I. De l’histoire sociale à l’histoire intellectuelle
1. Rien n’est moins stabilisé que le discours des historiens sur la formation des catégories raciales en Occident. Parmi les chercheurs, dans un climat débarrassé non seulement de la xénophobie et de l’antisémitisme, mais encore de la séduction exercée ailleurs par la sociobiologie, des désaccords profonds subsistent sur la réponse à la question qui donne sens à la discipline histoire : depuis quand et jusqu’à quand ces phénomènes peuvent-ils être repérés et attestés ? Plusieurs propositions de périodisation se font concurrence. Dans leur diversité, elles se mesurent toutes avec les formes les plus extrêmes du racisme contemporain (ségrégation aux États-Unis, nazisme, apartheid), considérées dans leurs rapports avec l’évolution des sciences biomédicales, avec le fait colonial, voire la passion nationaliste. Bien souvent, hélas, la référence à cette période relève de la rhétorique, lorsque les auteurs s’autorisent à l’évoquer sans guère l’étudier. Nombre de modernistes et de spécialistes de premiers empires coloniaux oppose une xénophobie fondée sur des caractères culturels pour les périodes antérieures au xixe siècle (donc imparfaitement raciste), à un rejet fondé sur des traits biologiques (donc vraiment raciste) propre de l’époque contemporaine. Cette distribution chronologique peut paraître étrange, au moment même où nombre de chercheurs et de penseurs, à commencer par Étienne Balibar, démontre que le racisme contemporain n’est pas fondé sur une conception biologique des différences [1]. Une solution de facilité pour sortir du dilemme serait de proposer une alternative : ou bien seules sont racistes les xénophobies qui reposent sur la génétique, ou bien la génétique n’intervient dans la formation des racismes que de façon exceptionnelle et à titre de métaphore. Pour les historiens toutefois, cette solution rend mal compte des observations qu’ils rapportent des terrains qu’ils étudient. Ce n’est pas sur la définition du racisme en général que devrait s’orienter le débat, mais sur la distribution chronologique de différentes modalités du racisme. Comme l’a écrit de façon particulièrement exacte un historien des sociétés indiennes du Pérou au xviiie siècle, Sinclair Thomson :
[…] l’idée d’une division dans le temps entre compréhension culturelle et biologique de la race est simpliste […]. Plutôt que de se contenter de dire que l’Amérique Latine coloniale se situe hors de portée des formes modernes de société et de conscience, il faut faire un pas de plus en réfléchissant sur les façons dont la conquête et la domination coloniale en Amérique espagnole ont encadré en Amérique le développement de l’identification raciale [2].
2. Cette proposition se heurte à une tendance plutôt vigoureuse qui entend à vider les ségrégations anciennes de tout ancrage somatique, pour tout miser sur la case métaphore. On en trouve, parmi bien des auteurs, une formulation ramassée sous la plume de l’historienne Ruth Hill, également spécialiste de l’Amérique coloniale :
Une analyse conceptuelle de la hiérarchie dans les vice-royautés de l’Amérique espagnole montre que les castes ne relèvent pas de la biologie : c’est un ensemble de traits somatiques, économiques, linguistiques, géographiques, et autres qui variaient de paroisse à paroisse, de ville à ville, de personne à personne. Parmi les spécialistes de l’Espagne la tentation d’obvier ces réalités, en inventant des oxymores comme la race sociale, ou si ce n’est race du moins identité raciale, ou encore racisme sans race, a faussé les différences matérielles entre les catégories traditionnelles (culturelles) et modernes (biologiques) en les écrasant l’une sur l’autre [3].
Ce passage est tiré d’un chapitre intitulé « Before Race : Hierarchy in Bourbon Spanish America » qui récuse l’idée que les ségrégations sociales subies par les Amérindiens, les Afroaméricains, les métis et les mulâtres aient été de nature raciale au xviiie siècle. L’auteur voit un risque d’anachronisme dès lors que l’on compose la xénophobie fondée sur la biologie (moderne) et la xénophobie fondée sur la culture (traditionnelle). Il faut s’interroger sur le sens de la distinction posée entre traits « somatiques » et traits « biologiques » : tel est l’objectif de cet article. Au préalable, on observera que, selon notre auteur, les règles de la distinction sont supposées varier « de paroisse à paroisse, de ville à ville, de personne à personne ». On a là affaire à un réflexe à la fois attendu et paresseux consistant à objecter face à la plus modeste tentative de généralisation le lieu commun « c’est plus compliqué que cela » et, pire encore, « les règles sont une chose, les pratiques en sont une autre ». Armé d’un bon sens qui ignore sa proximité avec la sophistique dont la récusation est au fondement de la philosophie occidentale, certains historiens décrivent des sociétés liquides dans lesquelles rien n’est arrêté, tout est négociable, où l’agency ouvre les serrures et détend les ressorts. Du même coup, toute montée en généralité se voit frappée du sceau de l’infamie, puisqu’elle se trouve accusée d’essentialiser au lieu de se borner à décrire des processus dans lesquels toutes les composantes sont en mutation à tout moment. En sorte que la production de catégories de la description est toujours prise en défaut d’inexactitude. Cette épistémologie rappelle la partie de croquet d’Alice, dans laquelle les boules sont des hérissons, les maillets des flamands roses et les arceaux des soldats en mouvement. Il va de soi que chaque itinéraire personnel garde une part de singularité, mais quel gain ou quelle correction ce mol individualisme méthodologique – largement inconscient – offre-t-il à une histoire sociale héritière d’Émile Durkheim ?
3. La meilleure façon de ne pas affronter la dimension somatique de la définition des populations et des individus qui sont objet de ségrégation et de persécution, consiste à lui attribuer une valeur métaphorique :
Bien que les métaphores de la hiérarchie – tels que le sang pur (sangre limpia), les métiers dégradants (vil oficio ou oficio bajo ou mecánico), et les travaux sales (oficio sórdido ou infame) – ont un parfum de modernité, les types de hiérarchisation qu’ils expriment ne sont pas modernes [4].
Dans cette réflexion, je voudrais limiter l’examen de ce problème à la lumière du statut qu’il convient d’accorder au sang dans les doctrines et dans les discours de la pratique de l’Ancien Régime. Mon point de départ, on vient de le voir, est l��histoire sociale des processus de hiérarchisation dans les sociétés d’Ancien Régime, tant en Europe que dans les colonies conquises entre xve et xviiie siècle. Toutefois, c’est un détour par les cultures lettrées de cette époque que je mets ici en œuvre. La raison en est simple : les scribes, notaires, magistrats, greffiers municipaux, clercs séculiers et autres inquisiteurs qui ont noirci les millions de feuilles que nous qualifions d’archives étaient tous formés, à divers niveaux de profondeur, par les cadres intellectuels et culturels fournis par l’Église, l’Université ainsi que les industries du livre et du spectacle. Il est naïf de penser que les documents paroissiaux, notariaux ou judiciaires nous livrent une copie au vrai de la vie sociale, du moins si on ne se dote pas a priori des outils de décodage pour comprendre les encodages anciens.
