Je vous prie de ne nous point remettre sur l’incertitude des pensions de M. de La Garde, et de nous envoyer une lettre de change. M. Colbert est un peu malade ; si vous saviez ce qu’on fait de ce prétexte, même pour votre pension, vous verriez bien que rien n’est tel qu’une lettre de change [1].
1. La lettre du 21 août 1676 de Madame de Sévigné à sa fille, Madame de Grignan, montre à quel point la lettre de change s’impose dès le xviie siècle dans les échanges quotidiens. Chez les négociants, elle est depuis la fin du Moyen Âge un outil incontournable de leur arsenal, dont l’épanouissement s’accélère pendant l’époque moderne.
2. En effet la lettre de change revêt une polyvalence qui satisfait les besoins renouvelés du commerce. Traditionnellement, le titre assure la mise à disposition de fonds d’une place sur une autre. Dans ce cadre, le donneur de valeur fournit une somme d’argent à une personne et reçoit, en échange, un instrument exécutoire du contrat, un engagement payable dans un autre lieu et dans une autre monnaie. Cette différence des lieux et des monnaies est à l’origine du prix du change et de sa légitimité. Le bénéfice ou la perte résulte de la différence des cours des changes entre les deux places, ce qui encourage les stratégies pour identifier les circuits les plus lucratifs. Toutefois, la diversité des monnaies tend à disparaître pendant la seconde modernité. En son absence, seul le jeu de l’offre et de la demande justifie l’écart plus ou moins important entre l’argent mis à disposition et la valeur du titre, d’autant que le travail fourni pour effectuer des remises de traites ou de fonds permet une majoration du prix. Mais la lettre de change est aussi un succédané de monnaie fiduciaire particulièrement prisé. Elle dynamise le marché des changes puisqu’elle assure tant le règlement des transactions que l’octroi d’un délai de paiement [2]. Les besoins en papier-monnaie sont ainsi en mesure de faire augmenter ou baisser le trafic de lettres d’une destination à une autre.
3. Ce système de circulation des capitaux repose donc sur le triptyque suivant : la mise à disposition d’un moyen de paiement, l’utilisation d’un instrument crédit et la spéculation sur les changes. Il dépend, en partie, des possibilités de profit entre les places commerçantes et de la stabilité de la valeur des traites dans le commerce [3].
4. Le rechange intervient dans ce cadre pour assurer le transport de l’argent après un défaut de paiement d’une lettre de change [4]. Il se manifeste par une nouvelle remise de fonds, négociée chez un banquier, et l’émission d’une seconde lettre qui doit remplacer la première [5]. Ce mécanisme est indispensable dans le cadre d’une économie où « l’argent évidemment anime en même temps des circuits de plus large ouverture et aboutit, d’ordinaire, à un point central d’où il repart pour recommencer » [6]. Sans l’effet de règlement, et malgré la protection cambiaire, le risque de rupture dans la circulation de l’argent peut altérer la stabilité des cours des changes et la confiance accordée dans ce système. Ces deux impératifs sont renouvelés par la généralisation de l’endossement pendant la seconde modernité [7] ; or le voyage retour pallie la mise à disposition avortée de fonds et conserve la solidité du circuit financier.
5. À partir duxvie siècle et jusqu’à la fin du xviiie siècle, ce mécanisme doit composer de plus en plus avec des exigences – parfois contradictoires – de sécurité et de profit dans le cadre d’une économie globalisée [8]. Les grandes découvertes ouvrent de nouvelles voies commerciales pour l’Europe à travers des marchandises inédites, le développement des moyens de communication, l’exploration de nouveaux territoires et l’afflux de métaux précieux. L’expansion à l’échelle mondiale d’un commerce animé par une caste de marchands-banquiers et d’armateurs entreprenants se concrétise et entraîne une intensification des échanges, tout en bouleversant l’ensemble de la société [9]. La conjoncture déplace ainsi la puissance économique de la Méditerranée au Nord, au service du grand commerce transatlantique, après une hégémonie passagère de la péninsule ibérique [10]. Les trafics coloniaux et européens sont soutenus par un développement croissant de la banque et des techniques de crédit, dont la lettre de change est l’illustre représentante. Si la banque d’Amsterdam devient un pôle d’attraction des capitaux au xviie siècle aux côtés de Hambourg [11], le centre de gravité de l’économie européenne va se diversifier au profit de l’Angleterre qui inaugure, au xviiie siècle, sa révolution industrielle et financière [12]. Ces mutations s’accompagnent toutefois de nombreux désordres politiques et économiques : l’Europe est le théâtre de conflits constants et de perturbations monétaires récurrentes jusqu’au xviiie siècle [13].
6. Ainsi, l’époque moderne voit se former une mosaïque de places bancaires aux techniques affutées, assurant un flux de traites et de remises qui alimente l’Europe en papiers. Dans ce domaine, la France accuse un retard sensible à cause de troubles intérieurs [14], elle demeure largement dépendante des réseaux bancaires extérieurs. Toutefois, des tentatives d’actualisation des structures commerciales et financières émergent et se cristallisent sous l’État centralisateur et absolutiste de Louis XIV [15]. À travers la multiplication des représentants de la puissance publique et le contrôle de la question marchande, la France s’insère peu à peu dans un esprit mercantiliste qui favorise la rénovation de ses circuits, de ses marchés de capitaux, et inaugure une courte période de stabilité monétaire [16]. Sous le règne de Louis XV, l’économie politique prend sa place dans la gouvernance [17]. Les préoccupations liées au négoce international et aux échanges de longue distance [18] se traduisent par d’audacieuses tentatives pour assurer l’hégémonie commerciale du pays [19], notamment en ce qui concerne la souplesse des mécanismes économiques.
7. Ce panorama renouvelle sans cesse les problématiques liées à la circulation de l’argent, d’autant que ces mutations atteignent rapidement le domaine juridique. En effet, la réglementation du négoce subit une profonde transformation, si ce n’est une renaissance. L’ordonnance de 1673 [20], élaborée à l’initiative de Colbert (1619-1683), inaugure l’entreprise de réforme du droit commercial et remodèle le paysage juridique français [21]. Cette nouvelle législation embrasse le voyage de l’argent par lettre, ainsi que son voyage retour, en deux temps : dans un titre 5 consacré à la lettre de change et aux billets de commerce, dans un titre 6 consacré aux intérêts du change et du rechange [22]. Cet ensemble de règles, qui entend avant tout intégrer le commerce dans l’ordre juridique étatique, n’est pas sans conséquences sur le monde des juristes.
8. Ce dernier est marqué par une production doctrinale centrée sur les iura propria : provincial ou français, commentaire ou traité, recueil de jurisprudence ou de questions pratiques [23]. Sous l’impulsion de l’édit de Saint-Germain-en-Laye de 1679, réformant l’enseignement du droit, on assiste à l’essor d’un droit français soutenu par des auteurs profondément marqués par le foisonnement législatif de cette époque, des ordonnances de Colbert à celles de d’Aguesseau [24]. Alors que la question cambiaire, comme le droit commercial dans son ensemble, est longtemps restée l’apanage des milieux d’affaires et de quelques spécialistes de la matière, sa captation par la législation royale l’intègre pleinement dans la modernité juridique. Il est encore difficile de parler d’un engouement de la doctrine pour la matière commerciale. Mais elle bénéficie indiscutablement de l’enthousiasme pour les sources du droit français : coutumes et législations royales. Nombreux sont les juristes, pétris de méthodes en chantier depuis la fin du xviie siècle [25], qui se penchent pour la première fois sur cette discipline par l’intermédiaire de commentaires de l’ordonnance de 1673, de traités spécialisés et de dictionnaires de commerce [26]. À l’image de cette littérature juridique, et malgré l’attraction du droit français, les juristes recouvrent des réalités variées et fluctuantes entre le xviie et le xviiie siècle [27]. Pour notre étude, ils renvoient surtout à ceux qui concourent à l’activité doctrinale, à la mise à disposition d’un savoir juridique [28]. Cette acception permet d’englober une diversité professionnelle et culturelle, qui constitue cependant une catégorie sociologique plus ou moins unifiée [29] pouvant éclairer les enjeux, sans cesse renouvelés pendant la fin de l’Ancien Régime, du rechange.
