I. Dans la « boîte à outils » des juristes italiens
1. Raymond Saleilles l’écrivait en 1910 dans les pages du Bulletin de la Société d’études législatives : « L’Italie est le pays où le droit comparé devrait prendre le plus de développement ». Connaissant la profonde érudition de ses collègues subalpins et compte tenu de leur « positionnement » idéal entre différentes cultures juridiques, il attribuait aux juristes italiens la « mission » de faire progresser à l’avenir cette « nouvelle branche de la science du droit » [1]. Appréciant surtout l’utilisation que les professeurs italiens faisaient de la comparaison des législations étrangères, il avait déjà eu l’occasion auparavant de louer la « méthode sûre » de leurs « grands travaux juridiques » [2].
2. De longue date, le comparatisme a fait partie des instruments de travail non seulement des universitaires, mais aussi de tout professionnel du droit du pays. Diverses raisons concrètes l’expliquent. L’ouverture –pour ainsi dire– de l’Italie aux législations étrangères est bien connue. L’histoire des droits en vigueur tout au long du XIXe siècle dans les différents États italiens et puis dans le Royaume d’Italie à partir de 1861 –pour ne pas remonter plus loin dans le temps– en offre de nombreux exemples, de l’époque napoléonienne à la Restauration et au-delà. La lecture historiographique du phénomène de « legal transplant » [3] qui investit la Péninsule mériterait sans doute quant à elle une attention spécifique qui dépasse toutefois le propos de cette contribution [4]. En toute hypothèse, il est certain que la société italienne dans son ensemble et le milieu juridique plus précisément furent confrontés à diverses reprises à des législations étrangères qui nécessitaient d’être comprises et élaborées et laissèrent des traces non négligeables par la suite [5].
3. Au début du XIXe siècle il s’agissait souvent d’un comparatisme « obligé », rendu obligatoire par la nécessité de comprendre des lois d’origine française ou autrichienne dont il fallait faire application dans les tribunaux. Si les spécificités locales continuaient de jouer un rôle, la nécessité de se familiariser avec les législations étrangères était aussi légitimée par la nécessité de se comprendre et de s’entendre. Tel était le but des ouvrages comparant le code civil français en vigueur dans les territoires italiens et le droit romain, ou les codes autrichiens en vigueur dans le nord-est du pays. Il fallait enfin donner, surtout aux praticiens du droit, des instruments pour s’orienter dans un cadre juridique changeant, afin qu’ils puissent exercer leur métier sans être trop désorientés.
4. Sous la Restauration l’esprit comparatiste se maintint chez les juristes italiens avec des perspectives d’assimilation, d’imitation et d’élaboration [6]. Tandis que s’affirmait la prise de conscience de la nécessité de bâtir une identité juridique propre à travers les influences étrangères, se trouvait remarquée la prévalence des savoirs juridiques pratiques. Dans ce contexte, de nombreux ouvrages étrangers furent traduits, pour s’informer tout d’abord, mais aussi pour discuter, comparer et éventuellement profiter de l’expérience d’autrui [7].
5. La rédaction des codes fut à de multiples reprises un exercice de comparatisme juridique : à titre d’exemple, il suffit de penser à l’expérience napolitaine, qui a été longuement étudiée, ou à celle du petit Duché de Parme. Après l’unification, le goût du comparatisme n’abandonna pas les juristes italiens, bien au contraire. On pourrait même dire que l’on compara alors dans toutes les directions, soit avec l’étranger, soit avec son propre pays : ainsi les commentaires des codes de l’Italie unifiée comportèrent-ils des comparaisons avec les différents codes des États pré-unitaires.
6. L’historiographie a mis en lumière l’effort effectué par les juristes italiens dans le but d’atteindre une identité juridique nationale, ainsi que les sous-stratifications profondes de cette identité remontant au Risorgimento et se rattachant aux doctrines de Vico e Romagnosi [8]. La place réservée au comparatisme se trouva mêlée aux processus d’imitation et de création qui continua de caractériser l’action des juristes au niveau pratique et théorique. Il s’agissait bien évidemment d’un comparatisme « dans les faits » et, sauf exception, il lui manquait encore une dimension doctrinale [9].
