1. Le document publié ci-après est tiré du fonds Jacques Flach conservé dans les archives du Collège de France [1]. Il s’agit de la première leçon d’un cours que l’historien du droit consacre, en 1900-1901, aux institutions primitives en Amérique du Nord et du Centre. Parallèlement à ses enseignements sur l’histoire politique et juridique en Europe, il dispense les mercredis, entre 1892 et 1904, un cours sur l’ethnologie juridique en Océanie, en Afrique et en Amérique dans lequel il rend compte des débats et des controverses animant les milieux de l’anthropologie sociale de l’époque. Son cours, nourri par des lectures vastes et approfondies (notamment les auteurs anglo-saxons), sans négliger la profusion des données ethnographiques, est ainsi l’occasion d’une analyse critique des théories en vogue : Flach décortique les œuvres de Bachofen, Laveleye, McLennan, Morgan, Tylor et bien d’autres. Les quelques feuillets transcrits et édités pour ce numéro de la revue Clio@Thémis illustrent clairement la culture anthropologique et les ambitions théoriques du professeur d’histoire des législations comparées [2].
2. L’enseignement ethnologique de Jacques Flach demeure très peu connu ; l’homme n’a jamais vraiment été repéré comme l’un des éminents spécialistes du domaine. Il est d’ailleurs complétement absent de l’historiographie de la discipline anthropologique (qu’elle fut juridique ou non). Un de ses prestigieux auditeurs, Georges Sorel, constatait déjà avec agacement que Gabriel Tarde pouvait disserter pendant dix pages « sur l’histoire du mariage primitif, discuter le matriarcat et les thèses de Morgan sans citer le nom de M. Flach, qui venait de consacrer son enseignement au Collège de France durant l’année 1894 à parler de la famille et de la propriété chez les peuples d’Amérique » [3]. Il est vrai que, bien qu’il envisageât un moment de publier l’intégralité de ses cours sur les institutions primitives, Jacques Flach ne publiera, en définitive, que fort peu sur ce domaine. Son étude sur « Le lévirat et les origines de la famille » (traduite également en allemand [4]) constitue sa contribution publiée la plus notable.
3. À l’instar de plusieurs de ses collègues des facultés de droit, les préoccupations anthropologiques de Flach sont indissociables de sa démarche comparatiste et historique. Contrairement à une idée reçue, la culture anthropologique des juristes est bien moins liée à l’expansion coloniale qu’au développement dans les milieux du droit de l’histoire des législations comparées [5]. Cette dernière constitue un véritable carrefour de rencontres internationales entre juristes, sociologues, anthropologues, historiens, médecins ou encore préhistoriens. Ce qui rattache Flach à son époque ne doit pas occulter la singularité de son positionnement. La sensibilité ethnologique du professeur ne se comprend qu’à la lumière de ses conceptions historiographiques. Car, dans l’ensemble de ses travaux, Flach s’efforce de restituer les institutions dans leur contexte social, économique politique et culturel et non de rechercher des origines romaines, celtes ou germaniques aux institutions présentes. L’histoire du droit et des institutions se définit donc comme une histoire sociale qui rompt avec l’approche généalogique et téléologique des juristes de son temps. En appréhendant l’organisation juridique comme un phénomène social, Flach manifeste alors une remarquable proximité avec les sciences sociales naissantes (I). Le souci comparatiste (et encyclopédique) du professeur le conduit, par la même occasion, à englober autant que faire se peut dans sa recherche l’ensemble des sociétés humaines. Les sociétés primitives (c’est-à-dire certains sociétés contemporaines en Amérique, en Océanie et en Afrique) gagnent en dignité et figurent sur l’agenda de recherche du juriste. Si Flach n’échappe pas complétement à l’évolutionnisme juridique qu’il entend combattre vigoureusement, il faut toutefois lui reconnaître une excellente connaissance de la littérature et des débats ethnologiques de l’époque. Surtout, dans son enseignement au Collège de France sur les institutions primitives (1892-1904), il entend cette fois encore redonner la parole aux primitifs et saisir l’originalité de leur organisation sociale. Jacques Flach apparaît ainsi comme l’un des premiers à avoir tenté de définir en France le programme d’une anthropologie sociale et de l’enseigner dans une institution aussi prestigieuse que marginale pour les juristes (II).
I. L’histoire du droit comme branche de l’histoire sociale
4. Le laboratoire de l’an mille . Jacques Flach demeure, aux yeux de beaucoup, un médiéviste, spécialiste de l’an mille, « période la plus obscure de cette histoire » [6] du droit à laquelle il consacre son œuvre majeure, Les origines de l’ancienne France, xe-xie siècles (4 tomes parus entre 1884 et 1917) [7]. Celle-ci fut largement commentée et discutée par ses contemporains. Si l’originalité et l’ampleur de son travail furent saluées, ses collègues lui reprocheront son esprit de système et des vues trop hardies sur la société médiévale [8]. Flach ne recule pas, il est vrai, devant les controverses historiographiques, comme en témoigne son désaccord resté célèbre avec Ferdinand Lot sur « fidèles ou vassaux » [9]. Sa pugnacité et sa radicalité en irritent plus d’un, tout particulièrement parmi les historiens des facultés de droit. Après son décès, les tentatives pour réhabiliter son œuvre n’ont pas manqué. À propos des Origines, Marc Bloch soutient que « cette immense lecture et surtout tant de vues originales, pénétrantes, puissantes même, forcent l’admiration » [10] ; lors de sa seconde candidature malheureuse au Collège de France en 1934, il inscrit son programme d’une « histoire comparée des sociétés européennes » dans la voie ouverte par Flach envers lequel il reconnaît une dette [11]. Plus récemment, les médiévistes Alain Guerreau et Pierre Toubert, pour ne citer que ces deux noms, rappelant l’oubli immérité dans lequel il est tombé [12], invitent les nouvelles générations à se saisir des intuitions et de l’œuvre du juriste. Des historiens ont, à cet égard, relevé la pertinence de son approche et de ses questionnements sur certains aspects plus précis, comme les principautés au Moyen Âge ou de la villa médiévale [13]. Les éloges réguliers n’y changent rien : Flach est l’homme d’une reconnaissance impossible et des réhabilitations manquées. Marginal, voire suspect, de son vivant, il semble le rester aujourd’hui encore.
5. Jacques Flach tire ses théories, originales et souvent contestées, d’une analyse serrée et aussi approfondie que possible des sources historiques auxquelles il voue un véritable culte. De ce point de vue, il partage avec « l’École méthodique (ou positiviste) » le projet d’une science historique objective mais, en même temps, annonce le programme de « l’École des Annales » (d’où l’admiration témoignée par un Marc Bloch) [14]. Jacques Flach se fait fort de dénoncer les constructions imaginaires, celles qui ne trouvent aucun écho dans la documentation disponible (seulement dans la tête des historiens) :
Pour ma part, je suis resté fidèle à la règle absolue de ne chercher la conviction que dans les textes eux-mêmes et non point dans une combinaison plus ou moins ingénieuse des systèmes imaginés jusque-là [15].
L’introduction de chaque volume des Origines est un discours de la méthode. Les sources dépouillées sont détaillées précisément (cartulaires, collections d’actes divers, sources de droit romain et canonique, chansons de geste, etc.) et elles font l’objet d’un traitement extensif. Flach se montre particulièrement fier de l’usage qu’il a pu faire, dans ses travaux, des « Chansons de geste » et des « Vies de saints ». Il revendique, à plusieurs reprises, le caractère pionner d’une telle démarche. Surtout, Flach s’est donné pour règle de méthode de « ne recourir qu’aux sources contemporaines » et
d’éclairer les documents à leur seule lumière, de ranimer, à l’instar de cendres éteintes, leurs lettres mortes, d’y rallumer le souffle de vie qui faisait éclore la pensée de nos ancêtres, éclater leur passion, s’entrechoquer leurs intérêts, qui faisait sourdre les institutions, les coutumes et les mœurs, de ne pas confondre le silence des textes avec leur pénurie ou leurs lacunes, ni de vouloir suppléer à ce que nous ignorons par la connaissance que nous avons des siècles qui ont précédé et suivi ; de nous affranchir des préjugés que les époques postérieures nous ont légués et de rechercher avec une entière liberté d’esprit les anneaux de la chaine mystérieuse qui relie à son passé et à son avenir immédiats l’organisation sociale que l’étude directe des sources permet de saisir sur le vif [16].
6. Cette longue citation explicite parfaitement son culte des « sources d’époque » et à leur supériorité sur toute autre document. Il y a chez lui une obsession de la contemporanéité qui le rapproche, autant que possible, d’une documentation produite par les acteurs même de la période étudiée. Il se méfie grandement d’une histoire qui fait feu de tout bois, qui se satisfait d’une lecture imaginative (pour ne pas dire sauvage) des sources antérieures ou postérieures pour les appliquer au présent. Sans surprise, il prend donc part à la controverse opposant ses collègues au Collège de France, Joseph Bédier et Auguste Longnon [17], sur les origines et l’historicité des légendes épiques [18]. Reconnaissant la qualité et les mérites des deux adversaires, Flach fit valoir une troisième voie qui date cette naissance de la chanson de geste du xie siècle. Cette dernière constitue, par conséquent, un instrument adapté et fiable pour accéder à certaines idées sur l’organisation sociale et juridique de ce siècle. Dans sa démonstration, il égratigne, sans le nommer mais non sans un certain mépris, le « romaniste » Jean Acher, qui prenant le parti de Bédier, lui répondra très vertement [19].
