à la domination des Indes ? Et même si l’on concédait qu’ils avaient le droit de les coloniser, de quel droit pouvaient-il réduire les Indiens à l’esclavage, ou les contraindre au travail forcé ? Ces deux questionnements sur le statut juridique de la conquête et de l’exploitation des Amérindiens ont structuré l’une des plus importantes controverses du xvie siècle, aux retombées majeures puisqu’il s’agissait rien de moins que de savoir si les Indiens étaient membres de l’humanité, et si c’était le cas, si le droit s’appliquait également à eux ou s’il fallait tenir compte de leur supposée infériorité.
2. Percevant bien la fragilité des titres qu’ils pouvaient avoir sur ces territoires, dont l’acquisition reposait uniquement sur une prise de possession de fait, Ferdinand et Isabelle avaient très tôt cherché à la fonder juridiquement. C’est à cette fin qu’Alexandre VI avait émis en 1493 ses fameuses bulles de donations concédant aux Rois Catholiques le dominium sur les terres découvertes, avec le devoir d’en évangéliser les populations [2]. Or, ce titre de conquête conféré par le pape est très rapidement disqualifié par les théologiens, qui montrent que le pape n’a ni pouvoir temporel ni autorité sur ces peuples païens, et qu’il ne possède pas la compétence de conférer au prince un dominium sur eux [3].
3. D’où la mise en avant d’un deuxième titre qui, arguant de la servitude naturelle des Indiens, donnait aux Espagnols le droit de les placer sous tutelle. Il semblait prouvé, à partir de leur façon de vivre, de leurs mœurs, habillement, rites et coutumes, qu’ils étaient esclaves par nature, ce qui conférait aux Espagnols le droit légitime de s’en déclarer les maîtres. D’abondantes justifications théologiques de leur origine servile ont été apportées. Par une reconstruction généalogique qui les faisait descendre du peuple juif ou des Cananéens, il était démontré qu’il s’agissait de populations destinées par Dieu à être asservies par les Espagnols [4]. De là la légitimité de l’encomienda [5], qui instaurait un lien juridique de dépendance entre un certain nombre d’Indiens et le colon (encomendero), la plupart du temps un ancien conquistador. Pour contourner l’interdiction de l’esclavage des Indiens promulguée par Isabelle, les encomenderos justifiaient le travail forcé par le besoin de main-d’œuvre pour l’exploitation des sols et sous-sols et par le refus du salariat par les Indiens [6].
4. Ces pratiques ont cependant été très tôt violemment combattues par certains des missionnaires envoyés en Terre Nouvelle. Le dominicain Antonio de Montesinos s’oppose ainsi explicitement à l’encomienda dès 1511. Dans son sermon retentissant Vox clamantis in deserto, prononcé le 21 décembre 1511 à Saint-Domingue (capitale de l’île d’Hispañola), devant l’ensemble des dignitaires espagnols, il dénonce « l’esclavage, les travaux forcés et excessifs, les mauvais traitements auxquels les Espagnols soumettaient les Indiens [7] », et rappelle le devoir d’amour du prochain de tout chrétien [8]. Le combat gagne en intensité lorsque les théologiens et juristes des universités de Salamanque et d’Alcalá se saisissent de cette question et en traitent publiquement, suscitant l’ire de Charles Quint qui se voit opposer une fin de non-recevoir lorsqu’il tente d’interdire leur examen oral ou écrit [9]. Leur grand apport, et en particulier celui de Francisco de Vitoria et de ses successeurs, est d’avoir procédé à une analyse juridique rigoureuse de tous les titres avancés pour justifier la conquête et l’exploitation des peuples amérindiens. La découverte de ces populations a violemment heurté la conscience européenne de l’époque. Elle a fait voler en éclat la représentation que l’on se faisait de l’humanité, remettant en question l’idée même d’unité du genre humain [10]. Sous beaucoup d’aspects, ces peuples semblaient non-naturels ; ils possédaient des caractéristiques tellement atypiques qu’ils ne paraissaient pas être une variante des sociétés que l’on connaissait jusqu’alors. Comment, si l’on se fondait sur la croyance encore également partagée d’une origine commune, était-il concevable que de telles divergences entre les sociétés humaines puissent exister ? Comment expliquer leurs multiples violations de la loi naturelle si tous les hommes étaient bien issus d’une même souche ?
5. Pour répondre à l’ensemble de ces questions, les théologiens et juristes de l’ordre de saint Dominique procèdent à deux grandes innovations, que le présent article entreprend de développer. La première est de s’appuyer sur des considérations anthropologiques pour conforter le raisonnement juridique. Le droit étant un outil au service des hommes, il doit selon eux prendre appui sur la nature humaine pour exprimer des normes contraignantes. De quoi il s’ensuit, comme nous le verrons avec Diego de Covarrubias et Domingo de Soto, que certains droits sont constitutifs du genre humain et inaliénables. Leur second apport est de prendre en compte l’impact du contexte social sur l’exploitation des compétences intellectuelles, envisageant un possible développement historique des facultés rationnelles [11]. Vitoria émet ainsi l’hypothèse que les peuples amérindiens manifestent une certaine immaturité intellectuelle par défaut d’instruction, consécutif à leur absence totale de communication avec les autres sociétés humaines. En détaillant leurs argumentations, nous verrons comment, dans le contexte très tourmenté qu’engendre cette « affaire des Indiens », qui donne lieu à une instrumentalisation souvent partiale des thèses savantes, tantôt en défense des populations amérindiennes, mais le plus souvent en soutien des puissants intérêts économiques et idéologiques qui la sous-tendent, ils parviennent malgré tout à formuler des solutions de droit fécondes pour leur postérité.
I. Francisco de Vitoria : Une résolution juridique, anthropologique et « sociologique » des questions relatives aux Indiens
6. Francisco de Vitoria (1492-1546) [12]est un célèbre théologien qui a fait la renommée de l’université de Salamanque. Nommé en 1526 à sa chaire de prime de théologie, qu’il a occupé jusqu’à sa mort, il a bouleversé l’enseignement de la discipline en remplaçant, comme base de ses cours, le commentaire traditionnel des Sentences de Pierre Lombard par celui de la Somme théologique de Thomas d’Aquin. Il a adopté dans sa fonction professorale une attitude intellectuelle tout à fait remarquable : plutôt que de procéder à un commentaire intra-textuel de la Somme théologique, il a travaillé la pensée thomasienne pour montrer comment elle répondait aux gageures théologiques et sociopolitiques de son temps. Il a ainsi initié le courant seiziémiste du renouveau thomiste, prolongé par ses successeurs [13]. On observe le même mouvement d’ouverture aux problèmes de son temps dans ses fameuses leçons publiques (Relectiones), qui ont fait sa renommée [14]. Il choisit délibérément de consacrer ces événements publics – très attendus et largement diffusés – à un sujet d’actualité brûlant. La plus célèbre est certainement sa Leçon sur les Indiens (Relectio de Indis), prononcée en janvier 1539, où il s’attaque au sujet très controversé de « l’affaire des Indiens », et qui a fortement marqué les esprits [15].
7. Vitoria est en effet justement célèbre pour avoir été le premier à y soutenir, en le justifiant en raison et en droit, qu’« avant l’arrivée des Espagnols, les Indiens avaient un pouvoir véritable tant public que privé » [16], et que les Espagnols n’avaient pas de titres légitimes à les envahir et à les asservir. Il était très bien informé sur la situation en Amérique [17]. Il signale qu’il n’a certes « lu aucun écrit et […] participé à aucune conférence, à aucune controverse » [18], son décès ne lui ayant pas permis de prendre part en 1550-1551 à la fameuse controverse de Valladolid entre Bartolomé de Las Casas et Juan Ginès de Sepúlveda sur les capacités des autochtones amérindiens [19]. Il n’est de même jamais allé en Amérique. Mais il a « entendu et reçu les témoignages directs de missionnaires et notamment celui, très important, de Vincente de Valverde, chapelain de Pizarro dans la conquête du Pérou, qui est venu à San Esteban raconter cette conquête, les champs d’évangélisation qui s’ouvraient mais aussi les horreurs de cette conquête » [20]. Certains Espagnols, craignant pour leur âme après le pillage des richesses indiennes, étaient venus lui confier leurs problèmes de conscience [21]. Il peut donc fonder ses analyses sur les riches récits que lui rapportent ces hauts dignitaires et ses coreligionnaires.