II. Le sang n’est pas une métaphore
4. Aujourd’hui, nous distinguons les propriétés décrites par l’hématologie d’un côté, et toutes les symboliques liées au sang de l’autre. Mais de quel droit pouvons-nous supposer que les hommes du passé procédaient à la même distinction ? Si nous prétendons que le sang est une métaphore sous la plume des auteurs de l’Ancien Régime, alors la cohérence oblige à poser qu’ils séparaient, comme nous, la chose et ce dont elle était la métaphore. C’est ce point du raisonnement qui doit être repéré et, j’essaierai de le montrer, rejeté. Le seul accès que nous ayons aux usages des mots se trouve dans les sources écrites des époques anciennes. Il serait naïf de penser que les archives enregistreraient des manifestations de la spontanéité du langage, tandis que les sources imprimées inventeraient des significations normatives ou littéraires au-delà des usages immédiats. Au contraire, on peut même avancer que les rédacteurs des archives dont nous disposons, greffiers ou tabellions, médecins ou prêtres, donnaient forme aux langages qu’ils enregistraient à travers les filtres de la culture savante, dans ses versions les plus sophistiquées ou les plus simples. Ainsi l’examen des cadres imposés par la culture lettrée, celle du moins qui accède à l’imprimatur, est un moyen indispensable pour reconstituer l’architecture normative du sens des mots dans la culture des hommes de l’ancien temps. C’est pourquoi, loin de nous écarter du questionnement de l’histoire sociale, le passage par l’examen des formes normatives et littéraires aide à ne pas projeter sur les archives des sociétés anciennes les catégories spontanées qui sont celle de notre expérience de la vie sociale.
5. Que la reproduction naturelle, ou génération, commande la trajectoire des personnes bien plus que toute convention sociale ou que tout arrangement, voilà une croyance qui organise les narrations les plus fondatrices des sociétés occidentales. Tel est le cas de la vraie nature hébreue de Moïse, pourtant élevé à la cour de Pharaon :
10. Lorsque l’enfant eut grandi, elle le ramena à la fille de Pharaon qui le traita comme son propre fils ; elle lui donna le nom de Moïse, en disant : « Je l’ai tiré des eaux ».
11. Or vint le jour où Moïse, qui avait grandi, se rendit auprès de ses frères et les vit accablés de corvées. Il vit un Égyptien qui frappait un Hébreu, l’un de ses frères [5].
On trouve dans la mythologie grecque, un schéma symétrique inverse : Pâris dont l’oracle avait dit qu’il ferait le malheur de Troie est écarté de sa famille à la naissance pour être élevé loin de la cour. Pourtant sa nature princière se révèle dès sa prime jeunesse :
Ma beauté et ma force d’âme étaient déjà, bien que je parusse sorti des rangs du peuple, l’indice de ma noblesse cachée [6].
6. Quand on resserre l’examen sur la question du sang, s’agissant des sociétés de l’Occident chrétien, on doit s’étonner que la référence à cette liqueur puisse être tenue pour métaphorique. A fortiori à propos des sociétés catholiques qui ont répandu le sang pour défendre la croyance dans la transsubstantiation du vin et du pain en sang et chair du Christ pendant le sacrifice de l’eucharistie, voilà qui est extraordinaire [7] ! Les piliers de la connaissance et de l’enseignement qui dessinent l’espace de la pensée à l’époque moderne, c’est-à-dire la théologie, le droit et la médecine, livrent les clefs d’une anthropologie qui n’est certes plus la nôtre [8]. La lecture de ces textes, qu’ils soient savants ou ordinaires, invite à penser que si le sang est un opérateur social ou moral ce n’est pas seulement par métaphore. Du côté de la médecine, on retiendra d’abord l’empire qu’exerce le sang sur l’ensemble du tableau somatique. Chez Galien, commentateur et compilateur d’Hippocrate, de Platon et d’Aristote, on trouve tous les arguments pour défendre la théorie de l’ubiquité du sang. Le sperme c’est encore du sang. De l’avis d’Ambroise Paré :
la semence qui est faicte de sang et esprit, laquelle est apte pour la generation, estant peu ou rien transportee, est incontinent corrompue et alteree, et par conséquent sa vertu du tout esteinte, parce que la chaleur et esprit du couer et de tout le corps en est absente, si bien qu’elle n’est plus temperee, ny en qualité ny en quantité [9].
Le lait maternel, lui aussi, c’est encore du sang pour Juan Gutiérrez de Godoy, docteur en médecine, formé à l’université d’Alcala dont la belle carrière culmine avec un office de médecin de la maison du roi sous Philippe IV, comme le montre cet extrait de son traité sur les bienfaits de l’allaitement maternel :
Par ces veines la nature a pourvu que pendant la grossesse comme il y a une telle abondance de sang dans les veines de la mère, qu’une partie de ce sang soit tiré là afin qu’il ne manque pas d’aliment au bébé, qu’il soit conduit vers les seins afin que peu à peu aille s’accommodant et s’assaisonnant le lait, et qu’il soit bien proportionné pour l’alimenter lorsqu’il sort au jour : ainsi nous l’enseigne Hippocrate [10].
7. Ces considérations ne sont aucunement limitées au domaine des traités médicaux. Elles sont présentes dans bien d’autres genres d’écrits, notamment ceux qui concernent la pensée politique. C’est ainsi, par exemple, que le père jésuite Juan de Mariana, lui aussi formé à Alcala, auteur d’une monumentale histoire d’Espagne intitulée De rebus Hispaniarum (Tolède 1592, Mayence 1605), avait publié en 1599 le célèbre De rege et regis institutione, dans lequel il consacrait un chapitre entier à la question des nourrices. Il explique que leur qualité se trouve incorporée dans le lait qu’elles donnent à boire aux enfants. Or, qu’est-ce donc que le lait :
Qui est enim lac nisi sanguinis, quo fœtus in utero alebatur, colore tantum mutato ? [11]
En observant les arguments que convoque la critique de la mise en nourrice des enfants, on voit que le dualisme corps / esprit n’est pas opératoire :
[…] c’est une grande méchanceté que vicier la noblesse naturelle et la pureté qu’un homme a tiré des commencements de sa génération, avec le lait de femmes viles, des servantes, des esclaves, ou de nations étrangères et barbares qui souvent sont laides, sales, répugnantes, maladroites et malhonnêtes ; d’où il résulte nécessairement une contagion sur l’enfant auquel elles donnent leur lait [12].
