I . L’Italie des années 1814-1866 comme aire géographique privilégiée de la comparaison
1. Les considérations qui suivent concernent la comparaison comme méthode d’élaboration de la loi, et notamment comme méthode d’élaboration de ces réalisations particulièrement accomplies de la loi que sont les codes du XIXe siècle : la comparaison, donc, comme méthode et instrument pour la réalisation de grands ouvrages de législation nationale du continent européen.
2. Nous nous proposons de nous occuper de ce phénomène surtout dans sa partie pratique, en laissant plutôt à l’écart la dimension scientifique. Nous nous en occuperons en considérant le cas de l’Italie de la période 1814-1866 [1] –les années comprises entre le début de la Restauration et l’entrée en vigueur des premiers codes du Royaume unitaire– en essayant de donner une réponse à l’une des questions posées par l’appel à communication du colloque pour lequel ces pages ont été conçues : celle concernant la « physionomie géographique du comparatisme » :
lorsque les juristes ou les publicistes entreprennent des comparaisons, y a-t-il des aires de comparaison privilégiées, des domaines de comparaisons spécifiques ou, combinaison des deux, des aires de comparaison en fonction des branches du droit ou de techniques juridiques ? [2]
3. En ce qui concerne cette composante pratique de la comparaison comme instrument mis au service de l’activité législative que nous venons de mentionner, nous croyons pouvoir donner dès maintenant une réponse positive à cette question : la péninsule italienne des années 1814-1866 peut sûrement être considérée comme une aire géographique privilégiée pour ce genre de comparaison ; probablement, au niveau européen, l’une des aires les plus concernées par ce phénomène [3]. Nous croyons pouvoir fonder cette affirmation sur les éléments suivants.
4. Il s’agit, tout d’abord, de prendre en considération de simples données quantitatives : dans l’Italie des années 1814-1866 fut en effet promulgués plus d’une trentaine de grands recueils de législation étatique qui peuvent être rattachés à la catégorie des codes « modernes » (on ne s’aventurera pas dans le grand débat qui a passionné pendant plusieurs décennies les historiens du droit italiens sur la question de ce qu’est vraiment un code, entre autres par rapport à la distinction –élaborée il y a longtemps par Mario Enrico Viora [4]– entre « consolidazioni » et « codici » : il suffira ici de l’avoir évoqué).
5. Au nombre de ces recueils de législation s’inscrivent, d’abord, les codes réalisés et promulgués à partir de la Restauration de 1814-1815 jusqu’en 1859 par les différents États italiens d’avant l’unification (ces États –dits Stati preunitari, États préunitaires– datant de l’Ancien Régime, avaient pour la plupart été rétablis, comme on le sait, suite aux accords du Congrès de Vienne). Aux codes des États préunitaires s’ajoutent ensuite en 1865-1866 les premiers codes du Royaume national unitaire, proclamé en 1861. On assiste donc en Italie tout au long de ce demi-siècle à l’élaboration, puis à la promulgation d’un nombre important de codes dans une aire géographique assez restreinte : on peut dire qu’en moyenne tous les deux ans au moins un nouveau code est promulgué (sans tenir compte des projets avortés, bien que parfois accomplis ou presque accomplis) [5].
6. On peut donc parler d’une activité législative très concentrée aussi bien dans le temps que dans l’espace : pendant une cinquantaine d’années, l’Italie dans son ensemble offre le tableau d’un grand chantier d’activité législative pour la codification, un chantier grouillant de juristes, d’hommes politiques et de fonctionnaires publics, où les travaux ne cessent presque jamais.
7. Les historiens qui ont étudié les processus de formations des codes italiens d’avant et d’après l’unification nationale achevée au cours du « Risorgimento » [6] ont toujours remarqué l’importance des activités de comparaison dans les travaux qui ont amené à la formation de ces codes. Il est facile de remarquer que ces travaux ont souvent été des activités de comparaison et que parfois même il n’ont été que des activités de comparaison : en effet ils sont habituellement les produits d’une confrontation de plusieurs législations différentes déjà existantes, menée avec plus au moins d’approfondissement et d’esprit critique et chaque fois enrichie de doses variables d’originalité.
