1. La découverte de l’Amérique et la soudaine confrontation avec les « Indiens » est souvent associée, dans l’imaginaire collectif, à la première expérience anthropologique qui ait été donnée à vivre à l’Occident chrétien. Ce « premier contact » correspondrait à une brutale rencontre avec l’altérité, préliminaire à la formation au fil des siècles d’une science de l’homme progressivement élaborée et rationalisée. En 2008, Patricia Falguières proposait déjà de renverser ce préjugé :
Osons le dire : nous n’avons à peu près aucune idée de l’anthropologie de la Renaissance. […] Tout ce que nous, modernes, croyons savoir de l’anthropologie des Européens de la Renaissance, nous l’attribuons aux récits de la Conquête ou aux débats théologiques et juridiques suscités par l’asservissement des Indiens d’Amérique. Le légendaire du premier contact avec le Nouveau Monde et du face à face de la religion chrétienne avec des dieux inédits a monopolisé l’attention des historiens et des anthropologues. Le voyage, la rencontre, nous les percevons (en quoi nous sommes « modernes » justement) comme le mode d’accès privilégié à la constitution d’une science de l’homme. Or aux xve et xvie siècles la science, qu’on n’appelle pas encore anthropologie mais qui cependant existe bel et bien, ne passe pas par le voyage et la rencontre, et elle échappe aux théologiens. Elle est affaire de textes et d’objets. Elle apparaît à la faveur d’une interrogation sur la technè : soit sur la mimèsis, entendue comme relation de l’homme à la nature [1].
2. Il semble nécessaire en effet de revenir sur cette idée de premier contact avec l’altérité. Nul besoin de découvrir l’Amérique pour se confronter à des peuples étrangers : pour un lettré d’Europe occidentale, au xvie siècle, l’altérité se rencontre d’abord chez les peuples païens. Ni monothéistes ni hérétiques, leur perception du monde apparaît comme radicalement étrangère aux chrétiens. Certes, l’altérité du paganisme, du moins celui hérité du monde gréco-latin, a depuis longtemps été domestiquée au moyen de l’interprétation allégorique ; à l’aube de la Renaissance, la vogue des Ovide moralisé a même métamorphosé les étranges récits d’incestes et d’adultères en lecture recommandée pour les jeunes moines [2]. Cette domestication dans le cadre scolaire n’empêche pas cependant le contact direct avec des textes antiques non moralisés ; le phénomène s’accélère naturellement avec l’essor de la philologie et son intérêt renouvelé pour la lecture de textes le plus proche possible de leur état d’origine [3]. À la Renaissance, un certain nombre de lettrés interrogent à nouveaux frais le système de représentation lié à la mythologie antique ; ils soulignent cette fois son altérité avec une particulière acuité [4]. C’est en interrogeant les textes grecs et latins que se construit, pour eux, une pensée de la différence. C’est dans un second temps seulement que les dieux des Mexicains ou des Japonais attirent leur attention, grâce aux récits de voyage ou aux relations des missionnaires. C’est alors le moment d’élaboration d’une comparaison entre les différents systèmes religieux des païens, le paganisme antique ayant offert une matrice notionnelle pour penser la diversité des religions du monde entier.
3. Certes, le regard de ces lettrés [5] sur les peuples étrangers demeure tributaire de certains préjugés : la croyance dans les dieux païens est selon eux une « erreur » ; tout ramène à ce qui est considéré comme la « Vérité » du seul Dieu chrétien. Il y a là un jugement de valeur qui les discréditerait d’emblée auprès des anthropologues contemporains. Après avoir rappelé le credo chrétien dans le paratexte, les auteurs de traités sur les dieux païens peuvent pourtant déployer une analyse plus complexe, cherchant, avec les moyens dont ils disposent, à mieux cerner d’autres systèmes de pensée. Le discours dur la mythologie, en ce qu’il articule les pratiques religieuses, civiques et juridiques de tout groupement humain, permet d’analyser au plus près le fonctionnement de peuples proches ou éloignés. Les traités sur les dieux se situent au point de confluence de plusieurs courants qui renouvellent la pensée humaniste : les études juridiques, la vogue des traités sur les « inventeurs des choses » à la façon de Polydore Virgile [6], la quête philologique d’un langage originaire relèvent d’un même insatiable questionnement de la notion d’institution, comprise à la fois comme acte fondateur et comme instance permettant la régulation des hommes en société. Si l’anthropologie moderne diverge, par la systématicité de sa méthodologie, de pratiques d’écriture érudites au statut encore erratique, ses préoccupations n’étaient pas absentes de la démarche des humanistes, à l’intérieur, bien sûr de certaines limites.
4. Ce changement de regard opéré à la Renaissance sur les dieux païens peut être analysé selon cinq aspects. On observe tout d’abord comment les mythographes diminuent la part du récit fabuleux pour mettre en avant la description de pratiques rituelles. Ce nouveau centre d’intérêt permet aux éditeurs de traités sur les dieux païens de l’Antiquité d’intégrer progressivement les dieux de peuples contemporains géographiquement éloignés : on passe ainsi de l’altérité temporelle à l’altérité géographique. Une méthode de comparaison s’élabore peu à peu pour tenter de penser l’altérité radicale. La difficulté propre à toute tentative de construction d’un discours unifié sur l’homme surgit d’emblée : comment envisager dans le même temps l’extrême diversité des peuples et l’universalité du fait religieux ? Commence à émerger une étude du fait religieux compris comme un fait de culture, comme une technique élaborée et institutionnalisée. L’humanisme juridique apporte alors à la tradition mythologique un cadre de réflexion sur le rôle des institutions et sur l’indispensable sacralisation des lois au sein d’une société donnée.