8. La question des Indiens est omniprésente dans son œuvre. Elle apparaît déjà dans son cours régulier de 1534-1535 consacré au commentaire de la Somme théologique [22], et après les massacres et l’emprisonnement des Indiens de Cajamarca et d’Atahualpa, il engage en 1534 une correspondance avec son ami le dominicain Miguel de Arcos qui révèle ses préoccupations sur la façon dont les Indiens sont traités par les conquistadores [23]. Il traite à nouveau de ce thème à l’occasion de ses fameuses leçons publiques, très attendues par les érudits de l’époque, et immédiatement relayées aux plus hautes sphères du pouvoir. Sa Relectio de eo, ad quod tenetur homo ueniens ad usum rationis [24] de juin 1535 étudie les conditions nécessaires à l’actualisation des facultés rationnelles, traitant incidemment de l’impact du contexte social sur elle, et sa Relectio de temperantia [25] de 1537 aborde la question des mœurs des Indiens. Mais son engagement dans ce qu’il appelle « les affaires des Indiens » ressort explicitement de la leçon qu’il leur consacre en janvier 1539, la célèbre Leçon sur les Indiens, où il procède à une analyse juridique de tous les titres avancés pour justifier la conquête et l’asservissement des peuples amérindiens. Il y invalide les prétentions espagnoles à la conquête et à la mise sous tutelle des Indiens en montrant qu’avant leur arrivée, ils composaient une société civile organisée, qu’ils possédaient de ce fait un véritable pouvoir public et privé, et qu’à ce titre ils étaient propriétaires de leurs terres [26].
9. Ces thèses firent à l’époque grand bruit. Même si la Relectio de Vitoria n’en est pas la raison principale, il est indéniable que Charles Quint tient compte de ses conclusions lorsqu’il promulgue en 1542 les Leyes Nuevas réitérant l’interdiction de la mise en esclavage des Indiens [27]. Pour montrer comment elles sont parvenues à exercer un tel impact sur les plus hautes sphères politiques, nous allons reprendre l’analyse juridique faite par Vitoria de toutes les justifications avancées pour légitimer les pratiques espagnoles, qu’il fonde de façon très novatrice sur des analyses anthropologiques difficilement contestables.
A. La question juridique du dominium des Indiens
10. Le premier titre qui pourrait justifier la prise de possession des terres amérindiennes par les Espagnols est le droit de découverte et de conquête. S’il est démontré qu’ils ont découvert de nouvelles terres qui ne sont encore la propriété de personne, ils peuvent user de ce titre pour s’en déclarer les maîtres. Le premier point à étudier est en conséquence de savoir si les Indiens avaient, avant l’arrivée des Espagnols, un dominium sur leurs terres, c’est-à-dire s’ils avaient un domaine public et un droit de propriété et d’usage sur les biens privés [28].
11. Il a d’abord été avancé qu’ils ne pouvaient pas avoir de dominium parce que, n’étant pas de religion chrétienne, ils étaient en situation de péché mortel. « Mais on peut répondre que le péché mortel n’empêche pas d’avoir un pouvoir civil et un véritable pouvoir » [29]. L’homme est en effet à l’image de Dieu par « ses puissances rationnelles », que le péché n’a pas fait perdre. Même s’ils n’ont pas les aides de la Foi, les Indiens n’en sont pas pour autant dénaturés, et ils conservent leur dominium, comme tous les autres hommes. Il a ensuite été soutenu, conformément à la thèse de Wycliff et de Hus selon laquelle tout vrai dominium se fonde sur la grâce, qu’ils n’avaient pas de dominium parce qu’ils étaient infidèles à la foi chrétienne. Or, remarque Vitoria, l’infidélité n’a jamais supprimé le droit naturel, ni le droit humain [30]. On a toujours reconnu aux Sarrasins et aux Juifs le droit de propriété sur leurs biens et la légitimité de leurs instances politiques. Il n’est donc pas non plus possible de les refuser aux Indiens à ce titre. Les troisième et quatrième arguments mis en avant pour dénier aux Indiens leur dominium se fondaient sur leur supposée déficience rationnelle. Il était soutenu que les Indiens avaient perdu ce pouvoir pour cause d’insanité ou de folie. Ce à quoi Vitoria répond que les enfants, qui n’ont pas encore l’usage de leur raison, « peuvent être propriétaires. Cela est évident, car ils peuvent subir une injustice ; c’est donc qu’ils ont un droit sur les choses » [31]. Les fous peuvent de même subir une injustice. « Par conséquent, ils ont des droits » [32]. De quoi il faut conclure que, même si les Indiens sont fous ou insensés, ils n’en possèdent pas moins un dominium sur leurs biens et un pouvoir public véritable [33].
12. Vitoria peut donc affirmer qu’avant l’arrivée des Espagnols, les Indiens détenaient bien un dominium privé et public qu’ils possèdent encore, et que le leur ôter constitue une injustice au regard du droit.
B. La recontextualisation sociale du développement rationnel
13. Le deuxième argument avancé pour aliéner les Indiens relevait encore d’un discours pointant une disparité dans l’ontologie humaine : il était affirmé qu’ils ne possédaient pas la raison, et devaient donc se soumettre à des chefs qui en faisaient usage pour eux. L’attaque était de poids, parce que les conquistadores, les représentants de l’encomienda et certains missionnaires rentrant des Indes soutenaient d’expérience que les Indiens étaient « pareils aux bêtes » et devaient être traités comme tels. Herrera rapporte qu’en 1517, au cours d’une enquête commandée par la Couronne pour établir la légitimité de l’encomienda, les hiéronymites rencontrèrent dans les colonies
beaucoup de religieux qui pensaient que les Indiens n’étaient pas des hommes naturels et qu’ils n’avaient aucune aptitude à recevoir le Sacrement de l’Autel ni aucun bienfait de notre religion [34].
En 1511, Lopez Gregorio, un des juges chargés d’étudier la légitimité de l’encomienda, rapporte les récits des conquistadores décrivant les Indiens comme « très vicieux et de mauvaises mœurs, paresseux et sans aucune inclination pour la vertu et la bonté » [35], « manqu[a]nt de jugement et de capacité de compréhension » [36], et étant « pareils à des animaux parlants » [37]. Leur barbarie et leur inculture semblaient indiquer qu’il s’agissait là de populations qui n’avaient pas été touchées par les lumières de la raison.
14. Vitoria, quant à lui, considère la question de la possession ou non de la raison par les Indiens à partir des descriptions que les missionnaires et les hauts dignitaires revenant des Indes lui ont faites de leurs cités et de leur façon d’organiser leur vie commune [38]. Et il en conclut qu’il est selon lui indéniable que
les Indiens possèdent à leur manière l’usage de la raison. Ils ont, en effet, une certaine organisation dans leurs affaires, puisqu’ils ont des villes où l’ordre règne ; ils connaissent l’institution du mariage ; ils ont des magistrats, des chefs, des lois, des œuvres d’art ; ils font du commerce. Tout cela suppose l’usage de la raison. De même, ils ont une sorte de religion. Ils ne se trompent pas dans les choses qui sont évidentes pour les autres hommes, ce qui révèle l’usage de la raison [39].
15. Leur façon de vivre prouve qu’ils sont en possession de la raison. Comme les peuples européens, ils ont bâti des cités institutionnellement organisées, avec un personnel préposé aux fonctions publiques, au poste de commandement et aux instances judiciaires. Ils ont instauré une organisation politique fondée sur la loi, et des institutions de droit privé comme le mariage. Ils ont établi des rapports hiérarchiques distinguant ceux qui commandent et ceux qui doivent obéir. Ils connaissent donc tous les organes de la cité et maîtrisent les branches principales du droit.
16. Ces premières observations suffiraient à invalider le droit des Espagnols à asservir les Indiens sous prétexte de leur prétendue barbarie. Le qualificatif de barbare s’opposait en effet à l’époque à celui de civil, civilisé ou politique [40]. Le barbare était caractérisé par son incapacité à respecter une quelconque loi ou règle de conduite. Il ne connaissait que la violence et le conflit avec ses congénères. Il n’avait accès ni au langage, ni à la compréhension du pouvoir normatif de la loi. En d’autres termes, faisaient défaut aux barbares tous les liens d’échanges et de commerce entre les hommes donnant matière à la vie sociale. N’accomplissant qu’une partie de l’essence humaine, il s’agissait de similitudines hominis, une catégorie de créatures mi-hommes, mi-bêtes [41].