8. Présente dans la littérature médicale et dans les traités politiques, la question du lait, ou plutôt du sang sous sa forme lactée, est également en bonne place dans la littérature de fiction. Soit un exemple, tiré de la traduction et adaptation en français du roman attribué à un certain Francisco Lopez de Úbeda, dont on ne sait pas s’il a existé et si derrière ce nom, peut-être utilisé comme pseudonyme, se cacherait un théologien, si ce n’est qu’il était l’auteur affiché du Libro de entretenimiento de la Pícara Justina. Cet ouvrage de caractère précieux et satirique, offre quelques vignettes qui témoignent de ce que la question de la transmission des caractères par la potion du lait est un lieu commun qui pour prêter à la farce n’en fait pas moins résonner une commune conviction. Le personnage principal du roman, dans un chapitre consacré à sa propre généalogie, une passion de ce temps-là, multiplie des images évocatrices :
Une nourrice larronesse allaicta un Empereur, qui fut si enclin au larcin, qu’il déroboit par tout où il alloit ; de façon que pour remedier à son vice, & ne faire tort à personne, il fit publier par toute sa Cour, que quiconque perdroit quelque chose, il la vint sur le champ chercher dans son Palais. Qu’est-ce à sire cela sinon qu’il suça cette imperfectiõ avec le laict ? [13]
Il s’agit d’un véritable trope narratif dont on trouverait maintes occurrences dans plusieurs langues européennes. Mais, de façon plus frappante, la « narquoise Justine » décrit le processus de la transmission en recourant à un vocabulaire mécaniste, étrangement contemporain de René Descartes, mais nullement dualiste pour autant :
Et qu’on ne s’accuse pas à me persuader que ces imperfections là ne s’héritent pas, mais que c’est l’usage qui nous les rends [sic] comme naturelles, car je tiens qu’elles attachées à notre corps de leur formation au ventre de nos meres ; mais quoy qu’il en soit, vieux ou nouveau, naturel ou accessoire, nous sommes comme des éponges & des pompes, nous suçons avec le laict les humeurs & le mœurs de nos geniteurs [14].
Ainsi, la narratrice récuse l’idée que la vie sociale et le passage par l’éducation déterminent en priorité le caractère des personnes, puisque les humeurs et les mœurs se transmettent par les fluides du corps des géniteurs. Comme l’a montré Jérôme Baschet, selon Thomas d’Aquin, référence écrasante dans les universités des débuts de l’époque moderne, la semence paternelle dote l’embryon de caractères végétatifs et sensitifs qui ne procèdent pas de Dieu et confèrent au jeune être la faculté de recevoir du Créateur l’« âme rationnelle » [15]. Bien entendu, la veine thomiste de l’enseignement non seulement déborde des chaires de théologie pour affecter celles de droit et de médecine, mais encore elle inscrit le corpus des écrits d’Aristote comme une référence d’autorité dans les cadres intellectuels des acteurs du passé. Soit à travers Thomas d’Aquin, soit à travers Galien dans sa fonction de compilateur de Platon, Aristote et Hippocrate, une histoire naturelle enracinée dans les classiques s’impose. Parmi d’autres exemples possibles, voici un bref extrait d’un développement sur les fonctions du sang tiré des Parties des animaux :
Un sang plus épais et plus chaud donne plus de vigueur ; un sang plus léger et plus froid donne à la fois plus de sensibilité et d’intelligence. On peut observer les mêmes différences dans les liquides qui correspondent au sang. C’est ainsi que les abeilles et les animaux de cette espèce sont de nature beaucoup plus intelligente que bien des animaux qui ont du sang ; et parmi les animaux qui ont du sang, ceux dont le sang est froid et léger sont plus intelligents que ceux dont le sang est tout le contraire. Les plus distingués de tous sont ceux dont le sang est chaud, léger et pur ; car les natures de ce genre sont les mieux douées en fait de courage et de pensée [16].
9. On le voit ainsi, non seulement le sang irrigue le raisonnement sur la création divine, sur la condition naturelle de l’homme et sur l’ordre de la cité, mais encore ceux qui écrivent sur lui n’emploient pas le mot comme image, symbole ou métaphore d’autre chose. Le sang est véhicule de caractères sociaux, moraux, voire divins, sans perdre sa matérialité de fluide. Toutefois, la tentation d’interpréter son évocation dans les textes anciens comme métaphore n’est pas arbitraire, puisque son usage au second degré est également présent dans les discours de la même époque. Mais encore faut-il restaurer son sens propre, avant de jouer sur ses sens figurés.
III. Le sang est également une métaphore
10. Il ne faudrait pas, en effet, amputer l’examen de l’imagination politique dénotée par le sang de la dimension métaphorique qui, bien entendu, existe. En reconnaître la vigueur ne signifie pas accepter qu’en elle s’épuisent tous les usages et toutes les significations du mot et du concept. La fréquentation des textes politiques, imprimés ou manuscrits, de l’époque moderne offre de nombreux exemples du sang comme métonymie d’une population. Il ne faut certainement pas attendre les formulations à la Gobineau pour constater que le caractère composite des populations fait l’objet de descriptions en termes de coexistence voire de croisements de « sangs » d’origines diverses. Le terme peut être utilisé lorsqu’il s’agit de justifier l’élimination, l’expulsion ou la persécution d’un groupe décrit comme ce mauvais sang dont l’opération de la saignée libère un corps dolent. C’est en ces termes, par exemple, que l’aspiration à l’expulsion des morisques d’Espagne, sous le règne de Philippe III en 1609-1610, est décrite comme une opération médicale :
En notre monde, chaque République est un corps, et les rois doivent être des médecins. Jamais l’humeur mauvaise n’a fait l’heureux voisinage, il est bon que le mauvais sang soit hors du corps, car à l’intérieur il se répand dans les veines et il infecte tout de cette façon, ou se concentre en un endroit et crée un abcès […]. Que faisaient parmi nous les infâmes sectateurs de Mahomet ? Leur obstination est telle qu’il n’a pas suffi qu’ils soumettent leur cou au joug de l’obéissance, car à chaque pas ils secouaient la loi de leur nuque, après reçu la prédication : que pouvaient-ils faire à notre corps mystique sinon lui infliger une inflammation ? [17]
11. Ces formules n’ont rien qui doive surprendre car les lettrés espagnols étaient conscients que l’image de leur pays était caricaturée hors d’Espagne par une littérature qui leur faisait honte d’appartenir à un peuple de sang-mêlés, face à une Europe chrétienne pure de tout mélange. Il ne s’agissait pas alors d’arguments théoriques ou spéculatifs, mais d’armes de longue portée dans les luttes politiques du moment. Qu’un exemple suffise, soit la façon dont Guillaume d’Orange dans son combat à mort contre Philippe II prend appui sur l’enjuivement des Espagnols :
Je ne m’esbahi plus de ce que tout le monde croit la plus grande part des Espaignols, et principallement ceus qui se disent nobles, estre du sang des Marrans et des Juifs, et qui tiennent ceste vertu de leurs ancestres, qui ont faict marché à beaux deniers comptants de la vie de nostre Saulveur [18].
12. Suivons, à titre d’exemple, un lieu commun de la littérature imprimée française des xviie et xviiie siècles, afin d’observer l’efficacité de l’usage figuré du sang dans l’argumentation politique. Jusqu’à preuve contraire, tout semble être parti du récit de la mort en 1568 du malheureux infant d’Espagne, don Carlos fils du roi Philippe II. Cet épisode, qui demeure un rien obscur, a fait les délices de la légende noire de l’Espagne, puisqu’elle faisait peser le soupçon que le roi son père l’aurait fait assassiner [19]. L’historiographe François-Eudes de Mézeray, au tome III de son Histoire de France (1651), évoque cet épisode. À cette occasion, il livre le motif rhétorique dont on piste ici la trace :
Comme il le vid, il se jetta à genoux devant luy, la larme à l’œil, & tira avec peine ces mots de son estomac oppressé de douleur & de crainte : Souvenez-vous, Monsieur, que je suis de votre sang. Mais l’inexorable ayant veu sans esmotion son fils embrasser ses genoux, & lui moüiller les pieds de ses pleurs, ne luy respondit autre chose sinon, Quand j’ai de mauvais sang, je baille mon bras au Chirurgien pour le tirer [20].