7. Le premier à vouloir élaborer une vraie science autonome des législations comparées en Italie fut Emerico Amari, connaisseur et interprète d’exception de la pensée de Giovanni Battista Vico. Inspiré par la philosophie de La Scienza Nuova, Amari choisit de bâtir sa science des législations comparées sur une base historiciste. Parallèlement, il reprend de Gian Domenico Romagnosi l’idée que le droit se transmet d’un peuple à l’autre par imitation et propagation [10]. Enfin, il aperçoit déjà l’utilité du comparatisme dans l’éducation juridique : dès 1845, à l’université de Palerme, il réclame une place centrale pour l’enseignement de la législation comparée [11].
8. Après l’unification et la réorganisation des universités du Royaume suivant un projet de standardisation de la formation juridique au niveau national [12], le droit et les législations comparées ne rentrèrent pas parmi les matières obligatoires. Cependant, chaque faculté pouvait offrir des cours « libres » : le comparatisme en Italie devait donc progresser par le biais de ces cours donnés soit par des professeurs titulaires d’autres matières officielles, soit par les ci-dits liberi docenti, des enseignants qui n’étaient pas titulaires et avaient un statut reconnu seulement dans la faculté où ils enseignaient.
9. Ainsi, vers la fin du siècle, plusieurs cours « libres » se trouvaient-ils consacrés au comparatisme, avec des intitulés et des contenus très différents les uns des autres : à titre d’exemple, dans les années 80, à l’université de Pavie, Pietro Esperson, professeur de droit international [13], donnait un cours de « législation comparée coordonné à l’étude du droit international privé » ; à l’université de Turin, entre autres, Emilio Brusa [14], professeur de droit pénal, enseignait un cours libre de « législations comparées » [15]. Puis, au début du XXe siècle, le nombre de ces enseignements devait s’accroître.
10. Qui plus est, la place du comparatisme dans les facultés de droit de l’Italie unifiée n’était pas confinée dans ce type de cours spécifiques : même dans le cadre d’un cours officiel de droit civil, le professeur pouvait avoir l’occasion de faire une introduction historique et de législation comparée, comme ce fut le cas d’Alfredo Ascoli, qui enseignait le droit des obligations et de la famille à Pavie au début du XXe siècle [16]. Encore plus orientés vers le comparatisme, les cours de droit constitutionnel de Gaetano Mosca, juriste et politologue célèbre, proposaient aux étudiants un authentique cours de droit constitutionnel comparé [17], incluant une partie dédiée aux constitutions anglaises et nord-américaines [18]. Divers cours de droit romain furent par ailleurs associés à ce renouvellement de la méthode inspiré par les doctrines allemandes, lequel tendait à dicter aux autres branches du droit leur statut scientifique [19]. Dans ce cadre c’est un comparatisme se nourrissant de recherche ethnographique et d’anthropologie juridique qui vint enrichir l’histoire du droit romain, ainsi dans les cours et l’ouvrage de Pietro Bonfante [20].
11. En Italie, il est vrai, on pourrait considérer la « vocation » au comparatisme comme l’un des traits « originaires » et caractéristiques du profil des juristes : comparer était tout à fait naturel, vue la situation politique du pays, depuis l’Ancien Régime et tout au long du XIXe siècle. Mais c’est tout de même la fin du XIXe siècle qui devait faire du comparatisme un nouvel enjeu, sur fond de crise de l’État libéral et de son droit, de crise de l’économie libérale face à l’évolution politique, sociale et économique [21].
12. Cette crise européenne (pas seulement italienne) devait éclater d’une façon irréversible, du moins en Italie, avec la Première Guerre Mondiale [22]. Les juristes italiens –notamment les universitaires–, ne pouvant rester inertes face à un tel défi, cherchèrent justement par l’interprétation à maintenir ou à reconquérir leur place dans l’évolution du droit positif. Ainsi le comparatisme devait-il jouer un rôle majeur, bien que non acquis d’avance.
II. L’enseignement du droit comparé et ses réseaux
13. Au tournant du XXe siècle, les juristes italiens s’engagèrent dans un renouvellement de leur méthode, lequel s’imposa tout particulièrement au niveau de l’enseignement du droit [23]. Avec l’avènement de l’industrialisation et l’émergence de la question sociale d’un côté [24], avec l’essor des sciences sociales de l’autre et toujours dans la nécessité de sauvegarder l’unité juridique conquise à travers la promulgation des nouveaux codes nationaux, le juriste national regardait autour de lui.