7. Perspectivisme versus juridisme . Flach dénonce le péché d’anachronisme qui hante les travaux sur la France médiévale et invite ses collègues à reconstruire cette société de l’an mille telle qu’était (et non telle que les historiens souhaiteraient qu’elle soit).
Le devoir de l’historien est de retrouver dans chaque zone les éléments qui lui sont propres et lui restituer par là sa physionomie distincte. Opération délicate, s’il en fut, puisque aux transformations et aux mélanges que le temps a effectués viennent s’ajouter, comme autant de dépôts hétérogènes ou d’agents perturbateurs, les hypothèses, les systèmes, les opinions, les illusions que la tradition des hommes ou que le travail intellectuel des érudits et des écrivains ont accumulé au cours de longs siècles [20].
8. Le juriste revendique, en quelque sorte, un perspectivisme radical qui se donne pour tâche de restituer la façon dont les acteurs dans/de l’histoire pensent, sentent, agissent à un temps-t. « C’est donc l’homme tout entier, ce sont ses besoins, ses intérêts, sa condition économique, sa vie qu’il faut reconstituer » [21]. Pourtant, il ne s’agit pas de reconstituer le passé dans son intégralité, à la manière d’un Michelet, mais plutôt d’adopter une approche contextualiste des institutions qui les rattachent systématiquement à un certain état social, économique, culturel ou politique. Il est donc nécessaire de partir des expériences de ces acteurs, de la façon dont ils voyaient eux-mêmes la société et non de catégories a priori, reconstruites postérieurement ou prétendument intemporelles. Flach a retenu les leçons de son maître Montesquieu. Cette conception manifeste clairement le rêve que les sources d’époque donneraient un accès direct à une réalité objective (pour peu que l’historien sache interpréter la documentation avec la prudence requise). Reconstituer la France des xe et xie siècles, c’est mettre en lumière sa « forme de vie » spécifique, son mode d’existence propre. Flach le martèle à de nombreuses reprises : pour comprendre les origines de la féodalité, il faut prendre comme la pierre angulaire de la société le « besoin de protection » [22]. C’est à partir de cette donnée anthropologique fondamentale (la nécessaire protection des individus contres l’excès des instincts et des passions dans une société sans véritable État) qu’il devient possible de penser la vie sociale et l’organisation familiale. Face à l’émiettement du monde et au chaos qui résultent de la chute des Carolingiens, il fallut trouver des moyens de lutter contre l’isolement, la peur, la violence que rien ne semblait pouvoir réguler. D’où, pour Flach, la certitude que la base de la société « se ramène à un garantie des conditions nécessaires de la vie, qui peut être réalisée par la sauvegarde d’un plus fort ou par l’assistance collective d’égaux » [23]. De cette donnée élémentaire découle « l’idée d’association, de fraternité et de compagnonnage, de clan et de famille primitive » [24]. Flach se montre ainsi particulièrement attentif aux diverses formes de protection possibles (clientèle gauloise, mundium germanique, patronage gallo-romain, immunités franques, vassalité, groupement féodal, etc.). Le regard se porte tantôt sur la parenté naturelle tantôt sur la parenté fictive. Dans tous les cas, contre une tradition bien ancrée, il soutient que, aux xe et xie siècles, la société s’organise autour d’un système seigneurial (prééminence des relations personnelles et des groupements liées au « besoin de protection ») et ce n’est que plus tard, aux xiie-xiiie siècles, qu’un tel système sera absorbé par le « système féodal, système politique à la base duquel se trouve le contrat de fief » [25]. Contrairement à une idée reçue, la féodalité ne s’est pas installée toute armée dans l’espace politique et social ; il lui aura fallu près de deux siècles pour s’établir. On voit bien que les dimensions anthropologiques liées à l’impératif de protection (le « complexe pouvoir-famille », pour paraphraser librement Sarah Hanley [26]) l’emportent sur les considérations juridiques. À ses yeux, l’historiographie a accordé une trop grande importance au fief et, par là même, à donner trop de crédit aux juristes et à leur systématisation du régime féodal… qui ne date pourtant que des xiie et xiiie siècles [27].
9. Le perspectivisme de Flach est, à certains égards, un anti-juridisme. Non qu’il méconnaisse l’importance du droit et sa force instituante. Bien au contraire. Toutefois, le juriste refuse de limiter son enquête à un simple commentaire des normes en vigueur, fussent-elles contenues dans des sources médiévales. Tout au long de sa carrière, si Flach reste passionné par la recherche de sources juridique inédites, il est, en revanche, peu versé dans l’analyse savante de telle règle ou de telle catégorie du droit [28]. Il n’en fait pas mystère : il s’attache prioritairement à établir comment un certain état social correspond à une certaine organisation juridique. « Le droit, à mes yeux, est la cristallisation des éléments vitaux de la société humaine » [29]. Impossible de penser le droit en dehors d’un environnement politique, économique et social particulier. Flach trouve ainsi dans l’histoire de l’Irlande et de la Russie le moyen d’établir que « le régime foncier commande l’ordre social » [30]. Le droit naît du fait, comme le fait est modelé par le droit [31]. Et, le droit des xe et xie siècles, plus que tout autre, « apparaît surtout à travers le fait. La condition matérielle recouvre d’autant plus exactement la condition juridique des personnes que c’est elle qui la détermine » [32]. On voit bien ici, malgré des divergences évidentes, ce qui peut rapprocher Flach des futurs animateurs des « Annales »… Ce ne sont pas les textes juridiques qui interpellent en eux-mêmes Jacques Flach, c’est bien l’étrange circularité qui s’instaure constamment entre le droit et le fait. Il l’affirme sans hésitation (et l’affirmation à valeur de slogan) : « Ma méthode […] découle de la conception que je me suis faite de l’histoire du droit comme de la maitresse branche de l’histoire sociale » [33]. Il faut ici faire une longue citation éclairante sur son approche :
Or la vie d’une société ne peut être ramenée à un système historique ou juridique. Elle doit être envisagée en soi, dans la multiplicité de ses manifestations. J’ai été conduit par là à rompre avec la méthode ancienne qui faisait de l’histoire des institutions une sorte de champ clos où se disputait à perte de vue l’excellence totale ou partielle de théories générales, et à adopter pour méthode nouvelle la reconstitution, à l’aide de documents juridiques et littéraires strictement contemporains, d’une société déterminée à des époques précises de son existence [34].
10. Cette idée que le droit serait une cristallisation du social, une objectivation des manières de faire rapproche Flach de la démarche d’Émile Durkheim mais aussi de celle de Fustel de Coulanges [35]. Elle témoigne, par la même occasion, de la rencontre momentanée, voire même la proximité, entre Durkheim et l’histoire comparée du droit [36]. À l’inverse, une telle approche sociale, pour ne pas dire sociologisante, éloigne Flach des collègues des facultés de droit. Il a pu se montrer particulièrement sévère avec eux, tout particulièrement au début de sa carrière, les jugeant trop dialecticiens ou trop tournés vers la pratique (« Au dehors c’est la libre recherche, en France c’est la visée professionnelle qui domine » [37]). L’un et l’autre de ces tendances sont, dans tous les cas, défavorables à une démarche savante, empiriquement fondée sur l’exploration de vastes corpus. L’organisation même des facultés juridiques a longtemps élevé « un obstacle presque insurmontable à l’éclosion d’œuvres historiques de grande portée » [38]. De ce point de vue, le Collège de France constitue, à ses yeux, le lieu idéal pour la réalisation d’un programme ambitieux pour l’histoire du droit. La réforme universitaire, notamment dans les années 1890, qui fait une plus grande place à l’histoire du droit dans les cursus, donne un nouveau souffle à cette discipline et l’oriente sur une voie érudite plus assumée. Grâce aux efforts de son ami Adhémar Esmein [39], de ceux de Paul Viollet ou encore d’Ernest Glasson, la France se dote progressivement d’une histoire du droit français qui peut prétendre rivaliser avec des entreprises étrangères. Un tel sursaut n’en était pas moins en-deçà des ambitions portées par Flach qui, bien que reconnaissant les progrès de la connaissance, contestaient toujours le juridisme trop étroit des facultés de droit. Ces dernières rejetaient, il est vrai, très globalement l’approche juridico-sociale promue par l’auteur des Origines.