Deux années à peine après la publication de l’histoire de Mézeray, on trouve la même expression dans La mort d’Agrippine, tragédie de Cyrano de Bergerac, qui a sans doute été jouée à Paris et peut-être également à Rouen [21]. Le lieu commun permet de formuler, là encore, la nécessité de l’assassinat politique :
Tibere
Enfin, Rome est soumise, & mes trouppes logées
Sont autour du Palais en bataille rangées,
Et je puis foudroyer d’un bras victorieux
Ces superbes Titans qui s’osent prendre aux Dieux ;
Je dois par Agrippine ouvrir leurs sepultures,
Sa mort decidera toutes nos advantures.
Seianus
Seigneur, daigne en son sang le tien considerer.
Tibere
Quand j’ay de mauvais sang je me le fais tirer [22].
Dans son commentaire du Polyeucte de Corneille, Voltaire s’était trompé de référence, en signalant que ce trope figurait dans l’Andronic de Campistron (1685) [23]. La lecture de la pièce ne laisse aucun doute sur le fait qu’il s’agit bien d’une transposition du drame de don Carlos. Dans ce contexte, c’est sans doute ces vers que Voltaire a confondu avec ceux de Cyrano :
L’empereur
Ingrat, et sans frémir je ne puis reconnaître
Mon sang dans un rebelle, et mon fils dans un traître [24].
13. Quoi qu’il en soit, l’évocation de la saignée comme image et comme justification de l’élimination de l’héritier indésirable de la couronne d’Espagne devient un lieu commun au xviiie siècle :
Des Historiens disent que lorsque Dom Carlos dit à son Pere : Souvenez-vous que je suis votre sang, ce Monarque répondit froidement & bassement : Quand j’ai du mauvais sang, je le fais tirer à mon Chirurgien [25].
Dans cette citation, la formule « je suis votre sang » et non « je suis de votre sang » a quelque chose de christique qui augmente l’horreur que suscite la réplique du père. Comme tout lieu commun, celui-là fut également mobilisé dans des narrations qui n’avaient rien à voir avec l’histoire de la mort du fils de Philippe II. Ainsi, du fait divers le plus spectaculaire entraîné par le système de Law dans la France de la Régence. Un Antoine-Joseph comte de Hoorn, apparenté aux familles les plus huppées de l’aristocratie flamande, allemande et française, aidé d’un comparse, avait assassiné un agioteur, en mars 1720, rue Quicampoix. Le duc de Saint-Simon rapporte toute l’affaire dans ses mémoires. Le Régent ne souhaitait pas que le meurtrier fût grâcié, pas même envoyé aux petites maisons de Charenton chez les fous. Hoorn allait subir le supplice infâmant de la roue, raison pour laquelle toute sa parentèle se mobilisa et fit appel au duc de Saint-Simon pour qu’il obtînt, au moins, la commutation de la peine de la roue en décapitation, supplice qui n’était pas déshonorant :
ils m’expliquèrent que la roue mettroit au désespoir toute cette maison, et tout ce qui tenoit à elle, dans les Pays-Bas et en Allemagne, parce qu’il y avoit en ces pays-là une grande et très importante différence entre les supplices des personnes de qualité qui avoient commis des crimes ; que la tête tranchée n’influoit rien sur la famille de l’exécuté, mais que la roue y infligeoit une telle infamie, que les oncles, les tantes, les frères et sœurs, et les trois premières générations suivantes, étoient exclus d’entrer dans aucun noble chapitre, [ce] qui, outre la honte, étoit une privation très dommageable, et qui empêchoit la décharge, l’établissement et les espérances de la famille, pour parvenir aux abbayes de chanoinesses, et aux évêchés souverains [26].
La conclusion de cette déplorable affaire a été tiré par d’autres que Saint-Simon, sous forme du lieu commun que nous connaissons déjà. Le Régent après avoir entendu les suppliques des parents du meurtrier :
Il répondit aux plus proches parents du comte : « Quand j’ai du mauvais sang dans les veines, je me le fais tirer […]. Ce ne sera pas le supplice, mais l’action qui l’a mérité, qui déshonorera votre famille… J’en partagerai la honte : cela doit consoler les autres parents » [27].
14. D’un côté, la formule toute faite est remployée pour commenter un crime qui ne doit plus rien à l’histoire de don Carlos, signe de son efficacité rhétorique. D’un autre côté, le commentaire de Saint-Simon décrit une règle sociale. La démarche des parents du comte de Hoorn était, en effet, commandée par un calcul comme il en existait dans les sociétés de castes depuis des siècles : l’infamie d’un individu affectait sa parentèle descendante sur plusieurs générations. Ainsi, le sang versé dans une rue de Paris par un aristocrate dévoyé retomberait sur les siens pour un nombre de générations correspondant à la règle canonique du caractère héréditaire du déshonneur et au calcul traditionnel de sa durée, soit trois générations.
IV. Intermède : le théâtre de la politique
15. Cyrano de Bergerac nous a conduits vers la salle de spectacle où dans les pièces tragiques, le sang coule à flots. L’examen des œuvres dramatiques présente une garantie pour les historiens : il est possible de vérifier qu’un public s’est constitué et qu’il choisissait d’être là, de voir et d’entendre, après avoir payé son entrée. Quant aux entrepreneurs de spectacles, on est assuré qu’ils cherchaient à vivre de leur art, de la composition et du jeu des acteurs. Ils présentaient à leur public un ensemble d’actions et de discours qui, à tout le moins, faisaient écho auprès des spectateurs, pour susciter en eux des émotions dans une langue et selon des paramètres qu’ils entendaient. Les historiens et littéraires le montrent pour la France du Grand Siècle [28], pour l’Angleterre des théâtres élisabéthain et jacobéen [29], pour l’Espagne des comedias [30], pour la Russie de Catherine II [31].
16. Dans Le conte d’hiver, William Shakespeare joue avec le trope de la princesse disparue et élevée par une famille de bergers avant que sa nature véritable ne finisse par se révéler. Le roi Polixénès, lui-même incognito, interroge cette Perdita sans connaître sa véritable origine, contrairement aux spectateurs. Les personnages ont alors un échange sur le poids respectif des causes naturelles et des actions artificielles, à propos des fleurs et de l’art de la greffe :
Perdita
Monsieur, lorsque l’année vieillit,
Avant que l’été meure, ou avant la naissance
Du frissonnant hiver, les plus belles fleurs de la saison
Sont les œillets et les giroflées panachées
Que certains appellent des bâtards de la nature ; il n’y en a pas
De cette sorte dans notre humble jardin, et je ne me soucie guère
D’en avoir des boutures.
Polixénès
Pourquoi, tendre fille, Les méprisez-vous ?
Perdita
Parce que j’ai entendu dire
Qu’il y un art qui, pour les rendre bigarrées, coopère
Avec la grande nature créatrice.