I. Du récit fabuleux à la description des pratiques rituelles
5. Au xvie siècle, on assiste à une soudaine multiplication des traités sur les antiques dieux païens [7]. Publiés d’un bout à l’autre de l’Europe, à Anvers, Bâle, Venise, Pérouse, tous insistent dans leur titre sur le terme de « dieux », à l’exception du traité de Natale Conti, publié plus tardivement, et intitulé « mythologie ». Tous sont structurés de façon comparable : ils consacrent un chapitre à chaque dieu, en ajoutant en début ou en fin d’ouvrage des chapitres plus réflexifs sur la religion des anciens. Montefalco [8] le premier publie en 1525 à Pérouse l’Opuscule sur les noms des dieux. Son étude se déploie en trois livres : le livre I explique les noms utilisés par les peuples anciens pour désigner leurs dieux, le livre II « les célébrations sacrées », le livre III « les victimes offertes en sacrifice ». L’enjeu du texte n’est pas de raconter une fiction (fabula), mais d’étudier la religion des anciens païens sous trois angles différents : dénomination (livre I), pratiques rituelles (livre II), choix et ornement des animaux sacrificiels (livre III). La méthode d’appréhension des mythes antiques évolue donc de manière considérable : il ne s’agit pas d’interpréter le mythe pour en tirer une vérité compatible avec la doctrine chrétienne, comme le faisaient les auteurs des Ovide moralisé. Montefalco tente d’appréhender les pratiques religieuses de peuples éloignés dans le temps et tâche de cerner son objet en combinant plusieurs méthodologies. Pour étudier ces hommes de l’Antiquité, il utilise tour à tour les ressources offertes par une approche de type lexicographique, en répertoriant et explicitant tous les noms et qualificatifs attribués à chaque dieu grec, romain ou égyptien. Puis il aborde son objet par un autre aspect, au livre II, en classant et expliquant les modalités des différentes fêtes, avant de focaliser l’attention, dans le troisième livre, sur le type d’animal sacrifié en fonction du dieu. Bien qu’on ne puisse parler ici d’une anthropologie au sens actuel du terme, on observe toutefois un effort intellectuel pour cerner une société donnée au moyen d’une analyse à la fois linguistique (étude des noms et qualifications) et sociétale (étude des fêtes et rituels autour desquels s’organise la société décrite).
6. La même démarche semble animer l’humaniste ferrarais Lilio Gregorio Giraldi [9]. Son traité sur la variété des rites funéraires [10], publié à Bâle en 1539 et dédié à son ami Jean-François Pic de la Mirandole, connaît un certain succès, puisqu’il est réédité sous une forme illustrée à Lyon en 1556 [11], puis à Helmstedt, en Basse-Saxe, en 1676 [12], puis à Leyde dans ses œuvres complètes en 1696 [13]. Le style paratactique souligne la diversité des rites funéraires chez des peuples de toutes les régions du monde ancien (Éthiopiens, Lyciens, Hyperboréens, Grecs, Romains). L’intérêt est porté sur les modes d’ensevelissement ainsi que sur les différents matériaux utilisés pour les tombeaux, les formes de ceux-ci, les types de lieux, les différentes temporalités de l’enterrement ou de la crémation. Les pratiques funéraires des différents peuples sont envisagées ici sous plusieurs aspects, y compris dans une dimension extrêmement concrète. La question abstraite de la mort et du deuil est à dessein traitée d’un point de vue très contextualisé, comme la description des techniques élaborées par les différentes cultures face au phénomène naturel de la mort. Le même regard porté sur les peuples païens préside à la composition de l’Histoire des dieux païens [14], publiée à Bâle en 1548 puis 1560, avant d’être rééditée à Lyon en 1565 et à Leyde en 1696. Dans sa dédicace, Giraldi distingue d’emblée sa démarche de celle de Boccace, qui avait écrit, sur le modèle poétique d’Hésiode, une généalogie des dieux. Giraldi, lui, définit son texte comme un « ouvrage présentant toutes les religions superstitieuses de presque tous les Païens au sujet des dieux – non les généalogies des dieux, mais les noms et les épiclèses, les images et les marques distinctives, et quelle est la patrie de chacun, les rites et les cérémonies [15] ».
7. Dans le premier chapitre, Giraldi expose comment les cultes varient en fonction des lieux et des peuples. Chaque chapitre se focalise ensuite sur les qualifications attribuées à un dieu. La dernière partie de l’ouvrage répertorie successivement les temples et édifices sacrés, les autels et statues, les prêtres et les cérémonies, les supplications, les lectisternes, puis les sacrifices aux dieux des enfers. Comme l’anthropologue, l’humaniste ferrarais enquête sur la diversité des rites en fonction des peuples et des lieux ; il appréhende les peuples qu’il étudie en combinant les données linguistiques (étude lexicale) et techniques (mobilier sacré, mode d’égorgement des victimes) qu’il a pu amasser. Son enquête se fait toutefois en bibliothèque, faute de pouvoir observer des civilisations disparues sur le terrain.
8. Le titre du traité de Natale Conti [16], Mythologie, laisse croire aux oreilles modernes qu’il s’agit d’un recueil de récits. Cette œuvre publiée à Venise en 1567, rééditée ensuite et traduite dans toute l’Europe pendant plus d’un siècle, envisage toutefois la notion de mythologie comme une étude des pratiques culturelles liées aux dieux païens. Dans le premier livre, après avoir attiré l’attention du lecteur sur l’extrême diversité des pratiques religieuses selon les peuples considérés, Conti expose au long de sept chapitres les techniques des sacrifices aux dieux célestes, marins et infernaux ainsi que les sacrifices aux défunts, avant de passer en revue les expiations, les cérémonies particulières à certains peuples, les hymnes et les offrandes et les jeux publics. Ces différentes pratiques ne sont pas décrites comme ridicules ou insensées. Après quelques mots convenus de condamnation du paganisme rappelant que le christianisme est la seule doctrine porteuse de vérité, Conti adopte une démarche nettement plus anthropologique. Il tente de restituer la logique inhérente à chaque dispositif cultuel, montrant que la pensée païenne a sa cohérence propre. Décrivant les sacrifices aux dieux célestes, il cherche à retracer le système de pensée de ces peuples éloignés, après avoir rappelé, une fois encore, leur diversité :
Diuersa denique pro singularum nationum more, pro varietate temporum, pro creditorum Deorum natura, sacrificia ubique offerebantur. […] Omnem igitur vim sacrorum, omnemque Deorum rite expiandorum rationem in cognoscenda demonum natura consistere arbitrabantur : Quare cum cœlestia corpora ignea esse crederent, quae opinio non solum fuit Anaxagorae et Empedoclis, sed multorum etiam aliorum philosophorum ; in horum sacrificiis et lumina et figuras et multa ad visum spectantia addiderunt ; quorum arae sublimes struebantur, super quibus accendebantur lumina et victimae cesae imponebantur. [17]
En somme les divers us et coustumes des nations, selon la diversité des temps, et selon le naturel de ceux qu’on adoroit pour Dieux, on leur faisoit aussi diverses oblations partout. […] Ils pensoyent donc que toute l’efficace des sacrifices, tout le moyen d’appaiser et servir les Dieux, consistast en la conoissance de la nature des Daemons. C’est pourquoy croians que les corps celestes fussent ignees, duquel avis ont esté non seulement Anaxagoras et Empedocle, mais aussi plusieurs autres Philosophes, ils adioignirent à leurs sacrifices des cierges, des images et figures, et beaucoup d’autres choses qui concernoient la veuë, et leur dressserent des autels hault eslevez, sur lesquels ils allumoyent des luminaires, et posoyent les offrandes tuées [18].