11. Son anti-juridisme (méthodologique, pourrait-on dire) se manifeste avec toute la clarté nécessaire dans sa conception du droit romain du ixe au xie siècle. Il publie en 1890 des Études critiques sur l’histoire du droit romain au Moyen Âge avec textes inédits, ouvrage dans lequel il s’en prend vigoureusement aux thèses de Hermann Fitting. Contre ce dernier, Flach affirme l’absence de culture scientifique du droit romain du vie au xie siècle. Fidèle à Savigny, il date le début de la « vraie » science romaniste avec les premiers travaux d’Irnerius et l’École de Bologne [40]. Dans cette controverse, Flach se positionne comme l’un des très rares connaisseurs français du « droit savant » médiéval, en dépit des réserves que lui inspire ce dernier. Il réaffirme ses positions dans les Mélanges Fitting, minorant la place du droit romain et soutenant que « le droit romain proprement dit était donc, aux xe et xie siècles, frappé chez nous de complète stérilité » [41]. Son anti-romanisme doit s’entendre d’une manière particulière. Tout d’abord, Flach ne nie pas (comme le pourrait-il ?) l’existence de fragments multiples de droit romain en circulation pendant la période du haut Moyen Âge. Les sources de l’époque attestent largement de la présence et de la fragmentation du droit romain. Ensuite, il constate que ce droit romain est l’objet d’une instrumentalisation destinée avant toute chose à accroître le capital symbolique de ses utilisateurs (certains milieux tireront les bénéfices des ornements ostensibles de la romanité). Les mots du droit romain sont des simples signes (« ornement postiche », selon l’expression de Flach) pour impressionner le lecteur. En en faisant usage, on ne fait rien d’autre que se payer de mots. Il va sans dire que l’idée même d’une approche et d’un enseignement de la science romaniste perd ici tout son sens et n’est qu’une vue de l’esprit [42]… Enfin, la société du Haut Moyen Âge (et plus particulièrement celle de l’an Mille) a rompu le fil qui la reliait à la romanité juridique et elle se montre incapable d’en pénétrer la signification profonde et les subtilités techniques. Elle s’organise selon d’autres besoins, selon d’autres principes. Bref, aux xe et xie siècles, quand bien même le droit romain serait mieux connu et maitrisé, il serait en réalité inutile dans une société où « le fait triomphe et l’emporte sur le droit » [43]. Cette relégation du droit romain, que l’historiographie actuelle a largement réfutée [44], trouve alors un écho parmi de nombreux collègues des facultés de droit, aussi bien pour des motifs scientifiques que politiques (pour cause de nationalisme juridique) [45]. En définitive, pour Flach, la question n’est pas : « qu’est-ce que le droit romain fait de la société autour de l’an Mille », comme s’il la surplombait et possédait le mystérieux pouvoir de l’ordonner selon ses catégories. À l’inverse, la question est de savoir ce que la société de l’an Mille fait du droit. La réponse pourrait être : elle n’en fait pas grand chose car le droit romain est inapte à jouer ce rôle structurant que certains voudraient lui donner. Il n’a alors aucun pouvoir d’agir sur les corps et les esprits.
12. L’anti-romanisme de Flach, l’une des formes de son anti-juridisme, possède des raisons scientifiques mais aussi politiques et personnelles. Meynial propose, en 1906 de l’associer à un triple projet collectif qu’il s’efforce de mettre sur pied : une collection de textes anciens (qui commencerait par une édition critique de Bouteiller, Masuer et Révigny) ; un Corpus juris poeticum (à destination des juristes) ; une société internationale d’histoire du droit romain. Flach se montre réservé sur le projet de collection de textes, lui préférant une anthologie des textes juridiques nationaux. Il manifeste son désaccord (pour ne pas dire, sa franche hostilité) concernant le projet d’une société d’étude du droit romain. Flach objecte que, premièrement,
le droit romain au Moyen Âge n’a pas d’unité : il n’est au fond que le droit national plus ou moins déformé, et dès lors c’est une utopie que d’en entreprendre une étude internationale.
Deuxièmement,
le droit romain, par son caractère autoritaire, abstrait et individualiste ne mérite pas aujourd’hui de pareils efforts. Il ne peut plus nous rendre de services à nous que le Révolution française a inclinés vers un régime d’équité individuelle [46].
Il n’est pas ici besoin de préciser trop longuement combien l’historiographie du droit français est saturée de considérations politiques [47]. Flach s’acharne à démontrer que l’élément romain et l’élément germanique n’ont pas eu le rôle qu’on leur prête traditionnellement dans l’élaboration du droit national. Il rejette la thèse d’une régénération de la Gaule par les invasions germaniques et lutte contre ceux qui voudraient rattacher la féodalité aux institutions germaniques. Il soutient, à plusieurs endroits, que le droit ripuaire fut moins influent que le droit salien (et ce dernier fut moins important que le droit constitué aux xe et xie siècles) ; mieux encore, il reste « persuadé que le droit allemand, le droit anglais, le droit italien, sont tributaires du nôtre » [48]. Et de rappeler que la royauté qui a présidé à la formation de la nation française n’est pas franque mais gallo-franque. Chez Flach, le prisme du nationalisme juridique et la détestation de l’Allemagne prennent un caractère paroxysmique pendant la Première Guerre mondiale [49]. Adoptant dans ses écrits comme dans ses enseignements une posture militante, il proclame alors sans réserve sa germanophobie et son patriotisme revanchard. Il est vrai que, alsacien optant pour la France en 1872, il ne pardonnera jamais à l’Allemagne cet arrachement forcé à sa petite patrie et entretiendra tout au long de sa carrière des rapports complexes et difficiles avec la culture germanique [50]. Le droit romain ne lui inspire guère plus de sympathie ; la liste des griefs à son encontre est connue (politiquement tyrannique, socialement inégalitaire, religieusement païen, etc.). Sans compter que, au Moyen Âge, trop accorder au droit romain, c’est encore faire planer l’ombre de l’Allemagne (le Saint empire romain germanique) sur la naissance du droit français. À l’instar de nombreux collègues (avec lesquels il se trouve sur ce point en harmonie), Flach rejette l’idée même d’une réception, voire d’une pénétration, du droit romain en France [51] ; le spectre de l’Empire allemand n’en finira pas de hanter toute l’œuvre du professeur au Collège de France.
13. Émergence versus continuité . « Les origines de l’ancienne France » ? Le titre de son ouvrage princeps a, en réalité, quelque chose d’ironique ou de provocant. Car, à proprement parler, de recherche des origines, il n’en est pas vraiment question. Dans tous les cas, il ne s’agit pas de remonter vers les origines romaines ou carolingiennes de la France féodale, ni de chercher dans le passé (plus ou moins lointain) des influences ou des causes au régime seigneurial : l’historien du droit cherche, à l’inverse, à montrer comment les impératifs du présent font émerger, aux xe et xie siècles, une configuration sociale et politique inédite. Le travail de l’historien n’est pas de retracer des continuités historiques (comme si la vérité d’un événement se logeait toujours dans un avant qui le préformerait) mais bien de dégager les forces qui s’affrontent et structurent une époque donnée. Dans la société, des forces dominent et d’autres sont dominées [52] ; la matière sociale est travaillée par des courants contradictoires (conscients/inconscients ; de surface/de fond [53]) qui donnent forme et rythme à la vie institutionnelle. Que l’époque seigneuriale ou féodale puisse être rattachée à un temps plus long est un truisme. Ce qui intéresse Flach, c’est qu’une telle époque puisse émerger ici et là, en réemployant certains matériaux passés mais dotée d’une dynamique et de caractéristiques propres, irréductibles des propriétés antérieures. Les commentateurs de Flach relèvent plus d’une fois qu’il ne se situe pas dans le camp des partisans de la continuité. Toutefois, si, dans une sorte de tentation créationniste, la féodalité est à elle-même sa propre origine, elle marque, aux yeux du juriste, le point de départ des cycles de développement de l’histoire de France.
14. Concernant la marche des sociétés humaines, Flach se montre moins optimisme que son mentor, Édouard Laboulaye. Il rappelle que ce dernier fut marqué par la loi du progrès de Turgot dont il s’inspire pour bâtir son approche du développement du droit [54]. Un tel progrès de l’humanité n’est permis, aux yeux de ce grand libéral, que par le libre épanouissement des facultés individuelles, la charité chrétienne et l’élévation morale des classes populaires [55]. Pour Flach, le mouvement des sociétés est plus chaotique et se caractérise par un « mouvement alterné » entre phases de dissolution et phases de reconstruction : l’histoire est
une sorte de gravitation, l’alternance d’une force centrifuge et d’une force centripète (avec répulsion et attraction qui rappellent les phénomènes électriques) produisant des périodes plus ou moins régulières de dissolution et de reconstitution, dont les phases successives correspondent parfois assez exactement à un siècle chacune [56].
Dans son histoire de l’An mille, Flach distingue ainsi une « période dissolutive (887-987) » et une « période préorganique (987-1099) » annonçant la Renaissance du xiie siècle. Il tente d’articuler à la fois une histoire cyclique (marquée par le retour périodique du déclin et de la stagnation) et une histoire fléchée, plus progressiste [57]. Une telle conception permet à Jacques Flach, sans jamais renoncer à un certaine progression sociale et économique, d’insister sur la spécificité de chacune des périodes concernées. Tout le présent n’est pas en germe dans le passé pas plus qu’il n’est déterminé par une ou des causes finales (plus ou moins cachées). Ni vision mécanique, ni obsession téléologique. Flach, plus encore que ses maîtres Montesquieu et Laboulaye, reste non seulement attaché à la liberté des individus mais aussi à la capacité qu’ont les sociétés, dans un élan vitaliste, à s’instituer, à se défendre et à se transformer elles-mêmes.
II. L’ethnologie juridique comme branche de l’histoire des législations comparées
15. Les lecteurs attentifs de Flach ne s’y sont pas trompés : ses préoccupations ethnologiques et ses ambitions de médiéviste sont intiment liées. Adhémar Esmein relève, à l’occasion de la parution du deuxième volume des Origines, que
M. Flach poursuit l’œuvre absolument originale et véritablement scientifique qu’il a entreprise : il cherche à reconstituer le droit d’une époque qui n’avait ni loi séculières, ni jurisconsultes, où on vivait même presque sans coutumes fixes [58].
