Prémisse
1. Alors même que le Statut des juifs [1] ne reste en vigueur que durant une courte période, une partie des juristes français se consacre à l’intégration de la nouvelle qualité de juif au sein du système juridique. Certains d’entre eux n’hésitent pas à considérer le droit antisémite comme une « nouvelle branche » du droit et s’efforcent de le concilier avec le principe d’égalité de tradition républicaine [2]. Des monographies et des ouvrages de vulgarisation sur la nouvelle législation voient le jour [3] ; les commentaires aux lois du 3 octobre 1940 et du 2 juin 1941 trouvent leur place dans les revues juridiques traditionnelles et le mot juif apparaît régulièrement dans les tables des matières de ces périodiques [4]. Dans le même temps, le Statut des juifs entre de manière impérieuse dans le monde de l’enseignement du droit. D’un côté, l’organisation des cours se voit bouleversée en raison de l’exclusion des fonctionnaires et des étudiants qui tombent sous le coup de la loi. Le travail pionnier de Claude Singer a mis l’accent sur la rigidité qui a présidé à la mise en place des mesures d’exclusion dans les universités françaises [5]. D’autre part, les cours qui ont lieu accordent une place au « droit nouveau » de Vichy et aux conséquences juridiques découlant de l’introduction des lois d’exception [6].
2. De quelle manière s’articule le binôme race-droit dans les pratiques quotidiennes de l’enseignement au sein des facultés juridiques françaises ? Quel a été le rôle joué par la transmission du droit antisémite dans le processus d’accoutumance des spécialistes du droit à la nouvelle qualification raciale ?
3. Focalisée sur la faculté de droit de Paris pendant les années sombres de l’Occupation allemande, cette étude se propose d’apporter des bribes de réponses à ces questionnements, en essayant de saisir le degré d’implication des professeurs et des étudiants dans le nouveau régime et dans l’application des mesures visant à exclure les fonctionnaires et les étudiants « regardés comme juifs » [7] ; de déterminer la place accordée au Statut des juifs dans la formation des jeunes juristes français des années 1940 et de mesurer la participation de la faculté au processus de métabolisation du droit antisémite.
I. Le régime de Vichy au sein de la faculté de droit de Paris
4. Le rapport entre les juristes et le gouvernement de Vichy demeure un sujet très délicat, difficile à cerner, qui demande aux chercheurs d’abandonner l’idée rassurante de parvenir à répertorier de manière claire et nette les attitudes individuelles des spécialistes du droit à l’égard du système juridico-institutionnel sorti de juillet 1940. En mettant en exergue les ambiguïtés et les contradictions multiples des juristes durant les années sombres, l’historiographie juridique la plus récente appelle à focaliser l’attention sur les « zone grises » de la culture juridique sous Vichy, en analysant minutieusement les continuités et les fractures entre la période républicaine et celle du régime instauré par Pétain. Dans ce panorama complexe, les facultés de droit continuent leur activité, partagées entre la sauvegarde de leur autonomie et l’obéissance au nouveau gouvernement [8].
5. Dans un témoignage apporté par le professeur émérite Philippe Malaurie, étudiant à l’époque de l’Occupation allemande, « les horreurs de la guerre » se situent loin de « la sérénité de la faculté » parisienne de droit, décrite comme « un petit monde à part, ayant réussi à s’isoler en ignorant les misères du temps » [9]. Les professeurs y poursuivent leur « mission » sans se laisser emporter par les bouleversements sociaux, politiques et juridico-institutionnels [10]. Cette vision édulcorée d’un lieu presque sacré rend sans doute compte des efforts déployés à la faculté afin de mettre des bornes aux séismes que l’armistice et les actes constitutionnels de juillet 1940 risquent de produire dans le temple de l’enseignement du droit. Les compromis avec les autorités occupantes, la tentative de concilier la stabilité de l’enseignement avec les engagements des professeurs dans la politique du nouveau gouvernement, les artifices rhétoriques utilisés pour dissimuler le caractère déchirant des lois d’exception sont autant d’éléments qui témoignent de la tension constante et du désir de maîtrise qui parcourent la vie de la faculté entre 1940 et 1944.
6. À compter de la rentrée universitaire 1940-41, la faculté ne se lasse pas de féliciter les professeurs qui ont pris place aux premiers rangs du gouvernement du maréchal Pétain [11]. Nombreux, ils occupent des charges importantes : le doyen, Georges Ripert [12], est nommé secrétaire à l’Instruction publique et à la jeunesse le 6 septembre 1940 ; Gilbert Gidel devient le « premier Recteur de l’Université de Paris » de la « France nouvelle » ; Joseph Barthélémy devient Garde des Sceaux ; Joseph Hamel est directeur du cabinet de Georges Ripert ; Achille Mestre est chargé de mission à Vichy ; Jules Basdevant est conseiller du Ministre des Affaires étrangères, avant de démissionner en mai 1941 ; d’autres professeurs parisiens rejoignent le Conseil national, la Cour suprême de justice, la commission de la Constitution [13]. Dans les discours officiels, prononcés à l’occasion des rentrées universitaires et des cérémonies de remise de prix aux lauréats des concours annuels de licence et de thèse, ces nominations sont constamment évoquées parmi les « sujets de fierté » [14] et le dévouement de la faculté au nouveau gouvernement de la France ne cesse d’être réaffirmé.
7. Les étudiants de droit, de leur côté, semblent offrir leur soutien au régime. Ils sont parmi les plus nombreux à demander de participer à la délégation de la zone occupée qui, en mars 1942, est chargée de rendre hommage au maréchal Pétain à Vichy. Leurs demandes de participation dépassent largement les dix places que le rectorat a réservées à la faculté juridique [15].
8. Cette implication dans la politique du nouveau gouvernement s’accompagne d’une réflexion sur le rôle du juriste au sein du nouvel ordre politico-institutionnel né après juillet 1940 et, par conséquent, sur la fonction que les facultés juridiques doivent remplir dans une période de « révolution » [16].
A. Un nouveau rôle pour le juriste
9. Tout au long des années universitaires 1940-1944, la question des responsabilités et des engagements des hommes de droit dans la vie politico-institutionnelle du pays est à l’ordre du jour des discours de rentrée et de remise des prix [17]. L’appel à contribuer à l’édification d’un « ordre nouveau », qui viendrait remplacer les anciennes institutions, ne cesse d’être lancé aux étudiants, surtout aux « nouvelles élites » qui, se distinguant par leur acharnement au travail, se devront de prendre part à l’œuvre de construction de la « France nouvelle ».
10. Si le service de la France doit donc représenter une priorité pour les juristes, les facultés de droit participent à « l’œuvre de restauration nationale », en forgeant « par l’étude de l’histoire, de l’économie et du droit des esprits capables de créer du nouveau » [18]. Formés à l’effort intellectuel et physique, les étudiants seront préparés à mieux servir la révolution et à bâtir le nouvel ordre juridique français. La tâche conférée aux professeurs n’est pas aisée. D’un côté ils doivent se charger de la formation de juristes capables de réfléchir aux institutions anciennes et naissantes, de faire le tri entre la « brassée de lois, décrets, arrêtés » en séparant « ce qui est bois de charpente solide des tiges trop frêles » [19]. D’autre part – et le doyen Ripert ne manque pas d’insister sur ce point lors de ses prises de parole – ils se voient confrontés à l’enseignement d’un droit fort changeant et instable.