8. On peut ainsi bien comprendre pourquoi, au début de la dernière décennie de cette longue période d’activité de législation embrassant toutes les parties de la Péninsule, au cœur de l’un des États italiens les plus longuement engagés dans des activités de rédaction de codes –le Royaume de Piémont-Sardaigne– un professeur de renom d’une faculté de droit, Joseph Buniva [7], avocat et titulaire de l’enseignement du droit civil à l’université de Turin, pouvait enseigner à ses étudiants de l’année 1857-1858 [8] que la « législation comparée » était l’une des sources du « droit positif », et parfois une source particulièrement importante du droit positif, car en elle pouvait se conjuguer toute autre source de ce même droit, à savoir « le droit naturel », « les conditions particulières des peuples auxquels la loi positive était destinée » et « l’histoire » des ces peuples : la législation comparée pouvait ainsi représenter dans certains cas –selon Buniva– la source la plus complète du droit positif, capable entre autres de donner aux législateurs des « modèles accomplis susceptibles d’être imités » [9].
9. Si l’on pense que dans le Royaume de Piémont-Sardaigne des activités de formation de codes s’étaient prolongées presque sans interruption de 1815 à 1860 [10] et que ces activités n’avaient été, dans une très large partie, qu’une rumination continue du modèle juridique français, débouchant enfin dans des textes qui, pour la plupart, n’étaient que des versions révisées des cinq codes napoléoniens, on peut bien comprendre comment cette idée de la « législation comparée » comme « source du droit positif » était en mesure de se manifester si clairement dans l’enseignement universitaire de la capitale de ce Royaume.
10. Je viens d’utiliser l’expression « modèle juridique français », objet ces dernières années, de tant d’études et des recherches [11]. Je voudrais donc préciser que j’emploie l’expression « modèle » au sens (qui figure aussi dans nombre des écrits de l’époque) [12] d’un système complet de législation nationale susceptible d’être étudié dans son ensemble et aussi, d’être mis en rapport avec d’autres systèmes analogues, et après, en l’occurrence, imité ou bien rejeté en tout ou bien en partie ; « un modèle accompli à imiter » [13], pour profiter une fois encore des mots de Buniva.
II . Spécificités italiennes
11. Pour revenir à l’Italie dans son contexte, tout au long du demi-siècle qui dure de la Restauration à l’année 1866, la Péninsule héberge environ une dizaine d’États [14], concentrés dans une aire géographique assez limitée, tous engagés, avec plus ou moins de continuité, dans une activité d’élaboration de nouveaux systèmes de législation souvent focalisé sur la mise en œuvre d’un ou plusieurs codes [15].
12. Essentiellement, ces activités sont partout fondées sur la comparaison entre différentes législations. Quelles spécificités italiennes peuvent être dégagées de ces activités de comparaison ? Je crois pouvoir en signaler cinq :
a) la multiplicité des modèles ;
b) l’accessibilité des modèles ;
c) l’expérience directe des certains modèles étrangers ;
d) la perception du modèle napoléonien en tant que modèle ‘révolutionnaire’ ou bien, au moins, le modèle d’un ius novum post-révolutionnaire par opposition au ius vetus pre-révolutionnaire ;
e) la comparaison avec le modèle napoléonien réalisé parfois indirectement.
A. Multiplicité des modèles
13. Chaque État italien prend soigneusement en considération les législations des autres États de la Péninsule : ainsi, les modèles italiens régulièrement examinés sont généralement environ sept. De plus, les commissions de législation choisissent normalement d’autres législations extra-italiennes comme objet de comparaison.