Polixénès
Admettons ;
Mais la nature n’est améliorée que par un moyen
Que crée la nature : ainsi, au-dessus de cet art,
Dont vous dites qu’il ajoute à la nature, existe un art
Que crée la nature. Vous voyez, douce jeune fille, nous marions
Une greffe délicate au tronc le plus sauvage,
Et fécondons une écorce de basse espèce
Avec un bourgeon de plus noble race. Il y a là un art
Qui corrige la nature – ou plutôt la modifie – mais
L’art lui-même, c’est la nature [32].
Dans cette tirade, étonnamment abstraite même pour une rhétorique fondée sur l’allégorie, la parole royale affirme ainsi la supériorité en dernière instance de la nature sur tout arrangement qui entend l’amender. Bien entendu, il est difficile de dire ce que pouvait comprendre la salle de cette assertion « The art itself is nature » qui, dans sa généralité, pouvait faire écho à bien d’autres questions que celle de la transmission des qualités par la lignée.
17. Sur un tout autre registre, dans la comédie Tout est bien qui finit bien, Shakespeare présente à la façon d’un jurisconsulte, le cas du jeune aristocrate, Bertrand. Il refuse d’épouser une jeune fille, Hélène, orpheline recueillie depuis son enfance dans le foyer de la comtesse, mère de Bertrand. Il rejette la belle jeune fille parce qu’elle était née d’un père simple médecin. Le rejet de Bertrand n’est pas motivé par l’idée qu’élevés sous le même toit, les deux jeunes gens pourraient en s’aimant violer l’interdit de l’inceste. Pourtant, dès l’acte premier, la comtesse se définit comme mère d’Hélène et avec la dernière conviction :
La vieille comtesse
Vous savez, Hélène,
Que je suis une mère pour vous.
Hélène
Mon honorable maîtresse
La vieille comtesse
Mais non, une mère.
Pourquoi pas une mère ? Quand j’ai dit « une mère »,
J’ai cru que vous aviez vu un serpent. Qu’y a-t-il dans « mère »
Qui vous fasse sursauter ? Je dis : je suis votre mère
Et vous inscris au catalogue de ceux qui sont sortis de mon ventre. On voit souvent
L’adoption rivaliser avec la nature, et notre choix produit souvent
Pour nous un rejeton naturel à partir d’une semence étrangère.
Vous ne m’avez jamais coûté les gémissements d’une mère,
Et j’ai pourtant pour vous les tendresses d’une mère.
Grand Dieu, jeune fille ! Est-ce que cela te caille le sang
De dire que je suis ta mère ? [33]
18. Puisqu’ils sont d’un autre sang, en dépit de la revendication de maternité de la comtesse, aucune fraternité ne les unit. Après qu’Hélène a mis en œuvre avec succès la science héritée du médecin son père afin de sortir le roi d’une mortelle léthargie, le monarque exige de Bertrand qu’il épouse la jeune fille. L’obstination du comte à refuser cette union offre au roi l’occasion d’exposer, à la manière d’un traité juridique sur la noblesse, l’opposition de la lignée naturelle et de la volonté royale.
Bertrand
Mais s’en suit-il, mon seigneur, que je doive m’abaisser
Parce qu’elle vous a relevé ? Je la connais fort bien :
Son éducation fut à la charge de mon père.
La fille d’un médecin pauvre, ma femme ! Tant pis si mon refus
Me ruine à jamais !
Le roi
C’est seulement sa condition que tu refuses en elle,
Je peux la rehausser. Comme c’est étrange : nos sangs,
Que ni la couleur, ni le poids, ni la chaleur ne sauraient distinguer
Si on les mélangeait, restent portant séparés
Par de si puissantes différences ! Si elle est
La vertu en personne, à ceci près – c’est ce que tu détestes –
Qu’elle est la fille d’un médecin pauvre, tu détestes donc
La vertu à cause de sa condition. N’agis pas ainsi.
Quand la vertu provient du rang le plus bas,
Ce rang est anobli par les actions de la personne.
Être enflé de grands titres et manquer de vertu,
C’est avoir un honneur hydropique. Le bien seul
Est le bien, pas besoin d’un nom. De même pour la bassesse.
La qualité doit venir de ce qu’on est,
Non du titre que l’on porte. Elle est jeune, sage, belle,
En cela elle l’hérite directement de la nature,
Et c’est cela qui fait l’honneur. Il se moque de l’honneur,
Celui qui se vente d’être fils de l’honneur
Sans ressembler à son père. L’honneur fleurit,
Quand nous le tirons de nos actes,
Et non de nos ancêtres. Ce pauvre mot est un esclave
Prostitué sur chaque tombe, sur chaque monument
Un emblème menteur ; et bien souvent il est muet
Quand la poussière et le maudit oubli sont la tombe
D’ossements vraiment honorables. Que te dirai-je ?
Si tu peux aimer cette créature en tant que jeune fille,
Je peux créer le reste. Sa vertu et sa personne,
Sont sa dot naturelle ; noblesse et fortune viendront de moi [34].
19. Ce passage de la pièce est un révélateur de la familiarité que le public pouvait entretenir avec un type d’argumentation qui circule au même moment en Europe sur les mérites respectifs d’une noblesse lignagère et d’une noblesse octroyée par un acte souverain du roi. S’y ajoute, comme dans le très célèbre monologue de dom Louis à l’acte IV du Dom Juan de Molière, le balancement entre statut hérité dans le sang, – statut mérité par les vertus et – statut démenti par les méchantes actions :
Dom Louis
Ah, quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres, qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler, et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né, ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage, au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal, est un monstre dans la nature […] [35].
On trouve ici comme un condensé des argumentations qui emplissent les traités sur la valeur des différents types de noblesse, depuis un bon siècle au moment où la pièce de Molière est présentée au public de Paris [36]. La tirade du père de dom Juan s’ouvre sur l’aveu qu’il avait demandé au Ciel de toute la force de ses prières que lui soit donné un fils comme le bien le plus précieux (« J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles, je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables »). Le « sang noble » dont parle le vieux seigneur oblige ceux dont il emplit les veines et sa présence demande qu’il se survive de génération en génération. Car la qualité de gentilhomme n’a de sens qu’à la condition de se perpétuer par la voie du lignage à travers une descendance.
20. À une époque où la concession d’un titre de noblesse « pour une vie » est tenue pour un succès social en demie teinte, la transmission naturelle des qualités supérieures donne la vraie mesure de la supériorité. C’est bien ce qu’avait compris, au mi-temps de ses crimes effroyables le thane Macbeth devenu roi mais sans espoir de descendance. Les sorcières lui ont dit que les enfants de Banquo seraient les prochains rois d’Ecosse, ce qui réduisait littéralement à rien la couronne qu’il venait d’acquérir au prix de meurtres :
Macbeth
Être cela n’est rien,
Sans l’être en sûreté. Notre peur de Banquo
Est une écharde profonde, et dans sa royale nature
Règne quelque chose qui fait peur. Sa hardiesse est grande,
Et à cette trempe indomptable du caractère,
Il ajoute une sagesse qui conduit sa bravoure
A agir en sûreté. C’est le seul être
Dont l’existence me fait peur, et devant lui
Mon génie tremble, comme, dit-on,
Celui de Marc-Antoine devant César. Il a rabroué les Sœurs du Destin,
Lorsqu’au début elles me revêtirent du nom de roi,
Et leur a ordonné de lui parler. Ainsi, en prophétesses,
Elles ont salué en lui le père d’une lignée de rois.