11. Des propositions de réformes de la licence et du doctorat sont avancées, afin de rendre plus sérieuses les études juridiques et de mieux préparer les juristes aux carrières administratives [20]. Le rapport entre la recherche et la pratique figure parmi les soucis principaux de Ripert. Suivant la perspective du doyen, lors d’une période révolutionnaire, les facultés de droit ne peuvent plus poursuivre de recherches pures, puisque « si la vie sociale est troublée c’est l’objet même de leurs études qui est en question » [21]. Réactualisant un débat qui remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle [22], Ripert revient sur la place que la faculté de droit doit accorder à des activités différentes du cours magistral. La préparation à l’exercice des professions et à l’accès aux administrations prime sur une étude exclusivement théorique. À côté des cours traditionnels, des « tâches nouvelles » sont ainsi réclamées, dans la conviction que les examens ordinaires ne suffisent plus à assurer la formation des jeunes juristes. La loi du 30 octobre 1940 [23], introduisant dans les facultés de droit les conférences de licence et les travaux pratiques obligatoires, est accueillie avec enthousiasme, comme « le couronnement heureux d’une évolution dans les méthodes d’enseignement » [24].
12. Les difficultés de l’enseignement du droit sont également liées aux changements rapides du droit français, ainsi qu’au caractère imparfait des textes de lois rédigés par le gouvernement de Vichy. En attirant l’attention des étudiants et des professeurs sur cet aspect, Ripert dévoile sa crainte que ces nouveaux textes ne portent atteinte à la valeur éducative de l’enseignement du droit [25]. Le caractère instable du droit des années 1940 entraîne des difficultés dans l’organisation pratique des cours, en demandant une adaptation constante de la part du professeur qui « est obligé de modifier au cours du second semestre ce qu’il a dit au premier » [26]. Les professeurs parisiens ne cachent pas leur embarras et, souvent, l’ouverture des cours est l’occasion de donner quelques précisions à propos de leur rôle et de leur enseignement. Il s’agit par exemple du cas de Léon Julliot de la Morandière [27] qui, dans l’introduction à son cours de droit civil de l’année 1941-1942, avoue à ses étudiants ses propres difficultés, en s’exprimant en ces termes : « Le Droit français est en pleine évolution, on peut même dire en pleine “révolution”, aussi ce que l’on enseigne est-il le Droit de la minute présente et ne sera peut-être plus celui des jours à venir. Le rôle du professeur est donc de dire quel est le Droit actuel, en indiquant à ses auditeurs les sens dans lesquels se produit l’évolution » [28].
B. L’impact de l’Occupation sur la régularité des cours et sur la liberté d’enseignement
13. La régularité des cours et la liberté de l’enseignement se voient menacées non seulement par la participation au gouvernement de Vichy et par sa législation, mais aussi par les manifestations et les protestations des étudiants contre l’autorité occupante, ainsi que par la présence du contrôle allemand au sein même de la faculté.
14. Au lendemain de l’armistice, la reprise des cours universitaires s’avère compliquée pour les étudiants parisiens. Après la manifestation du 11 novembre 1940 aux Champs-Élysées, les universités sont fermées sur ordre du commandant militaire allemand jusqu’au 20 décembre 1940 [29]. Des manifestations et des actes de protestation s’ensuivent dans le cinquième arrondissement. Si l’on s’en tient aux listes des arrestations fournies au rectorat de Paris par la préfecture de police, les étudiants de droit sont fortement impliqués [30].
15. Les études qui ont interrogé l’engagement des juristes français dans la France du XXe siècle ont insisté sur le barrage que les professeurs parisiens ont élevé face aux ingérences de l’autorité occupante dans la faculté, ainsi que sur l’absence d’intérêt des occupants à l’égard de la gestion et du fonctionnement des universités. Le contrôle exercé par l’autorité allemande s’avère néanmoins assez pénétrant lorsqu’il s’agit de préserver l’ordre public établi après l’armistice [31]. Dans ce cas, il peut s’étendre au déroulement des cours, à leur contenu, aux ouvrages disponibles dans la bibliothèque [32].
16. En décembre 1940, le cas de Jules Basdevant [33], professeur de droit des gens, inquiète le ministère de l’Éducation Nationale. Le professeur est accusé par l’autorité occupante « d’avoir usé de paroles sévères et partiales » [34] à l’égard de l’Allemagne lors du discours d’ouverture de son cours, tenu le 18 novembre 1941. Dans le cours incriminé, Basdevant s’interroge sur le sens du droit international, constamment mis en échec par la violation répétée des traités internationaux et par la tendance de certains pays à conquérir le pouvoir par des moyens de fait. Après avoir posé à ses étudiants cette question provocatrice, Basdevant saisit l’occasion pour donner une leçon magistrale sur le rôle et sur les aptitudes du spécialiste de droit international, qui doit être à même de distinguer une violation manifeste du droit d’un changement radical des règles. Le professeur n’hésite pas à donner son point de vue sur les modifications introduites pendant les années 1940. En se déclarant sceptique à l’égard de la subversion totale que le fascisme et le national-socialisme se proposent de réaliser au niveau de l’ordre juridique international, Basdevant incite les étudiants à réagir contre toute violation.
17. Pour le recteur de l’époque, Gidel, Basdevant « a, pour le moins, manqué de prudence, tant dans le choix de son sujet – le passage de l’état de guerre à l’état de paix – que dans celui de certains exemples empruntés à la toute dernière période de notre histoire » [35]. Par ses commentaires oraux, le professeur, sans même le vouloir, aurait bien pu « éveiller des échos divers et contradictoires dans l’esprit et le cœur d’une jeunesse prompte à s’émouvoir dans des sens divers au milieu des circonstances actuelles » [36]. L’affaire est rendue plus compliquée par le fait que Basdevant est une cible facile des occupants, en raison de ses rapports avec le gouvernement de Vichy [37]. Il est évident que les autorités allemandes n’ont pas le moindre intérêt à ce que le professeur continue son enseignement. Lors d’un entretien qui a lieu le 15 décembre 1941, le commandant des forces militaires en France, Stülpnagel, incite le recteur de l’université de Paris à exercer une action constante de contrôle sur les enseignants. Basdevant fait évidemment partie de ces professeurs de la Sorbonne « qui cherchent à fomenter le désordre ». Gidel rassure le commandant allemand : en qualité de professeur de droit international et d’ancien lieutenant-colonel d’infanterie, il est bien au fait des « égards légitimement dus à une armée d’occupation victorieuse ». Le recteur promet qu’il « usera de toute son énergie pour que les droits de cette armée soient respectés, et que l’ordre ne soit pas troublé » [38]. Face aux autorités allemandes, le recteur admet donc que « M. Basdevant a prononcé des paroles attentatoires aux droits de la Puissance occupante », en manquant aux devoirs de sa fonction. Plutôt que de faire référence à ses compétences scientifiques, Gidel explique cette attitude en évoquant la vie privée de Basdevant et les épreuves auxquelles sa famille a dû se confronter lors de la guerre, au point que le chef de la section Schule und Kultur, Rilke, finit par admettre que « le poids de la destinée est bien lourd pour ce père » [39]. Par crainte de rétorsions à l’égard de toute la Sorbonne, le recteur décide enfin de l’ouverture d’une enquête et envisage l’éloignement de Basdevant de l’Académie de Paris.
18. D’autres épisodes témoignent des désordres et du contrôle exercé sur le déroulement comme sur le contenu des cours. En 1941, c’est le cours de Barthélemy qui retient l’attention du rectorat. Les propos et la participation du professeur au gouvernement de Vichy ne manquent pas de soulever le mécontentement d’une partie de ses étudiants qui, l’accusant de s’être vendu aux autorités occupantes, l’agressent lors des séances. En 1941, aux cris de « vendu, assassin », Barthélemy est entouré d’un drapeau allemand. Deux mois plus tard, il est envoyé dans un coin de la salle de cours, face au mur, une croix gammée dessinée dans le dos [40]. Barthélemy est obligé d’interrompre son cours et les incidents sont tout de suite signalés au rectorat et à l’autorité occupante [41].
II. Légalisme et respect des procédures. Les fonctionnaires et les étudiants « regardés comme juifs »
19. À partir de l’automne 1940, la faculté de droit se voit confrontée à l’application de la loi portant Statut des juifs. Conformément à ce que l’article 2 établit, les professeurs juifs sont suspendus de la fonction publique. La loi du 21 juin 1941 introduit le numerus clausus pour limiter les inscriptions des étudiants juifs.