9. La méthode de Conti consiste à la fois en une description des pratiques observées chez les peuples éloignés et en une explication du système de croyance qui motive ces pratiques. La série des verbes décrivant les actions rituelles à l’indicatif (« addiderunt, struebantur, accendebantur, imponebantur ») est précédée, motivée par une série de verbes de pensée ou d’opinion (« arbitrabantur, crederent ») retraçant la causalité de ces pratiques. Les actions, loin d’être absurdes, sont inscrites dans une causalité élaborée. L’expression causale « C’est pourquoy » (« quare cum ») suggère elle aussi que les sacrifices des païens ont une motivation et que nous pouvons la comprendre. Conti s’emploie ainsi à mettre en valeur la cohérence du système de civilisations étrangères à la sienne. Il utilise le terme « ratio » pour désigner le moyen conçu par les Païens pour se concilier les dieux, suggérant ainsi que l’observateur doit comprendre leur méthode, le système de croyances et de pratiques qui leur est propre. Jean de Montlyard [19], le premier traducteur français de la Mythologie de Conti, approfondit cette perspective en créant dans sa langue l’expression d’« efficace des sacrifices » comme équivalent à « vim sacrorum ». Les pratiques rituelles des Païens ont un sens, et même une efficacité à l’intérieur d’un système de représentation qu’il s’agit de reconstituer. Les aspects symbolique et pragmatique sont ici associés : la mythologie est une représentation mentale, mais elle détermine aussi des gestes et des actes qui façonnent le cadre quotidien d’une société.
10. Dans la suite du chapitre, Conti enregistre soigneusement, les uns après les autres, les lieux choisis pour élever les autels, les manières de bâtir, les heures des sacrifices, les parures des sacrifiants, la manière de laisser pendre les guirlandes de fleurs. Chaque geste est détaillé avec une extrême minutie, jusqu’à la manière dont les prêtres se lavent les mains ; les instruments du sacrifice, couteaux ou cognées, sont eux aussi répertoriés. La précision des observations opérées par Conti est influencée par le développement de la philologie et l’importance qu’elle accorde à la compréhension des realia. On note à ce sujet la différence entre le texte écrit en latin et sa traduction française : dans la description du sacrifice citée ci-dessus, le terme de « lumina » utilisé par Conti en latin en 1567 est traduit en français en 1600, sous la plume de Montlyard, puis en 1627, sous celle de Baudoin, par celui de « cierges » : le terme générique, neutre, est remplacé par le nom d’un accessoire à forte connotation chrétienne. Les lecteurs des traductions françaises de la Mythologie ont ainsi un moindre accès à l’étrangeté des peuples décrits. Un ethnographe contemporain ne saurait toutefois enregistrer avec plus de minutie que ne le fait Conti la vie religieuse d’un peuple jusque dans ses aspects les plus concrets. Dans les traités sur les dieux païens du xvie siècle, la mythologie n’est donc pas un récit fermé sur lui-même ; elle ouvre au contraire une perspective sur la vie des peuples païens. La fiction de tel ou tel récit peu vraisemblable ne renvoie pas à d’autres fictions mais à des pratiques ancrées dans des realia que le mythographe détaille de la manière la plus précise possible. Elle fonctionne comme un point d’observation du fonctionnement des hommes dans d’autres sociétés, éloignées temporellement ou géographiquement.
II. De l’altérité temporelle à l’altérité spatiale
11. Altérité temporelle et altérité spatiale se superposent en effet dans les traités sur les dieux païens. En se réappropriant les textes antiques latins, les philologues du xvie siècle accèdent à la diversité des cultures formant l’ancien empire romain. L’étude des dieux antiques est un moyen de comparer les pratiques religieuses de peuples variés, non seulement grecs, romains ou égyptiens, mais aussi perses, germains, crétois, phéniciens, indiens, thraces, chaldéens, phrygiens, nabatéens, étrusques et éthiopiens. Le legs des textes antiques est une voie d’accès non seulement vers l’altérité temporelle, mais aussi vers l’altérité géographique. L’évocation des anthropophages par Giraldi, dans son traité sur les rites funéraires [20], pourrait concerner aussi bien des peuples d’Amérique récemment découverts que des peuples antiques : il évoque du reste cette pratique sans l’attribuer à un peuple historiquement situé. La continuité du paganisme antique et moderne dans l’imaginaire des lettrés est également rendue manifeste par l’histoire des éditions du texte de Cartari Les images des dieux des Anciens [21]. Comme ses prédécesseurs, Cartari dispose, par exemple, les divinités assyriennes Adad et Adargate et l’Égyptien Sérapis [22] dans la continuité d’Apollon. Les très nombreuses rééditions et traductions de ce texte, qui se multiplient tout au long des xvie et jusqu’à la toute fin du xviie siècle, soulignent de plus en plus ce que nous appellerions aujourd’hui une dimension anthropologique. Le titre de l’édition princeps de 1556, Les Images des dieux des Anciens, se trouve complété dès 1567 par l’expression Les Images des dieux des Anciens, dans lesquels sont contenus les idoles, rites, cérémonies et autres choses appartenant à la religion des Anciens [23]. L’accent est porté dès le titre sur les pratiques religieuses, le terme « idole » évoquant toutes les religions païennes, par opposition aux monothéismes. L’évolution du titre cent trente ans plus tard, en 1699, est encore plus révélatrice : l’expression Images des dieux en italien est remplacée dans l’une des traductions latines par Théâtre ethnico-idolatrico-politico-historique représentant les idolâtries, les simulacres, les temples, les sacrifices et les dieux des ethnies païennes [24]. Ce n’est plus l’aspect pictural ou esthétique des « images » qui est valorisé désormais, mais la manière dont les dieux offrent un lieu d’observation, un « théâtre » sur des « ethnies » éloignées. Le terme ethnicus se présentait déjà en quelques occurrences dans les traités du xvie siècle, et avant eux chez Tertullien ; dans ce titre de la fin du xviie siècle, il se trouve à la fois mis en exergue et répété à deux reprises.
12. Dès 1615 cependant, dans l’édition parue chez Tozzi [25], Les Images des dieux des Anciens se trouvent complétées tout naturellement par celles d’autres dieux païens, cette fois contemporains. Lorenzo Pignoria, ecclésiastique padouan auteur de plusieurs traités sur l’Antiquité, reprend le texte de Cartari sur les dieux antiques ; il l’annote et le prolonge par un Discours sur les divinités des Indes orientales et occidentales, incluant le Mexique et le Japon contemporains [26]. Il formule l’hypothèse d’une continuité entre les dieux païens antiques éloignés dans le temps et les dieux païens contemporains éloignés géographiquement :
Io mi voglio valere in questo proposito d’una congettura non punto debole, et è, che i popoli di questa parte di mondo si sono conformati in maniera nella fabrica de gl’Idoli loro con le imagini delle Deità Egittie, che niente più. Et innanzi gl’Egittii io vado discorrendo, che gl’habitatori di questi paesi adorassero il Sole, la Luna, et la Militia del Cielo, come dice la scrittura, che fu la piu antica sorte d’Idolatria, che si vedesse mai nel Mondo ; et di questa ancor qui si teneva memoria, ne se n’erano scordati i successori, anzi ne havevano formato un miscuglio, che duro fin’ alll’introduittione dell’Evangelio. Ma per dare qualche principio à questo curioso discorso, io daro qui il ritratto di Homoyoca Dio del Mexico, ch era appresso quella misera Gentilità il loro Giove.