14. C’est une sorte de « mouvement » vers le comparatisme qu’on observe en Italie pendant la période qui précède la Grande Guerre, spécialement dans les revues juridiques –qui vivent leur époque dorée– et dans les salles des cours. Les protagonistes en furent des universitaires comme des praticiens, juges et avocats. Leurs conceptions du comparatisme, tout comme leurs méthodes et leurs domaines d’étude, furent pour le moins variables et, souvent, ils échangeaient avec des collègues étrangers, surtout français et allemands, qui s’intéressaient aux mêmes sujets.
15. Il existait alors en effet des réseaux de soi-disant comparatistes auxquels les juristes italiens participaient, même si l’Italie ne comptait ni société de législation comparée, ni bulletins ou journaux spécialisés [25]. Les aventures (ou mésaventures) coloniales italiennes ne furent pas en mesure de justifier l’intérêt vers des traditions juridiques « autres », comme ce fut le cas dans l’Empire britannique de l’époque où se développaient des études comparatives [26]. La situation était également bien différente de celle de la France, qui avait fait rayonner son droit loin en Europe. Mais le moteur de cette mobilisation étant le besoin de renouvellement de la méthode juridique, l’on comparait (même sans être vrai comparatiste), l’on comparait pour solutionner les problèmes nationaux.
16. Parallèlement, un « nouveau » comparatisme, se présentant comme une science du droit comparé –et non plus des législations comparées–, apparut avec sa propre méthode dans les salles de cours des facultés de droit du Royaume désormais unifié et en proie à d’incontournables défis économiques et sociaux. Ce mouvement se situait dans le sillage du mouvement initié par Saleilles et Lambert au congrès parisien de 1900. Dans le rapport final de ce congrès, comparatisme et enseignement du droit s’étaient tendus la main. De l’autre côté des Alpes, en Italie, le pari devait être pris au sérieux [27].
17. La question du comparatisme et du droit comparé en Italie étant très disputée, le propos de ces pages est simplement de s’intéresser au chemin pris par l’enseignement universitaire du droit comparé et d’approcher ce thème complexe sous cet angle privilégié. Une considération préalable semble indispensable : l’introduction de nouveaux cours de droit comparé et le maintien des plus anciens cours de législations comparées dans les facultés de droit à partir de la fin du XIXe siècle témoigne non seulement d’une volonté d’ouverture au droit des autres pays industrialisés, mais également d’une attention aux doctrines qui circulaient dans la pensée juridique européenne.
18. Pour les auteurs italiens les plus engagés dans le renouveau des méthodes d’interprétation du droit à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les cours universitaires de droit comparé purent être l’occasion d’explorer les frontières d’une nouvelle discipline –le droit comparé lui-même– tout en se ralliant à la pensée juridique la plus « moderne ». Le droit comparé, même mal défini, était parfois envisagé comme possible méthode d’interprétation alternative aux anciennes qui, à travers l’enseignement, expérimente ses contenus et sa propre méthode. De sorte que dans l’enseignement du droit comparé on observe, d’une part, la naissance d’une méthode, voire d’une discipline ; de l’autre, on touche à une tentative de renouveau de la pensée juridique italienne.
19. Au tournant du XIXe siècle, le renouvellement de la pensée juridique italienne devait en effet passer par les salles de cours universitaires. Les leçons inaugurales des années académiques constituent les manifestations des nouvelles approches et méthodes juridiques. Au travers de ces leçons inaugurales des années ’80 et ’90 apparaît le développement d’un mouvement d’idées ouvert au « social », lequel se nourrit du contact avec les sciences sociales naissantes ; se découvre aussi l’introduction de méthodes « scientifiques » et « systématiques » d’interprétation d’origine allemande, spécialement dans les enseignements de droit civil et dans ceux de droit romain, lesquels se renouvellent à leur tour par le biais d’un retour à l’étude des sources (en suivant Savigny) [28]. Les mêmes remarques pourraient être faites pour le droit public [29].