20. Le 21 octobre 1940, une circulaire signée par Ripert est adressée aux inspecteurs et aux recteurs des Académies françaises. Le secrétaire d’État demande de donner exécution aux prescriptions de la loi, en faisant l’état général des fonctionnaires « qui, de notoriété publique » ou à la « connaissance personnelle » des recteurs et des inspecteurs d’académie doivent être regardés comme juifs [42]. La circulaire prend également le soin de préciser ce qu’il faut entendre par corps enseignant [43] : « Les fonctionnaires qui, étant par leur activité professionnelle en contact régulier avec des élèves ou des étudiants, exercent sur eux une action immédiate » et « les fonctionnaires qui, du fait de leurs attributions de contrôle des maîtres, exercent une action sur l’enseignement et indirectement sur les élèves » [44]. Le Statut des juifs est explicité dans ses moindres détails, toute exception prévue étant considérée. Aux fins de l’application de l’article 8, qui dispose que par décret individuel motivé pris par le Conseil d’État les juifs ayant rendu à l’état français « des services exceptionnels » dans les domaines scientifiques, artistiques ou littéraires soient relevés des interdictions, les recteurs et les inspecteurs doivent tâcher d’indiquer les fonctionnaires susceptibles de bénéficier de cette exemption.
21. Comme tout établissement de l’enseignement supérieur, la faculté de droit de Paris est sollicitée à maintes reprises par le Ministère et par le recteur de l’Académie de Paris pour qu’elle fournisse les noms des fonctionnaires qui tombent sous le coup du Statut des juifs. Le procès-verbal de l’assemblée de la faculté du jeudi 10 octobre 1940 fait mention des professeurs « malheureusement atteints par une réglementation nouvelle » [45] : il s’agit d’Albert Aftalion, de William Oualid et d’Henri Lévy-Bruhl [46]. À leurs côtés, Henri-Léon Lévy-Ullmann qui quitte la faculté pour avoir atteint l’âge de la retraite, René Cassin qui est à Londres et Roger Picard qui se trouve en mission aux Etats-Unis [47]. La date du relèvement des fonctions des professeurs juifs est fixée au 20 décembre 1940 par une circulaire du secrétaire d’État à l’Instruction publique. Les déclarations du doyen et les états récapitulatifs du personnel juif se suivent tout au long de 1940 et de 1941 [48]. Juste après la promulgation de la loi du 3 octobre 1940, une liste, établie par Ripert et envoyée à Vichy, fait état du personnel de la faculté de droit de Paris. Parmi les « Israélites », Aftalion, Oualid, Lévy-Bruhl [49], Lévy-Ullmann. Picard et Cassin sont mentionnés à part. Le 14 novembre 1940, l’assesseur du doyen, Gidel, répond à la circulaire adressée par le Ministre de l’Éducation nationale, en dressant la liste des fonctionnaires juifs appartenant au corps enseignant de la faculté. Sur la liste, qui sera envoyée le 22 mars 1941, après une nouvelle sollicitation, les noms suivants figurent : Aftalion, « naturalisé Français et de race juive », Oualid et Lévy-Bruhl, « de race juive ». En avril 1941, Ripert déclare ne pas avoir pu contacter Aftalion, Oualid et Lévy-Bruhl et fournit au recteur de l’Académie de Paris les informations dont il dispose pour que les trois professeurs puissent être mis au courant et faire valoir leurs droits à la retraite [50].
22. Les recteurs d’académie sont à nouveau sollicités par le Ministère après la promulgation de la loi du 2 juin 1941 qui, modifiant la définition de « juif », est susceptible d’élargir le champ d’application des mesures raciales [51]. Le doyen de la faculté de droit continue de répondre promptement. Le 2 août 1941, Ripert signale Picard. En rappelant que ce professeur demeure absent à cause d’une peine disciplinaire de deux ans de suspension, il n’hésite pas à préciser que, « d’après la renommée publique », marié à une chrétienne et n’adhérant à aucune confession reconnue par l’État, Picard a un père juif et deux grands-parents paternels qui sont juifs. Des informations qui cependant n’ont pas pu faire l’objet de vérification de la part du doyen, en raison de l’absence de Picard de France. La liste est complétée par le nom de Bassa, commis au secrétariat de la faculté [52]. Des informations supplémentaires sur les professeurs parisiens qui tombent sous le coup du Statut des juifs sont fournies le 19 avril 1941, toujours par Ripert qui se soucie de faire connaître au Ministère les noms des professeurs qui, se trouvant en zone libre, n’ont pas repris leurs fonctions [53].
23. D’après les échanges entre la faculté de droit de Paris, le Rectorat et le Ministère de l’Éducation Nationale – dont la reconstruction n’est pas du tout aisée en raison du caractère très dispersé des documents – les registres des assemblées de la faculté, les dossiers de carrière des enseignants qui tombent sous le coup de la loi [54], l’application des lois raciales à la faculté de droit de Paris semble inspirée par un légalisme et un respect scrupuleux des procédures et des ordres donnés. Tout en déclarant regretter la perte des collègues tombés sous le coup du Statut des juifs, la faculté renonce à toute prise de position officielle vis-à-vis de la nouvelle politique d’exclusion. Lorsqu’en 1943 Ripert annonce la mort d’Oualid, tout en évoquant les lois antijuives [55], il n’exprime aucun mépris général, mais se limite à affirmer que de telles mesures n’auraient pas dû frapper des gens de l’envergure d’Oualid, mis à la retraite de façon anticipée le 26 décembre 1940 [56].
24. Les professeurs préfèrent plutôt se mobiliser pour la défense de leurs collègues au cas par cas, en se souciant de ne pas sortir du cadre de la loi. Dans cette perspective, des démarches sont entamées pour faire en sorte que les mérites et les services rendus à la nation française par les professeurs d’origine juive soient pris en compte à des fins de relèvement de l’application du statut. En mai 1941, le doyen envoie une lettre au Secrétaire d’État à la Jeunesse, afin d’attirer son attention sur les cas de Oualid et de Lévy-Bruhl pour les services de guerre qu’ils ont rendus à la France [57]. Au moment où les professeurs d’économie politique annoncent vouloir formuler une adresse au Ministère en faveur de leur collègue Aftalion, l’assesseur du doyen, Gidel, s’empresse de déclarer que « la Faculté ne peut prendre part d’une façon publique à cette manifestation, elle y applaudit et s’y associe du fond du cœur, avec l’espoir qu’elle pourra influer sur la procédure en cours » [58].
25. Parmi les différents parcours d’exclusion des professeurs parisiens de droit, l’expérience d’Aftalion est assez particulière et exemplaire du légalisme dont la faculté de droit fait preuve dans la mise en œuvre des lois du 3 octobre 1940 et du 2 juin 1941. Né en Bulgarie et naturalisé français par décret du 31 décembre 1897, Aftalion tombe en même temps sous le coup du Statut des juifs et de la loi du 17 juillet 1940 [59], concernant l’accès à la fonction publique des fils d’étrangers [60]. En faisant appel à l’article 8 du statut du 3 octobre 1940 et à l’article 1 de la loi du 14 août 1940 [61], le professeur d’économie politique sollicite le relèvement des déchéances, opposant ses mérites scientifiques [62]. Ses demandes sont soutenues par certains de ses collègues, sans que pour autant la faculté ne prenne officiellement position. La souscription envoyée au Ministère par les professeurs d’économie politique n’est signée qu’à titre individuel par cinq professeurs [63]. L’assesseur du doyen supporte également la demande d’Aftalion, en témoignant de la « valeur exceptionnelle » de son œuvre scientifique [64].