Mais il reproche à Flach d’assimiler le groupe féodal à un clan car « le clan, formation primitive et naturelle, où certainement la parenté réelle ou traditionnelle joue un rôle important, a une physionomie toute particulière ». Et d’ajouter :
si les sociétés primitives et les sociétés décomposées tendent par les mêmes besoins à produire des institutions analogues, celles-ci ne sont jamais identiques de part et d’autre […]. Le groupe féodal n’est pas un clan pas plus que le clan irlandais n’est un groupe féodal, quoiqu’en ait dit sir Henry Maine [59].
Flach, lui-même, reconnaît que son Origines de l’ancienne France a bénéficié de ses « investigations, méthodiquement poursuivies, sur les institutions primitives des divers peuples du globe » [60]. Il y a, à ses yeux, un air de famille entre les sociétés sauvages ou primitives et la société féodale que « l’on aperçoit partout où l’État n’est pas encore organisé, partout où il se désorganise » [61]. C’est un geste de même nature qui permet à Flach de rapprocher les sauvetés médiévales et celles de l’ancienne Chaldée (les koudourrous chaldéens) [62], périodes dominées l’une et autre par le besoin de protection et la présence divine. Partisan d’une anthropologie historique (chère à l’École des Annales et ses successeurs), Jacques Flach démontre également, dans son enseignement au Collège de France, une réelle compétence dans le domaine de l’ethnologie juridique.
16. Professeur au Collège de France. Lorsque Jacques Flach débute en 1892 son cours sur les institutions primitives au Collège de France, il enseigne dans cette institution depuis 1879. Tout d’abord suppléant d’Édouard Laboulaye avec lequel il édite Les axiomes du droit français de Catherinot (1883) [63], il lui succède à la Chaire d’histoire des législations comparées en 1884. Docteur en droit, ayant renoncé à passer l’agrégation, Flach dispensait, depuis 1877, un cours de législation civile comparée à l’École libre des sciences politiques, en remplacement d’Ernest Glasson. Comment est-il devenu un familier de Laboulaye et est-il parvenu à s’imposer comme son successeur ? Le mystère de la rencontre entre les deux hommes est levé par le doyen de la faculté des lettres de Strasbourg, Christian Pfister, à l’occasion d’un hommage rendu à la mémoire de Flach [64]. En 1866, Laboulaye est candidat libéral malheureux à la députation du Bas Rhin (il est battu par le député sortant, Alfred Renouard de Bussières, candidat du gouvernement). Pendant sa campagne le professeur au Collège de France est soutenu par un comité électoral auquel aurait participé l’étudiant en droit, Jacques Flach. Ce dernier se serait alors ouvert à son prestigieux protecteur de son ambition d’écrire une histoire du droit français [65]. Après la guerre franco-allemande, Flach opte pour la France, s’installe à Paris et assiste comme auditeur à des cours à l’École des Chartes et à l’École des Hautes Études. Il prend part aux activités de la Société de législation comparée, fréquente les élites intellectuelles et juridiques de la jeune IIIe République (il rencontre et se lie à É. Boutmy, G. Monod, G. Paris, E. Renan, H. Taine, etc.), devient membre du Comité de législation étrangère du Ministère de la Justice (1882) et du Comité des travaux historiques et scientifiques (1883).
17. Édouard Laboulaye décède le 23 mai 1883, laissant vacante la chaire d’histoire des législations comparées [66]. Fort de son réseau de relations professionnelles et amicales, de ses liens personnels avec Laboulaye et de ses premières publications, Flach se présente aux suffrages des professeurs du Collège de France qui se prononcent lors de sa séance du 27 janvier 1884. Il affronte alors trois autres candidats : Rodolphe Dareste (membre de l’Institut, conseiller à la Cour de cassation), Paul Viollet (Bibliothécaire de l’École de droit de Paris) [67] et Jean-Baptiste Mispoulet (avocat). Ce dernier, auteur d’un ouvrage sur les Institutions politiques des Romains (1882), est rapidement écarté au motif que son souhait est d’inaugurer une chaire de droit public romain (et non de se consacrer à l’histoire des législations comparées). Paul Viollet échoue également à convaincre : si ses qualités et ses travaux (en particulier, ceux sur les Établissements de Saint-Louis) sont vantés, il apparaît, aux yeux de ses juges, comme appartenant à « l’école historique qui se rattache à l’École des Chartes » plutôt qu’à « l’école juridique », liée à l’Académie des sciences morales et politiques [68]. Et, comme y insiste le rapport de présentation sur les travaux et les titres des candidats,
avec Messiers Dareste et Flach, la Chaire garderait le caractère qu’elle a eu jusqu’ici ; versant plutôt du côté juridique que du côté historique, relevant plutôt de l’Académie des sciences morales et politiques que de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Or il faut bien reconnaître que tel est bien le caractère qu’on a voulu donner à la chaire en la créant, puisque c’est l’Académie des sciences morales et politiques qui, avec le Collège, fait les présentation [69].
18. Rodolphe Dareste de La Chavanne (1824-1911) a, quant à lui, un impressionnant curriculum, qui le place d’emblée au premier rang de la compétition. Docteur en droit (1847), il soutient ses thèses de doctorat ès-lettres en 1850. Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, il renonce à cette charge pour devenir conseiller à la Cour de cassation (1877), fonction qu’il exerce jusqu’en 1899. Au moment de sa candidature au Collège, il est membre du Comité de de législation étrangère au ministère de la Justice et membre de l’Académie des sciences morales et politiques (1878). Surtout, Dareste a fondé en 1855, avec Laboulaye et de Rozière, la Revue historique de droit français et étranger au sein de laquelle il joue un éminent rôle directeur. Il collabore avec ce même Laboulaye à l’édition des Institutions de droit français de Claude Fleury (1858) et du Grand Coutumier de France (1868). Outre l’histoire du droit, ses travaux sont consacrés aussi bien au droit administratif qu’au droit comparé, tout particulièrement à l’étude des droits de l’Antiquité [70]. Reconnaissant en Dareste un « légiste hautement estimé, auteur de travaux considérables, parvenu au sommet d’une carrière honoré » [71], les professeurs du Collège portent majoritairement leur suffrage sur lui. Au scrutin, Dareste l’emporte sur Flach au second tour 16 voix contre 12 (Viollet n’obtient qu’une voix) [72] ; il est proclamé premier candidat. Bien que « second candidat », c’est pourtant Flach qui est nommé à la chaire d’histoire des législations comparées (décret du 15 mars 1884). Quels facteurs ont pu jouer en faveur de Flach ou/et contre Dareste ? Les raisons d’un tel arbitrage final mériteraient d’être éclaircies, même si on peut imaginer que des considérations politiques (et de républicanisme) ont dû jouer. À la suite de cette défaite, Dareste nourrira à l’encontre de Flach une rancune tenace, le contraignant à abandonner quelques mois plus tard le secrétariat de la Revue historique du droit codirigée par son concurrent malheureux [73].
19. Jacques Flach succède, dans cette chaire d’histoire [générale et philosophique] des législations comparées, à Eugène Lerminier et à Édouard Laboulaye. Créée pour Lerminier, idole de la jeunesse libérale rapidement déchu, celui-ci l’occupe officiellement et d’une manière très chaotique, de 1831 à 1849 [74]. Édouard Laboulaye, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1844), est alors l’auteur de trois ouvrages très remarqués (Histoire du droit de propriété foncière en Occident ; Recherches sur la condition civile et politique des femmes depuis les Romains ; Essai sur les lois criminelles des Romains concernant la responsabilité des magistrats) dans lesquels se manifeste l’influence de l’École historique allemande. Il est, quant à lui, élu à l’âge 37 ans au Collège et débute, dès 1849, dans un enseignement sur la Constitution des États Unis d’Amérique, thème original s’il en est [75]. Il s’engagera, peu de temps après, dans l’étude de l’histoire de la législation durant la Révolution puis dans celle de l’histoire du gouvernement et de la législation des Romains. En accueillant l’histoire des législations comparées, le Collège de France ouvre ses portes à une discipline (ou, plutôt, une approche) qui peine alors à s’imposer dans les facultés de droit [76]. Parmi ces dernières, seules quelques unes offrent à leurs étudiants un enseignement d’histoire du droit qui ne fut généralisé en licence qu’à partir de 1880 [77]. Lerminier et Laboulaye entendent, quant à eux, rompre avec le « positivisme » des facultés de droit. Refusant de réduire le travail du juriste à la seule recherche de l’intention du législateur, ils prétendent rapprocher la production juridique d’un certain substrat social et des besoins économiques et politiques. Plutôt que de s’obstiner à gloser les sources formelles du droit (à commencer par la loi), ils ambitionnent ainsi de mettre en lumière comment la dynamique juridique des sociétés doit être recherchée dans les sources matérielles créatrices du droit [78]. Bref, le droit n’est pas seulement le produit d’une volonté politique (et arbitraire), il est inséparable d’une histoire, d’un genre de vie, d’une constitution sociale (Flach parle de la « constitution organique »). À l’extrême, on pourrait presque soutenir que le droit n’a pas de spécificité mais se dissout dans les faits sociaux. « Le droit, en un mot, constate Laboulaye, est le criterium de la civilisation, et l’histoire du droit, l’histoire la plus certaine du développement social ». Un tel pas de côté permet de (re-)définir la science juridique non plus comme une science de l’interprétation du droit en vigueur mais comme une science de gouvernement susceptible d’aider au pilotage des sociétés. Parce qu’il se situe au plus près des caractéristiques nationales du droit, de sa tradition historique, de son originalité profonde (voir de son originalisme), le légiste est le mieux à même de savoir quand et comment une loi est adaptée aux besoins du temps et à un développement social harmonieux. Il n’est donc guère surprenant que cette chaire de législations comparées soit portée par l’Académie des sciences morales et politiques [79]. Le juriste est tout autant un interprète de la loi qu’un conseiller du Prince, un expert en organisation sociale.