Sur ma tête elles ont placé une infructueuse couronne
Et mis dans mon poing un sceptre stérile,
Qui me sera arraché par la main d’un autre lignage,
Aucun fils ne me succédant. S’il en est ainsi,
Pour la postérité de Banquo que j’ai souillé mon esprit,
Pour eux que j’ai assassiné le charitable Duncan,
Versé le fiel dans la coupe de ma paix,
Pour eux seuls, et mon joyau immortel,
Je l’ai donné à l’ennemi commun des hommes
Pour faire d’eux des rois, la graine de Banquo, des rois ! [37]
21. Sans transmission rien n’est acquis, si ce n’est la vanité d’une satisfaction sans lendemain. Ce n’est pas solliciter à l’extrême l’anthropologie du lignage, qu’avancer ceci : la noblesse réside, en premier lieu, dans la faculté de se situer en relation avec une lignée amont et de créer de son vivant les conditions d’une transmission. On l’observe assurément dans les pratiques espagnoles de l’enquête sur la pureté de sang qui mettent à jour la capacité des individus à fournir les traces de leur généalogie, pour modeste que fût l’origine de leurs ancêtres.
22. Le renvoi de Bérénice par quoi est-il motivé, si ce n’est parce que son union avec le maître de Rome placerait Titus dans l’impossibilité de donner un héritier à la couronne impériale ?
Paulin
Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.
Rome, par une loi, qui ne se peut changer,
N’admet avec son sang aucun sang étranger,
Et ne reconnaît point les fruits illégitimes,
Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes.
[…]
Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron,
Monstres, dont à regret je cite ici le nom,
Et qui ne conservant que la figure d’homme,
Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,
Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux
Allumé le flambeau d’un hymen odieux [38].
La fin de la tirade de Paulin pose donc que par de-là la monstruosité des tyrans dont la conduite fut abominable, il existe un stade ultérieur dans l’infamie, c’est-à-dire l’engendrement d’une lignée contre-nature, qui naîtrait du sang de l’étrangère, la descendante d’Hérode, la reine de Judée. Il n’existe pour Titus, qui sort alors du deuil de son père Vespasien, aucune possibilité de tenir son rang impérial s’il consent à abîmer la dignité de son lignage par une mésalliance des sangs. Les publics qui assistaient à ces spectacles frémissaient devant le chagrin des têtes couronnées, mais ils comprenaient l’avertissement de Paulin. Le rang des personnes se mesure par leurs actions, certes, mais tout autant par la succession qui conformait la lignée et où chacun trouvait place. C’était un monde social que dévorait la passion pour la généalogie [39]. Chaque union matrimoniale reformait et déformait l’édifice des transmissions où les individus prenaient place [40].
23. Dans un auto sacramental, ce genre dramatique qui pendant les célébrations du Corpus Christi mettait en scène des allégories à la manière des mystères médiévaux, Pedro Calderón de la Barca, sans doute le plus grand dramaturge du Siècle d’Or espagnol, évoque avec une précision digne d’un juriste de son temps la notion de limpieza (pureté) dont on voit qu’elle relève de l’âme autant que de la lignée [41]. Calderón le montre à propos des conditions d’admission dans les ordres militaires d’Espagne, lui qui fut admis chevalier du plus prestigieux d’entre eux, l’ordre de Santiago :
Cet établissement
Doit toujours à l’honneur être attentif
A la noblesse et à la pureté
Correspondant à la noblesse de l’âme ;
La pureté de la vie, sans que nul n’ignore
De quelle tache ou de quelle race l’abîme
Une religion étrangère ; ainsi me voilà disposé
A donner des preuves, nommez-moi vite
Un informateur, et même deux, qui répondent
Sans dissimuler aucun défaut de mon honneur
De mon éclat, de ma religion, par un généreux
Examen, l’un étant un clerc
Et l’autre un chevalier.
Sur ton seuil j’attends la réponse,
Afin que le jour même où
Cette grâce me soit faite, ma généalogie
Et mon dépôt je puisse présenter [42].
24. De ces quelques exemples on ne peut prétendre tirer de conclusion, mais du moins peut-on affermir une intuition. Dans ces spectacles, rarement avares de meurtres sanglants, l’évocation du sang ne relève pas toujours de l’image, lorsqu’elle autorise de qualifier et de classer les personnages, en fonction de la lignée qui les a faits et qu’ils sont amenés à poursuivre. Et lorsque la convocation du sang permet au poète d’exposer le caractère indissociable de ce qui relève de la nature et de ce qui procède de la société, ce n’est pas grâce à l’instrument de la métaphore, mais en consonance avec l’idée commune que le sang véhicule en réalité autant « les mœurs que les humeurs ».
V. De l’histoire intellectuelle à l’histoire sociale
25. Cinq domaines de l’enquête sont convoqués ici (et chacun pourrait faire l’objet d’un article monographique) pour illustrer le retour à l’histoire sociale et montrer combien le détour par l’histoire intellectuelle n’en est pas un [43]. On se contentera ici de les esquisser de façon brève et incomplète.
26. 1) Le plus familier pour l’historiographie française porte sur la condition aristocratique. Il aborde la constitution concomitante d’un champ de la controverse, d’un ensemble de décisions royales, de stratégies lignagères et d’une accumulation jurisprudentielle autour de l’origine naturelle ou institutionnelle du statut noble. Le travail d’analyse conduit par André Devyver et Arlette Jouanna et par Lawrence Stone depuis les années 1970, et plus récemment par David García Hernán et José Antonio Guillén Berrendero pour l’Espagne fournit un arsenal d’informations sur les ressources rhétoriques dans lesquels les acteurs de l’Ancien Régime pouvaient puiser pour consolider ou obtenir des statuts avantageux et des distinctions nobiliaires [44]. Lorsqu’on croise les données de ce réservoir avec les argumentations composées et les décisions prises par les juridictions compétentes, cinq séries de conclusions peuvent être tirées : 1) le sang des parents véhicule réellement les qualités morales requises des personnes distinguées ; 2) le registre sémantique de la race est au cœur de la rhétorique de défense des avantages de la noblesse ; 3) plusieurs théories se sont affrontées dans le travail de formation de l’idéologie nobiliaire, depuis les positions les plus naturalistes jusqu’au plus artificialistes ; 4) les procédures d’enquête et de vérification des généalogies ont été mobilisées pour l’administration de la preuve d’appartenance à la noblesse ; 5) les milieux nobiliaires ont géré, à chaque moment, la contradiction entre la nécessité de maintenir la clôture de leur milieu pour en garantir le caractère supérieur et la nécessité de laisser s’introduire de nouveaux venus au prix d’arrangements financiers et matrimoniaux, mais aussi au prix de suspicions et d’humiliations infligées aux parvenus.