10. La variété qui caractérise la production doctrinale française impose une vision d’ensemble des ouvrages et des auteurs qui s’intéressent au domaine mercantile, sans prétendre à l’exhaustivité d’autant qu’il est encore malvenu de parler de doctrine commercialiste [30]. Le corpus assemblé offre un panorama fidèle de cette variété formelle et substantielle, tout en recouvrant l’ensemble de la période considérée [31]. Il permet d’envisager la façon qu’ont les juristes d’appréhender la notion de rechange pendant la seconde partie de l’époque moderne, tout en prenant en compte leurs parcours différents, leurs méthodes parfois distinctes sans être opposées.
11. Ces précisions nous incitent alors à présenter sommairement les ouvrages retenus à travers trois catégories principales qui constituent l’essentiel de la production doctrinale du moment [32] : les commentaires des ordonnances de Jacques Savary (1622-1690) [33], Philippe Bornier (1634-1711) [34], François de Boutaric (1672-1733) [35], Daniel Jousse (1704-1781) [36] et Jacques-Antoine Sallé (1712-1778) [37], embrassant les évolutions liées à l’enseignement du droit français et au processus de codification ; les monographies d’Étienne Cleirac (1583-1657) [38], Jacques Toubeau (1628-1685) [39], Jacques Dupuis (deuxième partie du xviie siècle-première partie du xviiie siècle) [40], Robert-Joseph Pothier (1699-1772) [41] et Rogue [42], qui choisissent de se consacrer à l’ensemble de la discipline commerciale ou à la question du change ; le dictionnaire de commerce de Louis-Philémon Savary (1654-1727) et de Jacques Savary des Bruslons (1657-1716) [43], qui regroupe les principales notions en usage dans le commerce.
12. À la frontière entre l’École, le Palais et le comptoir, professeurs de droit français ou praticiens témoins des difficultés dans l’application du droit, nul doute que cet ensemble reflète le caractère composite des réflexions que les juristes peuvent produire dans le domaine commercial [44].
13. Malgré de vastes lacunes historiographiques [45], le rechange relève ici deux intérêts majeurs. Le premier est évidemment la gestion des circuits du voyage de l’argent et des stratégies d’enrichissement qui y sont liées. Le second est celui du point de vue des juristes français offrant une grille analytique pertinente pour identifier la latitude laissée aux acteurs du négoce dans l’organisation de ce voyage retour. Néanmoins, leurs observations doivent être estimées par rapport aux caractéristiques du rechange et aux ambitions politiques et économiques de l’ordonnance de 1673, dont la place ne doit pas être réduite. En effet, cette législation véhicule le discours mercantiliste de la monarchie absolue [46], tout en étant le produit des évènements qui rythment cette période [47]. De ce fait, le rechange est une notion cruciale pour le développement économique de la France puisqu’il contribue à favoriser ou à restreindre, notamment à l’international, la circulation de l’argent et le financement des activités commerciales. Il est indispensable de déterminer sa place dans les écrits des juristes chargés d’en expliquer le fonctionnement.
14. Surtout, en présence d’une législation à l’idéologie bien précise, le travail effectué par une partie de la production doctrinale de la seconde modernité permet de saisir la pertinence du régime juridique du rechange ou, au contraire, son dépassement. Cette étude offre également une plus grande visibilité sur l’écriture des juristes en matière commerciale : les auteurs que nous avons choisis ont-ils les outils pour appréhender le voyage retour de l’argent, alors que ce dernier répond avant tout aux échanges internationaux et aux marchés des changes ?
15. Il appert que le rechange, une fois placé sous l’égide d’un droit national, stimule l’expertise de nombreux juristes. Ils mettent à profit leurs méthodes, tant sur la forme que sur le fond, pour comprendre la logique à l’origine de cette technique, mais surtout de sa réglementation (I). Toutefois, les enjeux liés au voyage retour de l’argent dépassent amplement le cadre restrictif au sein duquel la notion est analysée. Malgré quelques tentatives pour souligner les problèmes issus de l’ordonnance de 1673, les solutions offertes au négoce sont souvent lacunaires et peu originales. Les causes de cette faiblesse trouvent un écho dans les caractéristiques et les problématiques économiques de la circulation de l’argent qui échappent en partie à nos auteurs et, plus largement, au domaine juridique (II).
I. Une approche pédagogique du rechange sous l’influence du droit français
16. La propagation de la lettre de change dans le négoce, pour satisfaire les besoins en capitaux et le règlement intensif des transactions, rend particulièrement sensible la gestion du voyage de l’argent dans un contexte d’instabilité économique et politique. Les juristes de la seconde modernité relèvent avec acuité la complexité de cette question qu’ils présentent avec pragmatisme pour enseigner les différentes limitations qui affectent le rechange (B). Cette vertu didactique est avant tout le résultat d’une analyse rationnelle, systématique, qui permet d’inscrire la notion de rechange dans un cadre plus vaste, en accord avec les nouvelles relations qu’entretiennent les juristes et le droit commercial avec la législation royale (A).
A. L’inscription du voyage retour dans l’œuvre législative royale
17. La richesse de l’analyse des juristes ne peut se comprendre qu’en considération de l’ensemble dans lequel le rechange est placé. Après un titre 5 qui dresse le régime juridique de la lettre de change et du billet de commerce, le titre 6 de l’ordonnance sur les intérêts du change et du rechange consacre trois articles spécifiquement au voyage retour :
Article 4 : Ne sera dû aucun rechange pour le retour des lettres, s’il n’est justifié par pièces valables, qu’il a été pris de l’argent dans le lieu auquel la lettre aura été tirée ; sinon le rechange ne sera que pour la restitution du change avec l’intérêt, les frais du protêt et du voyage, s’il en a été fait, après l’affirmation en justice.
Article 5 : La lettre de change, même payable au porteur, ou à ordre, étant protestée, le rechange ne sera dû par celui qui l’aura tirée, que pour le lieu où la remise aura été faite, et non pour les autres lieux où elle aura été négociée ; sauf à se pourvoir par le porteur contre les endosseurs, pour le paiement du rechange des lieux où elle aura été négociée, suivant leur ordre.
Article 6 : Le rechange sera dû par le tireur des lettres négociées pour les lieux où le pouvoir de négocier est donné par les lettres, et pour tous les autres, si le pouvoir de négocier est indéfini, et pour tous les lieux.
18. Bien que la position des juristes face à la loi évolue du xvie au xviiie siècle, l’époque moderne est le témoin d’un courant nomophile qui se répand dans le paysage juridique français et qui contribue à gommer quelque peu les différences entre les littératures juridiques, mais aussi les auteurs [48]. Cette perspective se confirme chez les juristes, au titre du rechange, à travers trois voies principales : les préfaces, les épîtres dédicatoires et le plan. D’une part, la préface véhicule le motif de la publication, c’est un élément de compréhension de la démarche de l’auteur, alors que l’épître dédicatoire permet d’envisager l’appartenance à un réseau idéologique [49]. D’autre part, le plan reflète la conception retenue du rechange, l’approche choisie pour en expliquer le fonctionnement. Ainsi, ces deux éléments reflètent l’objectif et la logique suivis par l’auteur. L’exploration du péritexte [50] facilite l’appréhension du rechange dans son cadre pédagogique et rationnel d’étude de la matière commerciale, par des auteurs dont la formation est majoritairement juridique et résolument inscrite dans les mutations qui jalonnent les xviie et xviiie siècles.