26. La même rigidité, au moins dans le respect des formes et des procédures, semble inspirer l’application du numerus clausus aux étudiants, malheureusement plus difficile à cerner en raison du caractère très lacunaire des sources. À l’ouverture de l’Assemblée de la faculté de droit du 28 juin 1941, le président Ripert donne lecture de la loi du 21 juin 1941« réglant les conditions d’admission des étudiants juifs dans les établissements d’enseignement supérieur » [65]. À partir de l’année 1941-1942, les étudiants d’origine juive ne seront admis aux études en droit qu’en raison de 3% des élèves inscrits dans la faculté pendant l’année précédente. Une commission de cinq professeurs, nommée par le doyen de la faculté, sera chargée de procéder à l’examen des demandes des étudiants juifs désirant s’inscrire en droit à Paris, avant le 15 septembre. Les nominations ne se font qu’au cours de l’Assemblée du 15 octobre. La présidence est confiée à René Morel ; Henri Donnedieu de Vabres, René Maunier, Georges Scelle et Granclaude intègrent la commission [66]. Le doyen tient à rappeler que bien que les demandes déposées n’atteignent pas la limite prévue par la loi [67], la commission doit préalablement évaluer tout dossier et qu’aucune inscription n’est possible avant son avis. L’affichage au bureau du secrétariat le rappellerait aux étudiants.
27. Les questions concernant l’application du Statut des juifs semblent assez claires. À la différence de ce qui se passe pour les facultés de médecine, de pharmacie ou encore pour l’ENS [68], dans les documents d’archives compulsés, aucune trace n’est gardée de controverses concernant le calcul du numerus clausus, ni de demandes d’admission ou d’appels des étudiants en droit au rectorat. Lorsque les pertes des étudiants sont évoquées dans les rapports annuels d’activité et dans les discours tenus à l’occasion des remises de prix, aucune distinction n’est faite entre les étudiants juifs et les autres étudiants en captivité, tous définis comme gens « au service de la patrie », puisqu’ils ont en tout cas « obéi à ses lois » [69].
III. L’enseignement du « droit antisémite »
28. Un rôle primordial dans la diffusion et dans l’approfondissement du Statut des juifs est joué par l’enseignement. Il serait ici possible d’affirmer, avec Michèle Cointet, que l’influence exercée par les professeurs de droit risque d’être « plus grande par leur enseignement que par leur action » [70]. Les Programmes des cours des années 1940-1944, édités avec régularité, ne révèlent aucun changement bouleversant dans l’organisation des enseignements de droit. Néanmoins certains professeurs décident de consacrer entièrement leur cours aux nouveautés institutionnelles et législatives introduites après 1940. Il s’agit surtout des enseignements destinés à la préparation du Diplôme d’Études Supérieures, qui laissent une liberté majeure dans le choix du sujet à traiter [71].
29. Dans l’analyse des cours sténographiés (de droit civil et de droit public) [72], qui continuent d’être régulièrement imprimés [73] et qui constituent le principal « instrument de travail » [74] des étudiants de l’époque, nous avons privilégié les paramètres d’analyse qui suivent :
La décision des professeurs de s’arrêter sur la nouvelle condition juridique du juif ;
La manière d’expliquer cette nouvelle condition aux étudiants. S’agit-il d’une simple reproduction des articles des textes de lois, sans commentaires ? Le professeur donne-t-il des détails sur la jurisprudence et sur l’application pratique du Statut des juifs ? Essaie-t-il d’en expliquer la ratio legis ? Reproduit-il les stéréotypes qui circulent à l’époque sur les juifs ? ;
La place attribuée aux nouvelles dispositions dans la table des matières ;
La présence de changements significatifs dans le choix des sujets à traiter par rapport aux programmes des années précédentes. Ce paramètre concerne de manière plus spécifique les cours de droit public.
A. Le droit public en équilibre entre les anciens principes et le « droit nouveau »
30. Le secteur du droit public se voit affecté de manière plus patente par les réformes entamées par le régime de Vichy. Les professeurs parisiens ne peuvent pas éviter d’évoquer la profondeur des bouleversements juridiques, politiques et sociaux. Le cours de droit constitutionnel et comparé, assuré par Barthélemy en 1943-44 pour les étudiants inscrits en DES, et se consacrant entièrement à la nouvelle Constitution de la France, représente le summum de l’intérêt accordé au « droit nouveau ». Sans jamais dissimuler ni son implication dans le régime ni son point de vue sur l’état du droit français, Barthélemy entraîne ses étudiants dans une réflexion sur les principes qui devraient fonder la future organisation juridique [75].
31. D’autres enseignants opèrent plutôt une entorse à la répartition traditionnelle du programme qui leur permet de ne pas avoir à se confronter au caractère mouvant du droit public de la période de Vichy [76]. Dans son cours de troisième année de licence, dispensé en 1940-41, Achille Mestre décide, par exemple, de ne pas aborder l’étude des libertés individuelles, comme le programme de la troisième année de licence le prévoirait, mais d’approfondir plutôt le régime des cultes, susceptible de fournir une garantie plus sérieuse de stabilité par rapport « à toute autre matière de droit public » [77]. Dans la plupart des cas, les professeurs se tirent d’embarras en choisissant de donner un aperçu historique qui leur permet de ne consacrer au régime contemporain que la dernière partie de leur cours. Marcel Waline [78], n’estimant pas pertinent de centrer la totalité de son enseignement sur le droit de l’avenir, préfère évoquer les principes fondamentaux ayant régi les institutions françaises et s’interroger sur le caractère définitif de leur effacement. Il décide ainsi de se concentrer sur l’étude « de ce qui existe actuellement », seulement après être passé par un très long excursus de l’histoire constitutionnelle française qui, à bien y regarder, finit par représenter la partie la plus consistante de son enseignement.
32. L’apprentissage du Statut des juifs dans le cours de droit public se fait ainsi à l’intérieur de deux pôles : soit le professeur estime que le nouveau droit représente l’objet principal d’étude pour la formation des jeunes et, par conséquent, il centre son enseignement sur les nouveautés introduites en 1940 ; soit il considère que le droit de Vichy ne constitue qu’une partie, plus ou moins limitée, des connaissances dont les étudiants doivent se munir. Les étudiants de troisième année de licence et de première année de capacité semblent davantage intéressés par l’apprentissage des mesures frappant les juifs.
33. Les élèves de Pierre Lampué, en étudiant l’« ensemble des droits publics, des facultés, des libertés individuelles qui appartiennent aux hommes et qui s’imposent au respect de l’État » [79], ne prennent guère connaissance des restrictions introduites par le Statut des juifs. Le professeur – qui garde néanmoins une attitude très ambiguë face à l’usage juridique de la notion de race [80] – traitant du régime des cultes, parle de la reconnaissance du culte israélite de la part de l’État sans mentionner la loi du 2 juin 1941 qui, entre temps, a fait de la religion le critère principal pour définir le juif.
34. Le Statut des juifs est en revanche pris en compte par Mestre au tout début de son cours, dans la section relative à la garantie de la « liberté de conscience ». Trois moyens assurent cette liberté : l’égalité absolue, indépendamment du culte ; l’aptitude de tous les citoyens aux mêmes libertés ; la neutralité de l’État face aux croyances de l’individu. S’inscrivant dans un long débat doctrinal et jurisprudentiel [81], le professeur n’hésite pas à situer sur un même niveau le décret Crémieux et la nouvelle législation visant les juifs, en précisant :
Les personnes ne peuvent être ni favorisées ni brimées dans leurs droits civils et politiques pour l’exercice ou le non exercice d’un culte. Ce principe a été battu en brèche à deux reprises différentes : d’abord par le décret-loi du 24 octobre 1870 : décret Crémieux (abrogé d’ailleurs par une loi du 7 octobre 1940), ensuite par la loi du 3 octobre 1940, portant statut des Juifs [82].
Mestre insiste sur les incohérences multiples du législateur. Pour le professeur, « le plus curieux de cette loi, c’est qu’elle donne une définition raciale du juif », tout en utilisant comme critère la religion [83]. Comme il est évident qu’il n’est pas tant question de religion que de race, la formulation choisie lui est insupportable en raison de la rupture qu’elle introduit avec le principe de la laïcité de l’état civil. D’ailleurs dans les cours de droit administratif des années suivantes, en rentrant davantage dans les détails du Statut des juifs, Mestre insistera sur les difficultés que la preuve de la non-judaïté pose aux administrations et à la jurisprudence administrative [84].