27. 2) L’anthropologie historique de l’Occident chrétien révèle qu’entre les ve-vie siècles de notre ère et le xixe siècle l’adoption, telle qu’elle existait à Rome, s’efface des pratiques sociales. Sans doute les jurisconsultes et professeurs de droit continuent, à partir du xiie siècle, à commenter les dispositions et cas compilés dans le Corpus Ivris Civilis sur l’adoption et l’adrogatio [45]. Cependant, les études conduites sur la base des archives notariales et judiciaires indiquent que les familles n’adoptent plus. Par adoption, il faut entendre l’opération par laquelle un enfant né d’une famille étrangère à la lignée est reçu et élevé comme s’il avait été conçu par le couple, puis il devient héritier ab intestat (sans recours à un testament) du patrimoine, mais aussi de la dignité, du nom, de la réputation de ses parents adoptifs. Cette pratique disparaît au profit de deux formes complémentaires : la parenté de sang et la parenté spirituelle (parrainage et marrainage). Sans doute les familles recueillent-elles des enfants abandonnés (fosterage), exerçant ainsi la charité mais aussi l’intérêt bien compris si l’enfant est amené à servir ses parents. Mais l’Église qui leur confie ces enfants n’abandonne jamais la patria potestas qui lui a été conférée sur eux dès lors que leurs parents véritables lui ont confié les nouveaux nés [46]. Dans quelques cas d’adoption, fort rares, qui ont tout de même été repérés, l’enfant adopté se trouve être un neveu ou avoir un autre lien de parenté naturelle avec les adoptants. On observe également que la légitimation d’un bâtard, fruit des œuvres du père, est toujours préférée à l’hypothèse de l’adoption. Ainsi, l’examen des pratiques de la régulation familiale, dans toute l’Europe occidentale du Moyen Âge à l’ère des révolutions, confirme une répugnance générale à l’idée de filiation contractuelle [47]. L’extinction des lignées, avec transmission du patrimoine à l’Église, est préférée à sa survie artificielle, à travers un héritier qui n’appartient pas au sang de la famille.
28. 3) Dans l’historiographie qui observe les effets sociaux de la promulgation des statuts de pureté de sang en Espagne, au Portugal et dans leurs empires aux xve-xviiie siècles, il existe une tendance à minimiser leur impact. De nombreux arguments s’empilent à l’appui de cette thèse. Mais cette accumulation rappelle la logique du chaudron, telle que la décrit Freud :
A. a emprunté à B. un chaudron de cuivre lorsqu’il le rend, B. se plaint de ce que le chaudron a un grand trou qui le met hors d’usage. Voici la défense de A. « Primo, je n’ai jamais emprunté de chaudron à B. secundo, le chaudron avait un trou lorsque je l’ai emprunté à B. ; tertio, j’ai rendu le chaudron intact ». Chacune de ces objections en soi est valable, mais rassemblées en faisceau, elles s’excluent l’une l’autre [48].
Premier argument : les statuts de pureté de sang n’ont jamais été enregistrés comme lois du royaume ni entérinés par une bulle pontificale. Ils ont toujours été bornés aux corps et établissements qui s’en sont dotés, sans enclencher de processus de généralisation. Deuxième argument : les règles édictées par les statuts, de toute façon, n’ont jamais empêché les personnes de rejoindre les institutions qu’elles visaient, comme le prouve le fait que les généalogies des candidats et lauréats se présentant comme impeccables étaient en fait douteuses. Troisième argument : l’idéologie dont les statuts sont porteurs est contestée, comme le montre l’abondante et virulente littérature qui dénonce leurs effets pour la société espagnole [49]. À cette argumentation, dont l’architecture relève du sophisme, il est possible d’opposer une description des logiques sociales, telles qu’on peut les reconstituer. D’une part, il faudrait que les historiens d’aujourd’hui cessent de reproduire les usages verbaux de l’époque moderne qui n’ont qu’un seul mot pour désigner les personnes qui se convertissent (conversos) et les lointains descendants d’une personne qui cent cinquante auparavant s’était convertie (conversos). Dirait-on d’un magistrat qui serait arrière-petit-fils d’un paysan qu’il était paysan ? Si l’on confond ces deux situations, alors il est facile de trouver partout des personnes qui prétendent être sans tache mais dont la lointaine généalogie présente un défaut. D’autre part, pour évaluer des mobilités sociales il est indispensable de prendre en compte deux facteurs que ne permet pas saisir une opposition statique entre appartenance et exclusion. D’abord, réussir à obtenir un avantage (un privilège, une distinction honorifique, une protection, une alliance matrimoniale, une charge) en quelques mois ou en quelques décennies, à l’échelle de la vie des personnes, voilà des résultats qui sont aussi éloignés que le succès l’est de l’échec. Ensuite, toute sociologie de la mobilité sociale, si elle prétend décrire au plus près ces processus, doit prendre en compte non seulement les vainqueurs (social climbers) et les vaincus (loosers), mais également ceux qui s’abstiennent d’affronter les risques de l’ambition, par crainte que soit révélé le caractère douteux de leur lignage [50]. Que serait une sociologie de la compétition qui négligerait de prendre en compte les facteurs d’autocensure ? De surcroît, on ne peut comprendre l’impact des statuts de pureté de sang sans son articulation avec les activités de l’Inquisition. En effet, plusieurs décennies après les conversions en masse et les expulsions des juifs et des musulmans (1391-1611), les juges mènent encore la traque aux croyances hétérodoxes contre des individus et des familles dont la généalogie entachée constitue un élément de présomption. Bien que leur lignée soit chrétienne depuis plusieurs générations, une condamnation par l’Inquisition enclenche à nouveau la machine à discriminer pour plusieurs générations à venir, puisque tout condamné est réputé ne pas être « limpio de sangre ». Finalement, pour ne pas amputer les phénomènes historiques, il est indispensable de saisir ensemble les dispositions réglementaires de la pureté de sang et leurs effets dans la vie des gens, avec l’existence de fantasmagories comme les libelles de sang – c’est-à-dire l’idée que les juifs pétrissent le pain azyme de la Pâque par adjonction de sang d’enfants chrétiens – ou la menstruation de hommes juifs [51].
29. 4) Métis et castas en Amérique : il s’est produit sur ce continent un phénomène qui n’a aucun équivalent ailleurs dans l’histoire de l’humanité : en quelques décennies trois populations, les Amérindiens, des Européens et des Africains déportés par ces derniers ont formé une société commune à une grande échelle démographique. De ces processus on a tiré l’idée, depuis un siècle environ, que l’Amérique Latine est le modèle historique du métissage universel qui attend l’humanité. C’est là le cadre dominant de l’interprétation des phénomènes de classification qui ont organisé ces sociétés depuis l’arrive des Espagnols et des Portugais. Toutefois, les sources d’archives les plus proches de l’enregistrement de la vie des gens, à savoir les livres paroissiaux et la documentation notariale, dessinent un paysage social marqué par la discrimination selon des distinctions non seulement sociales mais également naturelles.