14. À côté du modèle napoléonien, toujours méticuleusement examiné en vertu de son prestige inégalable et aussi pour d’autres raisons qui seront exposées plus tard, ces autres législations extra-italiennes sont généralement choisies tant pour leur notoriété, voire leur valeur technique reconnue dans certains domaines du droit, que pour des raisons d’influence politique. La législation genevoise pour la procédure civile [16], ou bien le Code civil autrichien, pour ce qui est des dispositions sur l’interprétation de la loi [17] sont par exemple des choix motivés par la valeur spécifique reconnue dans certains domaines du droit. Des exemples de choix déterminés par des raisons d’influence politique se retrouvent notamment, pour le cas de la législation autrichienne, dans les États les plus soumis à l’ascendance de l’Autriche à cause, entre autres, de certains liens dynastiques, comme les duchés de Parme et de Modène. Tout cela donne lieu à un réseau de comparaison très dense au niveau à la fois italien et extra-italien.
B. Accessibilité des modèles
15. Les frontières entre les différents États italiens préunitaires sont, bien sûr, de véritables frontières nationales et les législations de ces États sont en principe parfaitement étrangères les unes par rapport aux autres. Cette concentration sur un territoire assez restreint d’une multiplicité de modèles de législation et, d’un point de vue formel, tous étrangers les uns par rapport aux autres, peut déjà être regardée en soi comme une spécificité italienne. Il n’y a même pas, comme en Allemagne, une confédération pour atténuer ces frontières.
16. Toutefois, malgré cette séparation formelle parfaite des différents États, la proximité géographique, une relative facilité de communications et des transport, l’affinité des systèmes de gouvernement (jusqu’aux mouvements constitutionnels de 1848), le partage depuis des siècles d’une culture largement commune et, surtout, l’utilisation d’une même langue facilitent énormément les activités de comparaison, tant en ce qui concerne la circulation transfrontalière des modèles, que pour leur accessibilité.
17. Tout cela affaiblit considérablement la rigidité des frontières : les législations des États italiens sont entre elles des législations étrangères, mais elles sont aussi, les unes par rapport aux autres, un peu moins étrangères que les autres législations européennes.
18. Le partage de la même langue, notamment, permet que la comparaison entre les législations des différents États de la Péninsule ne soit pas une activité réservée aux secteurs les plus élevés du milieu des juristes, à ceux qui pouvaient maîtriser plusieurs langues, tenir une correspondance internationale et s’approvisionner en ouvrages étrangers. Bien au contraire, comme la plupart des textes législatifs à comparer sont écrits et commentés dans la même langue, les activités de comparaison peuvent souvent s’accomplir à tous les niveaux des opérateurs du droit et de la justice, ce qui permet une participation étendue de plusieurs d’entre eux à certaines phases des activités de législation. Cela se manifeste par des avis, des lettres, même des projets de codes rédigés à titre individuel et adressés aux commissions de législation, des commentaires, des pétitions, des articles dans des revues juridiques, des consultations promues par les gouvernements, etc.
19. Par ailleurs, cette accessibilité des modèles étrangers, due au partage de la même langue, ne se limite à la comparaison entre différentes législations italiennes : elle s’étend aussi, pour des raisons historiques particulières, à la comparaison avec les modèles extra-italiens les plus importants pour l’Italie de l’époque qui sont, comme cela a déjà été dit, les codes français et autrichiens, et cela surtout grâce à l’existence de traductions officielles desdits codes en italien.
20. Comme on le sait, plusieurs traductions en langue italienne avaient été faites des codes français pendant l’occupation napoléonienne de l’Italie, lorsque ces codes étaient devenus l’une des composantes les plus importantes de la législation en vigueur dans presque toute la Péninsule. Les codes autrichiens pour leur part –et cela aussi est bien connu–, faisant partie du droit en vigueur dans les domaines italiens de l’empire autrichien, avaient eu eux aussi des éditions officielles en langue italienne. Plusieurs commentaires en langue italienne de ces deux législations avaient en outre été publiés, ce qui en facilitait aussi une connaissance approfondie à tous les niveaux du monde des juristes [18].
21. Les deux principaux modèles extra-italiens employés dans les activités de formations des codes des états préunitaires, le modèle français et le modèle autrichien, jouissent donc, pour l’ensemble des juristes de la Péninsule, de la même facilité d’accès que les autres législations italiennes, ce qui pouvait déterminer, entre autres, une atténuation de la perception de ces modèles comme modèles totalement étrangers.