17. Les peuples civilisés à l’inverse se distinguaient par leur usage de la polis. Ils régulaient la violence par l’instauration de justes lois et obéissaient aux autorités publiques, engendrant ainsi un cadre de vie harmonieux et paisible. Si les Indiens ont été capables d’instituer un pouvoir et une administration publics, de distinguer les différentes instances politiques et de réguler leurs échanges par le droit, ils appartenaient forcément à cette catégorie. Plus encore, la vie en société étant à l’époque une métonymie de la communauté humaine dans son ensemble, Vitoria souligne qu’ils sont parvenus, comme les Européens, à faire de la société civile le lieu d’accomplissement du telos humain, soit d’y réaliser l’essence humaine par l’exercice de la vertu et la recherche du bonheur [42]. Leur capacité à créer des cités est encore renforcée par leur choix de faire de la famille la base de leurs regroupements, la cité procédant toujours d’une vaste association de familles organisées autour du soin mutuel que se portent ses membres. Les Indiens partagent en conséquence une communauté de vie au sens fort.
18. Le mot « barbare » était aussi utilisé à l’époque pour désigner les peuples non-chrétiens, ou plus largement ceux qui se comportaient de façon sauvage ou incivile. Il caractérisait le fait que ces hommes étaient en quelque sorte des êtres humains imparfaits. Mais ce sens ne peut pas non plus s’appliquer aux peuples amérindiens. Comme les nations européennes, ils encadrent et régulent leurs échanges par le droit, ce dont témoigne leur usage du commerce, prouvant qu’il s’agit de peuples qui ont banni la force et la violence au profit d’un ordre juridique. Leur activité industrielle et commerciale montre d’autre part qu’ils ont développé les arts de la technè. Pour finir, leur religion et leur activité artistique prouvent qu’ils ont aussi la maîtrise de leur raison théorétique et de leurs facultés poïétiques.
19. On remarquera que Vitoria rassemble en un paragraphe synthétique l’ensemble des aptitudes qui permettent, dans l’esprit humaniste, de caractériser le genre humain, et qu’il se prononce sur la civilité des Indiens à cette aune. Il souligne d’abord leur capacité à vivre politiquement, soit à organiser une vie commune et à développer des échanges stables et riches qui permettent l’exercice de la raison pratique. Il remarque ensuite que leur humanité s’accomplit dans leur usage de la raison spéculative et poïétique et dans leur exercice de la technè. De quoi il faut conclure que sur le plan strictement objectif, le mode de vie des Indiens manifeste un accomplissement des facultés humaines similaire à celui des peuples européens.
20. À ces preuves empiriques, Vitoria ajoute trois arguments ad hominen visant ceux qui justifient la mise en esclavage en se fondant sur un argumentaire théologique. Il signale premièrement que Dieu ne peut pas avoir créé des hommes en omettant de leur donner ce qui fait le propre de leur genre, à savoir la raison [43]. Il ne peut pas non plus les avoir condamnés à la posséder simplement en puissance, sans lui permettre de passer à l’acte, parce qu’il est de la nature d’une propriété en puissance de se réaliser [44]. Et pour finir, s’ils avaient été créés sans avoir la possibilité de suivre la loi naturelle par l’exercice de leur raison, Dieu les aurait condamné, « sans faute de leur part », à une damnation éternelle, ce qui est inconcevable au regard de la justice divine [45]. C’est d’autant plus faux qu’il n’est pas nécessaire de connaître Dieu pour bien agir. La connaissance du bien et du mal fondant le libre arbitre découle en effet de la faculté de raison et de la volonté, que possède en propre l’ensemble du genre humain [46]. Il est donc possible de bien agir et de vouloir le bien en ignorance de Dieu.
21. Les Indiens vivent bien en exerçant toutes les potentialités rationnelles, comme les peuples européens. Pourtant, Vitoria précise qu’ils la possèdent « à leur manière » (pro suo modo), ce qui semble indiquer que les Indiens ne les équivalent pas sur ce plan. Comment interpréter cette précision qui introduit une relativisation de l’ensemble de son argumentation ? Vitoria veut-il dire qu’ils exercent la raison d’une manière qui leur est propre, qu’ils n’en usent pas suivant les bonnes règles, ou qu’ils ne l’utilisent pas d’une façon parfaitement accomplie ? L’ethos des peuples amérindiens avait en effet heurté de plein fouet la façon dont les savants européens se représentaient alors l’humanité. Dans l’histoire des civilisations, encore relue à la lumière de la Bible, il pouvait exister des peuples aux mœurs insolites, mais leur niveau général de développement restait dans le même axe que celui des Européens. Or ces populations divergeaient radicalement de ce qui était alors connu. Les savants se voyaient contraints d’expliquer pourquoi la société indienne ne s’était pas développée comme les sociétés européennes. Et plus encore, comment expliquer ces variations de comportement ?
22. Pour répondre à ces questions, Vitoria développe une considération qu’on pourrait appeler d’ordre « psycho-social » : l’isolement géographique de certains peuples, fermés de facto sur eux-mêmes, peut introduire des différences dans leur actualisation des facultés rationnelles. Il émet l’hypothèse que le développement rationnel des hommes est historique et dépendant du contexte social dans lequel ils évoluent. En soulignant que les Indiens font un usage particulier de la raison, il fait vraisemblablement référence à certains de leurs us et coutumes inconnus des peuples européens et qui peuvent sembler étranges. Mais il précise un peu plus loin dans ses analyses ce qu’il entend exactement par là. La raison principale pour laquelle les Indiens « paraissent aussi stupides et obtus, je pense que cela vient, en très grande partie, d’une éducation mauvaise et barbare ; car on voit également chez nous beaucoup de paysans qui diffèrent à peine des animaux » [47]. Les Indiens semblent inférieurs aux Européens sur les plans intellectuel et pratique parce qu’ils ne sont pas parvenus au même niveau de développement de leur puissance rationnelle. Autrement dit, s’ils ont pu sembler si proches de l’animalité que certains ont soutenu qu’ils ne possédaient pas d’âme, c’est principalement parce que, leur esprit n’ayant pas été formé, leur régime de fonctionnement rationnel est encore immature.
23. Vitoria considère en effet que la raison caractérise en propre le genre humain, mais que son usage n’est pas une aptitude innée. La délibération requiert un grand nombre de références que l’expérience seule peut apporter [48]. Mais plus fondamentalement encore, rien, en dehors de l’éducation, ne permet à l’homme d’organiser les données de l’expérience pour engendrer des connaissances [49]. Il faut entraîner la perception intellectuelle pour parvenir aux préceptes nécessaires déduits de la loi naturelle. Sans instruction ni éducation, les idées ne parviennent pas à s’ordonner pour former un jugement et restent à l’état d’impressions disparates, si bien qu’en partant du même potentiel cognitif, deux hommes peuvent ne pas accéder à l’usage de raison au même âge, voire rester au stade infantile [50]. Vitoria en conclut que si les Indiens ne « connaissent pas la loi naturelle tout entière » [51], ne semblent pas totalement rationnels et manquent de quantité de choses « utiles et même nécessaires à la vie humaine », c’est essentiellement parce qu’ils sont restés au stade d’une rationalité immature faute d’une éducation appropriée [52]. Ils ne se trompent pas sur les sujets évidents à chacun, mais leurs facultés sont en partie restées en puissance par défaut de formation, ce qui signifie qu’ils sont psychologiquement incapables d’effectuer certains actes rationnels, donnant ainsi l’impression d’être inférieurs [53].
24. De là découle que, même s’ils vivent de façon civilisée,
ils ne semblent pas capables de constituer et de gouverner un État légitime, même au simple point de vue humain et civil. C’est pourquoi ils n’ont pas de lois convenables ni de magistrats ; bien plus, ils ne sont pas suffisamment capables de diriger leur maison ; c’est pourquoi aussi ils n’ont pas de lettres, ni d’arts, ni d’agriculture prospère, ni d’artisans, ni quantité d’autres choses utiles et nécessaires à la vie humaine [54].