Je veux m’appuyer à ce propos sur une hypothèse qui n’est pas faible du tout, selon laquelle les peuples de cette partie du monde se sont conformés dans la fabrication, si j’ose dire, de leurs idoles, aux images des divinités égyptiennes, et rien de plus. Et je vais expliquer qu’avant les Égyptiens les habitants de ces contrées adoraient le soleil, la lune et toute l’armée des cieux comme disent les Écritures [27], ce qui fut la plus ancienne sorte d’idolâtrie qu’on vît jamais au monde ; et de cette sorte d’idolâtrie on se souvenait encore ici, les successeurs de ces habitants ne l’avaient pas oubliée ; au contraire ils en avaient fait tout un mélange qui dura jusqu’à l’introduction de l’Évangile. Mais pour donner quelque fondement à ce curieux discours, je donnerai ici le portrait de Homoyoca dieu du Mexique, qui tenait lieu de Jupiter pour ces malheureux païens [28].
Selon Pignoria, les différentes formes de paganisme ancien et moderne sont toutes issues d’un même principe originaire d’adoration des éléments naturels [29]. Il est donc possible d’introduire des principes d’équivalence entre des dieux honorés par des peuples très éloignés temporellement et géographiquement, tels Homoyoca, Jupiter et Osiris. La comparaison est fondée soit sur l’aspect visuel des représentations des dieux, soit sur le contenu narratif des mythes qui leur sont liés. Le texte de Pignoria dialogue avec un jeu d’images gravées qui appuie le contenu du discours. On lit ainsi :
Questo Homoyoca e nelli abigliamenti e nella positura io direi, che fosse tolto poco meno che di peso da gl’Egitti, appresso a quali Osiride in tale maniera si figurava, come si vede.
Je dirais que cet Homoyoca, par ses habits et sa posture, fut emprunté presque tel quel aux Égyptiens, chez qui Osiris était figuré de manière semblable, comme on le voit [30].
Comme le suggère Pignoria, le lecteur peut immédiatement regarder la gravure placée face au texte. Deux médaillons représentant le dieu égyptien Osiris [31] sont placés de part et d’autre de l’image principale qui figure le dieu mexicain Homoyoca pour illustrer la comparaison.
13. En plus de cette argumentation de type iconographique, Pignoria développe une analyse comparée des récits mythologiques. Il explique que Homoyoca a engendré un homme et une femme qui furent anéantis lors d’un déluge : le rapprochement est alors opéré avec l’épisode du Déluge de la Genèse. Un système comparatiste est ainsi présenté au lecteur : les dieux de toutes époques et de tous lieux peuvent être mis en relation, puisqu’ils dérivent tous du même système originel d’adoration des phénomènes naturels. Dans la perspective de Pignoria, le phénomène de l’idolâtrie, évoqué d’abord dans les Écritures, est ensuite largement décrit dans les textes de l’antiquité païenne. On comprend mieux, dès lors, pourquoi l’Antiquité sert systématiquement de point de comparaison à tout ce que Pignoria peut rapporter concernant les indigènes mexicains. Si l’observation des pratiques religieuses mexicaines trouve sa source dans les récits des voyageurs contemporains, leur explication découle d’une comparaison avec l’Antiquité. Pignoria renvoie le lecteur à l’œuvre contemporaine de Francisco Lopez de Gomara [32] qui a recueilli des témoignages de voyageurs ayant observé eux-mêmes les Mexicains. Les faits rapportés ne prennent sens toutefois qu’une fois intégrés dans un réseau de citations antiques :
Chi più vuole vedere intorno a Quetzalcoatl legga Francesco Lopez de Gomara […]. Et in vero questa superstitione fece si profonde radici, che ancorche avessero gl’Ethnici tempii nobilissimi per richezza e per fabrica, nientedimeno rittenero ostinattissimamente i boschi e le cime de’ monti, dove l’horrore e il sito invitavano i superstitiosi al culto delle false loro Deita. Evandro appresso Virgilio :
In questo bosco, e la ve questo monte
E piu frondoso, un Dio (non si sa quale)
Ma certo habita un Dio [33].
Pomponio Mela racconta, che in Etiopia certa cima de monti per questo rispetto era detta caro de gli Dei.
Qui veut en voir plus sur Quetzalcoatl lira Francesco Lopez de Gomara […]. Et vraiment cette superstition eut des racines si profondes, que bien que ces peuples eussent des temples extrêmement distingués par leur richesse et leur architecture, ils regardèrent avec considération, de la façon la plus obstinée qui soit, les bois et le sommet des montagnes, où la peur et l’emplacement invitent les superstitieux au culte de leurs fausses divinités. Evandre chez Virgile :
Dans ce bois, là où cette montagne
Est plus ombragée, habite un Dieu (on ne sait pas lequel)
Mais certainement c’est un Dieu.
Pomponius Mela raconte qu’en Éthiopie certaine cime des montagnes était dite chère aux dieux pour cette raison [34].
Le contemporain Gomara, Virgile et le géographe antique Pomponius Mela entrent en dialogue sous la plume de Pignoria, abolissant toute distance temporelle ou spatiale en raison des « racines » communes à toutes les « superstitions » païennes. Pignoria juxtapose des propos empruntés à d’autres auteurs ; ce collage de citations ou de discours rapportés fonctionne toutefois comme une véritable clé d’intelligibilité. Pour un lecteur européen de la Renaissance, les pratiques religieuses païennes apparaissent nécessairement étranges, voire choquantes. Le rôle de Pignoria est de rendre compréhensibles ces pratiques au moyen de la comparaison. La culture païenne antique se présente comme le meilleur comparant pour faire comprendre au lecteur contemporain cette irréductible altérité.