C. Expérience directe des principaux modèles étrangers
22. En raison de l’évolution récente de la géopolitique de la Péninsule, un grand nombre de juristes et de législateurs italiens de la première moitié du XIXe siècle –et notamment ceux des premières décennies après la Restauration– avaient eu l’opportunité d’évaluer les principaux modèles étrangers extra-italiens pris en considération en s’inspirant aussi d’une expérience directe de leur application.
23. D’une façon générale, cette affirmation est valable pour la législation napoléonienne : après les bouleversements de 1814-1815, durant la période au cours de laquelle, les États italiens préunitaires préparent leurs codes, la législation française est sans aucun doute une légalisation étrangère aux yeux de ceux qui sont engagés dans les activités de codification ; pourtant, du fait de l’occupation napoléonienne des décennies précédentes, cette même législation avait été jusqu’à peu en vigueur dans ces mêmes États.
24. La plupart des juristes italiens, participant aux activités de préparation des codes, ont donc vécu une partie plus ou moins longue de leur vie sous l’occupation française, et sous cette occupation ils ont appliqué –ou au moins étudié– le droit napoléonien en tant que droit en vigueur in loco. Sans doute, la codification napoléonienne représente ainsi à leurs yeux –nunc– un modèle étranger, qu’ils étudient ab externo, en observant notamment les effets de son application dans la France de leur époque (cela concerne surtout l’élite des juristes). Toutefois cette même législation, qu’ils examinent à présent de l’extérieur, avait aussi été, jusqu’à peu, le droit en vigueur dans leur pays, et ils en avaient fait une expérience directe : ils pouvaient donc l’évaluer en considérant non seulement ses effets et son évolution en France, mais aussi en évoquant les effets qu’elle avait produits dans leurs propres pays lorsqu’elle y était en vigueur.
25. Le modèle français pouvait donc représenter pour eux à la fois un modèle étranger (si on effectuait une comparaison sur un plan géographique) et un modèle local (si on effectuait une comparaison sur un plan chronologique). On pouvait ainsi raisonner sur la réception d’un modèle étranger (le modèle franco-napoléonien) en se fondant (aussi) sur sa propre expérience, individuelle et collective, du modèle ; notamment, on pouvait s’inspirer des effets que le modèle en cours d’évaluation avait déjà produit dans le pays où il était question de le recevoir une deuxième fois. Le modèle français pouvait ainsi être l’objet d’une comparaison en même temps ab intra et ab extra, cette possibilité étant commune à la plupart des États italiens.
26. Un phénomène analogue peut par ailleurs aussi être remarqué pour le modèle autrichien, même si cela concerne une aire géographique plus restreinte, limitée à une partie des territoires italiens sujets à la domination de l’Autriche (la Lombardie), et pour une période bien plus courte qui se termine en 1859 avec l’union de cette région au Royaume unitaire en cours de formation. Dans ces territoires aussi, après leur confluence dans le nouveau Royaume d’Italie (au début Stato sardo-lombardo) après la fin de la domination autrichienne, deviendra possible une évaluation du modèle autrichien en tant que modèle désormais devenu étranger, mais ayant aussi été local, les juristes lombards engagés dans ces activités d’évaluation ne se limitant pas à observer de l’extérieur une législation étrangère, mais profitant aussi d’une expérience directe et prolongée de cette même législation.
D. Perception du modèle napoléonien en tant que modèle révolutionnaire
27. À propos du modèle français, on peut d’ailleurs remarquer une autre spécificité italienne, elle aussi ressortissant des circonstances historiques particulières : il s’agit d’une spécificité concernant l’image du modèle napoléonien, et notamment son rapport avec la Révolution.
28. Lorsque les États italiens préunitaires préparent leurs premiers codes, en prenant pour la plupart comme point de référence principal les codes napoléoniens, la comparaison avec le modèle français prend d’abord la signification d’une comparaison entre des systèmes juridiques de l’Ancien Régime et un système de droit pour ainsi dire moderne.