20. Dans ce cadre, une brève analyse des contenus des cours de droit comparé, qui étaient toujours des cours complémentaires ou « libres » –donc jamais obligatoires– pourrait réserver quelques surprises et, peut-être, préciser notre connaissance de la pensée juridique italienne de l’époque. Deux expériences didactiques du début du XXe siècle s’avèrent spécialement intéressantes. La première est celle d’un romaniste et civiliste, Giovanni Pacchioni (1867-1946), lequel, de retour de l’université d’Innsbruck, en 1903, est chargé des cours de droit civil à l’université de Turin, où il enseigne aussi la « législation comparée » au titre de cours « libre ». Il donne aussi le même enseignement à Milan, à la nouvelle École de commerce Luigi Bocconi, un établissement privé fondé en 1902 où Pacchioni et d’autres juristes renommés de l’époque se retrouvent [30].
21. Dans ses cours de 1906-1909, Pacchioni, qui d’ailleurs était parmi les très rares juristes italiens à avoir des connaissances du droit anglais et des contacts avec les collègues anglais avant la Grande Guerre, montre quelle large préparation, et quelle préparation non strictement juridique, fut la sienne. Estimant que Vico, Montesquieu, Sumner Maine, Bachofen, Emerico Amari et Post furent les pères du comparatisme contemporain, il note que le comparatisme a cependant fait l’objet de peu de développements en Italie, du moins tant que c’était à ceux qui s’intéressaient au droit international privé d’y suppléer [31].
22. Par choix didactique, il tend à illustrer pour les étudiants la « remarquable tendance à l’uniformité du droit », aperçue notamment en matière de droit commercial et de droit des affaires, malgré les nationalismes. Ses développements prennent ensuite le chemin de l’histoire, complément nécessaire de toute recherche en matière de législation comparée, dans le sillage de Raymond Saleilles et d’Édouard Lambert, qu’il cite.
23. Au fond, la question fondamentale était encore ouverte de savoir quelles étaient les finalités des études comparatives du droit. Selon Pacchioni, la législation comparée devait être considérée, à la fois et successivement comme un complément du droit international privé, comme un instrument de perfectionnement du droit en vigueur chez chaque peuple, enfin, comme un moyen d’unifier le droit du monde civilisé. À son avis, cette nouvelle « science » devait favoriser la tendance à l’uniformité du droit « des nations civilisées », par le biais de réformes parallèles visant les systèmes juridiques particuliers.
24. La seconde expérience didactique qui se montre spécialement intéressante est celle de Mario Sarfatti (1876-1962), le premier juriste non seulement italien, mais issu de l’Europe continentale –et il s’agit là d’une priorité que les juristes anglais et nord-américains lui reconnaissent– à s’intéresser spécifiquement au droit privé anglais et à en diffuser la connaissance sur le continent par le biais de ses ouvrages [32].
25. Né dans une famille juive d’une mère d’origine anglaise, Sarfatti possède une connaissance suffisante de la langue anglaise pour se lancer dans son domaine de recherche d’élection, le droit privé anglais des torts et des contracts, qu’il cultive en fréquentant directement les bibliothèques de Londres et d’Oxford et en suivant l’itinéraire de Pollock. Depuis 1906 (et pour les trente années suivantes), il est titulaire d’un cours libre de droit comparé anglo-italien à la faculté de droit de Turin où enseigne également Pacchioni et où l’on propose aux étudiants de nombreux cours complémentaires et libres dont l’intitulé compte l’adjectif « comparé », comme le cours de Brusa évoqué ci-dessus. Le droit comparé est une matière très « flue ».
26. Son cours s’ouvre sur une histoire du droit anglais et, parallèlement, de l’ancien droit de l’Europe continentale incluant spécifiquement l’histoire du droit romain du Moyen Âge jusqu’à l’époque de la codification ; la deuxième partie est réservée à des études plus approfondies sur les torts et les contracts, où, à coté de la dimension historique, la discipline contemporaine est analysée via la comparaison des systèmes d’equity et de common law avec les instituts correspondants (plus ou moins correspondants) de la tradition juridique d’origine romaine. Sarfatti admire surtout l’« élasticité » (ainsi l’appelle-t-il) du droit anglais, lequel ramène toujours la règle juridique au niveau de la société. Ce type de comparatisme doit permettre à la science juridique italienne de son temps de tirer certaines conséquences et d’en faire son profit [33].