Cette argumentation, qui apparaît dans la seconde partie de la Leçon sur les Indiens et figure comme le contra de ce qui a d’abord été avancé, ne doit pas être interprétée comme une invalidation de ce que Vitoria a antérieurement défendu. Ce qui en ressort est le niveau inaccompli des aptitudes rationnelles des Indiens, qu’ils possèdent bien toutes, mais qui sont insuffisamment maîtrisées pour stabiliser les institutions sociales, impropres au bon gouvernement de leurs sociétés, ou trop peu diverses pour assurer leur autonomie.
25. Ce tableau général ne légitime cependant pas de les considérer comme des peuples infantiles, ou idiots. Comme une pointe d’ironie, Vitoria signale en effet que leur développement intellectuel, bien que limité, n’est pas exclusivement bas, ni anormal, puisqu’il égale celui de « beaucoup de paysans » espagnols ; il ne s’agit d’autre part pas d’un fatum les destinant à l’immaturité intellectuelle puisqu’il peut toujours être amélioré par un bon enseignement.
C. La critique de la thèse d’une servitude naturelle des Indiens par une approche anthropologique
26. Mais l’argument le plus contentieux à l’époque pour justifier la domination espagnole était la prétendue servitude naturelle des Indiens. Il reposait sur les soi-disant preuves contenues dans les Écritures prouvant que les Indiens étaient issus d’un peuple esclave par volonté divine. Les promoteurs de cette thèse la faisaient reposer sur une reconstruction de la supposée généalogie des peuples indiens [55]. Le monogénisme obligeait à en faire des descendants de Japhet, de Sem ou de Cham, les trois fils de Noé qui se sont partagés la terre après le Déluge. Les défenseurs de la thèse judéogéniste soutenaient que « les indios des Indes […] sont des Hébreux descendant des dix tribus d’Israël » [56]. En arguant des affinités linguistiques et culturelles entre les Juifs et les Indiens [57] et en se fondant sur le Livre des Rois, le dominicain Diego Durán entendait démontrer que la Bible faisait allusion au long voyage conduisant les dix tribus vers le Nouveau Monde, et qu’en conséquence, « ces indigènes […] sont du lignage du peuple élu de Dieu » [58], « mais, naturellement, de la partie corrompue et déchue de ce peuple » [59]. Ces lignées s’étaient éloignées de Dieu, qui leur avait promis un rigoureux châtiment pour leurs « abominations et idolâtries épouvantables ». La prophétie biblique annonçait qu’ils seraient
maudits et faits prisonniers, qu’on leur prendrait leurs terres, leurs maisons, leurs trésors et bijoux, et que leurs femmes, filles et fils seraient faits prisonniers et vendus quelque part dans le monde : que des étrangers jouiraient de leurs bien […], et que personne ne pourrait les délivrer et les sauver tant qu’ils ne seraient pas consumés et décimés [60].
En réduisant les Indiens à l’esclavage, les Espagnols ne faisaient qu’accomplir la punition prévue par Dieu [61].
27. Le deuxième courant avançait la thèse d’une origine chamitique des Indiens. Il était soutenu que les Indiens descendaient de Cham, à qui l’Afrique avait d’abord été confiée avant qu’il soit renié par son père à cause de son impiété, et déclaré esclave des esclaves de ses frères [62]. En établissant leur parenté avec la lignée chamitique, Martίn Fernández de Enciso [63] entendait ainsi démontrer que les Indiens étaient esclaves par volonté de Dieu, une thèse reprise sur tout le xvie siècle, et en particulier par Francisco López de Gόmara [64]. Un parallèle était établi entre eux et les Cananéens, dont on supposait qu’ils étaient issus, et de même que les Cananéens avaient été détruits pour leurs péchés, de même les Indiens devaient-ils abandonner leurs terres et se soumettre aux Espagnols « parce qu’ils étaient idolâtres » [65].
28. À ces thèses idéologiques aux motivations mercantiles et géopolitiques évidentes s’était aussi ajouté un discours argumenté, justifiant en raison le droit des Espagnols à soumettre ces peuples d’esclaves. C’était en particulier la position de Jean Mair, qu’il avait défendue dans son livre In Secundum Sententiarum [66] de 1510, où il parlait des « peuples de l’autre côté de l’équateur qui vivaient comme des bêtes » et qui devaient être gouvernés par la première personne qui les conquerrait « parce qu’ils sont esclaves par nature » [67]. Cet argument contournait les difficiles questions soulevées par le prétendu droit de conquête des Espagnols en avançant une justification anthropologique, à savoir que ces peuples pouvaient être soumis parce qu’ils étaient esclaves par nature. Cette thèse avait d’autant plus de portée qu’elle se fondait sur les analyses d’Aristote, une autorité reconnue alors comme incontestable. Mair avance que, de même qu’il existe dans chaque société des hommes prédisposés au commandement et d’autres à l’obéissance, de même peut-on plus généralement considérer que certains peuples, peu enclins par nature à se gouverner par eux-mêmes, sont soumis à l’autorité de ceux qui possèdent naturellement l’aptitude à commander. C’est, dit-il, la raison pour laquelle Aristote considère que « les Grecs doivent dominer les barbares, parce que la nature du barbare est la même que celle de l’esclave » [68].
29. Les théories judéogéniste et chamitique ne sont pour Vitoria tout simplement pas recevables [69]. La comparaison entre les Cananéens livrés par Dieu aux Juifs et les Indiens qui seraient de même soumis par Dieu aux Espagnols est contredite par d’autres passages des Écritures, où il est dit que les princes aliénant d’autres peuples sont injustes et fautifs au regard de Dieu et des hommes [70]. Ces théories sont dans tous les cas invalid��es par le fait qu’une guerre pour cause d’idolâtrie n’est pas légitime, les sujets d’une telle nation n’étant sous la juridiction ni de l’attaquant, ni du pape. Le prince espagnol, tout comme le pape, ne peuvent justifier la guerre contre les Indiens à ce titre [71].
30. Mais la principale cible de Vitoria est la thèse argumentée d’une servitude naturelle des Indiens. Sur ce point, il retourne l’argumentaire de ses adversaires en se servant de la même source qu’eux et en montrant qu’ils l’ont mal interprétée. Ceux qui défendent la nature servile des Indiens se fondent sur Aristote, qui semblait avoir justifié l’esclavage en soutenant que certains hommes sont esclaves par nature, et d’autres naturellement faits pour les commander. Or, remarque Vitoria, « Aristote n’a certainement pas voulu dire que les hommes peu intelligents sont par nature soumis au droit des autres » [72]. Ce qu’il a voulu dire est
qu’ils ont naturellement et nécessairement besoin d’être dirigés et gouvernés par d’autres ; il leur est bon d’être soumis à d’autres, de même que les enfants ont besoin d’être soumis à leurs parents avant d’être adultes et la femme, à son mari [73].
Certains hommes, comme on en voit tant en Europe, sont trop faibles intellectuellement pour se prendre en charge par eux-mêmes. Il leur est donc plus profitable de se placer sous la tutelle d’un autre. Et c’est bien en ce sens qu’il faut comprendre les propos d’Aristote,
car il dit pareillement que certains hommes sont maîtres par nature, à savoir ceux qui brillent par leur intelligence. Or il ne veut certainement pas dire que ces hommes peuvent prendre en main le gouvernement des autres, sous prétexte qu’ils sont sages. Mais il veut dire qu’ils ont reçu de la nature des qualités qui leur permettent de commander et de gouverner [74].
31. En avançant que certains hommes sont doués de la capacité de commandement, et d’autres naturellement plus enclins à suivre la gouverne d’un chef, Aristote voulait souligner que les hommes étaient inégaux dans la maîtrise de leur sagesse pratique. Mais cette observation ne permet pas de discriminer des peuples naturellement esclaves ; il s’agit d’une considération anthropologique qui vaut tout autant pour certains hommes européens que pour certains Indiens. Il n’est donc pas fondé de soutenir que les peuples amérindiens sont serfs par nature, ce que d’ailleurs l’expérience infirme, puisqu’ils avaient des chefs, des dirigeants civils et des autorités religieuses avant l’invasion espagnole. En conséquence,
en admettant que ces barbares soient aussi stupides et obtus qu’on le dit, on ne doit pas pour autant leur refuser un pouvoir véritable et il ne faut pas les compter au nombre des esclaves légitimes [75].