14. La référence successive à Gomara puis au personnage d’Évandre dans l’Eneide participe de cette superposition de l’altérité temporelle et de l’altérité géographique. Gomara rapporte la conquête d’une terre inconnue par les Espagnols, venus y fonder de nouvelles cités et évoque, à cette occasion, les divinités locales. Virgile dans l’Eneide présente le personnage d’Évandre, roi venu d’Arcadie conquérir une région nouvelle. Évandre montre ensuite à Énée ces lieux auxquels sont associés des dieux, comme il l’explique dans les quelques vers repris par Pignoria. La poésie latine antique sert ici de référence à l’érudit du xviie siècle pour présenter à ses contemporains une situation jugée analogue d’exploration de régions inconnues auxquelles sont associées des divinités. Dans l’Eneide, Évandre s’interroge sur le statut de ces divinités locales et pose la question de savoir s’il s’agit des mêmes dieux que ceux de sa région d’origine. On lit ainsi chez Virgile, au vers qui suit immédiatement ceux cités par Pignoria :
Ce bois [dit-il] cette colline couverte de frondaisons,
un dieu, on ne sait lequel, les habite ; les Arcadiens croient
avoir vu Jupiter en personne [35].
Virgile laisse le lecteur dans l’indécision : on ne sait si le dieu qui habite les collines du Latium tout juste découvertes par Énée est un nouveau dieu, local, inconnu, ou si les Arcadiens l’identifient à raison à Jupiter. De la même manière, Pignoria présente des divinités liées au Nouveau monde mexicain mais suggère de les assimiler au panthéon romain. C’est donc tout naturellement qu’il poursuit sa comparaison entre l’emplacement des temples des Mexicains puis des Romains par des considérations sur les temples éthiopiens décrits par un auteur latin (Pomponius Mela) : comme le rappelle l’Eneide, Rome, avant même sa fondation et jusqu’à la fin de l’empire, est le creuset où convergent différents peuples et leurs divinités. C’est donc de ce creuset romain que doit émerger le principe permettant de comparer entre elles toutes les religions païennes.
III. Le comparatisme : singularité des peuples, unité du genre humain
15. La démarche de Pignoria est guidée à la fois par une insatiable curiosité pour les systèmes religieux éloignés et par une volonté de ramener cette différence à du déjà connu. Pignoria, comme un ethnographe, enregistre minutieusement les détails concrets et tous les aspects architecturaux, topographiques, artisanaux liés aux rites des peuples lointains. Comme un anthropologue il se lance dans une vaste comparaison cherchant les points communs aux systèmes des différentes religions. Parmi les dieux vénérés par des peuples qui lui sont contemporains, Pignoria ajoute les dieux japonais à ceux du Mexique précédemment cités. Il insiste sur l’authenticité de ses sources [36] et se réfère à des relations de Pères missionnaires qui ont vu eux-mêmes ces différentes idoles païennes. Mais cette exigence d’authenticité, cette recherche de sources fiables, ce relevé minutieux de chaque détail des pratiques et des rites nécessitent, dans la perspective de Pignoria, d’être ramenés à un principe de comparaison commun. Il compare la divinité japonaise Quanevoa, représentée comme une femme tenant un enfant dans ses bras, à la Vierge Marie tenant le petit Jésus, puis à Isis enlaçant le petit Horus. La perspective de Pignoria est certes christianocentrée, mais son but est moins de hiérarchiser que de faire comprendre l’altérité en comparant l’inconnu du paganisme mexicain au déjà connu des paganismes antiques. La comparaison incessante avec les religions décrites dans les textes antiques, qu’il s’agisse de l’idolâtrie évoquée dans les Écritures ou des cultes mentionnés dans les textes latins, permet de faire converger vers le même horizon de compréhension l’infinie diversité du genre humain. La comparaison a ici paradoxalement pour fonction d’unifier la pensée : pour un lettré du xviie siècle, elle rend possible une tentative encore balbutiante pour concevoir la religion comme un fait humain à la fois universel et diversifié. Cet universalisme serait aujourd’hui soumis au feu de la critique, mais il exprime la tension inhérente à la démarche anthropologique, prise entre l’exigence du respect de la singularité de chaque peuple étudié et celle d’une pensée généralisante sur l’homme chargée de comparer l’incomparable.
16. Le comparatisme de Pignoria pourrait bien sûr être critiqué de nos jours en raison de son ethnocentrisme. Les pratiques religieuses du monde entier sont appréhendées en fonction du legs de l’Occident latin : les études post-coloniales actuelles soulignent la nécessité d’un décentrement. Il est toutefois intéressant de noter que ce legs identifié à celui de l’Occident latin n’est pas univoque ; la perspective adoptée par Pignoria n’est pas mono, mais bifocale. Le comparant latin auquel Pignoria rapporte chaque dieu païen est double, à la fois chrétien et païen. Les divinités de Virgile jouent un rôle aussi important, sous la plume de Pignoria, que le Dieu des saintes Écritures. Le legs de l’antiquité romaine se révèle, de surcroît, plus multiple qu’il n’y paraît, puisque l’ancien empire romain fournit un point d’observation à partir duquel accumuler les données sur les anciens Germains, Assyriens, Scythes ou Carthaginois. Il s’agit chaque fois, pour ceux que nous serions tentés de nommer « ethnologues de cabinet », de répertorier de la manière la plus exhaustive possible les descriptions de toutes les pratiques religieuses auxquelles ils ont eu accès par les textes, puis d’en tirer des conclusions synthétiques. Dans la Mythologie de Natale Conti par exemple, la description détaillée de chaque dieu laisse régulièrement place à un discours plus généraliste cherchant à rendre compte du phénomène religieux en tant que tel, chez les hommes de tous temps et de tous lieux :
In hoc unum tamen omnium prope populorum ac gentium sententiae primum conuenerant, ut diuina illa quae uidentur, superna corpora, Solem, Lunam, reliquaque astra cum perpetuo motu agitari conspicerent, ab ea celeritate et Deos appellauerint et esse crediderint, ut Plato testatur in Cratylo. Neque ulla fere gens inuenta est quae aliud esse deos, quam ipsa caelesta corpora primum crediderit [37].
Toutesfois presque tous peuples s’estoient accordez en ce poinct, que considerans ces divins corps celestes que nous voyons, le Soleil, la Lune et austres estoilles, estre sans fin et sans cesse agitez d’un perpetuel mouvement, ils les nommerent, et creurent que pour telle vistesse ils fussent Dieux. Platon en est tesmoing en son Cratyle. Et ne s’est presque trouué nation, qui du commencement ait creu les Dieux estre autre chose que les corps mesmes celestes [38].