27. L’utilité des études de droit anglais proposées par Sarfatti est confirmée par plusieurs témoignages. Le professeur italien Gian Pietro Chironi (auteur d’un ouvrage majeur sur la culpabilité [34]), lequel soutient Sarfatti dans ses premières recherches, écrit ainsi en 1903 que grâce à l’exemple des juristes anglais et de leur méthode, laquelle les garde toujours en contact avec la réalité sociale, le juriste italien pourra être secoué du sommeil dans lequel il est plongé pour se réveiller et renouveler ses propres méthodes d’interprétation [35]. De même, en 1920, Pacchioni écrit que le droit anglais est un bon remède contre l’attitude idolâtre qui est alors manifestée en Italie à l’égard de la méthode juridique des pandectistes allemands [36]. Tullio Ascarelli, considéré comme l’un des premiers vrais comparatistes du XXe siècle [37], écrit quand à lui en 1930 qu’un peu de case law anglaise s’avère très efficace pour balancer les tendances de la Begriffsjurisprudenz [38]. Chironi, Pacchioni et Ascarelli font ainsi montre d’une largesse de vues plus importante que Sarfatti.
28. Depuis 1903, le nom de Sarfatti est connu dans le monde anglophone. L’attestent les pages du Journal of Comparative Legislation : Sheldon Amos, futur directeur de l’École khédiviale du Caire, lui dédie l’essai An Italian view of the Law of Torts [39]. Un vaste réseau de contacts supranationaux permet à Mario Sarfatti d’être bien connu à l’étranger, de Lyon à Londres jusqu’aux États-Unis et l’Amérique Latine. Paradoxalement, il reste méconnu, ou simplement oublié, en Italie. N’ayant jamais réussi de vraie carrière académique, il est soumis après 1938 aux lois raciales, et forcé à l’exil et à l’interruption des études qu’il poursuivait depuis une trentaine d’années. Son apport y restera par la suite longtemps méconnu [40].
29. À l’étranger, en revanche, son succès se maintient. En 1924, lorsque parait son essai sur les obligations en droit anglais [41], le Yale Law Journal met en regard les travaux de Mario Sarfatti –pour l’Italie– et Henry Lévy-Ulmann –pour la France–. Tous deux apparaissent comme des auteurs qui facilitent le processus de connaissance du droit anglais et nord-américain en Europe, après les années de guerre ayant vu Anglais, Américains, Français et Italiens alliés et qui désiraient maintenant mieux se connaître [42]. Quatre ans après, dans un compte-rendu italien du volume de Lévy-Ulmann portant sur Le système juridique de l’Angleterre [43], publié par l’Annuario di diritto comparato e di studi legislativi dirigé par Salvatore Galgano [44], Giuseppe Valeri ne cite cependant pas Sarfatti [45].
30. Mais, en 1933, Sarfatti publie son manuel de droit comparé [46] –le seul manuel en Italie jusqu’aux années soixante– incluant une partie sur l’histoire du droit anglais et une autre, très soignée, d’histoire de la codification dans les différents pays de l’Europe continentale. Le comparatiste nord-américain John Wigmore en fait un compte rendu dans l’Illinois Law Review [47] et la traduction en anglais de l’ouvrage est envisagée [48]. En 1944, une traduction en espagnol paraît à l’initiative du directeur de l’Instituto de derecho comparado de l’Universidad Nacional Autónoma de México, avec une préface signée par Lambert [49].
31. Dans un certain sens, Sarfatti apparaît comme un pionnier, explorant des domaines nouveaux et ouvrant la voie à la connaissance du droit anglais et du droit nord-américain à travers, justement, un cours de droit comparé. Dans sa méthode, il s’inspirait certainement de celle proposée par Édouard Lambert [50]. Sa conviction profonde était celle d’une fatale et continue tendance vers l’unification des rapports sociaux des divers États, laquelle devait par voie de conséquence créer une certaine unification du droit. D’après lui, on comparait en ayant comme but le rapprochement progressif des législations, la finalité étant une unification législative universelle.