D. L’invalidation des argumentaires religieux et moraux dénonçant la dépravation des Indiens par une réponse de droit
32. Vitoria répond pour finir aux deux dernières thèses de registre religieux et moral avancées pour légitimer la domination espagnole. La première consistait à soutenir que les Indiens étaient en situation de péché par rapport à la foi chrétienne [76]. Ils ignoraient l’existence du vrai Dieu, les principes fondamentaux de la Foi et les lois divines, et devaient donc être punis. Or, remarque Vitoria, le péché est une offense verbale, un acte ou un désir contre la loi de Dieu [77]. On ne peut pas commettre de péché si on ne sait pas qu’on enfreint une loi d’origine divine. Ceux qui n’ont jamais entendu parler de la religion chrétienne ne peuvent donc pas pécher contre elle, puisqu’ils ne la connaissent pas [78]. Les Indiens sont dans cette situation : ils sont « dans l’ignorance invincible de Dieu », parce qu’il leur a été impossible jusqu’à présent d’être informés des lois voulues par Dieu. Mais ils n’en sont pas redevables ; « [u]ne telle ignorance invincible n’est donc pas un péché » [79].
33. La seconde affirmait que la guerre contre les barbares était légitime parce qu’ils pratiquaient l’anthropophagie et d’autres sacrifices humains abjects, des comportements qui devaient absolument être empêchés et prohibés. L’Espagne, en tant que missionnée par le pape, se devait de faire cesser cet outrage au genre humain.
34. Pour répondre à cet argument, Vitoria pose d’abord la question de savoir si un prince étranger peut intervenir par sa seule autorité sur le territoire d’une autre nation, et si non, si son action devient légale avec l’autorité du souverain pontife. Elle se résout simplement si l’on prend garde d’identifier les sujets soumis à une autorité donnée. Aucun souverain n’est légitimé à étendre sa juridiction sur le territoire d’une autre nation [80]. Le pape n’a pas plus de pouvoir direct sur eux, puisque « les non-croyants ne sont pas soumis au pape » [81]. Il ne peut pas non plus revendiquer d’autorité spirituelle sur eux, « parce qu’il ne peut pas imposer de lois aux Sarrazins. [Car si] les païens ne reconnaissent pas sa juridiction, ils n’obéiront pas aux punitions temporelles, et ils ne pourront pas être punis spirituellement » [82]. D’autre part, « [l]e pape ne peut […] pas conférer à un prince une autorité sur eux » [83]. Le monarque exerce son pouvoir sur la population comprise sur le territoire national, et le pape sur la communauté des croyants ; les Indiens possédant une autonomie politique, leurs gouverneurs détiennent seuls le pouvoir de juridiction sur leurs territoires. Il n’est donc pas légitime, ni juste, de dire que « parce que les barbares font des crimes contre nature tels l’anthropophagie et le sacrifice humain, ils peuvent être légalement soumis par la guerre » [84]. La réponse de Vitoria est donc sans appel : « un prince chrétien n’a pas plus de pouvoir sur un prince infidèle que sur un autre prince chrétien » [85].
35. Reste néanmoins qu’il est rapporté que les Indiens procèdent à des crimes atroces envers d’autres membres de l’humanité. Le cannibalisme, l’euthanasie des vieux et des fous, le sacrifice d’êtres humains, même justifié par leurs rituels religieux, ne sont pas admissibles moralement [86]. Vitoria considère pour cette raison que les puissances étrangères peuvent légalement intervenir pour lutter contre ceux qui les pratiquent, au nom des innocents tués, même si ces derniers ne leur ont pas demandé d’aide. En effet, ces pratiques « constituent une injustice (iniuria) à l’encontre d’autres hommes » [87], qui contraint les souverains étrangers à intervenir pour des raisons de justice. Les crimes pratiqués dans la Tierra Firme sont en outre dommageables à leurs voisins, qui redoutent de les voir s’étendre à leurs territoires, engendrant ainsi un climat de crainte entre les peuples [88].
36. Le droit a les ressources nécessaires pour traiter ce genre de situations. Lorsque des membres de l’humanité sont touchés, le droit civil particulier (ius civile) cède la place au droit des gens (ius gentium), qui légitime l’intervention extérieure pour raison humanitaire [89]. Le meurtre d’innocents étant interdit par le droit naturel et le droit des gens, les Espagnols sont fondés à déclarer la guerre aux peuples qui les pratiquent pour les faire cesser [90]. Mais Vitoria signale aussitôt que ce type de guerre doit seulement viser à stopper les injustices faites aux hommes et à sécuriser leur futur, et qu’elle doit cesser dès leur disparition. Elle ne donne par ailleurs pas le droit aux belligérants de retirer aux ennemis leur dominium privé et public [91].
E. Les titres légitimes autorisant la présence espagnole sur les terres amérindiennes
37. Après la disqualification juridique des principaux arguments avancés pour justifier la domination espagnole sur la Terre Nouvelle, Vitoria considère les relations légitimes que les Européens peuvent entretenir avec ces peuples. Il considère d’abord que toutes les nations ont le droit de commercer (au sens large) les unes avec les autres [92]. Les peuples possèdent bien un dominium sur leur espace public, mais il n’inclut pas les biens communs restés indivis sous le droit naturel. Or,
En vertu du droit des gens, ce qui n’appartient à personne devient la propriété de celui qui s’en empare […]. Si donc l’or d’un territoire, les perles de la mer ou quelque autre richesse des fleuves n’ont pas de propriétaire, elles appartiendront, en vertu du droit des gens, à celui qui s’en emparera [93].
Il est donc permis aux étrangers d’exploiter les territoires indiens, d’en extraire les richesses et de les ramener chez eux [94]. L’interdire ou l’empêcher justifierait une guerre [95].
37. D’autre part, si un prince chrétien devient pour un juste titre leur prince, il doit faire des lois convenables qui les protègent et augmentent leur bien-être, sans les contraindre à plus de charges que ses autres sujets, ni leur retirer leur liberté ou leur imposer d’autres formes d’oppression [96].
38. Dieu ayant en outre commandé aux hommes d’enseigner les choses divines à leurs prochains pour les préparer au salut, l’envoi de missionnaires chargés d’évangéliser les Indiens est légitime [97]. Ils devront abolir l’incroyance et les rites païens, mais de façon raisonnable et tolérante, sans user de la violence et de la coercition. Il faudra d’abord leur enseigner que leurs lois et rituels sont faux, puis les conduire à écouter la loi sainte du Christ par un « effort industrieux », et après seulement bannir leurs idoles. À ceux qui avancent que les Indiens sont réfractaires au message biblique, Vitoria rappelle que seuls le raisonnement et les preuves peuvent être utilisés envers les incroyants, et non la force, et il souligne que les Espagnols sont ici encore en faute envers eux :
À mes yeux, il n’est pas tellement évident que la foi chrétienne ait été jusqu’à présent annoncée et présentée aux barbares de telle manière qu’ils soient tenus de croire sous peine de commettre un nouveau péché. […] Bien au contraire, c’est de scandales nombreux, de cruautés criminelles et d’impiétés multiples que j’ai entendu parler [98].
39. Quant au droit de tutelle avancé par certains, Vitoria se contente de le mentionner à la fin de son texte en signalant qu’il peut être discuté, mais qu’il ne le soutient pas [99].
II. Diego de Covarrubias et Domingo de Soto : La défense du droit inaliénable à la liberté et du dominium des Indiens
40. Vitoria a exercé une forte influence sur le cours des débats concernant les Indiens. Il a en partie disqualifié intellectuellement les thèses de la guerre juste pour idolâtrie et de la servitude naturelle des Indiens [100]. Malgré cela, les controverses autour des Indiens n’ont pas cessé de s’amplifier à partir des années trente du xvie siècle. Elles avaient en effet la particularité de ne pas être des querelles savantes restreintes à la sphère universitaire, mais de prendre racine dans les puissants intérêts mercantiles et stratégiques des encomenderos, qui n’entendaient pas cesser leurs activités sous prétexte d’illégalité ou d’immoralité de leurs pratiques. Leur pouvoir avait déjà été illustré en 1534 lorsqu’ils étaient parvenus à faire révoquer le décret royal de 1530 interdisant tout futur esclavagisme des Indiens [101]. Mais la décision avait provoqué une levée de boucliers des universitaires dominicains de Salamanque et d’Alcalá, et l’empereur avait été conduit à promulguer le 20 novembre 1542 les Nuevas Leyes condamnant l’encomienda, une mesure radicale qui avait provoqué de graves troubles dans la Nouvelle-Espagne [102].