17. L’expression totalisante « presque tous peuples » et le verbe « accordez » témoignent de l’effort du mythographe pour dégager une attitude religieuse commune à tous les hommes. Les tournures généralisantes (comme par exemple « l’ordinaire des hommes est que… » [39]) se multiplient au fil du chapitre : il y a bien ici une volonté d’articuler, dans une même étude, observation aussi détaillée que possible des rituels de chaque peuple et réflexion globale sur ce qui subsiste de l’essence de l’homme par-delà la diversité des groupes étudiés. Cette démarche certes encore tâtonnante n’est pas sans évoquer la double mission d’une anthropologie plus récente : il s’agit dans les deux cas de chercher à élaborer un savoir sur l’homme en combinant l’analyse de détail extrêmement localisée à un questionnement sur l’existence d’invariants concernant l’ensemble de l’humanité. Comme dans toute entreprise anthropologique, le détour par l’altérité permet aux auteurs et lecteurs de ces traités de questionner en retour leurs propres pratiques. La manière d’orienter l’étude des peuples éloignés est tributaire des débats du temps : le regard se porte notamment sur l’articulation des institutions juridiques et religieuses au sein des sociétés.
IV. Des dieux fabriqués : une réflexion sur l’institution
18. Dans les mythographies du xvie siècle surgit peu à peu l’idée que les dieux païens ont été à un moment donné institués par les sociétés. Les mythographes interrogent notamment le processus de l’apothéose, qui consiste à diviniser un empereur après sa mort en raison des services qu’il a rendus à ses concitoyens. En 1541, le juriste Haurech [40] intitule son premier chapitre « D’où vient que des hommes commencèrent à être honorés à la place des dieux et représentés par des statues » [41]. L’adverbe interrogatif « d’où vient que » (« unde ») indique la démarche du mythographe : il s’agit de chercher l’origine des pratiques religieuses, de cerner leur cause et leur utilité pour montrer qu’elles ont été instituées par les hommes à un moment donné. Il reprend alors la théorie de l’évhémérisme :
Referunt tamen Ethnici scriptores istas hominum deificationes consecrationesque propter merita vel virtutum, vel munerum, vel artium repertarum a veteribus in memoriam inventas.
Les écrivains païens rapportent que ces déifications et consécrations d’hommes ont été inventées par les Anciens en récompense de leurs vertus, de leurs bons services ou des techniques qu’ils ont trouvées, pour honorer leur mémoire [42].
La théorie évhémériste nourrit la tradition chrétienne, et plus particulièrement catholique, depuis la Sagesse de Salomon [43]. Ce texte du ier siècle avant J.-C. explique l’origine de l’idolâtrie par la volonté des souverains de se faire honorer de leurs peuples en se faisant tailler leur propre image dans la pierre pour qu’elle devienne l’objet d’un culte. Haurech toutefois souligne que si les dieux païens relèvent d’une invention (« inventas »), il s’agit d’une invention particulièrement utile et fondée en raison. Ces déifications permettent de célébrer les hommes qui ont servi la communauté de leurs semblables. Une société s’invente des dieux pour récompenser ses bienfaiteurs. Sept ans après Haurech, en 1548, Giraldi suggère à son tour dans son Histoire des dieux païens [44] que le culte des dieux relève d’un geste institutionnel :
Uti Sol, Luna, Caelum, Terra, Mare, communia sunt omnibus, licet aliis apud alios nominibus appellentur : ita eadem ratione unus est Deus, […] alii tamen apud alios sunt ritus legibus instituti, aliae caeremoniae, alia nomina, alia symbola.
De même que le Soleil, la Lune, le Ciel, la Mer sont communs à tous, bien qu’ils soient appelés par d’autres noms chez d’autres peuples, de même, selon le même principe, il y a un Dieu, […] toutefois les rites, institués par les lois, sont différents chez les uns et chez les autres, différents les cérémonies, les noms, les symboles [45].
L’expression « rites institués par les lois » (« ritus legibus instituti ») met en évidence le rôle du législateur. Les « rites, cérémonies et noms des dieux » relèvent d’une création institutionnelle. Ces institutions peuvent varier d’un peuple à l’autre, alors que les éléments naturels (la lune, la mer, le ciel) sont communs à tous les hommes. Est ici esquissée une distinction entre la nature, commune à tous les hommes (« Sol, Luna, Caelum, Terra, Mare, communia sunt omnibus »), et la culture, qui varie d’un peuple à l’autre. L’opposition est soulignée par une construction marquée syntaxiquement (« licet » ; « tamen ») et lexicalement : aux adjectifs « communia » et « omnibus » désignant la nature s’opposent les sept occurrences martelées de l’adjectif « alius », soulignant la diversité des cultures. Les concepts de « nature » et de « culture » ne sont pas employés explicitement, mais la notion d’astres communs à tous depuis toujours, opposée à celle d’une pluralité d’institutions fondées par les hommes des différentes sociétés semble bien correspondre à cette bipolarité structurante de la pensée anthropologique.
19. Dix ans après Giraldi, en 1558, le médecin germanique Pictorius présente avec insistance les dieux païens comme des notions créées, fabriquées par les hommes. Sa mythographie n’est éditée qu’une seule fois, mais elle connaît deux émissions qui occasionnent un changement de titre significatif. Grâce à l’apparition d’une seule lettre qui transforme le nom latin Apotheseos en Apotheoseos, le titre initial Le Magasin des dieux des Romains et des peuples extérieurs [46] est transformé en Apothéose des dieux des Romains et des peuples extérieurs [47]. Le changement de titre met l’accent, comme l’avait fait Haurech, sur le caractère institué, sociétal de l’invention des dieux. Tout au long du texte [48], Pictorius décrit les dieux comme le résultat d’une fabrication. Le verbe facere, fabriquer, est constamment employé à propos des dieux. Un siècle plus tard Athanase Kircher dans la Tour de Babel (1679) souligne à son tour la notion de fabrication des religions, en montrant comment chaque peuple s’est forgé des dieux (« quisque sibi religionem finxerit ») [49] par dérivation à partir de la « vraie » religion (chrétienne). Dès 1558 Pictorius explique dans l’adresse au lecteur, que « n’importe quel amateur de théologie ancienne […] s’est fabriqué un dieu (« quivis sibi deum fecisse ») » [50]. L’emploi du verbe facio (fingo chez Kircher) souligne le caractère fabriqué des dieux ; celui du pronom réfléchi sibi suggère que les hommes se créent des dieux « pour eux », dans leur propre intérêt. Il souligne l’utilité de ce procédé. Pictorius répète dans la même page, au sujet du philosophe Démocrite, qu’il « s’est fabriqué » (« sibi faciens ») des dieux à partir de notions abstraites, le bienfait et le châtiment [51]. La même idée de dieux créés artificiellement, inventés par les hommes pour réguler leur vie en communauté, est développée au fil du texte. L’institution des dieux entraîne à sa suite l’institution de monuments et de rites religieux :
theologia […] cuique rei tametsi minutula foret, deum fecit praesidem, cui templum erexit, aras ornauit, stratum iecit, mystes statuit, et sacra certo tempore obtulit.
la théologie […] fabriqua un dieu à la tête de chaque chose si petite fût-elle, pour qui elle éleva un temple, orna des autels, étendit des lits, établit des prêtres et offrit des sacrifices à une date déterminée [52].