19. De ce fait, on peut observer que certains reprennent in extenso le préambule de l’ordonnance de 1673 dans leurs propres préfaces, alors que d’autres se contentent de le reformuler. Cette attitude n’est pas sans conséquences puisque le préambule législatif dispose d’une valeur normative et idéologique importante, et témoigne de sa nature d’acte de gouvernement [51].
20. Les commentateurs montrent la voie à emprunter « en suivant la logique initiée par les ordonnances de Colbert » [52]. Le précurseur de ce mouvement n’est autre que Jacques Savary qui inaugure la démarche du commentaire en matière commerciale. Ce dernier ne camoufle pas son affection pour le texte de l’ordonnance en reproduisant ses grands principes. L’ancien mercier célèbre le bien-être du commerce, la lutte contre les abus et les fraudes ainsi que le maintien de la bonne foi dans le négoce [53]. Le rayonnement de la législation, qui est en grande partie due à la plume de Savary, offre à son ouvrage une dimension politique notamment lorsqu’il conclut, dans son épître dédicatoire, par un panégyrique de l’action colbertiste [54]. Cette méthode trouve rapidement un écho favorable chez ses « disciples » qui n’hésitent pas à reproduire intégralement le préambule, sans ajout. C’est notamment le cas de Bornier, de Boutaric et de Sallé [55]. L’enjeu de ces différents ouvrages est ainsi fixé, il faut se conformer à l’ordonnance de 1673, car elle entend assurer la prospérité du commerce et réguler l’activité mercantile.
21. Les préfaces des traités sont plus variées. Dupuis exprime son intention de remédier aux lacunes de la doctrine et de la législation [56]. Il signale au passage la rigueur et la valeur du travail de Savary, dont il est un proche collaborateur [57]. Pothier, qui a pour habitude de s’intéresser à une diversité de sujets juridiques, se contente d’un article préliminaire pour présenter la notion de change et le plan de son étude [58]. Si son œuvre est en réalité un second tome intégré au traité de la constitution de rente, ce dernier ne déroge pas à la méthode du jurisconsulte. Enfin, Rogue consacre son épître aux juges-consuls du ressort d’Angers où il fut avocat et propose, en enseignant les lois du commerce, de réduire les litiges portés devant eux [59].
22. Au regard de ces introductions aux commentaires de l’ordonnance ou à l’étude du change et des causes consulaires, une remarque doit être émise. En effet, chaque auteur, à sa façon, véhicule sa volonté d’offrir au lecteur un ouvrage didactique. Certains, comme Pothier, se concentrent sur l’appréhension de la matière ; d’autres, comme Dupuis ou Boutaric, interviennent en complément de l’action législative.
23. Cette dynamique est prolongée dans les plans qui structurent leurs analyses, car une grande majorité reprend la dichotomie de l’ordonnance et sa vision fragmentée des affaires [60]. En effet, la réglementation du voyage de l’argent sépare les trente-trois articles consacrés au régime juridique de la lettre de change et du billet de commerce des neuf articles qui régissent le prix du change et du rechange. Ce cloisonnement reflète la volonté de maîtriser le coût du rechange et se retrouve au sein des commentaires et des monographies avec plus ou moins de fidélité.
24. Les commentateurs sont évidemment ceux qui s’illustrent le mieux dans cette situation. Les plans adoptés reprennent la dualité entre le titre 5 et le titre 6 de l’ordonnance. C’est ce que l’on peut constater par exemple chez Savary et, quelques décennies plus tard, chez Sallé. Boutaric, Bornier et Jousse poussent la logique jusqu’à insérer chaque article de l’ordonnance avant de poser leurs observations [61]. De cette façon, ils « s’adonnent tous à un commentaire, le plus souvent littéral, de chacun des articles et n’ajoutent rien aux matières abordées par le Code Savary dont ils respectent l’organisation générale » [62]. Si dans le domaine du rechange l’idée d’exégèse pure semble un peu excessive, elle rend toutefois compte de la méthode à l’œuvre pendant la seconde modernité.
25. À titre de comparaison, Cleirac inscrit la question du rechange dans un chapitre consacré aux « Inconvéniens au refus d’acceptation & à faute de payement » [63]. Ce chapitre combine donc les développements liés à la protestation et ceux du voyage retour de l’argent ce qui reflète la chronologie des évènements. Cette logique se retrouve en apparence dans les traités de Dupuis et de Pothier, moins sensibles à la structure de la législation. Toutefois, cette originalité ne leur permet pas de tirer toutes les conclusions qui s’imposent sur le fond. Le rechange trouve ainsi sa place dans les obligations et droits qui découlent du voyage de l’argent. Cependant, il demeure limité aux prescriptions de l’ordonnance, c’est-à-dire à la question du circuit et in fine de l’enrichissement. De la sorte, Dupuis inscrit le rechange dans les « droits du porteur d’une Lettre de Change protestée faute de payement » [64], mais son analyse ne se consacre qu’à la gestion des circuits et aux possibilités de profit. Pothier mentionne le rechange dans un chapitre consacré aux contrats qui interviennent dans la négociation des lettres de change, on reconnaît ici la rigueur du spécialiste des obligations. Le deuxième paragraphe qu’il accorde à ce domaine est dédié aux obligations du tireur, au titre desquelles nous retrouvons le rechange [65]. Pourtant, les développements sont intrinsèquement liés aux dispositions de l’ordonnance et à leur articulation : la question du prix du change, de son circuit, celle du rechange venant après.
26. L’organisation des traités des causes mercantiles de Toubeau et Rogue recoupe celle des commentaires et des monographies. Le premier inverse seulement la logique de l’ordonnance en dédiant son titre 5 au change et au rechange alors que son titre 6 concerne la lettre de change [66]. Le second place le change et le rechange entre le temps du paiement et la protestation, s’inscrivant dans la chronologie de l’opération.
27. Le rechange fait ainsi l’objet d’une appréhension à deux vitesses. Certains auteurs suivent la vie de la lettre de change, alors que d’autres isolent formellement la question de l’enrichissement. Cette différence ne doit pas masquer une démarche commune nonobstant la diversité des profils [67]. La logique derrière cette situation est difficile à identifier, mais elle témoigne indéniablement de la place prise par la législation royale et de la volonté des juristes d’en enseigner les prescriptions. En effet, « les praticiens plus ou moins expérimentés attendent de la doctrine une explication des textes législatifs qui modifieraient ou décideraient de leurs habitudes » [68]. L’étude des préfaces, des épîtres dédicatoires et des plans, montre que les juristes de la seconde modernité cherchent à s’insérer dans les mutations du paysage normatif pour procurer une méthode rationnelle, afin de formuler les règles sociales et parvenir à un équilibre entre l’efficacité pratique des professionnels et la théorisation du droit [69]. Nous nous trouvons ici face à un aspect pédagogique important. Nos auteurs ont avant tout pour objectif de préciser la mise en œuvre de la réglementation du rechange, la meilleure façon de le faire n’est-elle pas d’adopter la logique de la législation correspondante ? D’ailleurs, Boutaric avoue lui-même ne vouloir que se conformer aux prescriptions de l’ordonnance de commerce, rien de plus, rien de moins [70].
28. Cette explication prend tout son sens pour les commentaires qui sont pleinement consacrés à l’étude des ordonnances et dont la méthode s’est forgée peu à peu à l’approche des textes. L’idée est de se détacher le plus possible des références extra-juridiques, peut-être à l’exception de Savary dont l’ouvrage est un véritable vade-mecum du négociant [71]. Une telle méthode n’est pas entièrement absente des monographies puisque le plan représente toujours, volontairement ou non, une certaine conception de la matière et du rôle fixé par l’écrit. En ce sens, les traités de la seconde modernité s’illustrent de plus en plus par une volonté de faire émerger les droits subjectifs des individus – ceux du tireur et du porteur dans notre cas – avec des développements plus denses et précis, représentatifs de l’usus modernus français [72].