29. Cela ressort des circonstances spécifiques de la Restauration en Italie, et notamment de la radicalité –à quelques exceptions près– de l’application du principe de légitimé dans la Péninsule. Cette radicalité, en fait, n’a pas seulement conduit au rétablissement de la plupart des anciens États italiens avec leurs dynasties, mais aussi au rétablissement dans ces États de l’absolutisme et, en principe et à des degrés différents, des législations en vigueur avant l’occupation napoléonienne (ou pour le moins, cela a conduit à des prises de position sur l’opportunité de revenir en tout ou en partie à une telle législation). Dans ces États restaurés la comparaison de la législation autochtone avec le modèle français vient donc représenter d’abord une confrontation entre le droit d’avant et celui d’après la Révolution.
30. L’Italie, où le début de l’occupation française date de 1796, n’avait pas réellement connu (en fait) le véritable droit révolutionnaire. La législation directoriale et napoléonienne avait représenté ainsi pour ses populations le premier point de contact avec l’ordre juridique né de 1789.
31. Aux yeux de la plupart des contemporains italiens, les codes napoléoniens ne se présentaient donc pas comme le résultat d’une modération des ‘extrémismes juridiques’ de la Révolution, mais plutôt comme les textes qui avaient sanctionné l’introduction dans la Péninsule d’un ordre juridique nouveau, indubitablement révolutionnaire (malgré tout) par rapport au précédent. Au moment de leur introduction, ils avaient été considérés bien souvent comme les ‘codes de la Révolution’, pour ainsi dire.
32. Il en découlait notamment une valeur très politique du modèle français, largement et durablement prisé par les libéraux et à l’inverse objet de méfiance de la part des conservateurs. Cette valeur du modèle napoléonien comme expression et fondement d’un ordre juridique nouveau se manifeste dans nombre de ses institutions (pour ne citer que quelques exemples : le mariage civil et le divorce) ; toutefois, elle ne se limite pas à s’exprimer dans ces institutions spécifiques : elle embrasse aussi, plus en général, le plan constitutionnel de la souveraineté, du rôle de l’État et des rapports entre les pouvoirs.
33. Le modèle français exprime ainsi habituellement aux yeux des juristes italiens du XIXe siècle l’affirmation d’un nouveau système du droit, fondé sur la primauté de la loi et sur une fonction générale de réglementation de la vie de la communauté sociale reconnue à l’État et exercée par le biais d’une législation omniprésente, dont les commandements sont aisément accessibles à tout individu : une nouvelle conception que plusieurs considèrent comme une indéniable manifestation de progrès. Tout cela semble bien être synthétisé dans les propos de l’un des plus grands juristes piémontais de cette époque, le magistrat Federico Sclopis di Salerano [19], l’un des pères du Code civil du Royaume de Piémont-Sardaigne. Dans un mémoire consacré aux aspects juridiques de l’occupation napoléonienne de l’Italie, lu à Paris à l’Académie des sciences morales et politiques, dont l’avant-propos date de 1859 [20], Sclopis affirme :
L’apparition de cinq codes de l’Empire français, tout imparfaits qu’ils puissent être jugés, signale une époque mémorable dans les progrès de la civilisation.
Est-ce peu de chose d’avoir mis la connaissance de la loi commune dans ses principes et dans ses détails à la portée de tout ce monde ?
Peut-on former des citoyens autrement qu’en leur apprenant leurs devoirs et leurs droits dans la société ?
Or, les codes français ont obtenu ce grand résultat, et à part encore toute question de mérite intrinsèque, comme simple modèle de méthode extérieure, la législation française doit être reconnue comme le type d’une amélioration générale dans le gouvernement des peuples [21].
E. Une comparaison réalisée parfois indirectement
34. La comparaison avec le modèle français peut quelquefois se faire d’une façon indirecte, surtout dans les premières années de la Restauration. Les commissions de législation ne prennent pas alors en considération directement les codes français, mais plutôt les codes de quelques États italiens qui avaient déjà reçu d’une façon particulièrement accomplie le modèle français.