20. Histoire des législations comparées : histoire globale, histoire totale ? Jacques Flach ne renie aucunement l’orientation caméraliste de cette chaire. Il définit lui-même celle-ci comme « un poste de guette ou de vigie » :
Scruter sans cesse du regard l’immense du regard l’horizon d’espace et de temps qu’embrasse l’histoire des législations comparées, épier au loin les transformations qui se préparent au sein des sociétés contemporaines ou les crises qui les menacent, se tenir aux aguets de toutes les découvertes propres à élargir ou à éclairer la connaissance des institutions anciennes, tel m’a semblé le premier devoir de mon office [80].
À cet égard, Flach se montre très fier d’avoir su discerner, dans les désordres internationaux, l’émergence du Japon comme puissance mondiale et la redéfinition du rôle de l’Autriche-Hongrie dans la politique européenne. Cette lucidité et cette capacité à poser un diagnostic sur le présent exigent néanmoins un subtil dosage : appréhender cette histoire de la législation d’un point de vue global sans pour autant renoncer à une approche compréhensive pénétrant jusqu’aux particularités intimes de chaque objet étudié [81]. L’idée d’une histoire des législations comparées implique à la fois d’étudier, dans une perspective diachronique, toutes les parties du monde (en ce sens cette histoire est générale) mais aussi de ne pas rabattre ces législations sur autre chose qu’elles-mêmes (cette histoire est, avant tout, une histoire des différences nationales, territoriales ou culturelles) [82]. L’histoire des législations comparées emporte donc plusieurs conséquences sur la manière d’aborder l’opération historique. Tout d’abord, elle ne peut être une histoire du point de vue de Dieu, c’est-à-dire une histoire dont la totalité des événements serait ordonnée et rapportée à quelque cause première ou quelque transcendance. Il n’est pas plus permis d’imaginer que la société puisse se transformer par simple décret :
Nous n’avons plus en général, ni la foi en l’autorité toute puissante d’un roi, ni l’enthousiasme démocratique des générations qui nous ont précédés. Nous sommes volontiers sceptiques. Nous ne croyons pas à des soubresauts, à des transformations instantanées dans les conditions sociales [83].
Ensuite, l’historien n’en est pas réduit à scruter seulement « le ciel des idées » ou « le champ clos » (selon l’expression de Flach) des normes, il flirte avec une histoire totale. Rappelant, par exemple, qu’il a consacré un cours à l’histoire de la condition sociale et politique des femmes en Europe, Flach expose ainsi sa méthode :
reconstituer sur la base des faits, des idées et des sentiments, l’histoire de la condition des femmes en France, cette histoire que l’on avait surtout considérée jusqu’ici du point de vue de la prévalence ou de la fusion de systèmes juridiques [84].
De fait, la chaire était, initialement, une chaire d’histoire générale et philosophique des législations comparées non pas pour limiter l’enquête à la philosophie politique et juridique de certains auteurs (comme le fera, d’ailleurs, Lerminier) mais pour dégager l’épistémè d’une époque, « le souffle ou l’esprit qui animait le corps social, qui faisait sourdre ou jaillir, du choc des idées, des intérêts et des passions, les institutions, les coutumes et les mœurs » [85]. Enfin, l’objectif de l’histoire n’est pas de déterminer des lois générales de l’évolution sociale qui régiraient la destinée de toutes les nations. « Des lois constantes et invariables, je n’en connais aucune, pas plus dans les sciences physiques ou naturelles que dans les sciences morales ou sociales ». Il n’y a aucun sens à imaginer la recherche historique comme un moyen de dégager une « sorte de droit commun ou humain déduit de l’observation de toutes les peuples du globe, et trouvant sa sanction dans les lois naturelles » [86]. La question est plutôt de savoir de quoi les dynamiques sociales se nourrissent. À la manière d’un Gabriel Tarde, dont il est sur ce point assez proche [87], l’objectif est de révéler des logiques sociales au fondement de la vie collective et de ses transformations. Nous l’avons déjà constaté : la vie sociale est un champ où des forces s’affrontent, se coordonnent, s’accordent ; les institutions naissent de la cristallisation de ce jeu complexe, de la répétition de phénomènes sociaux. Tout un ensemble de phénomènes provoque des évolutions sociales :
les déviations et les déformations qui sont produites, ou pour continuer l’image, les greffes qui sont entées, soit sur le tronc, soit sur les branches, par le règne de la force, la pénétration pacifique des peuples, la contagion des idées [88].
21. La démarche comparatiste de Flach n’est pas isolée. Des récents récents ont montré, d’une manière convaincante, la montée en puissance des préoccupations comparatistes dans les milieux juridiques français sous la IIIe République ainsi que la constitution de lieux et de réseaux dédiés à cette pratique (la Société de législation comparée en 1869, les Annuaires et Bulletins de la Société de législation comparée, le Comité de législation étrangère du ministère de la Justice en 1876, le Congrès de droit comparée en 1900, etc.) [89]. La place occupée par Flach dans ce vaste mouvement d’ampleur européenne n’a pas à être précisée dans ces quelques pages. On soulignera seulement ses efforts (son obstination ?) déployés pour tenir l’ambition globale (et, sans aucun doute, illusoire) qu’il s’est imposée. Il est clair que la longévité de son enseignement au Collège de France (près de 35 ans !) a facilité l’ampleur géographique et temporelle de son programme [90]. Il n’a pas reculé devant l’apprentissage du russe, du hongrois ou encore de l’assyrien pour accéder aux sources de première main. Flach a lui-même classé son activité scientifique au Collège de France en sept blocs thématiques [91] :
— I. Histoire des institutions primitives (Amérique, Afrique, Océanie) ;
— II. Étude des plus anciens monuments juridiques (droit chaldéen, droit hébraïque, droit égyptien, droit babylonien) ;
— III. Histoire des institutions par pays et par époque (France, Irlande, Autriche-Hongrie, Russie, Chine, Japon) ;
— IV. Monographie des grandes institutions (rapports de la magie et du droit, famille, propriété, féodalité, commune) ;
— V. Histoire des classes ou des catégories sociales (paysans, femmes) ;
— VI. Histoire des idées et des doctrines politiques (J.-J. Rousseau, J. de Maistre, Platon, Aristote, Bodin, Montesquieu, utopies politiques et sociales) ;
— VII. Synthèse historique (poésie et symbolisme dans l’histoire des institutions humaines) [92].
22. Le traitement réservé aux différents sujets est inégal. Flach s’arrête tantôt une seule année sur un thème (ex : le cours sur les paysans est donné en 1884-1885 et porte sur les paysans d’Alsace, de l’Allemagne et de la Suisse au Moyen Âge), tantôt plusieurs années au même objet (la condition des femmes est mise quatre fois au programme ; l’Irlande le retient de 1882 à 1889 et lui donne l’occasion de proposer une histoire de son régime politique et agraire des temps celtiques à l’époque contemporaine). La Grande guerre est le moyen pour lui d’aborder des nouveaux thèmes en relation avec les événements, de participer à l’effort de guerre et de laisser libre cours à son anti-germanisme virulent : l’histoire du sentiment national et du patriotisme en France, le principe des nationalités et l’histoire de l’Alsace sont alors mis à l’honneur de 1915 à 1918. D’une manière générale, l’érudition historique est au service des préoccupations les plus contemporaines : des découvertes archéologiques récentes sont ainsi l’occasion d’approfondir l’étude des droits très anciens ; une question politique et sociale aigüe (la propriété foncière) lui offre l’opportunité d’un examen approfondi de deux pays (Irlande et Russie [93]) dans leurs dimensions historiques et contemporaines ; les désordres internationaux, les ambitions territoriales et les attitudes belliqueuses de son temps le conduisent, par exemple, à se consacrer à l’Autriche-Hongrie et au Japon [94]. Il s’enorgueillit d’ailleurs d’être le premier à avoir fait connaître en France le bushido, « le code moral des anciens chevaliers, des Samouraï » [95].