35. L’étude de l’organisation de la fonction publique – qui constitue normalement la troisième partie du cours de droit public de première année de capacité, consacrée au droit administratif – porte davantage les marques des nouvelles interdictions. Dans ce cadre, les professeurs de droit public expliquent, suivant leur position et leur goût, les restrictions imposées aux juifs et aux étrangers.
36. La sévérité des mesures concernant l’accès à la fonction publique ne manque pas d’être soulignée. Certains enseignants se bornent à signaler rapidement l’entorse au « principe constitutionnel coutumier » du « libre accès de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race, d’opinion ou de religion », en mentionnant surtout la loi du 17 juillet 1940 ou, comme Scelle [85], en faisant brièvement mention du Statut des juifs [86]. D’autres insistent davantage sur l’exception que le critère de la race introduit au principe de « l’égale admissibilité de tous aux emplois publics » et cherchent à en donner une explication [87]. Dans cette perspective, Waline décide de réunir les mesures concernant les populations de l’empire français, les naturalisés et les juifs sous le titre Exclusions tenant à la race. Les interdictions frappant les populations indigènes ne semblent pas aussi choquantes que les mesures visant les naturalisés et les juifs. Pour la première catégorie, le professeur évoque, sans la moindre perplexité, « l’inégale évolution de ces différentes populations de l’empire » et le fait qu’« en principe les indigènes des colonies sont inaptes aux fonctions publiques » [88]. Pour les « lois nouvelles » frappant les naturalisés il met plutôt en cause la lutte contre le chômage et « un sentiment de méfiance à l’égard des étrangers » [89], tout en faisant observer à ses étudiants que dans la pratique rien ne change par rapport aux mesures déjà en vigueur avant 1940. Ces dernières disposant qu’un délai de dix ans devait s’écouler entre l’obtention de la naturalisation et l’accès à la fonction publique, les naturalisés se voyaient de facto exclus pour avoir atteint les limites d’âge. En revanche, pour la troisième exception, frappant les personnes d’origine juive, Waline n’hésite pas à parler de mesures « inspirées par la doctrine raciste » et rédigées « à l’imitation de la législation allemande » [90].
37. Le mépris de Waline vis-à-vis des nouvelles règles affectant les juifs se fait plus net et explicite au fil des ans. Dans le cours de 1942-43 il modifie les formules utilisées auparavant pour expliquer les exceptions, en parlant d’un « sentiment de xénophobie » [91] et en critiquant ouvertement la formulation « maladroite » employée par le législateur dans la définition des naturalisés. En abordant les dérogations qui peuvent être accordées aux juifs ayant rendu à l’État français des services exceptionnels ou aux juifs dont la famille est établie en France depuis au moins cinq générations, Waline ne manque pas de faire mention de la pratique discrétionnaire et aléatoire qui préside à leur attribution, pour en conclure qu’« en fait, ces dérogations ne sont pratiquement pas accordées » [92].
38. Les aspirants juristes complètent leur préparation à l’aide de manuels et de précis [93]. La plupart des nouvelles éditions, consacrées au droit postérieur à 1940, sont rédigées par des juristes – comme Barthélemy, Julien Laferrière ou Roger Bonnard – directement impliqués dans le régime, favorables à une révision du principe d’égalité et à une différenciation de l’appartenance à la nation sur la base du critère racial. Par le biais de ces lectures, les étudiants saisissent les fondements de la Révolution nationale.
39. Si les étudiants qui choisissent le manuel de Laferrière découvrent tout simplement l’existence de différents statuts dans l’accès aux droits, y compris du statut des juifs [94], les lecteurs des autres ouvrages sont plutôt confrontés à l’inaptitude des juifs à l’exercice de certaines fonctions publiques. Pour Louis Trotabas les nouvelles limitations font partie des garanties de moralité [95]. Roger Bonnard insiste sur le maintien du principe d’égalité d’accès à la fonction publique, en expliquant en ces termes l’introduction « des lois particulières » [96] tenant à la nationalité, à la race juive et aux sociétés secrètes :
Depuis la Révolution de 1789, l’admission à la fonction publique est soumise au principe de l’égalité. L’égalité signifie ici que la fonction publique ne doit pas être réservée à une catégorie d’individus, à une classe déterminée par la naissance ou la fortune, mais susceptible d’être déférée à tous sous la seule réserve de l’aptitude à l’exercer [97].
40. Un cadre plus approfondi est fourni aux lecteurs de Georges Burdeau qui, dans son Cours de droit constitutionnel, s’arrête sur le fondement théorique des interdictions. La révolution nationale ne se traduit pas tout simplement dans un changement du mode de gouvernement mais elle implique, au contraire, l’« adoption pour le pays d’une idée de droit nouvelle », coïncidant avec une « doctrine de vie » et « une conception de l’ordre social » [98] précises qui doivent être préparées. La « rénovation de l’esprit national » ne peut s’accomplir qu’à condition d’éliminer toute cause de décadence : « Il faut d’abord éliminer ou mettre hors d’état de nuire les éléments étrangers ou douteux qui s’étaient introduits dans la communauté nationale » [99]. Les juifs trouvent leur place parmi « ces éléments » et la nouvelle législation qui les concerne est abordée dans la section consacrée à la « sauvegarde de l’esprit français » [100].
41. L’exposition des aspects technico-juridiques s’accompagne de l’explication de la ratio à la base des normes visant les juifs. Les clichés circulant à l’époque sur le peuple d’Israël sont transposés dans le discours juridique : l’incapacité du juif à s’assimiler, son rapport trouble à l’agent, sa capacité à influencer les communautés au sein desquelles il s’installe [101]. Le Statut des juifs « est inspiré par cette constatation de fait qu’étant donnés ses caractères ethniques, ses réactions, le juif est inassimilable » [102]. En raison du danger qu’il représente, le juif doit être mis « à l’écart de la communauté française » [103]. Il en découle que l’interdiction de certaines activités privées répondrait à la nécessité « d’empêcher les juifs de détenir la puissance de l’argent grâce à laquelle ils pourraient agir sur l’opinion » [104]. L’introduction du numerus clausus dans les Universités irait dans la même direction : « Afin que cette condition puisse être aisément satisfaite, la loi règle les modalités d’admission des étudiants juifs dans les établissements supérieurs » [105]. Suivant cette perspective, les dérogations aux interdictions ne sont admissibles que lorsque les juifs témoignent de leur parfaite intégration au sein de la communauté française.
B. Le Statut des juifs absorbé par la structure du droit civil
42. Dans l’étude du droit civil, les élèves de première année de licence et de capacité se voient davantage confrontés à la législation antisémite. Exceptés les professeurs Robert Le Balle [106] et Hamel [107] qui dans leurs cours ne s’occupent guère du Statut des juifs, la nouvelle condition juridique des Français d’origine juive trouve sa place dans les sections traditionnellement consacrées à l’étude de la personne, à son état et à ses capacités.
43. Dans les enseignements impartis avant la promulgation de la loi du 2 juin 1941, le Statut des juifs est examiné très rapidement et l’accent mis sur les conséquences de droit public qu’il entraîne aussitôt évacué de l’enseignement. Dans son cours de première année de licence, André Rouast [108] se borne à en dire quelques mots dans la partie consacrée aux personnes. Après avoir distingué le statut individuel des statuts familial et civique, le professeur précise que ce dernier est caractérisé par la distinction entre les qualités de « citoyens français », de « sujets français » et d’ « étrangers » [109]. À ce point il mentionne les distinctions que la législation récente a introduites parmi les citoyens :
Il y a des citoyens français qui ont la plénitude de leurs droits ; il y a ceux qui sont issus d’un père étranger et qui ne peuvent pas exercer certains droits, notamment les fonctions publiques ou certaines carrières et enfin, depuis la loi du 3 octobre 1940, il y a également des restrictions concernant les droits civiques des juifs [110].