29. Cette présentation reflète, à gros traits, la production doctrinale entre le xvie et le xviiie siècle et s’applique, non sans nuances [73], aux auteurs choisis. Dès lors, ce rapprochement entre l’ordonnance et les ouvrages étudiés ne signifie pas forcément une adhésion à ses prescriptions et à son idéologie [74]. La place de la législation royale dans le commerce incite avant tout les juristes à adopter un raisonnement exégétique [75], sans rejeter toute affiliation avec ladite source. C’est d’ailleurs l’exemple type de la production de Savary qui a pour objectif de promouvoir le texte et d’en combler les lacunes. Toutefois, il ne faut pas oublier le poids des stratégies éditoriales, du privilège de l’édition, du contrôle de la fabrication et de la diffusion des livres. Tous ces éléments incitent à se conformer aux attentes du pouvoir sous peine de censure [76]. De plus, certains auteurs n’octroient pas toujours à la législation un rôle central dans leur conception de l’ordre juridique, c’est notamment le cas de Pothier qui donne plus de force aux structures et engagements contractuels dans la formation et l’exécution des obligations [77].
30. Il n’est donc pas aisé de déterminer si les juristes éprouvent un engouement pour l’ordonnance de 1673 ou s’ils s’y intéressent par pur conformisme. Néanmoins, il ne fait pas de doute que le rechange bénéficie des progrès méthodologiques de la doctrine de l’Ancien Régime. C’est ici un fait notable au regard de la doctrine commercialiste italienne qui se consolide dès le xvie siècle. Les spécialistes italiens sont astreints à rassembler l’essentiel du droit des marchands pour en dessiner un exposé global des questions pratiques [78], en raison d’un droit très composite qui se caractérise principalement par les usages et les réglementations locales. En France, le commerce est désormais soumis à une source nationale qui entend s’imposer dans le quotidien des praticiens. Partant, si le rechange est avant tout règlementé au regard de ses circuits et de son prix, ces deux dimensions doivent être le socle de l’activité doctrinale pour donner une explication pertinente de cette nouvelle réglementation, pour en éclairer les obscurités, pour en enseigner le respect, afin de soulager au mieux la vie du droit, quitte à en fragmenter la représentation [79].
31. L’apport des juristes pour l’analyse du rechange est incontestable sur la forme. La rationalisation de son étude, son appréhension dans un cadre structuré et presque unifié, s’inscrivant en parallèle de celui de sa source principale – l’ordonnance de 1673 – permet d’atteindre l’objectif que se fixe la majorité des auteurs : expliquer aux praticiens les enjeux et les impératifs de la norme qui s’impose à eux. Ce constat est intéressant car il rapproche des juristes aux profils très différents. Par exemple, Savary par son parcours professionnel et son expérience dans l’écriture de la loi est le mieux placé pour éclairer les commerçants sur les prescriptions de la législation [80]. Toubeau écrit son ouvrage pour encourager l’intégration, à titre autonome, du droit des marchands dans les sources juridiques nationales [81]. Les professeurs de droit français et avocats du xviiie siècle comme Boutaric, Jousse, Sallé ou encore Pothier [82], portent leur pierre à l’édifice du droit commercial dans le cadre de la réforme de l’enseignement du droit [83].
32. Dès lors, nos auteurs s’inscrivent pleinement dans la réglementation du prix et des circuits du rechange. Si la forme préside le fond, la mise en œuvre du voyage retour impose d’en délimiter les contours et les circuits conformément à la législation de 1673. À première vue, l’approche des juristes semble descriptive et linéaire. En réalité, elle relève avant tout d’une démonstration empirique qui caractérise la volonté des juristes modernes de se rapprocher de la pratique et d’offrir de véritables guides pour l’application des articles de l’ordonnance.
B. La présentation pragmatique des restrictions du voyage retour
33. À travers une série de dispositions aux articles 4 à 6 du titre 5, le Code Savary réglemente sévèrement le voyage retour. En effet, il doit s’organiser selon le premier circuit du change. Plus précisément, le prix du rechange ne peut être demandé au tireur que pour le lieu où la remise a été faite. Cette injonction marque un tournant majeur et trouve un écho favorable dans l’analyse de la notion par nos juristes de la seconde modernité.
34. Le bordelais Cleirac, dont l’ouvrage est publié avant l’ordonnance de 1673, permet de prendre conscience de cette évolution. Ce dernier parle simplement du fait de « prendre d’un autre Banquier autre Lettre de change pour semblable somme […] à tel change qu’il trouvera » [84], sans mentionner les places qui constituent ce voyage retour. À l’inverse, les commentaires de l’ordonnance, tout comme les traités spécialisés, insistent sur la limitation du prix du rechange et s’emploient à en déterminer les frontières. Dès 1675, Savary inaugure cette nouveauté et définit le retour comme la traite prise du lieu où la première est protestée, sur celui d’où elle est tirée [85]. Quelques années plus tard, Dupuis s’intéresse également à ce changement de paradigme et souligne que, contrairement à l’ancien usage, le porteur doit désormais prendre une lettre de change dans la ville où la protestation a été faite [86].
35. Contrairement à Cleirac, les auteurs post ordonnance inscrivent explicitement le circuit du rechange en symétrie de celui du change. Le retour doit s’effectuer depuis le lieu où la lettre n’a pas été payée, sur celui d’où elle a été tirée. Dans ce cadre, la question du prix devient centrale chez les juristes. Dupuis précise que le retour équivaut à la somme de la première lettre et comprend les frais du protêt, la provision, l’éventuel courtage ainsi que le prix payé pour assurer le retour de la traite [87]. Pour Pothier, le rechange s’effectue en tirant une lettre du lieu où la première a été tirée sur celui d’où elle a été émise et correspond à une même somme d’argent que le change initial [88]. Bornier ajoute que le retour doit s’établir uniquement entre la ville où l’on doit payer et celle où l’on demeure par une lettre de surprotêt, au change que l’on trouvera et pour la somme de la première lettre. Il ajoute d’ailleurs que ce nouveau change se fait toujours à perte pour le tireur [89]. Cette notion de perte se retrouve également chez Boutaric qui distingue toutefois si le tireur est débiteur du porteur ou non [90]. Sallé va jusqu’à définir le rechange comme l’intérêt d’intérêt [91], une conception originale que Toubeau conteste, [92] mais qui met en valeur l’appréhension du voyage retour du point de vue de son coût.
36. Les auteurs abordent donc le rechange de deux façons : la première se concentre sur le circuit, la seconde sur le prix. Cette présentation peu originale a le mérite de refléter avec fidélité les prescriptions inédites de l’ordonnance. Les juristes nous enseignent que le rechange doit correspondre au circuit inverse du premier voyage et implique de payer un nouveau change auquel s’ajoutent différents frais. Tous insistent sur cette conception restrictive qui permet d’exclure les pratiques spéculatives et de conformer le prix du second change au premier.
37. Pendant la seconde modernité, la propagation du change tiré dans tout le négoce rend particulièrement sensible ce choix de limiter le voyage retour. Le jeu des changes n’est plus l’apanage de grandes firmes internationales, mais devient le quotidien des négociants qui emploient des traites pour leurs affaires. Il s’agit d’une portion non négligeable de l’activité économique dans son ensemble, permettant de potentialiser les profits de chaque transaction [93]. En conséquence, les manipulations susceptibles de faire fluctuer les cours des changes s’avèrent plus dangereuses puisqu’elles peuvent affecter généreusement le commerce.
D’ailleurs, dès la fin de l’époque médiévale, la ricorsa a largement encouragé la transformation des opérations de change en une pratique lucrative qui s’affranchit du circuit en droiture pour emprunter une place intermédiaire [94]. L’objectif est d’organiser le voyage retour en modifiant l’une des deux places d’origine pour trouver un meilleur taux et donc un change plus avantageux. Le calcul de la différence entre l’argent remis et l’argent reçu, c’est-à-dire le profit du cambiste lorsqu’il fournit de l’argent pour une lettre avec un change plus bas, ou lorsqu’il tire pour de l’argent reçu avec un change plus haut, devient un enjeu crucial dans ce cadre et favorise une circulation artificielle des lettres.