23. Que reste-t-il de cet immense effort pour tenter de décrypter et de raconter une histoire sociale globale ? Flach n’a pas produit l’ambitieuse synthèse de ses travaux qu’on aurait pu attendre (sinon, naturellement, pour la période des xe et xie siècles avec les Origines de l’ancienne France). Il a néanmoins publié certaines de ses leçons d’ouverture au Collège de France et tiré de ses cours des matériaux pour plusieurs articles [96]. C’est ainsi, par exemple, qu’il a livré quatre contributions sur l’Irlande (histoire du régime agraire, histoire politique, gouvernement local, action politique de Jonathan Swift), deux sur le Code de Hammourabi et la propriété ou encore trois sur la Russie (le poète Pouchkine, la crise agraire, l’esprit français en Russie). Toutefois, la meilleure source pour connaître son enseignement sur les législations comparées est tout simplement les manuscrits de ses cours conservés au service des archives du Collège de France (fonds Jacques Flach, côte 59 CDF 1-220) [97]. Cette documentation comprend essentiellement une vaste correspondance scientifique, certains manuscrits de cours, plus rarement des documents de travail (notes, fiches, articles et coupure de presse, etc.) [98]. Ces derniers offrent un accès souvent éclairant aux sources utilisées par Flach pour élaborer ses enseignements. Chaque cours est composé de plusieurs leçons mais il est assez rare que la totalité des leçons d’un même cours soit conservée. À titre d’illustration, seule une leçon du cours consacré aux anciens monuments du droit chaldéen et du droit hébraïque (1904-1905) a été conservé. À l’inverse, ont été conservées les leçons 1 à 19 du cours sur l’histoire des constitutions de l’Autriche-Hongrie depuis 1815 (1888-1889). Cette conservation partielle des manuscrits n’est pas seulement dû aux seules pertes sèches (défaut de conservation, destructions, etc.) mais aux pratiques intellectuelles et scripturaires de Flach. Il fait vraisemblablement un usage multiple de certaines notes de cours (entrainant ainsi leur soustraction de leur dossier d’origine et leur affectation à un autre usage), remployant ainsi certaines pages, certains passages (qui font figure de palimpsestes) pour la préparation d’autres cours (du collège mais aussi de l’École libre des sciences politiques) et pour la rédaction de ses textes publiés.
24. Quel primitif pour quelle histoire ? À partir de l’année 1892, et jusqu’en 1904, Jacques Flach ajoute une nouvelle corde à son arc : il s’engage dans un cours sur les institutions primitives. Cet enseignement est en France, à bien des égards, l’un des tout premiers dans le domaine de l’« anthropologie sociale ». Il atteste le lien très étroit existant entre l’histoire des législations comparées et l’ethnologie juridique, comme le rappelle très judicieusement Laetitia Guerlain dans sa contribution publiée ici. L’historiographie française a pris l’habitude d’associer la naissance de cette ethnologie à la question coloniale [99]. L’ethnologie juridique serait historiquement tantôt un outil de domination des peuples colonisés (cf. René Maunier), tantôt un instrument d’aide au développement dans un contexte de décolonisation (cf. Michel Alliot). En réalité, les premiers efforts soutenus pour promouvoir une telle ethnologie sont très largement indépendants du flux et du reflux de la politique impériale [100]. Ils sont à rechercher dans une série de travaux attachés à faire progresser l’approche comparatiste et historique des législations [101]. Mais, cet intérêt pour les institutions primitives ne doit pas tromper. La « primitivité » est susceptible de bien des usages parmi les historiens du droit. Souvent, un tel intérêt est inséparable d’un « modèle antiquaire » : les « institutions primitives » désignent celles situées dans le monde méditerranéen (principalement Perse, Proche-Orient et Égypte antiques, Grèce) entre 2000 av. J.-C. environ et le ier siècle av. J.-C. Elles sont reconstituées à partir d’une (re)lecture ou d’une (re)découverte des très anciens monuments écrits du droit. Dans ce sens, Adhémar Esmein propose une « Note pour l’histoire des institutions primitives » dans laquelle il recourt à un passage de la Bible et un extrait de Macrobe pour éclaircir certains aspects du « procès primitif » [102]. De même, dans une longue étude sur « La justice dans les coutumes primitives », Joseph Declareuil cherche, quant à lui, à comprendre « comment les hommes ont suppléé au pouvoir judiciaire absent des sociétés primitives » et d’ajouter : « les Sémites et surtout les Aryas ont été seuls le sujet de nos recherches » [103]. Il s’agit ici, à partir d’une documentation écrite et en privilégiant une démarche philologique, d’expliciter la culture juridique et l’univers normatif des peuples les plus archaïques. C’est dans cette perspective que se situent très exactement les travaux de Rodolphe Dareste sur l’histoire du droit comparé [104]. L’une des caractéristiques de cette approche est qu’elle écarte explicitement les données proprement ethnologiques. Parce que ces dernière serraient trop contradictoires, Declareuil reconnaît que, dans son étude, « peu de choses ont été empruntées aux peuples ou aux tribus vivant actuellement de la vie sauvage ou barbare » [105]. À l’occasion de la parution de ses Nouvelles études d’histoire du droit, Dareste rejette également la démarche, jugée dangereuse, qui consiste « à conclure du présent au passé. On observe des populations sauvages qui restent encore sur la terre, on relève leurs coutumes les plus étranges et on croit y trouver autant de survivances d’un état primitif ». Le « modèle antiquaire » se refuse à faire le lien, à faire communiquer, pour des raisons scientifiques et politiques, grandes civilisations (fussent-elle très reculées) et peuplades primitives de l’ethnologue (fussent-elles contemporaines) [106]. De ce point de vue, il est parfaitement compatible avec l’approche défendue, à cette époque, par le juriste et haut fonctionnaire britannique Henry Sumner Maine (1822-1888). Lui-même très frileux à l’égard des matériaux ethnologiques, il inscrit son enquête sur l’évolution du droit dans l’espace indo-européen. Son œuvre, qui entretient des affinités nombreuses avec la grammaire comparée et la philologie, connaît un certain retentissement, tout particulièrement dans les milieux juridiques français [107]. Elle offre à certains, en effet, un cadre intellectuel pour penser un fond juridique commun (voire même un droit originaire) à tous les peuples d’Europe et au-delà. Dans tous les cas, son ouvrage Ancient Law (traduit en français en 1872) propose des aperçus neufs à ceux qui examinent « les législations anciennes des peuples indo-européens » (Adhémar Esmein). Quelques juristes, préoccupés par les évolutions du droit dans une longue durée, voient en lui une ressource précieuse pour fonder une « archéologie juridique » élargissant l’espace-temps de l’historien [108].
25. Sous l’influence du « modèle antiquaire », l’histoire des législations comparées se montre attentive aux formes archaïques du droit mais se maintient fermement à distance de toute contamination ethnologique des peuplades primitives. Toutefois, à la même époque, se dessine une autre ligne de force, moins hostile aux leçons de l’anthropologie. Avec quelques autres références marquantes, l’œuvre de Sumner Maine n’y fut sans doute pas indifférente. Dans ce second modèle que nous qualifierons de « modèle archéologique », il s’agit ici de restituer l’évolution juridique de l’Occident, au besoin par un certain usage des matériaux anthropologiques. Dans le premier volume de son Histoire du droit et des institutions de la France (1887), Ernest Glasson consacre son premier chapitre aux « époques préhistoriques » (plus anciens habitants de la Gaule, Celtes, Gaulois, etc.) en mobilisant largement les ressources offertes par l’anthropologie physique, par l’archéologie ou encore la science naturaliste.
Pour l’époque qui a précédé la conquête romaine, il [Amédée Thierry dans son Histoire des Gaulois] possédait une source excellente qu’on placera toujours en première ligne, les Commentaires de César. Mais dès qu’on voulait remonter à des temps plus reculés, les données des anciens historiens devenaient souvent confuses et contradictoires. Aujourd’hui, l’antropologie (sic), la géologie, la linguistisque (sic), l’archéologie ont reculé de plusieurs milliers d’années l’histoire de l’humanité. L’antropologie (sic) a reconstitué une partie des races primitives ; la géologie a retrouvé l’homme fossile dans les terrains des époques antédiluviennes, au milieu des débris des végétaux et des ossements des animaux de ces temps ; l’archéologie a réuni quelques débris de ces sociétés primitives, armes, ustensiles de ménage, ornements, etc. Enfin la linguistique, en étudiant la formation des mots, a pu reconstituer la généalogie d’un grand nombre de peuples [109].
La démarche proposée ici vise à étirer la chronologie et la connaissance historique toujours plus en amont, vers des périodes pour lesquelles les monuments du droit sont le plus souvent inexistants, plus rarement muets. Plus radicalement, participant de l’évolutionnisme ambiant, certains juristes entendent tirer des phénomènes contemporains une compréhension des périodes anciennes. Il s’agit alors de reconstituer, via l’anthropologie, ce que l’archéologie préhistoire ne parvenait pas à faire seule. Sortant du domaine indo-européen et prenant quelque distance avec la sacro-sainte démarche philologique [110], certains travaux invitent alors à mettre en rapport l’Antiquité et les sauvages. L’Antiquité pouvait alors dériver des sauvages modernes n’ont pas seulement d’un point de vue chronologique mais parce que, d’un point de vue analytique, ce fond primitif (perceptible chez les sauvages contemporains, c’est-à-dire encore existants) permet d’approcher, par comparaison et rapprochement, ce que furent les institutions antérieures à l’Antiquité classique. Certains juristes participent de ce « mouvement anthropologique » (initié à partir de la diffusion dans toute l’Europe des thèses de Edward Tylor) qui, pour mettre en dialogue civilisation et sauvagerie, mobilise diverses disciplines (mythologie, histoire des religions, folklore, etc.) [111]. Déjà, en 1867, un agrégé à la faculté de droit de Paris, Paul Gide, se plaçant dans la voie ouverte par Johann Jakob Bachofen et son Das Mutterrecht, entreprend une vaste Étude sur la condition privée de la femme dans le droit ancien et moderne. Son enquête débute par une exploration des « origines » à partir d’une analyse des mythes, des relations des voyageurs ayant visité l’Océanie, l’Afrique ou encore l’Amérique, etc. Il justifie sa méthode ainsi :
L’historien peut retrouver ici, dans des témoignages récents ou contemporains, une image de ce qu’étaient nos pères il y a quarante ou cinquante siècles ; comme le géologue qui, sans creuser le sol, sait découvrir à sa surface des échantillons de chaque période géologique, il peut, lui aussi, sans fouiller dans les profondeurs du passé, retrouver aujourd’hui encore, sur les diverses parties du globe, des sociétés dans l’enfance et au berceau. Tous les peuples n’ont pas vieilli avec la même vitesse, tous n’ont pas marché d’un pas égal sur la voie du progrès [112].