Étant donné que « le statut civique est matière de droit public, puisqu’il s’agit des rapports entre l’individu et l’État », l’étude de ces limitations est rapidement située « en dehors du programme du droit civil » [111]. Suivant la même ligne, Julliot de La Morandière aborde la nouvelle législation à propos de l’état de citoyen. Après avoir donné la définition du juif et énuméré les restrictions qui le frappent [112], le professeur précise que, se rattachant essentiellement à la qualité de citoyen, le Statut des juifs touche surtout aux droits publics « et à peine aux droits privés » [113].
44. La qualité juridique de juif acquiert une place plus importante dans l’enseignement du droit civil après la promulgation des lois du 2 juin et du 17 novembre 1941 [114]. Les « nouvelles tendances » [115] de l’organisation politique sont désormais susceptibles d’influencer l’état des individus. Un changement important dans la position des Français d’origine juive vient de se produire, puisque les nouvelles lois, « fondées sur l’idée raciale » [116], ont directement touché au droit privé, en interdisant aux juifs d’exercer une profession libérale et en aggravant les incapacités de jouissance [117].
45. L’enseignement de Julliot de la Morandière se voit d’emblée modifié. La race devient à part entière le titre d’un paragraphe du chapitre consacré à l’« état dans la société ». Le Statut des juifs, toujours présenté comme une loi exceptionnelle, est expliqué de manière plus approfondie. Le professeur ne se borne plus à la seule lecture du texte, mais il donne aux étudiants des indications sur les principales orientations jurisprudentielles, en insistant sur les décisions de justice qui interprètent les textes de manière restrictive, dans le but de réduire la sphère d’application de la loi. Les étudiants sont parfois invités à réfléchir à la technique qui préside à la détermination de l’appartenance à la race juive, suivant l’article 1 de la loi du 2 juin 1941. La notion de race est vidée de sa dimension purement anthropologique. Après avoir dressé la liste complète des interdictions, Paul Esmein donne sa propre interprétation de la définition de juif retenue par le législateur, en analysant l’articulation des critères de la race et de la religion [118]. Ses étudiants apprennent ainsi que, si la référence aux « traits physiques » se révèle un « critérium qui reste incertain », « la fréquentation des milieux juifs et les alliances par mariage » peuvent aider les juges dans la détermination de la personne appartenant à la race juive [119]. Le législateur français aurait d’ailleurs choisi de faire référence à « la race des grands-parents », dont il serait difficile, voire impossible, de rechercher les traits physiques [120].
46. Certains manuels et précis, conseillés aux étudiants pour compléter leur préparation [121], exercent une critique plus poussée à l’usage du critère de la race. Au moment d’analyser la Définition légale du juif, René Savatier s’arrête assez longuement sur les difficultés auxquelles la loi du 2 juin 1941 se heurte : « Le critérium de la race, ne se manifestant par aucun caractère physique permanent et définissable, a dû se mêler à un critérium religieux » [122]. La critique s’étend au système de la charge de la preuve qui, obligeant la personne présumée juive à démontrer son appartenance à la religion catholique ou protestante, demeure une « difficulté grave pour les individus dont les grands-parents étaient libres-penseurs sans appartenir à la race juive » [123].
47. Dans la plupart des cas, les professeurs choisissent plutôt de mettre en exergue la gravité et la lourdeur des mesures antijuives. Afin d’atteindre ce but, ils placent le Statut des juifs dans la section consacrée à l’étude des incapacités et, après avoir distingué les incapacités d’exercice des incapacités de jouissance, ils soulignent le caractère rare et arbitraire de ces dernières. Il s’agit d’une manière assez originale d’introduire le Statut des juifs dans le plan du cours, compte tenu que dans certains enseignements impartis durant les mêmes années, les professeurs se bornent à traiter des seules incapacités d’exercice, en écartant complètement et ouvertement l’étude des incapacités de jouissance de l’enseignement du droit civil [124].
48. Si jusqu’en 1941 il s’agissait d’éloigner les juifs de certaines fonctions publiques et professions libérales ou commerciales, avec la promulgation du deuxième statut, la liste des professions interdites aux juifs devient plus longue, et les restrictions s’étendent également au droit de propriété [125]. Morel explique qu’à la différence de ce qui se passe pour les incapacités d’exercice, aucune règle de caractère général ne préside à l’introduction des incapacités de jouissance. Dotées d’un caractère fort discrétionnaire, « ces incapacités peuvent tenir d’abord à l’état physique de la personne, ce peut être en second lieu sa nationalité ou sa race, ce peut être encore le fait de certaines condamnations ou l’exercice de certaines fonctions » [126]. Il insiste sur les raisons d’ordre politique et économique qui ont poussé le législateur à frapper « d’une incapacité de jouissance des droits les juifs » [127]. Dans la même perspective, Rouast recherche l’origine de « ces mesures exceptionnelles » dans la « méfiance du législateur vis-à-vis de certaines personnes » ou dans la « sanction à l’égard de certains individus » [128]. Il fait référence aux étrangers, qui ne peuvent pas jouir de certains droit privés, et aux naturalisés français, dont l’étude relève du droit international privé, avant de faire mention « des incapacités pour certains citoyens français qui sont considérés légalement comme juifs » [129].
49. Savatier ne se borne pas à rappeler la gravité des incapacités de jouissance, définies comme « plus rares » puisque susceptibles de priver la personne des droits eux-mêmes [130]. Il montre que parmi ces incapacités, qui en France « ne concernent guère que les condamnés criminels, les étrangers, les juifs » [131], celle qui frappe les juifs est lourde et « plus rigoureuse » [132] : « Le législateur actuel y a été volontairement dur ; il prive sur certains points les israélites de droits dont la chrétienté du Moyen-Âge leur accordait le monopole » [133].
50. Le lien entre les interdictions frappant les juifs et les intérêts politiques et économiques nationaux revient souvent dans le discours des professeurs. De manière analogue à ce qui se passe dans les cours de droit public, le cliché du juif dangereux, menace pour l’ordre étatique, est transposé dans le discours du droit. Julliot de la Morandière, en traitant des restrictions légales au caractère absolu de la propriété, imposées par l’État en dehors du Code Civil à travers des lois spéciales, ne manque pas de mentionner le Statut des juifs qui est pris en compte parmi les limites prévues « dans l’intérêt de l’État et des intérêts collectifs généraux » [134]. Le professeur précise que la prévision de telles restrictions peut découler du pouvoir de police de l’État, d’un intérêt fiscal, de la sauvegarde de la santé publique et de la beauté des villes, de la gestion de la production des richesses. Les manuels de Colin-Capitant et de Planiol-Ripert reproduisent de manière évidente l’image du juif inassimilable, élément de désagrégation, lorsqu’il éclaircissent la ratio qui a présidé à l’introduction de la qualification de juif, en faisant appel à la nécessité de « consolider l’unité de notre pays » [135]. Loin d’être le simple produit de la « haine raciale », l’introduction du nouveau Statut des juifs découle du « rôle néfaste que certains politiciens et financiers juifs avaient joué sous la Troisième République » [136].