35. Cela peut se remarquer parfois au sein des milieux conservateurs (soit par conviction, soit par opportunité politique), où l’on semble éviter d’admettre que l’on s’inspire tout simplement du modèle napoléonien, encore marqué par son image révolutionnaire et antichrétienne. C’est ce qu’il arrive, par exemple, à l’aube de la Restauration, au sein des premières commissions de législation nommées dans le Piémont.
36. Les codes du royaume de Deux-Siciles, qui avaient été réalisés très tôt avec une réception presque intégrale du modèle français, exercent parfois ce rôle d’intermédiaire : on affirme ainsi s’inspirer du modèle napolitain pour s’inspirer du modèle français sans l’admettre ouvertement [22]. Les juristes napolitains sont par ailleurs conscients que, suite à la promulgation de leurs codes en 1819, le droit napoléonien continue d’être leur propre droit et, parfois, ils peuvent se proposer dans le débat sur la codification en tant qu’experts en droit français [23].
III . Techniques et pratiques de la comparaison
37. Pour essayer de donner un tableau d’ensemble : chaque État italien, lorsqu’il s’engage dans la formation d’un code, compare habituellement sa propre législation avec un certain nombre de modèles extra-italiens, parmi lesquels on retrouve toujours le modèle français et souvent le modèle autrichien, ainsi que d’autres ; chaque État italien compare de plus les modèles extra-italiens choisis entre eux et avec les lois des autres États italiens ; finalement, chaque État italien compare sa propre législation avec celle des autres États italiens.
38. Les possibilités de la comparaison se multiplient ultérieurement quand l’un de ces États promulgue un nouveau code, qui devient à son tour un nouveau modèle à comparer. On peut donc distinguer plusieurs axes de comparaison, soit horizontal-géographique (comparaison dans l’espace), soit vertical-chronologique (comparaison dans le temps), qui se croisent continuellement, et presque à l’infini.
39. Toutefois, comme en mathématique, inverser l’ordre des facteurs ne change pas le produit : tôt ou tard, parfois à la fin de la période prise en considération, c’est-à-dire au moment de l’entrée en vigueur de premiers codes du Royaume unitaire, sur tout le territoire de la Péninsule les résultats des opérations décrites sont la réception –plus ou moins raisonnée– du modèle français et le rejet, voire l’abandon –plus ou moins intégral– de tout autre modèle.
40. Dans certains cas, le cadre de la comparaison est enrichi d’autres éléments particuliers ressortissants des spécificités propres à un certain État. C’est par exemple le cas du Royaume de Piémont-Sardaigne avec son bilinguisme juridique séculaire [24].
41. La législation piémontaise était en effet traditionnellement promulguée en deux versions officielles, l’une italienne, pour la partie orientale de l’État, l’autre française pour la Savoie et la Vallée d’Aoste. Cela se produit aussi pour les codes du Royaume, tous promulgués dans les deux langues. L’existence dans le Piémont-Sardaigne de rédactions officielles en français des codes autochtones facilite des activités de comparaison pour ainsi dire « sortantes ». Les juristes étrangers peuvent lire les textes officiels des codes et des autres lois piémontaises, et parfois aussi une partie de leurs travaux préparatoires, directement dans la langue de la communauté internationale, ce qui facilite la circulation de ces textes en leur permettant aussi de devenir eux-mêmes des modèles bien connus au-delà des Alpes.
42. Il en découle des évaluations et, parfois, des conseils qui ne restent pas sans échos, ni sans influences, sur les progrès des travaux de législation dans le Piémont, en particulier lorsque des juristes engagés dans ces travaux sollicitent, tant à titre privé qu’à titre officiel, des avis sur leurs projets de la part de certains spécialistes européens, qui démontrent, quant à eux, une connaissance qui n’est pas superficielle des lois piémontaises. C’est le cas par exemple de la consultation du procédurier français Raymond Bordeaux faite par la commission du Sénat du Royaume de Piémont-Sardaigne chargée de l’analyse d’un projet gouvernemental de code de procédure civile en 1853 [25], ou bien, à la même période, des suggestions de l’Allemand Karl Mittermaier à Pasquale Stanislao Mancini sur le même sujet [26].