D’autres juristes s’engagent dans une telle voie et tentent de rapprocher méthodes historique et ethnographique. Sans rentrer dans le détail, on se contentera de souligner que le professeur parisien, Émile Jobbé-Duval (1851-1931), étudié ici même par Laetitia Guerlain, incarne parfaitement cette tentation évolutionniste et anthropologique [113] qui déduit d’une échelle continue de progrès les moyens de dévoiler les premiers temps de la famille, de la propriété ou de la procédure. Jobbé-Duval incarne, à un autre titre, ce « mouvement anthropologique » et ce « modèle archéologique ». Non seulement ce nouveau rapport entre les sauvages et les civilisés permet de compléter l’enchainement évolutif mais il invite également à repérer les survivances dans la civilisation [114]. Cet intérêt porté à la survivance (notion conceptualisée par Edward Tylor et l’anthropologie anglaise) brouille les frontières établies par le « modèle antiquaire » : Jobbé-Duval en vient à étudier « les idées primitives dans la Bretagne contemporaine », cette dernière étant considérée au xixe siècle comme un conservatoire du très ancien droit breton. Les survivances offrent ainsi au professeur de droit les outils pour ouvrir la voie à l’étude du folklore juridique, voie que René Maunier tentera de populariser dans l’entre-deux-guerres [115].
26. Jacques Flach, promoteur d’un « modèle ethnologique » ? Où situer Jacques Flach dans le champ des relations entre législation comparée et anthropologie ? La réponse n’est pas simple, en raison notamment du nombre réduit de ses travaux publiés sur ce domaine. Le dépouillement exhaustif des archives permettra seul de répondre avec la précision nécessaire à cette question [116]. Toutefois, et sur la base de la documentation consultée, il semble possible de faire l’hypothèse que Flach inscrive sa démarche dans un troisième modèle, un « modèle ethnologique ». La méfiance qu’il manifeste à l’égard de l’évolutionnisme, son « perspectivisme », l’attention qu’il porte aux peuples primitifs pour eux-mêmes le classent en effet difficilement du côté du « modèle archéologique » (et encore moins du « modèle antiquaire »). Ce qui apparaît comme une originalité ne doit cependant pas masquer l’ambigüité des « institutions primitives » dans l’architecture élaborée par le professeur au Collège, comme le démontre, au premier coup d’œil, « l’ordre logique » (selon l’expression même de Flach) de son cours. Les institutions primitives ouvrent son enseignement et arrivent en première ligne, avant les anciens monuments juridiques et les institutions par pays et par époque. Ce primat logique accordé à des sociétés contemporaines (bien que jugées primitives) interroge sur le rôle qu’elles jouent dans l’économie démonstrative. Ce point central mériterait d’être précisé. Dans la veine défendue par l’évolutionnisme, seraient-elles des sociétés inférieures (dans le processus de la civilisation), quasi-préhistoriques, étalons pour penser les évolutions ultérieures de certaines sociétés plus évoluées ? N’est-ce pas une fois encore une manière de reconduire, malgré certaines dénégations, un schéma évolutionnisme qui n’en finit pas de placer le primitif sous le civilisé ? Sans aucun doute, Flach n’est pas complétement au clair sur l’articulation à donner entre le premier et le second. À l’inverse, il faut lui faire crédit d’un effort inédit pour rendre aux peuples primitifs leurs histoires (le sujet annoncé est bien « Histoire des institutions primitives »), leurs institutions, leurs mentalités (comme toujours une telle ambition est lourde de malentendus, d’ambigüités et de réifications simplistes). Des sondages effectués dans les manuscrits conservés au Collège de France, la leçon publiée ci-après ou encore les quelques résumés publiés de son cours (voir annexe 2) attestent de sa volonté de participer aussi aux débats ethnologiques, de prendre au sérieux la vie sociale des peuples primitifs dans leur spécificité (en Amérique, en Afrique et en Océanie), et pas seulement d’utiliser les matériaux de l’anthropologie au service d’une reconstruction du droit occidental. Jacques Flach, anthropologue de « cabinet » ? Sans aucun doute mais excellent connaisseur de la littérature ethnologique de l’époque et des débats qu’elle suscite [117].
27. En 1898, Jacques Flach présente son ambition encyclopédique : afin d’édifier « lentement et prudemment une synthèse scientifique », il a
appliqué successivement toute la rigueur de l’investigation historique aux mœurs et aux institutions des peuples primitifs ou sauvages de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Océanie. Après l’Océanie, que je continue à étudier à l’heure actuelle, je passerai à l’Asie en m’efforçant de pénétrer directement jusqu’aux racines premières des civilisations de l’Orient et de l’antiquité classique [118].
Concernant les « institutions primitives », le professeur tient son programme et leur consacre son enseignement du mercredi entre 1892 et 1904. Les manuscrits, encore inédits, de ce cours sont conservés en quasi-totalité au Collège de France. Les leçons manquantes ne réduisent pas la richesse de ce fonds. Après avoir consacré ses premiers enseignements aux théories modernes sur les origines de la famille et de la propriété (question controversée d’une grande actualité dans le contexte du débat sur le communisme primitif et de la réception de L’origine de la famille, de la propriété privée et l’État de Friedrich Engels), Flach se penche sur les institutions des peuples en Afrique, en Océanie puis, pour terminer, en Amérique. Dans les archives du Collège de France, ce cours (Fonds Jacques Flach, 59 CDF 16-22) se présente ainsi :
Théories modernes sur les origines de la famille et de la propriété (1892-1894) [119] :
1892-1894 : leçons 2-5, 9-10 (59 CDF 16)
Les coutumes et les institutions des peuples de l’Afrique (1894-1896) :
1894-1895 : leçons 2-4, 8, 10-11 et 14 (59 CDF 19-A)
1895-1896 : leçons 8-12 (59 CDF 19-B)
Les coutumes et les institutions des peuples d’Océanie (1896-1899) :
1896-1897 : leçons 1-5, 7-8, 13-19 (59 CDF 20-A)
1897-1898 : leçons 3-16 (59 CDF 20-B)
1898-1899 : leçons 3-4, 9-13 (59 CDF 20-C)
Les institutions primitives des peuples d’Amérique du Nord et du Centre (1899-1902)
1899-1900 : leçons 4 à 20 (59 CDF 17-A)
1900-1901 : leçons 1 à 5 (59 CDF 17-B)
1901-1902 : leçons 1 à 20 (59 CDF17-C)
Les institutions primitives de l’Amérique du Sud (1902-1904)
1902-1903 : leçons 1-9, 13-14, 17, 21-23 (59 CDF 18-A)
1903-1904 : leçons 2-20 (59 CDF-18-B).