51. La critique ouverte des fondements des lois raciales ne se retrouve que dans les cours de licence impartis par Henri Mazeaud, juriste militant dans la Résistance et fortement engagé dans la lutte contre les restrictions des libertés introduites par le régime de Vichy [137]. Ses élèves apprennent que l’introduction du critère de la race dans le droit français du XXe siècle marque un net retour en arrière. Le législateur peut choisir de déterminer la situation juridique des individus en se référant à la famille, à la classe sociale, à la cité, à la religion et à la race. Ces deux derniers critères sont propres aux « législations primitives », suivant lesquelles « celui qui n’a pas les mêmes dieux et qui n’est pas du même sang n’a aucun droit » [138]. Les mêmes propos sont tenus dans la partie consacrée au « groupement familial ». Mazeaud ne se borne pas aux seules mesures introduites en France, mais il essaie de donner à ses étudiants un aperçu plus ample des conséquences que l’usage du critère de la race, poussé à l’extrême, a entraîné dans le droit civil des pays européens. La tendance à alléger de plus en plus les conditions de mariage se voit mise en échec par le sacrifice de « l’intérêt individuel à l’intérêt général » [139], compte-tenu que la race et la nationalité sont devenues des prohibitions d’ordre politique au mariage dans certains pays comme l’Allemagne et l’Italie. Le professeur n’en reste pas là. Il saisit l’occasion pour jeter un pont entre la nouvelle législation frappant les israélites et les mesures prises en France pour la protection de la famille, à partir de 1939. Se référant à la « race latu sensu », en tant qu’« espèce humaine », il mentionne le certificat prénuptial, en soutenant la nécessité de mettre des bornes à l’intervention du législateur dans les choix privés [140].
52. La façon de présenter le Statut des juifs varie sans doute suivant les conceptions scientifiques, les positions morales et politiques de chaque enseignant. Néanmoins il semblerait qu’au-delà des choix personnels, dans l’enseignement du droit civil, le Statut des juifs se voie absorbé par la structure traditionnelle que le plan du cours a acquise tout au long des XIXe et XXe siècles. Le caractère immuable du droit civil, « havre de stabilité » [141] est d’ailleurs souvent évoqué par les juristes qui en sont spécialistes. Dans la préface au Traité élémentaire de droit civil, Ripert rappelle que le droit privé « n’est jamais brusquement emporté tout entier par les révolutions politiques » [142]. À première vue, le droit civil semble ainsi immun aux changements législatifs et institutionnels intervenus en 1940. Les lois du 3 octobre 1940 et de 2 juin 1941 sont glissées de manière plus ou moins discrète dans l’exposé, sans que la table des matières en soit trop bouleversée. Les catégories de race ou de juif vont se rajouter à la liste des éléments définissant l’état des personnes ou les incapacités juridiques. Pour autant, en allant au delà de la structure, en creusant dans l’argumentaire des professeurs, il est possible de percevoir qu’un véritable discours sur la diversité juridique – et culturelle – des juifs est véhiculé aux étudiants les plus jeunes.
C. Les clichés du temps dans les thèses de droit
53. Les clichés mobilisés par la propagande antisémite tout au long des années 1930 et 1940 s’introduisent de manière plus massive dans les thèses de doctorat soutenues pendant les années du gouvernement de Vichy. Le juif inassimilable, individualiste, dangereux, égoïste, avide et son influence néfaste dans les milieux politique et économique nationaux deviennent des arguments scientifiques justifiant, ou au moins rendant compréhensibles, les mesures prises par les différents gouvernements – y compris le gouvernement de Vichy – à l’égard des israélites.
54. Trois thèses, soutenues entre 1941 et 1942 à la faculté de droit de Paris, abordent les problèmes juridiques soulevés par la question juive. Le fameux travail d’André Broc [143] se livre à l’étude détaillée des nouvelles lois promulguées par le régime de Vichy et essaie de contribuer à l’homogénéisation de la définition de juif dans le droit européen des années 1940 [144]. Les deux autres travaux ont un caractère historico-juridique qui pour autant dissimule une véritable prise de position à l’égard des tendances contemporaines en matière de législation raciale [145]. Par ailleurs, l’adoption d’une perspective historique dans les travaux juridiques, estimée d’autant plus pressante dans de telles périodes de transition, ne cesse pas d’être encouragée dans les discours de remise des prix de thèse [146]. Même lorsque ces travaux « se couvrent du manteau de l’histoire », un lien évident peut être décelé entre les sujets de thèse choisis par les doctorants et les « préoccupations » et « les événements actuels » [147]. Bien que s’inscrivant dans des secteurs disciplinaires différents, les trois thèses présentent plus que quelques affinités. D’abord, la composition des trois jurys de soutenance est presque identique : Mestre, célèbre pour son succès auprès des étudiants proches de la droite nationale, engagé auprès de la Jeunesse patriote, est toujours le président [148] ; Scelle siège en tant que suffragant au sein des trois jurys. Les autres membres ne varient pas de manière considérable, le professeur André Giffard participe à la soutenance des deux thèses de nature historique et Lampué siège dans le jury de Broc.
55. Du point de vue du contenu, il est possible de s’apercevoir tout de suite que les mythes du juif dangereux et inassimilable sont à l’origine des questionnements des deux travaux de nature historique et qu’ils demeurent une référence constante de l’étude « de pure technique juridique » [149] auquel Broc se livre.
56. En explorant la condition juridique des juifs dans la France de l’Ancien Régime, Henri Gaillard se propose de cerner les raisons de la « résistance exceptionnelle » manifestée tout au long de l’histoire par le peuple juif [150]. Sa thèse apparaît comme une véritable tentative de justifier les mesures que les différents gouvernements ont prises à l’encontre des juifs : « Les Juifs, à toutes les époques, ont formé un corps original, étranger et distinct, en antagonisme irréductible avec la société française. Là étaient le danger et la raison de toutes les lois d’exception prises à leur égard par les souverains » [151]. En développant son propos, l’auteur ne mentionne jamais les lois adoptées par le gouvernement de Vichy. Néanmoins, en conclusion, il a soin d’évoquer la continuité entre l’Ancien Régime et la période post-révolutionnaire, en insistant sur l’échec de toute tentative d’intégration des juifs : « La Révolution, en décrétant leur émancipation, espérait les assimiler à la nation française : c’était une généreuse utopie. L’assimilation n’eut pas lieu » [152].
57. Dans une perspective similaire, dès le début de sa thèse – qui obtient la mention très bien – Edouard Mouillefarine, se montre intéressé par l’aptitude extraordinaire du peuple juif à se préserver tout au long des siècles : « La dispersion du peuple juif et son existence au sein des autres nations forment un des problèmes historiques les plus curieux que les annales du monde puissent offrir aux méditations des hommes » [153]. En étudiant la « destinée des Juifs sous les différentes dynasties » au Maroc, le droit public interne et les règles de droit privé des juifs marocains, la curiosité de l’auteur est retenue en particulier par leur capacité à reconstituer le groupe, en gardant leur isolement, leurs mœurs, leur statut, sans être atteints par les « nombreuses mesures d’exception et de rigueur que les gouvernants français, entre autres, furent forcés de prendre contre les juifs au cours des siècles » [154].
58. Les conclusions de Mouillefarine se rapprochent de celles de Gaillard : les juifs du Maroc constituent « un bloc religieux et même racial », du fait que « comme tous les nomades orientaux, ce n’est pas la terre, l’établissement sur une terre déterminée qui constitue le fondement de ce qu’on peut appeler son essence nationale, c’est la tribu » [155]. Il en découle que « le Juif ne peut pas disparaître, il ne peut pas se laisser absorber, justement parce qu’il n’a pas besoin d’une terre à lui pour rester « lui » » [156]. Le discours sur l’altérité et sur la dangerosité du juif se superpose ici aux arguments placés aux fondements de l’œuvre de colonisation. La tendance des juifs du Maroc à rester à l’écart n’empêche pas qu’ils acceptent toute sorte de civilisation, ne montrant aucune réticence à profiter des bénéfices que la culture occidentale leur apporte. Ce contact doit être contrôlé, afin d’éviter que les juifs n’envahissent les secteurs névralgiques de l’administration et de la finance françaises.