32. Au début de son parcours, au commencement du XXe siècle, il avait estimé que le cosmopolitisme de la Belle Époque, le développement économique et l’intensification des rapports commerciaux internationaux ne permettaient plus aux juristes de s’arrêter à la contemplation de leur propre droit national. Au droit comparé il attribuait la valeur d’instrument éducatif destiné à vivifier les études de droit interne, le considérant complémentaire à l’application des règles de droit international. Il en parlait comme d’un « précieux élément de politique législative » [51]. Trente ans après, à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale, sa pensée restait fidèle à ses propos initiaux : l’inéluctable tendance à l’unification des rapports sociaux des différents États devait avoir comme conséquence la création d’une sorte d’unité de droit [52].
III. Remarques conclusives
33. En fin de compte, du temps de l’enseignement comparatif de Pacchioni et de Sarfatti, au début du XXe siècle, les études de droit comparé venaient de commencer, et même si ces premières expérimentations furent en grande partie oubliées, elles contribuèrent sans nul doute à enrichir le savoir des juristes comme surtout des étudiants, et aussi à maintenir la science juridique italienne en contact avec la pensée juridique circulant dans l’Europe contemporaine.
34. Plus en général, la mise en place des différents cours de droit et de législations comparées au sein des universités du Royaume semble s’insérer dans une tentative de mise à jour et de renouveau de l’enseignement du droit qu’on observe également, au tournant du XXe siècle, dans les universités étrangères, premièrement françaises et allemandes.
35. L’essai de Saleilles concernant l’Italie fut publié après la décision du ministère italien de l’instruction réduisant le nombre de matières complémentaires dans les facultés de droit et supprimant spécifiquement l’enseignement de législations comparées [53]. La réaction avait été immédiate, notamment à l’université de Turin, où la faculté avait réaffirmé l’importance d’un tel cours « de noble tradition », en reconnaissant son l’utilité. Lui était attribué le statut de science à part, dont l’enseignement était fortement conseillé, surtout en Italie. Était envisagée comme spécialement importante la diffusion de la connaissance du droit anglais, pour le renouveau des rapports juridiques et commerciaux avec l’Angleterre [54].
36. Le professeur « idéal » de ce cours, à Turin, était justement Sarfatti, lequel continuait l’enseignement de son cours libre de droit civil comparé tout en ayant réussi à recueillir de très rares matériaux législatifs de tous les pays du monde. En 1915, il avait été nommé aide du directeur de l’Istituto giuridico de la faculté [55] et ne cessait de rêver de la création d’un Institut de droit comparé en Italie [56]. Il n’y parvint pas, mais l’effort lui valut dans les années ‘20 l’éloge de Gutteridge [57], l’un des protagonistes du comparatisme anglais après la Première Guerre Mondiale, et d’Édouard Lambert, lors de la fondation de l’Institut de droit comparé à Lyon [58]. Pour le reste, son apport devait rester assez marginal. Il en fut de même de sa tentative de familiariser ses collègues avec le monde juridique de langue anglaise : autres furent les voies suivies.
37. Pour conclure ces brèves remarques sur le comparatisme dans l’enseignement du droit en Italie à la veille de la Grande Guerre, ce qui semble assez clair, c’est que le comparatisme s’inscrivit toujours –pour ainsi dire– dans le statut des juristes italiens. Cela dit, le seul vrai comparatiste « moderne », Mario Sarfatti, ne réussit pas à atteindre le succès espéré. Les liens avec Lambert et son enseignement [59], les échanges avec les collègues anglais, les compte-rendus sur les revues nord-américaines et aussi, d’un autre point de vue, sa contribution à la diffusion de la connaissance du droit italien dans les pays britanniques [60] firent de Sarfatti un juriste atypique, cosmopolite, déraciné. D’où, peut-être, son échec au niveau national italien.
38. Les noms des initiateurs d’une science du droit comparé en Italie, avant les développements de la seconde moitié du XXe siècle [61], sont en définitive ceux de Tullio Ascarelli, mentionné ci-dessus, et de Mario Rotondi [62]. C’est ce dernier qui parvint –non sans difficultés– à la création d’un Institut de droit comparé en Italie à la fin des années Trente et qui devait, en 1969, reconnaître le rôle de Sarfatti dans l’ouverture vers le common law [63].
Annamaria Monti
Dipartimento di studi giuridici, Università Bocconi