En l’absence de femmes européennes, les conquérants ibériques de la première génération ont engendré une majorité d’enfants métis avec des femmes indiennes. Cette situation résulte de la prédation sexuelle et de relations mues par un désir partagé, mais surtout du désir des conquérants d’assurer la transmission des domaines et du statut que la conquête leur a gagnés à une génération suivante. Toutefois, l’immense majorité des enfants nés de ces rapports n’ont pas été légitimés, même lorsqu’ils ont été reconnus et élevés dans la maison du père comme s’ils étaient européens. En effet, seul le sacrement du mariage des parents conférait à l’enfant la condition d’enfant légitime. Or la plupart des pères, soit étaient déjà mariés en péninsule et ne voulaient pas être bigames, soit pariaient sur la possibilité que des femmes européennes viendraient en Amérique pour y être épousées. Selon les règles en vigueur en Espagne, les enfants illégitimes étaient exclus de la pureté de sang en raison de leur bâtardise (alors même que les mères, païennes converties au christianisme romain, étaient tenues pour pures de sang) [52]. Les travaux des chercheurs sur le devenir des métis et sur la mobilité sociale permettent de tirer deux séries de conclusions. D’une part, à chaque étape de la conquête, la légitimation des métis cesse après une première phase au cours de laquelle des filles métisses légitimes (plus rarement des garçons) épousent un espagnol, souvent d’un rang inférieur à celui du père, et donnent naissance à des enfants légitimes. Ensuite, la société « espagnole » se reproduit en cercle fermé, sans plus favoriser l’inclusion de métis. D’autre part, la mobilité sociale et spatiale qui est décrite à propos de villes américaines (Mexico, Lima, Cuzco, Trujillo, etc.) concerne toujours la société des subalternes, c’est-à-dire toutes celles et tous ceux pour qui l’appartenance à la société espagnole d’Amérique et à ses privilèges demeure inatteignable. En ce sens, ces sociétés ne sont pas figées, mais la frontière qui sépare les « espagnols » des autres demeure étanche [53].
30. 5) La question africaine et la négrophobie. Elles sont étroitement liées au phénomène de la traite négrière, qui fait l’objet d’une contestation croissante à partir de la fin du xviie siècle. En réalité, dès les premiers temps, les théologiens et juristes catholiques se sont interrogés sur la compatibilité entre cette pratique sociale à grande échelle et l’universalisme paulinien [54]. Si la réduction accidentelle de l’individu à la condition servile n’est pas incompatible avec le message de l’Évangile, en revanche le statut esclave de l’enfant à naître de la femme esclave enceinte, même s’il s’adosse à la tradition du droit romain, ne peut être couvert par la catégorie de l’accident. C’est donc une essentialisation de la nature servile que produit l’impératif de prolonger la possession des esclaves au-delà de la personne achetée, c’est-à-dire celle des enfants en gestation et nés. Cet esclavage par essence doit être justifié par l’affirmation que les Noirs sont d’une nature inférieure, voire infrahumaine. Pour conduire cette opération idéologique, commandée par les nécessités de l’exploitation de plantation, les Européens engagés dans la traite et l’esclavage ont eu recours à toutes sortes de ressources : Saintes Écritures (le mythe de la malédiction de Cham, fils de Noé), traités de médecine, références à Aristote, poésie épique, drame, entre autres [55].
Le cas particulier des Noirs aux Amériques fait l’objet d’une immense littérature historiographique aux États-Unis à propos des Afro-Américains descendants des esclaves des anciennes colonies britanniques. En revanche, l’Amérique ne découvre son histoire « afro » que depuis une trentaine d’années. Parmi les pistes de recherche empruntées sur cette dimension de l’histoire latino-américaine, on observe depuis bien longtemps une tendance à placer l’accent sur le fait que les sociétés esclavagistes ibériques avaient été moins dures que les anglaises, hollandaises et françaises [56]. Cette conviction s’appuie sur le fait que les propriétaires d’esclaves ibériques affranchissaient une grande partie de leurs esclaves, bien plus que leurs homologues des autres empires coloniaux américains. En outre, à partir des guerres qui ont opposé colons portugais et hollandais dans le Nordeste en 1630 et 1654, les règles coloniales qui interdisaient aux Noirs de porter des armes et de monter à cheval sont transgressées. On constate même, au 18e siècle, la création de « milices noires », formées pour assurer la défense des villes coloniales contre des intrusions étrangères sur les littoraux, et même contre des populations Amérindiennes non soumises dans l’intérieur du continent. Ces formations militaires sont présentées comme des signes de la capacité de modération des préjugés de race des « blancs » et comme des voies d’ascension sociale offertes aux descendants d’esclaves [57]. On peut douter qu’une telle conclusion soit justifiée. D’autres régimes coloniaux et racistes ont formé des unités de défense composées de membres de populations parmi les plus discriminées, sans démentir en rien la domination raciale. D’autres recherches ont porté sur l’existence d’un modèle hispanique (et tarifé) de passing. C’est-à-dire la vente par les officiers de la couronne de certificats de « blanchité » à des descendants de Noirs ou d’Amérindiens assez clairs de peau pour passer pour européens [58]. Cette institution a également été interprétée comme une manifestation de la souplesse du régime d’attribution des caractères raciaux. Mais on perçoit la limite de cet argument : lorsqu’on cherche à échapper à sa condition raciale et lorsqu’on y parvient, c’est bien parce qu’elle était insupportable.
31. Telles sont les quelques pistes qui, dans le domaine de l’histoire sociale et dans le cadre de l’histoire intellectuelle de l’Europe, incitent à se détourner de l’idée que la race n’est pas une catégorie pertinente avant l’époque contemporaine. Dans ce parcours, suivre la piste du sang est indispensable. À condition de ne pas le tenir pour une simple métaphore.
VI. Un anachronisme peut en cacher un autre
32. En conclusion, il convient de trancher la question de savoir si la distinction de race est un opérateur politique à l’œuvre dans les sociétés d’Ancien Régime et coloniales antérieures aux révolutions nationales de la fin du xviiie et du xixe siècle. L’argument opposé à cette idée fait valoir que le racisme repose sur un montage idéologique, fait de science moderne et de régulation, qui ne pouvait pas se former aux époques antérieures. L’évocation du racisme comme élément d’organisation des sociétés anciennes procéderait par anachronisme, en plaquant sur des situations très différentes les processus de discrimination à l’œuvre à l’époque contemporaine. Cet article a essayé de desserrer cette contrainte, en montrant tout ce qui dans la culture partagée et dans les opérations d’organisation des rapports sociaux relevait depuis le xvie siècle au moins d’une conception raciale des différences et des proximités. Mais c’est un autre anachronisme qu’il convient de signaler. Aujourd’hui les chercheurs tirent des sciences biologiques et des sciences sociales la conviction largement partagée que les races n’existent pas, si ce n’est sous la forme de constructions politiques. Ce point de départ, autrement dit ce point de vue, n’est donc pas commandé par le racisme contemporain, mais par l’antiracisme. Or rien n’est plus anachronique que postuler que notre conscience de la fausseté des thèses racistes puisse être un guide pour l’interprétation des idéologies qui dominaient à des époques plus anciennes. Dans l’étude de sociétés du passé, si l’on cantonne le rôle du sang dans l’organisation sociale et politique à la fonction de métaphore de la transmission, on rétro-projette la distinction contemporaine entre la réalité hématologique de ce fluide et la poétique attachée à son aura. Qu’est-ce qui nous autorise à postuler que les hommes et les femmes du passé disposaient de l’équipement intellectuel et politique leur permettant de nier la véracité des préjugés de race ?
Jean-Frédéric Schaub
Directeur d’études
EHESS-PSL
Mondes Américains, UMR 8168