59. Les caractères spécifiques du peuple juif ressortent souvent du recours à la comparaison avec d’autres populations ou d’autres religions. Gaillard insiste sur les différences entre les juifs et les chrétiens, qui tiendraient à une triple cause : la race, la religion et les mœurs. La propension pour le commerce et la gestion des crédits se heurterait à l’héroïsme et aux sentiments chevaleresques propres à la noblesse chrétienne. « La race sémitique » aurait de son côté « la subtilité, la ténacité, l’esprit mercantile » [157]. Mouillefarine utilise la même technique lorsqu’il propose des solutions aptes à favoriser le « rapprochement judéo-musulman » [158]. Dès lors, l’image du juif est construite par opposition avec celle de l’Arabe : si « l’Arabe est silencieux », « le Juif, bruyant, est amoureux de la vie commune à l’excès » [159] ; les Arabes constituent « une race qui se garde, réticente, hostile à toute nouveauté », alors que les juifs sont « une race qui se donne, curieuse d’innovations, même les plus futiles » [160] ; « le musulman ne se laissant jamais pénétrer par l’étranger, le Juif est citoyen partout » [161] ; « la mobile personne du Juif, pèlerin des nations, et son âme diverse sont si loin de l’Islam qu’on a la définitive impression que ce peuple n’est pas fait pour se fixer, mais pour errer » [162].
Conclusions
60. L’implication de la faculté de droit de Paris dans le régime de Vichy et sa contribution au fonctionnement de la qualification juridique de juif ne semblent pas de moindre intensité. L’exclusion des fonctionnaires juifs et l’application du numerus clausus se déroulent dans le plus grand respect des procédures et des ordres émanant du Ministère de l’Éducation nationale. Aucune prise de position officielle de la part de la faculté n’a lieu. Dans l’application des lois d’exception, la défense des collègues se fait plutôt au cas par cas et par les moyens accordés par les textes de loi.
61. Les événements postérieurs à la chute du régime de Vichy semblent confirmer cette tendance. À l’occasion de l’assemblée du 7 novembre 1944, l’assesseur du doyen, Morel, se réjouit de la réintégration des professeurs Aftalion, Basdevant, Cassin, Escarra, Lévy-Bruhl et Picard. Les lois de 1940 sont qualifiées d’« injustes lois d’exception » [163]. Lors de la même assemblée, Morel annonce que Ripert, arrêté et détenu à Drancy, et Barthélemy sont suspendus de leurs fonctions, sous l’accusation d’intelligence avec l’ennemi et pour avoir pris part au gouvernement de Vichy en qualité de Ministres. La demande de mise en liberté provisoire de Ripert et de Barthélemy et la décision de protester contre la manière dont l’arrestation de l’ancien doyen s’est faite ne seront prises qu’au cours d’une assemblée officieuse [164].
62. En même temps, l’altérité du juif rentre de manière assez pénétrante, dans la formation des jeunes étudiants. L’étude des interdictions frappant les juifs trouve sa place dans les cours fondamentaux, de droit civil et de droit public. Un processus de métabolisation de la nouvelle qualification raciale se met ainsi en place dès la première année d’études. Si l’on considère, en outre, qu’après la chute connue dans la deuxième moitié des années 1930 [165], le nombre d’inscriptions ne cesse de s’accroître tout au long des années 1940 [166], il est difficile d’imaginer que les enseignements impartis entre 1940 et 1944 n’aient exercé aucune influence dans le processus d’accoutumance des juristes à la dichotomie Français/juif. La sensibilisation des étudiants en formation n’est pas sans lien avec la croissance de l’attention portée par la doctrine aux lois antijuives. Les trois thèses, soutenues dans un bref délai de deux années, témoignent de la légitimité de l’attention scientifique que le Statut des juifs obtient au sein des facultés de droit. La qualité de juif et la place des israélites dans l’histoire du droit font pleinement partie des thèmes de recherche sur lesquels les doctorants choisissent de se spécialiser et les enseignants, de leur côté, n’hésitent pas à les diriger ou à intégrer les jurys de soutenance. En outre, certains de ces auteurs auront même l’occasion de mettre en pratique leurs connaissances et leurs théories. Le parcours de Broc est exemplaire à cet égard : fonctionnaire de la préfecture de police de Paris, il intègre jusqu’à octobre 1944 le quatrième bureau de la Direction des étrangers et des Affaires juives [167], en contribuant de manière directe à la réalisation des thèses énoncées dans son travail doctoral.
63. À partir de l’année universitaire 1944-45, les catégories de race et de juif commencent à disparaître de l’enseignement du droit. Si certains manuels et cours, édités après l’ordonnance du 9 août 1944 [168], n’en font plus mention [169], d’autres reviennent sur le Statut des juifs et, en le justifiant comme le produit de l’Occupation, inaugurent la phase du refoulement [170] de l’engagement des juristes dans la politique antisémite du gouvernement de Vichy :
« L’occupation allemande de 1940-1944 a imposé à la France des mesures raciales qui portaient une grave atteinte à l’égalité, en excluant les Juifs des fonctions publiques et même d’un grand nombre de professions privées (...) Ces mesures ont obligé les tribunaux à statuer sur la question de détermination de la race : et il y a eu un assez grand nombre de décisions rendues sur ce point. Tous ces actes ont été annulés en bloc par l’Ordonnance du 9 août 1944 (art. 33) rétablissant la légalité républicaine, et des mesures ont été prises pour détruire l’effet des spoliations (Ord. du 4 novembre 1944) » [171].
Silvia Falconieri
Chargé de recherche
CHJ (UMR 8025 CNRS-Université Lille 2)
Annexe 1. Cours impartis à la faculté de droit de Paris (1940-1944) [172]
- Le tableau est dressé à partir des Livrets des étudiants : AN, AJ 16/1785 et 1786 : Livrets : Université de Paris. Faculté de droit. Rapport annuel du doyen. Concours de fin d’année. Tableau du personnel, Paris, Imprimerie administrative centrale.
Annexe 2 : Manuels en usage à la faculté de droit de Paris (1940-1944) [173]
Bonnecase, Julien, Législation civile et commerciale. Les réformes réalisées à la veille de la guerre de 1939-1940, pendant la guerre et après la guerre. Etude analytique destinée aux étudiants des Facultés de droit pour la préparation de leurs examens, et aux praticiens du droit, Bordeaux, 1941
Bonnecase, Julien, Précis de jurisprudence civile et commerciale, Paris, LGDJ, 1942.
Bonnecarrère, Philippe ; Laborde-Lacoste, Marcel et Crémieu, Louis, Exposé méthodique de droit civil, conforme aux programmes des examens de licence en droit, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1940.
Colin, Ambroise et Capitant, Henri, Cours élémentaire de droit civil français, Paris, Librairie Dalloz, Tome I, 1942, 10e édition, entièrement refondue et mise à jour par Julliot de la Morandière.
Hémard, Joseph, Précis de droit civil, Troisième édition revue par René Morel, Tome premier, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1943.
Mazeaud, Henri, Guide des conférences et exercices pratiques pour la licence en droit, Tome I, Méthodes générales de travail, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1941.
Planiol, Marcel, Traité élémentaire de droit civil, Paris, LGDJ, 1943, revu et complété par Georges Ripert, avec le concours e Jean Boulanger, deuxième édition, Tome I : Principes généraux. Les personnes. – Les biens.
Josserand, Louis, Cours de droit civil français, Vol. III : Les régimes matrimoniaux. Les successions légales. Les libéralités, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1940.
Bonnard, Roger, Les actes constitutionnels de 1940, Paris, LGDJ, 1942.
Bonnard, Roger, Précis de droit public, Paris, Sirey, 1944
Burdeau, Georges, Cours de droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 1942.
Laferrière, Julien, Le nouveau droit public de la France. Recueil méthodique des textes constitutionnels et administratifs publiés du 10 juillet 1940 au 31 juillet 1941, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1941.
Laferrière, Julien, Manuel de droit constitutionnel, Paris, Les éditions Domat-Montchrestien, 1943.
Savatier, René, Cours de droit civil, Paris, LGDJ, 1943.
Trotabas, Louis, Eléments de droit public et administratif. Conforme au programme officiel des Facultés de droit. Décret du 4 mars 1932 et arrêté du 10 mai 1937, Capacité première année, Paris, LGDJ, 1942 (4e édition).