La fabrique des dieux constitue la trame, le maillage d’une société, puisqu’elle structure l’urbanisme (érection de monuments), l’encadrement religieux (établissement de prêtres) et la régulation du calendrier (fêtes célébrées à des dates déterminées). Les dieux sont une ingénieuse invention qui fait fonctionner les sociétés. Pictorius ne cache pas son admiration pour la société romaine, dont les institutions lui ont assuré une pérennité politique et un épanouissement artistique qu’il se plaît à louer.
20. Ce détour par l’altérité des anciens peuples païens pourrait bien viser à instruire les Grands du moment. Natale Conti dédie ainsi le huitième livre de sa Mythologie au roi de France Charles IX. Le système religieux des anciens païens est présenté comme un habile dispositif politique :
Admirabilis profecto fuit, ac prope divina maiorum nostrorum sapientia, christianissime rex Carole, qui primi religionem et Deorum immortalium metum inter homines introduxerunt […] quia nulla ciuitas, nullus hominum coetus, nulla domus sine religione diutius potest consistere. […] Illi igitur, ut nullam mundi partem, nullumque locum vel privatum vel publicum Deo vacuum esse monstrarent, ne quis sceleratus arbitraretur se Deos latere posse […] Deorum multitudinem introduxer[u]nt.
La sagesse de nos ancêtres fut vraiment admirable et presque divine, ô très chrétien roi Charles. Ils furent les premiers à introduire la religion et la peur des dieux immortels parmi les hommes. […] parce qu’aucune cité, aucun groupe humain, aucune maison ne peut se maintenir sans religion. […] Donc, pour montrer qu’aucune parcelle, aucun lieu du monde, privé ou public, n’était vide de Dieu, pour qu’aucun criminel ne pense pouvoir se cacher de Dieu […] ils introduisirent la multitude des dieux [53].
Le terme « introduire » (« introducere ») est employé à deux reprises : la religion des anciens n’est pas née spontanément mais résulte d’un acte politique. L’institutionnalisation de la religion est indispensable à toute société : l’expression « groupement humain » (« hominum coetus ») suggère que cette loi doit s’appliquer de manière universelle, quel que soit le peuple considéré, sa localisation géographique ou temporelle, l’importance de sa population. Conti formule ici des lois qu’il considère généralisables à toute société humaine. Il les adresse à un souverain, Charles IX, afin de mettre ces considérations d’ordre anthropologique au service du politique. L’étude des dieux et des mythologies est appréhendée comme une analyse des fonctionnements institutionnels des diverses sociétés humaines. La dédicace au roi de France, détenteur par excellence du pouvoir sur les institutions, invite à penser la mythologie en termes juridiques.
V. Mythologie et discours juridique
21. Les mythographes du xvie siècle insistent tout particulièrement sur le rôle qu’ont joué les dieux et héros de la mythologie dans l’institution des lois. Le dieu Janus est présenté comme le premier roi ayant à fonder des lois pour une société humaine ; Orphée et Astrée comme ceux qui apprirent aux hommes la douceur des mœurs ; les Euménides comme celles qui maintenaient la justice en faisant craindre aux hommes le châtiment des mauvaises actions [54]. De même que les mythographes infléchissent leur présentation des dieux antiques dans la perspective d’une réflexion sur l’institution de la justice, de même certains juristes composent, à la même époque, une histoire du droit mythologisée. Barthélémy Aneau [55], formé aux études juridiques, publie ainsi en 1554 un ouvrage intitulé La jurisprudence, depuis sa première origine divine [56] : l’histoire de la justice y est présentée sous la forme d’une mythologie. Suite à l’acte fondateur de Jupiter survient l’âge d’or dominé par Astrée, auquel succèdent les fondateurs des lois romaines, les auteurs des pandectes, puis les juristes byzantins, jusqu’aux italiens, germaniques et français contemporains. L’on passe ainsi des temps mythiques aux temps historiques, de Deucalion, Orphée, Amphion, Prométhée et Osiris aux juristes humanistes. De manière comparable, André Alciat [57] débute son Éloge du droit civil par un récit de fondation emprunté à la mythologie :
Les auteurs anciens ont cru que c’étaient d’abord les dieux immortels qui avaient fait connaître les lois : En effet Minos le Crétois avait été instruit par Jupiter, Lycurgue le Lacédémonien par Apollon, Solon l’Athénien par Pallas. […] Ils ont jugé que cette sagesse en matière de législation avait été transmise aux hommes par les dieux mêmes des grands peuples, et qu’il fallait avec raison leur accorder les honneurs divins : Jupiter l’a remise aux mortels comme le plus important de ses dons [58].
22. L’évocation de lois transmises aux hommes par les dieux est un thème récurrent, dont « L’Hymne à la Justice » de Ronsard est sans doute l’exemple le plus célèbre. La mythologisation de l’origine des lois ne se limite pas toutefois à un ornement encomiastique ; elle participe d’une réflexion sur la sacralisation de l’acte juridique en tant que tel. Mythologie et pensée juridique, loin d’être antinomiques, participent d’une même réflexion sur la fondation des institutions [59]. La fiction n’est pas distinguée de la réalité juridique car elles permettent toutes deux de souligner le même point essentiel : la sacralité des lois et son caractère indispensable au règne de l’harmonie entre les hommes. Les lettrés portent ainsi une attention particulière au lien qui existe, dans l’empire romain comme dans d’autres sociétés, entre institution juridique et institution religieuse. Les pratiques liées au serment (juramentum) permettant de nouer une alliance, d’établir une convention (foedus) se situent à l’intersection du juridique et du religieux. Le type de serment « sur le Jupiter de pierre » retient particulièrement l’attention, d’Érasme d’abord, puis des mythographes. On lit ainsi dans les Adages qu’il s’agit de la plus antique pratique romaine, immédiatement comparée à celle d’autres peuples venus d’autres contrées :
Iovem lapidem jurare dicuntur qui sancte et religiose dejerant. M. Tullius Epistularum familiarium septimo ad Trebatium : Quomodo autem tibi placebit Jovem lapidem jurare, cum scias iratum esse Jovem nemini posse ? Sumptum a prisco feriendi foederis ritu, quod a patre patrato manu tenente lapidem conceptis verbis peragebatur, quemadmodum describit Titus Livius et Macrobius. Utebantur et Arabes lapide in feriendis foederibus, quemadmodum refert Herodotus in tertio.