41. La question était loin d’être close. Les dominicains étaient certes parvenus à démontrer que le système de l’encomienda invalidait le pouvoir légitime du roi d’Espagne sur les Indiens, puisqu’il s’y présentait en tyran, et non en maître légitime, mais les polémiques autour des capacités des Indiens s’exacerbaient. Les partisans de la politique colonialiste arguaient du fait que les Indiens n’étaient pas pleinement hommes pour justifier l’incapacité de leur appliquer les règles de droit usuelles ; ce à quoi le parti adverse répondait qu’ils avaient beau ne pas avoir les mêmes usages que les Européens, ils n’en restaient pas moins hommes. Toute la question était de savoir ce que recouvrait exactement ce terme. Fallait-il, comme le proposait Las Casas, considérer la présence espagnole comme nécessaire pour parfaire leur humanité, par le biais de l’évangélisation ? [103] Mais comment ne pas voir immédiatement que l’idée d’hommes humainement inaccomplis fournit les instruments pour légitimer l’expansionnisme espagnol ?
42. C’est dans ce contexte tourmenté que les théologiens et juristes de Salamanque, et en particulier Domingo de Soto (1495-1560) [104] et Diego de Covarrubias y Leyva (1512-1577) [105], reviennent sur les arguments avancés pour légitimer la pratique de l’encomienda. Ils participent tous les deux activement aux débats de l’époque, qui laissent une forte empreinte sur leur production scientifique. Diego de Covarrubias a fait partie de la commission de 1542 interdisant la publication en Espagne du Democrates secundum de Sepúlveda ; dans ses leçons et ses écrits, il s’attaque plus particulièrement à la thèse de la soi-disant servitude naturelle des Indiens en considérant les droits attenants au genre humain [106]. Domingo de Soto, qui a été rapporteur dans la fameuse controverse de Valladolid de 1550-1551, revient sur le prétendu droit des Espagnols à envahir la Terre Nouvelle et à exploiter ses richesses au regard du dominium public détenu par les peuples sur leurs territoires. Comme nous allons le voir, ils approfondissent tous les deux des voies ouvertes par Vitoria en les radicalisant, dégageant des droits inviolables du genre humain à partir d’une conceptualisation de l’homme qua homo.
A. Diego de Covarrubias face à Sepúlveda : La défense du droit inaliénable à la liberté
43. Après la condamnation de l’encomienda par les Nuevas Leyes, Hernán Cortés avait demandé à Juan Gines de Sepúlveda d’en reprendre la défense pour en prouver le bien-fondé. C’est à cette fin qu’il compose en 1542 son Democrates secundus, sive De justis causis belli apud Indium, ou Democrates alter, où il tente une justification de cette pratique en soutenant que la conquête et la maîtrise de l’Amérique par l’Espagne sont légitimes parce que les Indiens sont esclaves par nature.
44. Sepúlveda mobilise dans ce texte une argumentation proprement laïque et aristotélicienne qui l’exempte des critiques vitoriennes invalidant les justifications juridico-religieuses de l’encomienda. En s’appuyant sur Aristote, il avance d’abord que la loi de nature veut que « les hommes supérieurs et les plus parfaits [exercent leur domination] sur les inférieurs et les plus imparfaits » [107]. Il existe en conséquence un genre d’« hommes seigneurs par nature », et un autre d’« hommes esclaves par nature ». Chacun doit être gouverné conformément à sa nature : « aux hommes honnêtes, humains et intelligents convient un pouvoir civil, qui est adapté aux personnes libres », tandis qu’« aux barbares et à ceux qui sont doués de peu de discernement et d’humanité convient plutôt la domination d’un maître » [108]. Il est indéniable que les Espagnols sont des seigneurs par nature. Quant aux Indiens, leurs mœurs impies et leur non-respect de la loi naturelle prouvent qu’il s’agit de peuples dépravés. Ils sont par nature couards et craintifs, ce qui les conduit à « vivre comme des bêtes » [109]. Leurs réalisations architecturales, prouvant pour certains leur accomplissement dans les arts libéraux, ne sont pas « la preuve d’une savoir-faire plus humain, puisque nous voyons que de petits animaux, tels que les abeilles et les araignées, construisent des œuvres que nulle activité humaine ne saurait imiter » [110]. Et de même, s’ils vivent bien au sein de villes et de villages, « leurs institutions publiques sont pour la plupart serviles et barbares » [111].
45. Ce tableau dressé par Sepúlveda offre selon lui la preuve de l’infériorité naturelle des Indiens et de leur prédisposition à être soumis aux Espagnols. En effet, « qu’est-ce qu’être par nature sujet au commandement (imperium) d’un autre si ce n’est être serf par nature (natura servuum) ? » [112] :
Ceux dont la condition naturelle commande qu’ils obéissent aux autres doivent être soumis par la force des armes s’ils refusent le commandement des seconds, et aucun autre recours ne leur est laissé [113].
46. Reste à montrer que l’encomienda n’est pas simplement une exploitation privée des Indiens, mais une application du droit de patronat dérivé du mandat papal, dont l’empereur investit l’encomendero pour propager la foi et sauver les Indiens du péché. Pour ce faire, Sepúlveda avance qu’il suffit de considérer leurs mœurs pour voir qu’il s’agit de populations barbares et hérétiques [114]. Leur dépravation contraint en conséquence les peuples chrétiens à un devoir moral envers eux. Pour leur bien, il convient de les réduire au statut de serfs [115]. Par le moyen de la juste guerre, les Espagnols ont le devoir d’
établir un commandement (imperium) sur ceux dont ils ont la charge, de sorte que les barbares – une fois leur licence pécheresse supprimée, leurs coutumes contre la loi naturelle déracinées, et avec une exhortation prolongée à une vie plus humaine par une forme civile de gouvernement – soient maintenus raisonnablement dans les limites de leurs vertus [116].
Suivant l’argumentaire de Sepúlveda, la conquête espagnole est une chance pour ces peuples qui vont ainsi bénéficier des exemples de vertu et de prudence des nations civilisées pour embrasser un mode de vie plus humain [117]. Il légitime ainsi concrètement l’exploitation forcée de la main d’œuvre indigène et l’intervention de la force armée pour la convertir [118].
47. Ces thèses sont à l’époque loin d’être partagées par l’ensemble des lettrés. De telles positions soulèvent de vives oppositions en particulier chez les universitaires de Salamanque et d’Alcalá, qui les jugent scandaleuses. La polémique qu’elles suscitent conduit le Conseil royal de Castille, sur demande du roi, à réunir une commission de théologiens pour examiner l’ouvrage. En novembre 1547, le recteur de l’université de Salamanque, don Martin de Figueroa, convoque à cette fin des juristes et théologiens des deux universités – dont Diego de Covarrubias –, qui se prononcent contre l’impression de l’ouvrage en Espagne en juillet 1548 [119].
48. Cependant, pour réellement invalider la logique argumentative de Sepúlveda, il fallait lui répondre sur le même plan conceptuel. Sans le mentionner directement, Covarrubias revient en conséquence sur sa thèse d’une servitude naturelle dans ses Leçons publiques, qui forment des documents importants pour l’histoire de cette controverse [120]. Dans un premier manuscrit intitulé « De iustitia belli adversus indios », correspondant à un cours de 1547-1548 sur la conquête de l’Amérique, il réfute les théories de la naturalité de l’esclavage en rappelant que les hommes ont été créés libres par Dieu : « Il doit d’abord être présupposé que tous les hommes sont libres par nature, et non serviles » [121]. Il le réaffirme très explicitement dans ses écrits postérieurs : « La liberté est de droit naturel » [122]. Ce droit inaliénable interdit aux hommes d’asservir d’autres êtres humains. Il n’est pas possible de soutenir que le droit humain peut suspendre certains principes du droit naturel, car cette proposition « est contraire à la raison naturelle, […] et elle est tout aussi absolument invalide si elle est énoncée par le pouvoir suprême » [123].