L’endossement est un acteur majeur de ce phénomène et justifie l’intervention du législateur dans le cadre de sa politique mercantiliste. La technique permet de faire passer une lettre de change de main en main et donc de multiplier les trajets intermédiaires avec un seul papier. Elle se répand en France, dès le début du xviie siècle, et donne la possibilité de multiplier les manipulations sur l’argent en voyage, et donc les profits spéculatifs [95]. Si l’utilité de l’endos pour le règlement en chaîne des créances est évidente, le risque de provoquer une inflation des cours des changes et de gêner le commerce dans ses besoins en moyens de paiement et de crédit l’est tout autant.
38. Malgré quelques lacunes, l’ordonnance de 1673 perçoit les abus qui peuvent résulter de la négociation des lettres de change par l’endos. Les articles 5 et 6 limitent ainsi le rechange au lieu où la négociation a été permise dans la relation entre le tireur et le porteur. Dès lors, le voyage retour est soumis au consentement des parties à l’opération, et non à la volonté d’un seul de multiplier ses gains ou de diminuer ses pertes. Nos auteurs sont sensibles à cette préoccupation et consacrent de nombreuses lignes à l’épineux problème de la négociabilité du titre. Face au caractère relativement récent de l’endossement, il s’agit d’une originalité qui doit être soulignée, même si son traitement reste à géométrie variable. En effet, la notion est totalement absente chez Cleirac qui ne fait référence qu’au circuit primitif du voyage retour. En revanche, l’hypothèse est omniprésente chez les autres. Il y aurait donc une prise de conscience à la suite de la codification Louis-quatorzième et de la diffusion des techniques cambiaires.
39. De cette façon, tous reconnaissent aux articles 5 et 6 de l’ordonnance la faculté de restreindre le rechange à la négociation autorisée [96]. Une explication avant tout contractuelle, d’inspiration civiliste, est avancée : la limitation s’impose pour respecter les principes qui lient les parties au contrat. Dupuis s’exprime en ces termes quand il énonce que l’obligation substantielle, celle qui résulte du contrat de change, est la promesse du tireur de payer le rechange en cas de protêt du lieu où elle a été tirée sur son lieu d’origine, et non pour chaque lieu où elle a été négociée par voie d’endossements successifs [97]. Cette position est assumée par Pothier qui insiste sur l’engagement du tireur à l’égard du bénéficiaire [98]. Jousse met lui aussi l’accent sur l’absence de participation du tireur, et donc le déséquilibre dans l’avantage perçu lors de la circulation du titre, pour conforter la limitation aux seules négociations autorisées [99]. Ainsi, l’objectif est, comme le rappelle clairement Boutaric, d’éviter de bouleverser la relation à l’origine du contrat de change [100]. Il faut empêcher que le bénéficiaire ne fasse courir la lettre de change de place à place pour augmenter ses chances de profit, cela au détriment du tireur qui doit rembourser le rechange. Les auteurs analysent donc cette limitation du point de vue des rapports entre les parties. Ils considèrent que le tireur ne peut être tenu au-delà de son engagement initial. Ce point de vue illustre l’ambivalence du change tiré qui oscille entre l’efficacité économique, notamment dans le cadre de la spéculation, et la sécurité nécessaire pour conserver l’utilité du titre dans les échanges quotidiens. En effet, la lettre de change s’affranchit de plus en plus de la relation originelle entre le tireur et le bénéficiaire en raison de sa négociabilité. Il en résulte une dépersonnification des rapports économiques qui impose de limiter la garantie solidaire à laquelle le tireur est tenu, au risque que toutes les opérations de change deviennent trop dangereuses pour lui.
40. Deux auteurs proposent une lecture alternative de la restriction, sans pour autant s’éloigner de la ligne directrice ainsi fixée. Dans son traité sous forme d’Institutes, Toubeau énonce la limitation du rechange, mais précise que le législateur « n’a pourtant pas voulu par la empecher la négociation des lettres de change » ; au contraire, la loi entend seulement lutter contre les abus et les usures [101]. Quelques années après la promulgation de l’ordonnance, cette conception se retrouve déjà chez Savary pour qui la restriction des articles 4 à 6 permet d’éviter que les banquiers ou les marchands agissent fictivement et nuisent au commerce [102]. On perçoit ici la sensibilité de ces spécialistes pour la cause commerciale.
41. L’explication contractuelle, majoritaire chez nos auteurs, est aussi symptomatique de la place du contrat chez certains juristes de l’Ancien Régime. En effet, cette période est considérée comme l’âge du consensualisme, notamment grâce à l’école du droit naturel qui concrétise les avancées des canonistes de l’époque médiévale en la matière [103]. C’est ce qui explique cette distinction par exemple entre Pothier, fervent jusnaturaliste [104], et Savary dont les préoccupations sont d’abord mercantiles. Plus généralement, on observe ici une distinction entre les auteurs du xviie siècle et ceux du xviiie siècle. D’ailleurs, Savary provient d’un milieu d’affaires et dédie toute sa carrière au négoce, alors que Toubeau ne troque jamais sa position à l’échevinage de Bourges. Ces derniers laissent l’explication consensualiste de côté, peut-être sont-ils trop contemporains pour pouvoir en profiter. Leur proposition, liée aux abus de la banque, parvient tout de même à procurer le même résultat et montre une volonté d’expliquer la légitimité des restrictions imposées par le législateur.
42. Nos auteurs semblent prendre fait et cause pour les enjeux de ces prescriptions et font preuve d’une vertu pédagogique qui doit nous intéresser. En effet, quel que soit le type de littérature juridique envisagé – commentaire ou monographie – les juristes présentent une science du droit empirique, pétrie d’une portée pratique sans être privée d’un esprit d’érudition [105]. D’ailleurs, la réforme de l’enseignement du droit encourage largement le concours des praticiens à l’œuvre doctrinale. Ce constat se maintient jusqu’au xviiie siècle [106] et permet l’apparition d’une génération de juristes qui « témoignent d’une connaissance approfondie des réalités du droit, d’un souci d’application concrète des règles juridiques » [107], tant au profit des étudiants que des professionnels.
43. Cet esprit pratique se manifeste sous diverses formes dont nous tenons ici un témoignage à travers les modèles et les illustrations du rechange. La majorité de nos auteurs s’inscrivent dans cette configuration qui contribue à rapprocher la production doctrinale issue de l’École, du Palais, mais aussi du comptoir pour la famille Savary [108].
44. Les spécialistes de la question commerciale engagent le pas, comme Jacques Savary qui fournit une mise en situation au lecteur pour envisager une opération de change et de rechange dans un circuit Paris – Bordeaux. Dans cet exemple, Pierre tire depuis Paris une lettre de 3000 livres sur Paul à Bordeaux. La lettre est payable à Jean et le prix du change s’élève à deux pour cent soit 60 livres. La lettre est protestée, Jean prend la même somme à un banquier de Bordeaux pour une traite dont le prix du change s’élève à 60 livres. Pierre, le tireur, doit restituer à Jean la somme de la lettre, les 120 livres du change et du rechange, en plus de différents frais [109]. Chez Rogue, l’illustration est plus légère, mais sans doute aussi plus claire. Il décrit la situation dans laquelle « si la lettre est tirée de Lyon sur Paris, on ne doit que le change de Paris à Lyon, & non d’un autre endroit où il seroit plus considérable » [110]. La méthode est aussi mise à contribution par les commentateurs. Par exemple, Boutaric nous soumet le cas de Pierre qui fournit à Paris une lettre de change de 1000 livres sur Toulouse. À l’échéance, la lettre est protestée ce qui l’oblige de prendre une nouvelle lettre sur Paris, pour la même somme, avec le change et les frais qui en découlent [111].