Jurer par le Jupiter de pierre : On le dit à propos de ceux dont les serments sont remplis de sentiments pieux et religieux. […] L’expression est empruntée à l’ancien rite de conclusion d’un traité, qu’un père patrat accomplissait en prononçant des formules consacrées et en tenant en main une pierre, comme le décrivent Tite-Live et Macrobe. Les Arabes eux aussi se servaient d’une pierre dans la conclusion d’un traité, comme le rapporte Hérodote au troisième livre [60].
La ritualisation de l’acte juridique chez les Latins est ici soulignée. La comparaison avec les Arabes permet de montrer l’utilisation commune d’une pierre dans l’acte de conclusion d’un traité chez deux peuples éloignés ; elle souligne, dans le même temps, la superposition des solennités juridiques et religieuses qui semble plus particulièrement marquée chez les Latins. À la suite d’Erasme, les mythographes Giraldi (Histoire des dieux païens [61]) et Pictorius (Apothéose des dieux païens [62]) rappellent à leur tour la singularité de ce rituel et ne manquent pas une occasion de souligner la superposition des instances religieuses et juridiques dans la société romaine antique. Marie Houllemare, dans son étude sur le parlement de Paris au xvie siècle [63], a montré comment les juristes humanistes se comparent souvent à des « prêtres de justice ». Les différents discours sur la sacralité des institutions, qu’ils soient d’ordre poético-mythologique, historique, anthropologique ou juridique, relèvent d’un même questionnement, en cette période du xvie siècle marquée par les conflits, sur le lien entre religion et maintien d’un ordre social.
23. Bon nombre de mythographes sont du reste liés de très près au milieu juridique : poésie, philologie, mythologie et humanisme juridique peuvent difficilement être dissociés. Le mythographe Giraldi, philologue chevronné, entrecoupant son Histoire des dieux païens de citations poétiques, aurait entrepris à Ferrare des études de droit [64]. Julien de Haurech, avant de publier à Anvers ses Trois livres sur les noms des dieux, a obtenu à Poitiers le titre de docteur en droit et composé un Exposé sur les lois des Païens [65] : son étude sur les mœurs des anciens Païens souligne, dans sa première publication, l’aspect juridique, avant de se concentrer dans le deuxième ouvrage sur l’aspect mythologico-religieux. Il devient ensuite conseiller juridique du grand bailli de Hainaut. La superposition des réflexions sur la mythologie des païens et sur l’histoire du droit peut également être observée dans la genèse des Images des dieux de Cartari. D’après John Mulryan [66] le mythographe aurait puisé ses citations antiques dans le Discours sur la religion des anciens Romains [67] du juriste Guillaume du Choul [68], qui étudie tout particulièrement le rapport entre rites religieux et pouvoir politique [69]. Les Images des dieux de Cartari sont ensuite traduites en latin et en français par Antoine du Verdier, contrôleur général des finances, très lié au milieu juridique et instruit dans ce domaine [70]. Humanisme juridique et recherches mythographiques participent d’une démarche commune d’enquête sur le lien unissant le politique et le religieux, le droit et les dieux, dans différentes sociétés que l’on gagne à comparer pour s’en inspirer.
24. De même que les milieux intellectuels, les types de discours interrogeant les liens entre mythologies et pratiques juridiques tendent à se confondre. Poésie, histoire institutionnelle et anthropologie se superposent en une étude des textes légués par des peuples éloignés. Dans le « Temple de bonne renommée », composé vers 1516, le poète Jean Bouchet fait l’éloge de la rhétorique en rappelant qu’elle est à l’origine intimement liée au domaine juridique :
Les Grecz après commencerent escripre
Loix et statuz […]
Les mouvemens des cieulx et corps celestes,
Semblablement les moiens treshonnestes
Pour se regir et tout ung bien publicque
Et pour laisser toute vie impudicque [71].
La rhétorique est d’abord liée à l’institution des « loix et statuz », d’où découlent successivement le bien public puis la morale. Elle constitue le fondement de l’organisation des hommes en société. Après avoir loué l’usage de la rhétorique en langue française, Jean Bouchet précise l’ampleur du champ couvert par cet art du discours :
Car soubz cest art qui est de très hault priz
Plusieurs sauoirs y sont souvent compriz
Cest assavoir science historialle
La naturelle et aussi la moralle
Philosophie, et lentropologie
Geographie, et la philologie [72].
Ce passage contient la première apparition du terme « anthropologie » (« entropologie ») dans toute l’histoire de la langue française [73]. Cette première occurrence subsume l’anthropologie aux savoirs contenus dans la rhétorique : la science de l’homme est d’abord un fait de langage ; les discours sont à la fois son objet d’étude et son moyen d’expression. On comprend mieux, dès lors, la superposition au xvie siècle des pratiques d’écriture mythologiques, poétiques, juridiques et anthropologiques : toutes procèdent d’une étude des discours des hommes et des discours sur les hommes, selon des modalités que les humanistes ne cherchent pas à dissocier. L’anthropologie, malgré la découverte du Nouveau Monde, demeure, à la Renaissance, une affaire de textes. Le renouvellement du regard porté sur l’altérité ne vient pas d’un nouvel objet, mais d’une nouvelle lecture d’anciens discours. La philologie, ou amour des mots situés dans leur contexte, n’est pas qu’une exigence érudite : elle vise à comprendre les cultures du monde dans leur altérité profonde.
25. À la Renaissance, la réflexion des lettrés fait évoluer le regard porté sur l’antique mythologie. Si elle demeure un matériau propice au réemploi ou à la création de fictions, elle devient également une voie d’accès privilégiée pour percevoir l’altérité. Les mythographies orchestrent ainsi la rencontre du lecteur avec des peuples éloignés dans le temps ou dans l’espace. Les dieux païens y sont envisagés désormais moins comme les personnages de fables amusantes que comme les indices d’un système sociétal qu’il s’agit d’analyser. Chaque geste, chaque matériau est observé, consigné, comme dans un relevé ethnographique qui ne doit négliger aucun aspect de la vie de la société observée, même les détails les plus concrets. L’extrême diversité des mythes et des rites appelle toutefois à rechercher un principe permettant de les comparer : la pluralité des peuples doit servir de support à une pensée unifiée de l’homme proposant face à la nature une réponse organisée. Les religions deviennent ainsi des objets fabriqués : elles révèlent le rôle central des institutions pour organiser les sociétés. On comprend mieux, dès lors, l’intrication des discours juridique et mythologique : tous deux sont révélateurs d’une nouvelle prise en considération de l’homme comme créateur de systèmes sociétaux qu’il peut pleinement maîtriser par la pensée.
Rachel Darmon
Université Paul Valéry – Montpellier III
IRCL, UMR 5186 du CNRS