49. Il y a certes des cas où, en raison de la malice humaine, il est légitime d’adapter le droit naturel et de limiter la liberté. Toutes les lois naturelles ne sont plus appliquées à cause des vices humains qui doivent être réprimés [124]. C’est la raison pour laquelle les guerres justes sont autorisées, comme en réfère Augustin. C’est aussi la raison de l’invention du droit des gens, qui a institué la servitude pour les captifs de guerre, par exemple. Mais en ce qui regarde la conquête espagnole, on ne se trouve pas dans une conjoncture justifiant le droit de conquête, puisqu’il n’y a pas eu de guerre entre l’Espagne et les peuples amérindiens, ces derniers ayant été tout simplement envahis. Les premiers ne disposent en conséquence aucunement d’un droit de conquête à leur égard, et ils n’ont aucune légitimité à exercer un pouvoir coercitif à leur égard [125]. Ils ne peuvent donc pas les déposséder de leur droit de liberté naturelle. Il n’est pas non plus admissible que le pape légitime les princes espagnols à punir les infidèles de leurs péchés contre la loi naturelle, ou qu’il justifie une guerre contre eux sous ce prétexte, parce qu’il ne dispose ni du pouvoir temporel, ni de la compétence de légitimer l’action des autorités politiques [126].
50. Pour Covarrubias, les servitudes introduites par le droit des gens ne sont légitimes que si elles procèdent de la raison naturelle. Il existe des rapports de soumission naturelle, comme celle des enfants à leurs parents, qui sont chargés de leur éducation. De même, certains hommes sont moins sages et accomplis que d’autres, et il est de leur avantage de se soumettre à ceux qui leur sont supérieurs en sagesse et de se laisser guider par eux. Il est ainsi naturel que domine celui qui excelle en intelligence. L’obéissance d’un homme à un autre ne peut cependant pas être obtenue par la coercition ou la contrainte, mais seulement « eu égard à son respect et à son honneur, de sorte qu’à proprement parler, on ne peut dire d’une telle personne qu’elle est soumise à une autre » [127].
51. Les Indiens rentrent-ils dans ce cas de figure ? Covarrubias note qu’il a été dit qu’ils étaient insensés, stupides et dépourvus de toute capacité. De quoi on a déduit qu’il était de leur intérêt que les princes espagnols instituent chez eux un meilleur régime politique et qu’ils leur donnent de justes lois, de la même façon que l’on est tenu par charité de diriger les insensés et d’instruire les enfants. Or, pointe Covarrubias, une telle assertion n’est valable que pour des hommes errants de façon dispersée dans la nature, sans droit ni organisation particulière, autrement dit pour des créatures peu disposées à obéir et à exercer une quelconque fonction, comme les bêtes sauvages. « Et je doute que les Indiens en fassent partie » [128].
52. En effet, argumente-t-il, il a été constaté qu’ils avaient réussi avec succès à changer leurs usages et leurs mœurs sauvages, ce qui montre qu’ils ne sont pas insensibles aux arguments qui leur ont été présentés par les Espagnols. Il est aussi manifeste qu’ils ont bâti comme lieux de résidence des villes, des villages et des forteresses, qu’ils ont institué des rois auxquels ils obéissent et une administration politique chargée d’exécuter les commandements, prouvant qu’ils savent s’organiser politiquement pour gérer leur vie commune. Ils exercent tant les arts mécaniques que les arts libéraux, ce qui montre qu’ils ont un usage pratique et intellectuel de leurs facultés rationnelles. Leur seule différence d’avec les nations occidentales est qu’ils ne possèdent pas des mœurs aussi purs que les chrétiens et les sarrasins, qui gouvernent leurs républiques et utilisent une administration civile de façon plus perfectionnée et avantageuse [129] :
Mais on ne peut de cela seul en déduire que les chrétiens peuvent mener une juste guerre contre les infidèles, ni non plus qu’ils administreraient mieux qu’eux, de façon plus civilisée, plus politique ou plus utile, leurs propres républiques [130].
53. En théorisant le droit inviolable des hommes à la liberté, Covarrubias oppose à Sepúlveda un argumentaire conceptuel fondé sur l’essence humaine. Il invalide toute prétention espagnole à l’égard des Indiens en les abordant qua homines, ce qui fait d’eux des êtres libres, comme tous les autres membres du genre humain. En soulignant leur autonomie politique et sociale, leur maîtrise des savoirs techniques, leur exercice des arts de l’esprit et leur capacité à réformer leurs usages, il retourne la « preuve » empirique de la sauvagerie des Indiens avancée par ses adversaires en montrant qu’elle est partiale. Plus encore : rien ne permet de l’étayer au regard des faits. De façon plus affirmée que Vitoria, il disqualifie l’argument d’un droit de tutelle légitime des Espagnols en raison de leur supposée immaturité politique. L’expérience prouve en effet que les Indiens possèdent une organisation politique, qui ne repose certes pas sur des lois aussi efficaces que les nations occidentales, mais qui correspond à leur usage particulier du pouvoir, de sorte que l’Espagne ne peut pas se prévaloir d’un avantage que ces peuples tireraient d’une intervention extérieure dans leurs affaires.
B. La théorisation du droit des Indiens à la propriété privée et publique exposée par Domingo de Soto
54. Comme Covarrubias, Domingo de Soto est très au fait des polémiques au sujet des Indiens [131]. Elles ont fortement marqué sa vie professionnelle et sa production scientifique. Il en traite incidemment dans ses cours en montrant par exemple, au détour d’un commentaire de la Somme théologique, que les Indiens ont accès à la raison, et qu’ils connaissent les principes du droit naturel, même si certaines de leurs conséquences leur restent obscures [132]. Mais il l’aborde aussi frontalement, en reprenant la question des droits auxquels les Indiens peuvent prétendre sur leurs biens privés et sur leur territoire public. Ses adversaires affirment que les Indiens sont, au mieux, des hommes inaccomplis, et qu’à ce titre, ils ne possèdent de dominium ni privé, ni public ; lui va à l’inverse théoriser le dominium pour en faire un droit inhérent au genre humain.
55. Il formule une opposition explicite à l’asservissement des peuples amérindiens dans sa deuxième relectio de 1534, intitulée De dominio [133], où il traite de la question de savoir si l’homme peut exercer un dominium sur d’autres hommes. Il montre qu’après le Péché, la propriété privée est née du partage des biens entre les hommes en vertu du ius gentium, et qu’une certaine hiérarchie fonctionnelle s’est instaurée entre les hommes relativement à leurs compétences. Cependant, les hommes étant libres de par le droit naturel, personne ne possède de dominium sur ses semblables. Ce paradigme de l’omnipotence est réservé à Dieu seul, et Il ne l’a pas transmis aux hommes. L’homme n’est pas autorisé à exercer une domination servile sur d’autres hommes ; les encomenderos n’ont donc pas le droit d’imposer leur commandement aux Indiens [134].
56. Pour Soto, le dominium ne peut s’exercer que dans le champ des biens matériels. Il le définit comme « le pouvoir, ou la faculté, de faire un usage propre d’une certaine chose présente et d’en user en conformité avec les lois et les droits rationnellement institués » [135]. En établissant une équivalence entre les notions de dominium, potestas, ius et facultas, il avance que le dominium est conféré au sujet capable d’exercer son pouvoir sur un bien. Cette capacité est assurée juridiquement par un droit subséquent. Le dominium manifeste pour lui l’indépendance et la latitude maximale des pouvoirs du propriétaire sur une chose [136].
57. Soto retravaille ainsi la notion de dominium pour en faire une propriété intrinsèquement subjective et volontaire de l’homme [137]. Dans son De Iustitia et Iure [138], il accentue la liberté intrinsèque de l’action engendrée par le dominium, le sujet pouvant se prévaloir dans une activité de sa facilitas lorsqu’il agit en dehors de tout empêchement, libre de toute contrainte [139]. Comme l’analyse Paolo Grossi, Soto
veut trouver un outil servant à caractériser la liberté intrinsèque de l’action subjective et sa capacité à l’accomplir dans la position du dominant. Le dominium devient une puissance du sujet, qui a cessé de renvoyer à une pure potentialité abstraite, et est devenue une position de la liberté de l’individu, dynamique, vaste et incisive [140].
Il devient synonyme du pouvoir, ou de la faculté qu’a l’homme d’exercer son action sur le réel, de sorte que la cristallisation de ces références autour de l’acteur autorise à le définir comme un « pouvoir subjectif » [141] de l’homme. Cet « écran de protection, dotant [les hommes] d’instruments de conquête [du réel] aguerris » [142], leur permet de s’approprier légalement des biens, et de se voir reconnaître l’exclusivité de leur usage. Étant donné qu’il s’agit d’un droit inhérent à la nature humaine, il vaut également pour tout homme simpliciter, en dehors de toute autre considération. Il est impossible de le nier aux Indiens, comme à tout autre membre de l’humanité.