45. Après avoir présenté des modèles de circuits du rechange, les auteurs n’oublient pas d’illustrer la limitation liée à l’endossement. Boutaric poursuit son exemple précédent, celui du banquier Pierre, qui ne doit le rechange que pour Toulouse sur Paris et non sur Bordeaux où la lettre a été négociée sans son accord, tous les autres rechanges étant le fait des endosseurs [112]. Toubeau est tout aussi éloquent. Son illustration concerne un marchand qui obtient une lettre de change de Paris sur Lyon, avec la faculté de la négocier là où il aura besoin d’argent. Dans un tel cas, lors de la protestation, le tireur est soumis au rechange et à tous les changes successifs qui pourront avoir lieu par la négociation autorisée du titre, entre Paris et Lyon [113]. Dupuis se révèle adroit dans cet exercice avec l’exemple de Pierre de Paris qui remet à Jean une lettre de change de 3000 livres, tirée sur Paul de Lyon. La lettre est endossée par Jean au profit de Jacques d’Amsterdam, puis au profit de Bernardin de Venise, puis de Guillaume de Lyon. La lettre est protestée et, en l’absence d’autorisation générale de négocier, chaque endosseur doit rembourser le rechange à son endossataire, en remontant jusqu’au tireur et au bénéficiaire initial [114].
46. Les différents circuits du rechange sont ainsi appréhendés, expliqués et illustrés. Une mise en action de la règle décrite par la norme législative permet d’inscrire le discours des juristes dans leur contexte. En effet, les modèles ne sont pas des hypothèses purement théoriques, mais correspondent à une réalité économique précise. Les villes mentionnées par les auteurs comme Paris, Lyon et Amsterdam représentent d’importantes places de change à l’échelle nationale et internationale [115]. De plus, elles sont accompagnées de différentes configurations pour rendre compte de la diversité des opérations, y compris au niveau du prix. Il est possible cependant de regretter un manque de détails sur la question monétaire et la conversion pour le change étranger, ou l’opportunité d’endosser une lettre sur certaines places.
47. Si le travail des juristes n’est pas aussi complet qu’on le voudrait, leurs explications sur la mise en œuvre d’une opération de rechange bénéficient d’une analyse soucieuse d’éclairer une législation peu loquace. Des auteurs comme Pothier, Jousse et Boutaric cristallisent cette volonté de mettre à disposition des guides pour respecter les exigences du droit français [116]. Savary, dont le profil est nettement différent, n’est pas à l’écart de cette génération de juristes, car son œuvre entière est dédiée à la profession mercantile dans un objectif pédagogique [117].
48. Les progrès qui sont accomplis ne sont d’ailleurs pas isolés, puisque cette dynamique se retrouve dans d’autres disciplines commerciales comme la comptabilité [118]. Malgré cela, le travail des juristes n’est pas exempt de griefs. À gros traits, la méthode utilisée permet de faire parler le législateur et d’expliquer le fonctionnement du voyage retour de l’argent. Toutefois, la volonté des juristes d’effectuer une analyse systématique et pragmatique ne suffit pas à saisir les complexités du rechange dans le cadre d’une économie globalisée et en perpétuel renouvellement.
II. Une prise en compte insuffisante des enjeux économiques du rechange
49. Les intentions du législateur sur la circulation des capitaux sont claires et les juristes parviennent à en expliquer les principales conséquences. Cependant, ils peinent à appréhender les nombreuses lacunes qui concernent l’articulation des dispositions législatives avec les réalités des affaires (A). Malgré des efforts pour produire des guides destinés aux praticiens, une grande partie des juristes ignore les rouages du commerce dont les enjeux ne sont pas toujours en adéquation avec ceux du droit (B). Sur ce point, le rechange est en retrait des progrès juridiques à l’œuvre durant la seconde partie de l’époque moderne.
A. Une analyse lacunaire face aux besoins de la pratique cambiaire
50. La réglementation du rechange montre rapidement ses limites face aux nécessités du commerce. Elle ignore parfois la vie du droit et des affaires par une volonté exacerbée de contrôler les flux de capitaux. À l’égard de ce constat, nos auteurs sont mauvais élèves, car si certains parviennent à dévoiler l’impasse à laquelle aboutit le formalisme imposé pour la mise en œuvre du voyage retour, l’ensemble demeure largement insuffisant.
51. La symétrie entre le change et le rechange a pour objectif d’éliminer les abus liés aux procédés spéculatifs, tout en permettant un contrôle plus aigu de la circulation de l’argent. Cependant, la fixation d’un seul circuit retour peut se heurter à la complexité du réseau des changes et à la fluctuation de la conjoncture. Dans un tel cas, l’utilité de la réglementation n’est pas assurée au regard des besoins de la pratique cambiaire [119] : les réseaux d’affaires, chaînes de crédit, établissements bancaires et le dynamisme économique sont autant de facteurs qui dirigent les circuits du change, du rechange, et qui exigent la flexibilité du voyage de l’argent.
52. Ainsi, il peut être difficile, voire inenvisageable, de tirer du lieu de paiement de la première lettre de change sur celui de son émission. C’est ici une critique, souvent discrète, qui est adressée par certains juristes à la législation. Dupuis est le premier à montrer que l’ordonnance est dépassée dès qu’il n’y a pas de négoce réglé et ordinaire entre les deux places qui sont imposées, lorsque le change ne se pratique pas ou que l’on ne trouve pas de fonds à tirer en respectant le circuit du change. Pour étayer son propos, il donne l’exemple de Boulogne et de Paris qui nécessitent un intermédiaire comme Lyon [120]. Plus simplement, Rogue précise que le rechange ne peut s’effectuer que s’il y a un « commerce ordinaire & reglé entre les places d’où l’on tire & celle où la lettre devoit être payée » [121], sans indication supplémentaire. Tout aussi laconique, Pothier se contente d’affirmer la légitimité d’un prix plus élevé pour le voyage retour, par le recours à une place de substitution lorsqu’il est impossible de respecter le circuit du change [122].
53. Les auteurs sont donc peu nombreux à relever ce problème. Plus encore, Jousse admet qu’il est possible d’emprunter un lieu intermédiaire si l’on ne trouve pas de lettre sur le circuit du change initial, mais il milite pour un strict respect de l’ordonnance. Ainsi, l’équité exige que le porteur engendre le moins de perte pour le tireur. Dans un tel cas, il n’est pas permis de réclamer un rechange supérieur [123]. De cette façon, il exon��re le tireur du supplément engendré par le retour en contradiction de l’article 4 de l’ordonnance, surplus qu’il considère comme illégitime.
54. La question du circuit de retour impossible fait donc l’objet d’un traitement lapidaire. Seuls trois auteurs se prononcent véritablement et l’un d’entre eux en dénie la légitimité. De plus, la différence entre la situation du tireur-débiteur et celle du tireur-commissionnaire n’est que peu relevée, elle est pourtant essentielle pour identifier lequel des deux doit rembourser le rechange, surtout en cas de négociation [124]. Ce constat se renforce avec la problématique du lieu de substitution pour organiser ledit circuit alternatif ; or cette hypothèse ne bénéficie pas de l’expertise des juristes en la matière.
55. En effet, Pothier se contente de fournir une ligne directrice dans l’appréciation du lieu de remplacement pour réaliser un rechange. Il considère que le porteur ne doit pas être réduit à l’impossible, mais qu’il doit choisir ce lieu « arbitrio boni viri » [125]. Selon lui, ce choix doit s’effectuer sans engendrer un surplus excessif pour le tireur. Cette prescription de l’auteur souligne la déficience de la réglementation qui impose d’avoir recours à une solution transactionnelle dont le jurisconsulte orléanais a le secret [126]. Mais si la critique esquissée a le mérite d’offrir une réponse favorable aux besoins des affaires, elle demeure isolée. Malgré sa prise de position sur les insuffisances du texte, Dupuis ne désigne qu’une place tierce qui fait du négoce ordinaire et réglé avec les villes d’émission et de paiement du premier change [127]. Jousse reste fidèle à son opinion pour exclure tout surplus lors du rechange. Toutefois, il conseille le recours à des circuits nationaux qui offrent un change au pair ou favorable, comme le circuit Paris – Lyon dont les risques de perte pour le tireur sont très faibles, voire inexistants [128].