43. Nous estimons pouvoir terminer avec quelques exemples du déroulement concret de ces activités de comparaison. Il s’agira d’exemples tirés, encore une fois, de l’expérience piémontaise :
a) Lors de la nomination des membres des commissions chargées de rédiger des codes, les gouvernements se préoccupent de mettre des bibliothèques au service des commissaires pour inspirer leurs projets : ces bibliothèques, dont on a parfois gardé les inventaires, se composent en grande partie des textes et des commentaires des législations étrangères [27] ;
b) au moment des premières réunions de ces commissions, l’un de premiers points mis à l’ordre du jour est bien souvent le choix du modèle –habituellement un modèle étranger– qui va servir d’inspiration [28] ;
c) les premières ébauches rédigées par les commissions ne sont souvent, en substance, que des copies des codes napoléoniens, annotés, interpolés, intégrés voire amendés par les commissaires ;
d) les rapports explicatifs des travaux des commissions notent souvent soigneusement comme « source » de chaque article ceux qui correspondent dans d’autres codes italiens et extra-italiens, ainsi que des lois de l’Ancien Régime [29]. Cela se fait parfois aussi dans les commentaires des nouveaux codes, après leur approbation et mise en vigueur [30].
IV . Aux racines du choix d’un modèle : phénomènes de ‘prêt-à-porter législatif’
44. Les raisons de l’adoption des modèles varient selon les États : elles sont parfois politiques, parfois pratiques, parfois culturelles ou autres. On peut noter en général d’une part qu’on n’arrive jamais à promulguer des codes totalement originaux et d’autre part que les modèles dominants sont toujours extra-italiens et dans la plupart des cas il s’agit du modèle napoléonien.
45. Parmi les raisons de tels résultats, je voudrais en souligner une, tout à fait pratique, qui me semble être souvent décisive, comme en témoignent fréquemment les sources : cela donne lieu à un phénomène que je m’aventure à qualifier de « prêt-à-porter législatif ».
46. Dans les États italiens d’avant l’unification, il existait évidemment des tendances favorables à la rédaction de codes autochtones et originaux, dont la réalisation aurait dû s’effectuer à travers une codification des traditions juridiques et des lois locales. Des tendances analogues se manifestèrent aussi, au niveau national, à l’époque des débats concernant la formation des codes du Royaume unitaire. Ces tendances s’évanouirent toutefois devant l’ampleur des efforts nécessaires. Les gouvernements –pris parfois par une véritable « furor codificationis » [31] – attendaient dans des délais brefs des résultats bons et définitifs. Cela empêchait l’élaboration de codes intégralement nouveaux, étant donné, entre autres, que l’on n’avait rien connu en Italie de comparable aux grandes activités de systématisation scientifique d’un droit national qui avaient eu lieu dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles.
47. Les codes étrangers étaient par contre à disposition, sur les étagères des commissaires, déjà prêts et complets, et il pouvait sembler très pratique de les récupérer et de les adapter, avec quelques retouches, aux exigences et aux particularités du pays pour lequel on s’appliquait à rédiger une nouvelle législation : exactement comme un tailleur adapte un habit prêt-à-porter, ou bien usagé, à la taille d’un client et, peut-être aussi, aux tendances du moment.
48. C’est à la suite de ces opérations à la fois très complexes et très simples que naissent la plupart de codes des États italiens préunitaires, et c’est ainsi aussi qui naissent, tout en partant du modèle piémontais, lui aussi très strictement calqué sur le modèle français –non sans controverses, résistances et auspices d’adoption de modèles différents–, les premiers codes de l’Italie unitaire.
49. En ce qui concerne l’Italie, on peut donc vraiment affirmer, avec Joseph Buniva que « la législation comparée » était devenue à tous effets « sources et élément du droit positif » [32].
Francesco Aimerito
Università degli Studi del Piemonte orientale « Amedeo Avogadro »