58. Soto effectue un pas supplémentaire en exploitant la dimension publique du dominium. Pour ce faire, il le rapproche du ius gentium, qui en est selon lui à l’origine. Il remarque en effet que la répartition des biens est consécutive au partage de la Terre entre les nombreux peuples. Elle a justifié la création du ius gentium, un droit antérieur chronologiquement et ontologiquement à la formation des nations, et donc d’autorité supérieure au droit civil. Dans la situation prélapsaire, tout était commun. Mais après le Péché, Caïn a commencé par fonder une ville pour se protéger des dangers extérieurs, la progéniture de Noé s’est dispersée à travers les diverses régions et îles de la Terre, et Abraham et Loth sont tombés d’accord pour aller chacun de leur côté. Ils ont convenu que les terres seraient partagées et appartiendraient au primo-arrivant par le droit des gens [143]. Pour Soto, l’occupation d’un territoire par un certain peuple lui en confère aussi le dominium.
59. Ainsi, de même que chaque homme détient un droit subjectif sur ses biens privés, les peuples ont une pleine maîtrise de leur territoire. Se distinguant de Vitoria, Soto considère qu’ils en possèdent le dominium exclusif [144]. Certaines choses sont restées communes après la répartition des terres entre les hommes. L’air, la mer, les côtes, les poissons et les animaux sauvages restent communs sous le droit des gens. De même, ce qui se trouve dans les entrailles de la Terre, comme les veines d’or ou les autres métaux, n’est pas réparti par le droit des gens et ne tombe pas sous un dominium particulier ; ces biens appartiennent à ceux qui s’en emparent. Ce n’est cependant pas le cas des ressources qui se trouvent sur ou sous un territoire habité. En effet, selon Soto, « ces régions ont été divisées par le droit des gens » [145]. Les étrangers peuvent certes y circuler, mais ils ne peuvent pas s’en approprier les biens parce qu’ils relèvent du dominium public de leurs habitants. Comme tout le monde en conviendra, remarque non sans ironie Soto, « [l]es Français n’ont ainsi pas le droit de pénétrer dans nos terres [pour s’approprier nos richesses], ni nous dans les leurs ». Les Indiens possédant un dominium public assuré par le droit des gens, les Espagnols n’ont pas le droit de les déposséder de leurs biens et d’exploiter leurs richesses, pas plus qu’aucune autre nation.
60. L’ « affaire des Indiens » a joué le rôle d’un catalyseur sur la conscience européenne. Comme nous l’avons vu, la question du statut des peuples amérindiens traversait au xvie siècle tous les savoirs. Elle se formulait tant sur le plan anthropologique que théologique, politique, social, juridique et culturel. Cette transversalité rendait son traitement particulièrement délicat. D’autre part, il ne s’agissait pas d’un questionnement purement théorique, d’une disputatio entre lettrés comme on en trouvait tant dans la tradition scolastique, mais d’un obstacle que l’empirie opposait à la raison : « la découverte de l’Amérique, ou plutôt celle des Américains, est bien la rencontre la plus étonnante de notre histoire » [146] : les Européens ont fait avec elle l’épreuve de l’ « étrangeté radicale » [147]. On ignorait tout de ces peuples, jusqu’au fait même de leur existence. Leurs façons d’être semblaient tellement insolites qu’on était incapable d’en rendre compte avec les outils intellectuels usuels. À cela s’ajoutait son contexte économique et géopolitique. Les opportunités financières qu’offraient les richesses extraites des terres amérindiennes motivaient la cupidité de colons sans scrupules, si bien que les polémiques sur la nature des Indiens étaient surtout alimentées par des acteurs intéressés et prêts à tout pour les instrumentaliser à leurs fins. Il n’était donc pas aisé de considérer la question en se distanciant de cet environnement belliqueux et passionnel.
61. C’est pourtant ce qu’entreprennent les théologiens et juristes dominicains de l’École de Salamanque lorsqu’ils s’emparent de cette « affaire des Indiens ». Ils l’analysent du seul point de vue du droit, en tentant d’imposer une solution de iure aux pratiques délétères de facto. Ils font une analyse exhaustive des titres avancés pour légitimer la présence espagnole aux Indes : le droit de découverte, le droit de conquête, les droits de patronage et de vicariat conférés par l’autorité papale, le droit de maîtrise (dominium), et le droit de servitude. En les passant au crible de la raison, ils parviennent à montrer qu’aucune des prétentions espagnoles à l’égard des Indiens n’est fondée [148]. Ils démontrent que les sociétés indiennes participent des mêmes branches de droit que les sociétés européennes, à savoir du droit civil (public), du droit (privé) naturel et du droit des gens. On a vu comment Vitoria démontre leur dominium public et leur autonomie politique, sans aller jusqu’à reconnaître leur inviolabilité territoriale. Soto franchit le pas en déduisant le dominium public de l’occupation des terres par les primo-arrivants. L’antériorité de résidence des Indiens sur les terres américaines leur en confère ipso facto le domaine. En approfondissant la notion, il fait du peuple politique un sujet de droit pouvant légitimement s’opposer aux autres puissances pour protéger son intégrité territoriale.
62. Il est ressorti que la force de leur argumentation juridique tient au fait qu’ils la fondent sur une conceptualisation de l’essence humaine difficilement contestable par leurs contemporains. En partant de l’égalité substantielle du genre humain, Covarrubias dégage l’idée d’un droit humain naturel et inviolable de liberté. Il s’agit d’un droit à ce point constitutif de l’humanité que le nier à certains hommes reviendrait à les en exclure – ce qui est une contradiction dans les termes. Ainsi est invalidée la thèse partiale de Sepúlveda à l’égard des populations indiennes, et partant la politique tutélaire, voire esclavagiste, du gouvernement espagnol. De même, en développant la dimension « subjective » du dominium, Soto le théorise comme un droit humain inaliénable dont peuvent se prévaloir tous les membres de l’humanité qua homines. Il confère en conséquence également aux Indiens le droit de propriété privée [149].
63. On a aussi remarqué le recours à une argumentation d’une portée épistémologique inédite. Les comportements insolites des Indiens ont conduit Vitoria à penser qu’une différence dans l’espace pouvait induire une différence dans le temps. L’éloignement des peuples amérindiens et leur absence de contact avec les nations évoluées permettent selon lui d’expliquer qu’ils sont restés à un faible niveau de développement de leurs aptitudes intellectuelles [150]. En montrant que le contexte social influe sur ce dernier, il avance la thèse très novatrice à l’époque que la raison humaine ne possède pas des compétences immédiatement actuelles, mais qu’elles se développent à des degrés divers en fonction du niveau d’éducation reçu par les hommes. À défaut de formation, les facultés rationnelles présentent une certaine immaturité cognitive – comme cela lui semble être le cas chez les peuples amérindiens –, appelée à disparaître avec l’apport d’une bonne instruction.
64. Sont ainsi disqualifiées, par la raison et par le droit, les pratiques d’asservissement et d’expropriation des peuples amérindiens, qui ressortent dès lors comme des violations de leur droit civil, du droit naturel et du droit des gens. Il n’est dès lors pas étonnant que les positions de ces dominicains aient eu un tel retentissement dans le monde savant, et qu’elles aient été à la fois redoutées (pour leur valeur critique) et sollicitées (pour leur valeur savante) par les acteurs politiques de leur temps. Elles ne furent cependant pas reprises par le mouvement de l’histoire [151]. Sur la seconde moitié du xvie siècle, Philippe II a besoin de fonds pour financer ses vastes projets d’expansion et ses guerres incessantes. Contrairement à ses prédécesseurs, il ne recule plus devant l’exploitation des populations indiennes [152]. Ses successeurs, confrontés à des banqueroutes financières à répétition, sont encore plus dépendants de ce système de colonisation [153]. L’encomienda finit par triompher. Assez étrangement, il appartiendra à la tradition protestante du droit naturel de retravailler les thèses dominicaines en les intégrant au système de la pensée politique moderne.
Gaëlle Demelemestre
CNRS
IHRIM – ENS de Lyon