56. L’absence de disposition en accord avec les réalités du voyage de l’argent compromet gravement les prescriptions de l’ordonnance. Il existe un véritable besoin en matière de flexibilité des opérations de change en raison du caractère international des échanges. La fluctuation des valeurs peut toucher un vaste ensemble de marchés ; or l’existence d’importants réseaux entre places et maisons de commerce permet d’adapter les circuits et d’organiser avec plus de latitude le voyage de l’argent. Par exemple, les nombreuses crises internationales qui jalonnent le xviiie siècle [129] sont atténuées par l’intermédiaire d’Amsterdam qui centralise une grande partie des opérations de change. Depuis la diaspora protestante, la ville regroupe de riches maisons de banque et des particuliers capables d’assurer le retour depuis le Nord pour minimiser les pertes ou maximiser les profits [130]. Ce constat se retrouve lors des pénuries d’espèces et de papiers. Elles sont régulièrement dénoncées par les négociants et affectent d’importantes villes de commerce comme Bordeaux et Marseille qui doivent trouver des places suffisamment alimentées en fonds pour organiser le rechange [131]. Enfin, les conflits militaires peuvent rendre totalement impraticables certains réseaux, imposant la modification du voyage retour. Par exemple, la guerre de succession d’Espagne interdit, dès 1702, l’émission ou la réception de traites entre la France et l’Angleterre, le passage par Amsterdam ou Genève est inévitable [132]. Ainsi, un rechange en vase clos peut nuire aux opérations en cours. La faculté d’organiser le retour sur d’autres places est salvatrice pour le bien-être du commerce. Les juristes expliquent peu cette possibilité qui semble condamnée par la législation royale : seulement trois d’entre eux y consacrent quelques lignes imparfaites. Leur analyse est donc insuffisante, car elle demeure trop tributaire de l’économie générale de l’ordonnance.
57. Cette situation se confirme dans les actes de la pratique, ce qui contribue à interroger l’efficacité de l’analyse du rechange par nos juristes, puisque la formule « à défaut, un protêt a été fait pour le change, rechange, dommages-intérêts, pour prendre la même somme sur une place où on en trouvera » est récurrente dans les protêts bordelais du xviiie siècle [133]. Cette formule souligne la nécessité de recourir au circuit qui présente une offre de fonds suffisante, quel qu’il soit. La possibilité d’emprunter une voie intermédiaire est parfois attestée par les courtiers eux-mêmes, comme l’illustre la formule adressée à l’armateur bordelais Jean Pellet : « Je soussigné agens de change certifie a tous ceux a qui il apartiendra navoir peu trouver d’argeant dans cette place et sur icelle de Bordeaux que a un quard pour cent de perte aux lettres a vüe en foi de quoi j’ai signé le present […] » [134]. Un tel document témoigne de l’importance des places de substitution, car le port aquitain n’offre que du change à perte.
58. Ainsi, l’adaptation est le maître mot du voyage retour de l’argent, mais les juristes sont peu réceptifs à ce besoin ce qui se confirme à propos de la question de la preuve. En effet, la protestation est une exigence traditionnelle pour requérir le remboursement du change et du rechange [135], l’ordonnance ne fait que codifier ici un usage de longue date. Toutefois, dans son article 4 du titre 6, elle impose une nouvelle condition probatoire qui ne facilite pas l’intelligibilité de la réglementation du voyage retour [136]. Toubeau insiste sur cette innovation et souligne que sous l’empire des anciennes ordonnances, quel que soit le circuit emprunté, seul le protêt permettait de condamner le tireur au change et au rechange [137]. Désormais, le législateur modifie cette configuration et sollicite la preuve, par des pièces valables, de la légitimité du voyage retour.
59. Cette exigence probatoire s’intègre parfaitement à la lutte contre les abus que Colbert s’est fixé. Néanmoins, la législation est lacunaire. Elle se veut concise sur la teneur de la preuve, tout en éludant son articulation avec la question de l’instabilité des circuits du change et du rechange. En conséquence, l’effectivité de la réglementation du voyage retour est remise en cause [138] sans que les juristes ne parviennent à fournir d’explication réellement satisfaisante. En effet, la preuve est faiblement abordée dans leurs analyses qui se contentent de désigner un justificatif délivré par un banquier, un agent de change ou un négociant [139]. En dépit de cette discrétion, trois auteurs relèvent avec pertinence les conséquences de cette nouvelle injonction en distinguant désormais le droit de faire le rechange du droit de s’en faire rembourser. De ce fait, le protêt donne le droit au porteur de prendre de l’argent en retour, mais seules les pièces justificatives permettent de se retourner contre les signataires pour en obtenir le remboursement [140].
60. En outre, certains développements renferment de précieux conseils pour le négoce. Si l’on peut chercher en vain des modèles comme ceux fournis pour comprendre la circulation des traites, afin de se faire une idée plus précise des documents avec lesquels les négociants doivent se justifier, Dupuis et Boutaric semblent prendre en compte la question de la voie alternative en cas d’impossibilité de respecter ledit circuit. Le premier souligne bien que le certificat délivré peut justifier un circuit de substitution, il précise d’ailleurs qu’il s’agit du seul moyen de le légitimer [141]. Le second, sans affirmer explicitement cette légitimité, décide que le justificatif doit être présenté même si le porteur n’a pas « fourni des Lettres pour le lieu d’ou avoit été tirée la lettre protestée » [142]. Ainsi, dans l’hypothèse d’un circuit différent, le respect de l’exigence probatoire permet toujours d’engager l’action en remboursement à l’encontre du tireur et des autres garants. Si ces deux solutions sont favorables au négoce, elles manquent cependant de cohérence face aux faibles explications sur les circuits alternatifs.
61. Les juristes s’illustrent donc ici par d’importantes carences, ils n’offrent pas les solutions attendues face aux insuffisances de la législation. Malgré une tentative d’éclairer avec cohérence la nouvelle réglementation de 1673, un décalage peut être souligné entre l’analyse du rechange et sa mise en œuvre par la pratique. Il serait toutefois excessif d’en conclure à une incompétence générale en matière commerciale tant les mutations juridiques de l’époque moderne sont à l’origine de très nombreux progrès accomplis par la doctrine. Par exemple, en matière de comptabilité, mais aussi de commandite [143], de multiples innovations sont élaborées, comblant d’importantes lacunes de la législation. Une autre perspective se dévoile alors : le rechange semble être négligé par les réflexions juridiques et témoigne d’une difficile perméabilité entre le droit et le commerce.
B. Un discours juridique à l’écart des réflexions sur le commerce
62. Le contexte de rédaction de l’ordonnance de 1673 est propice à une politique de contrôle du voyage de l’argent, notamment pour permettre le redressement des finances, des ressources économiques et militaires du pays [144]. Dans ce cadre, la pensée mercantiliste peut aisément exercer son joug sur le texte [145] et soumettre le rechange à l’influence de Colbert : l’ingérence de l’État pour contrôler et orienter l’activité mercantile [146].
63. Néanmoins, de nombreuses pistes de réforme du commerce sont envisagées au xviiie siècle. Dans ce cadre, le rôle de l’argent est désormais débattu en faveur d’un assouplissement de la réglementation. Boisguilbert préfigure l’évolution des idées économiques à la charnière des xviie et xviiie siècle. Il est l’un des premiers penseurs à nuancer le mercantilisme sans totalement rompre avec lui [147], considérant que les marchés doivent être dictés par une libre concurrence favorable à l’autorégulation [148]. Cette conception se retrouve quelques décennies plus tard chez Forbonnais. Ce précurseur de la physiocratie estime que la circulation de l’argent dépend du degré de liberté laissé aux acteurs économiques dans les processus de paiement, de crédit et de spéculation [149].
64. Les néo-mercantilistes adhèrent à cette idée de libre circulation de l’argent pour améliorer la situation du commerce, ils placent dès lors l’État dans une position passive à cet égard [150]. L’avènement des physiocrates au cours du xviiie siècle pousse la logique à son extrême avec une conception agraire et libérale de l’économie. La notion de produit net prédomine et l’argent devient un simple moyen de dynamiser l’économie nationale, la liberté étant la clef de ce dynamisme [151].
65. De cette façon, la mutation des idées économiques bouleverse les doctrines mercantilistes sur la circulation de l’argent [152]. Dès le milieu du xviiie siècle, le paradigme s’ancre dans le paysage européen, mais les juristes sont peu réceptifs à cette évolution. Consciemment ou non, la faible critique juridique s’accompagne d’une absence de remarque sur l’aspect économique de la réglementation du rechange.
66. En effet, les remises en cause des articles du titre 6 sont ténues, même lorsqu’il s’agit de souligner l’impossible respect des prescriptions de l’ordonnance. Dupuis fait figure de trublion dans la mesure où il est le seul à accuser la limitation du circuit retour de porter atteinte aux intérêts du négoce et à l’équité [153]. C’est également l’unique auteur dont la préface dénonce les insuffisances de la législation, mais aussi de la doctrine [154] ! Il est possible d’y voir les paroles d’un juriste du prétoire, dont la formation et la carrière sont antérieures à l’ordonnance de 1673, et dont l’ouvrage jouxte les mutations juridiques qui sont liées à l’enseignement du droit français à la fin du xviie siècle. Ainsi, Dupuis s’inscrit entre deux époques. Il reste largement à l’écart de la génération des commentateurs, mais il bénéficie d’un regard critique sur la législation tout en étant encore très marqué par la production doctrinale des anciens spécialistes du droit des marchands.
67. À l’exception de cette discrète incursion, les juristes font preuve de discipline et s’intègrent parfaitement à la conclusion tirée par Dina Ribard à propos de la production doctrinale majoritaire de la seconde modernité [155] :
On voit que si l’acte de recueillir, de rassembler et de rapprocher des lois sans y ajouter de discours extérieur au leur propre est donné pour la meilleure manière de les rendre compréhensibles, à l’usage de ceux qui les étudient comme surtout de ceux qui doivent les appliquer, c’est parce qu’ainsi mises en recueil, les lois elles-mêmes montrent les infléchissements et “tempéraments” qu’elles doivent recevoir dans l’exécution. Ce qui pourrait être une explication […] n’en est donc pas une […].
68. Sous cet angle, on perçoit que la transformation de la pensée juridique moderne, constatée chez la majorité de nos auteurs, éloigne les juristes de la question économique pour en faire peu à peu de purs techniciens du droit [156]. Dès lors, si la frontière entre l’École et le Palais est résiduelle, celle entre le droit et le commerce est plus épaisse. Les ouvrages étudiés, à l’exception de ceux de la famille Savary, sont avant tout destinés aux praticiens du droit, à la mise en œuvre des prescriptions de l’ordonnance de 1673 pour la résolution des litiges. Même lorsque le négoce est le lectorat visé, l’objectif reste circonscrit à la même logique. Chez un auteur comme Rogue, l’idée est développée dès sa préface puisque, rappelons-le, ce dernier entend faciliter la compréhension des lois du commerce pour réduire les litiges portés devant les juges-consuls [157]. Parmi les professeurs de droit français, comme Jousse et Pothier [158], leur méthode rationnelle d’analyse et d’enseignement repose sur la concision et la clarté des discours. Cette approche est peu compatible avec l’exploration des causes et des solutions économiques aux problèmes du voyage retour de l’argent.
69. Alors que nos auteurs entretiennent un lien profond avec la pratique, seulement trois d’entre eux disposent d’une proximité avec celle du commerce : il s’agit des membres de la famille Savary [159]. Dès lors, la distance avec le monde des affaires peut constituer une piste de réflexion pour expliquer les différentes lacunes observées, malgré d’indéniables réussites [160]. La plupart des juristes écrivent à destination des praticiens du droit, non des négociants eux-mêmes [161]. Le problème est que, malgré des frontières parfois poreuses, la pratique commerciale ne renvoie pas aux mêmes réalités que la pratique juridique. Dans les deux cas il s’agit du même instrument qui est en cause, en l’occurrence la lettre de change. Mais la façon de l’appréhender diffère d’une situation à l’autre. D’une part, le négoce s’intéresse avant tout à sa mise en œuvre dans les échanges, aux résultats économiques qu’elle peut produire. D’autre part, les professionnels du droit appréhendent son régime juridique et la résolution des litiges qui la concerne devant les tribunaux. Cette dichotomie est confirmée par la formation des jeunes négociants. Les ouvrages juridiques sont largement concurrencés par l’apprentissage au comptoir et dans des manuels spécialisés [162] où la question des circuits du change et du rechange y est bien mieux traitée [163], avec une visibilité plus large sur les débouchés étrangers et une méthode savante de calcul des bénéfices par la règle de trois ou la règle conjointe [164].
70. Toutefois, les juristes ne sont pas les seuls à subir consciemment ou non cet immobilisme. En effet, la physiocratie, pour citer le courant le plus emblématique de la fin du xviiie siècle et qui s’oppose aux tendances mercantilistes, ne reçoit pas une adhésion unanime [165], malgré une propagation des idées économiques de plus en plus vive dans le grand public [166]. Sa diffusion progresse en Europe, mais elle rencontre certains obstacles au sein des institutions françaises, notamment à la suite de l’échec du système de Law [167].
71. Pourtant, le xviiie siècle est aussi celui des tentatives de réforme en matière commerciale. Les juristes, les négociants, tout comme certains agents royaux, manifestent une volonté d’améliorer ou de remplacer l’ordonnance de 1673 [168]. C’est un mouvement commun qui s’affirme dès 1700, mais dont la mise en œuvre ne commence véritablement qu’en 1778 sous l’initiative du garde des Sceaux [169]. Entre temps, l’agitation se répand dans différents domaines mercantiles et s’accentue dans les pratiques du change. Par exemple, en 1711, la question d’une possible dispense de protêt est soulevée devant la chambre du commerce de Dunkerque [170]. En 1761, devant la même chambre, est débattue celle du nombre des parties au contrat de change [171]. La chambre de Rouen émet également un mémoire en 1716 pour la modification de l’ordonnance. Toutefois, ce projet ne vise que trois modifications du titre 6 de la législation, concernant les articles 1 et 7, le rechange n’est donc pas concerné [172]. Malgré l’intérêt porté à la question cambiaire, ces diverses manifestations intéressent avant tout le régime juridique de la lettre de change et laissent la question économique du rechange et de ses circuits à l’écart.
Il faut attendre le projet Miromesnil pour que le voyage retour de l’argent soit concerné. Il n’est toutefois abordé qu’indirectement, au titre de la suppression de la remise de place à place parmi les mentions obligatoires devant figurer sur la lettre [173]. Cette prévision rend alors caduque toute justification liée au circuit du change et du rechange, modifiant considérablement les prescriptions de l’ordonnance. Toutefois, l’épisode révolutionnaire vient suspendre cette question et laisse inachevée toute tentative de réforme du droit cambiaire.
Victor Le Breton-Blon
Doctorant en Histoire du Droit
Université de Bordeaux, Institut de Recherche Montesquieu – EA 7434
v.lebretonblon gmail.com