28. Le document publié ci-après est tiré de son cours dispensé en 1900-1901 (fonds Jacques Flach, 59 CDF 17-B, 12 feuillets). Cette leçon est rédigée de la main de Flach, dans une petite écriture ; elle est, à plusieurs reprises, d’une lecture difficile (annexe 4). Un certain nombre de ratures viennent encombrer la page, parfois jusqu’à rendre des passages illisibles [120]. À la différence de certaines leçons conservées, celle-ci est intégralement rédigée. Le cours de l’année 1900-1901 poursuit l’enquête consacrée aux institutions primitives des peuples d’Amérique débutée l’année précédente. Il a la double caractéristique d’être consacré au seul thème du totémisme et d’être très bref (cinq leçons au total). Cette brièveté est liée au fait que, cette même année, Flach, pour se consacrer à la rédaction du troisième tome des Origines de l’ancienne France, est suppléé au premier semestre par Franz Funck-Brentano. Au second semestre, Flach divise alors son enseignement en deux thématiques : une étude de la famille chinoise et une étude du totémisme américain. Dans l’Annuaire du Collège de France, son cours sur les institutions primitives est résumé succinctement : « Dans le cours du mercredi, M. Flach s’est occupé surtout du totémisme américain. Il a repris et défendu contre les théories nouvelles qui se sont fait jour sa doctrine personnelle sur les origines de cette institution ». Si Flach avait, dans des leçons antérieures, abordé ce thème du totémisme, l’actualité scientifique le convainc de revenir plus amplement à cette question. James Georges Frazer vient, en effet, de publier à la Fortnightly Review (1899), une étude sur « The origin of Totemism » et l’Académie des inscriptions et belles-lettres a discuté, en 1900, une étude de Salomon Reinach sur « les survivances du totémisme chez les anciens celtes ». De même, deux juristes hongrois, Gyula Pikler et Bódog Somló publient, au même moment, une étude sur l’origine du totémisme et la théorie matérialiste de l’histoire : « Der Ursprung des Totemismus (Ein Beitrag zur materialistichen Geschichtstheorie) » dans le Jahrbuch der Internationalen Vereinigung für Vergleichende Rechtswissenschaft und Volkswirtschaftslehre zu Berlin [121]. C’est dans ce même numéro que Flach publie la traduction en allemand de son texte sur le lévirat [122]. Cette première leçon de l’année 1900-1901 est consacrée à une discussion des thèses de Pikler et Somló. Elle vient s’inscrire dans le grand débat théorique sur le totémisme qui agite les milieux internationaux de l’anthropologie à partir de la publication, en 1869, d’un article de John McLennan, « The worship of animals and plants ». Si cet objet ne cesse depuis lors de revenir dans le débat et d’être revisité, il a été « inventé » dans les dernières décennies du xixe siècle et a connu, dans le cadre d’une anthropologie évolutionniste, son âge d’or autour de 1910 [123]. Dans son cours, Flach résume et discute les positions de Pikler et Somló qui gravitent autour de trois questions : 1°) pourquoi certains groupes se nomment-il d’après des objets (en particulier des animaux) ; 2°) pourquoi vénèrent-ils ces objets ? ; 3°) pourquoi croient-ils descendre de ces objets ? L’effort produit par les deux hongrois pour établir une relation entre totémisme et écriture figurée du signe distinctif vaut à leur conception le titre de « théorie pictographique » [124]. Il ne s’agit naturellement pas de transformer Jacques Flach en acteur/auteur central de cette controverse. Toutefois, cette seule leçon dévoile les ambitions du professeur soucieux de restituer fidèlement les thèses des auteurs et de les discuter sérieusement. Le Flach ethnologue est un auteur réfléchissant (dans tous les sens du terme) son époque.
29. Le grand combat de Flach fut celui mené contre l’évolutionnisme unilinéaire (et, corrélativement, contre l’organicisme) dans les sciences de l’homme [125]. Comment imaginer qu’une telle loi puisse régir la vie de toutes les populations sur le globe ? Comment, dans l’état des connaissances actuelles, peut-on prétendre la dégager ? Pourtant, Flach constate que, sous l’influence de « l’école à la fois anthropologique et psychologique », la recherche de « phases évolutives de l’humanité » est pourtant une obsession de l’époque [126]. Cette dernière, en ramenant systématiquement la diversité à l’unité et le primitif au civilisé, fait obstacle à la compréhension de la pluralité et la spécificité des formes institutionnelles. Il n’y a pas une seule et unique façon pour les sociétés de se développer et de se transformer. Notre commune humanité est compatible avec un monde pluriel. Cette nouvelle illustration de son perspectivisme se lit parfaitement dans cette longue citation :
Certes, je n’entends nullement qu’il puisse y avoir une formation et un développement identiques d’institutions chez les peuples les plus étrangers les uns aux autres, et c’est pourquoi je ne vois aucune raison de limiter les conclusions de l’histoire des législations comparées à des groupes ethniques. Mais cette identité, à mes yeux, n’est ni absolue ni fixe, elle relative et variable, elle se produit chaque fois que les conditions générales et particulières de la vie sont semblables ou équivalentes et dans la mesure où elles le sont. Il est donc impossible de considérer les mœurs et les usages hors de leur milieu et de leur époque [127].
L’affirmation maintes fois réitéré de ses principes directeurs et de sa méthode semblent engager Jacques Flach dans une démarche proprement ethnologique, attentive à l’altérité institutionnelle et sociale. Seul le dépouillement exhaustif de son cours sur les « institutions primitives » permettrait de l’affirmer avec certitude. Il y a bel et bien l’ambition (mais est-elle tenue ?) de saisir ces peuples d’Amérique, d’Afrique et d’Océanie pour eux-mêmes et en eux-mêmes, sans les regarder au miroir du droit occidental. L’histoire prônée par Flach est avant tout une « géohistoire » (comme en témoigne l’organisation même de son cours) qui confie au milieu une façon différente d’articuler société, espace et temps : il s’agit de saisir les primitifs contemporains dans l’histoire et dans leur histoire, et non d’appréhender ces primitifs comme le premier stade d’une histoire qui s’écrit sans eux. L’histoire des législations se complète donc d’une nouvelle section ; les institutions primitives viennent prendre place aux côtés de celles déjà connues et cette place, elles l’occupent à part entière.
30. L’une des raisons de cette orientation évolutionnisme des sciences de l’homme, dénoncée par Flach, est qu’elles ont cherché leur modèle, leur équipement conceptuel dans la biologie : les promoteurs de l’anthropologie et de la sociologie ont « fait rentrer [leurs disciplines] dans la biologie, puisqu’ils considèrent le corps social comme un être véritable » [128]. On voit la marche des sociétés comme un récit de vie (de la naissance à la vieillesse) et leurs organisations comme un organisme vivant. C’est Herbert Spencer et ses disciples qui a porté à son « point culminant » cette vision :
La société n’est pas seulement assimilée un corps vivant, elle est identifiée avec un être vivant, ayant ses tissus, ses muscles, ses nerfs, son âme enfin. Les lois des phénomènes sociaux sociaux ne font qu’un avec les lois évolutives de la vie organique [129].
Ce « courant sociologique », qui tire sa source dans la pensée d’Auguste Comte [130], a « rompu toutes les barrières qui séparaient soit la biologie soit l’anthropologie de la sociologie ». Et Flach d’ajouter :
Du moment que l’humanité évolue, s’est-on dit, elle doit traverser des phases nécessaires, et comme l’être humain est un primate d’une constitution toujours la même, si nous observons ces phases chez les peuples placés à divers échelons de la barbarie à la civilisation, nous seront mis à même d’en reconstituer la succession logique pour l’humanité entière. Ainsi à pris naissance les systèmes historiques de Morgan, McLennan et de beaucoup d’autres qui ont suivi. Tous ont cru découvrir des phases régulières, mais ils n’ont pas pu se mettre d’accord ni sur leur enchainement, ni sur leur caractère ou leur nature [131].
À l’instar de sa lecture de Pikler et Somlo, Flach se livre à une analyse attentive des travaux des œuvres les plus récentes de l’anthropologie, comme en témoigne son premier cours sur les théories modernes sur les origines de la famille et de la propriété. Mais un seul coup d’œil sur les manuscrits disponibles suffit à constater que ce travail critique et analytique des œuvres court tout au long de son enseignement. Pour s’en tenir ici à un seul exemple, la neuvième leçon de son cours de 1892-94 est consacrée à l’exposition du « système Morgan ». Flach débute ainsi cette leçon analysant l’ouvrage de Lewis H. Morgan, Ancient Society (1877) :
Au sortir de la promiscuité, la famille suivant M. Morgan a passé 5 phases à chacune desquelles correspond une forme de mariage.
1° La famille consanguine, fondée sur le mariage de frères et de sœurs et de collatéraux assimilés aux frères et sœurs, réunis en un groupe ;
2° La famille Punaluen, la forme de mariage qui lui sert de base est celle-ci : un groupe de sœurs épouse un groupe d’hommes qui peuvent être ou n’être pas parents. Un groupe de frères épouse de même un groupe de femmes.
3° La famille syndyasmienne ou par couple. Le mariage a lieu couple par couple mais il n’implique pas une cohabitation exclusive et il se rompt à volonté.
4° La famille patriarcale. Elle repose sur le mariage d’un homme avec plusieurs femmes et entraine d’ordinaire la réclusion des femmes. Elle est caractérisée par une domination despotique du chef de famille.
5° La famille monogamique. Mariage par couple avec cohabitation exclusive.
Trois de ces phases, les deux premières et le 5e, ont constitué des régimes complets et permanents, et par la suite ont donné naissance à des systèmes de parentés qui leur ont survécu et qui son la preuve irrécusable de leur existence antérieure. Les 3e et 4e formes n’ont été que transitoires. Elles n’ont pu dès lors engendrer un système propre de parenté. Du reste, toutes ces phases successives sont nées graduellement et insensiblement l’une de l’autre [132].
Dans tous les cas, Flach s’efforce, leçons après leçons, de maintenir une telle posture critique et se livre à une vigoureuse dénonciation de la biologisation du social et des études sociales, de leur orientation évolutionniste. Il y voit, à chaque fois, matière à « des généralisations prématurées » et dangereuses.
31. Dangereuses car lourdes de conséquences politiques. Jacques Flach reconnaît sans détour les enjeux politiques qui accompagnent les débats autour de l’anthropologie et de la sociologie. Il n’avance guère masqué et revendique ses choix :
Les théories sociales de notre temps prétendent, elles aussi, trouver leur point d’appui dans l’histoire. Elles se réclament des phases évolutives de l’humanité, à chacune desquelles correspondent une forme nouvelle et typique de famille et de propriété. MM. Bachofen, Morgan, McLennan, Laveleye, d’autres encore deviennent ainsi, par les systèmes historiques qu’ils ont imaginés, les auxiliaires des théoriciens socialistes [133].
De fait, le cours de Flach sur les institutions primitives s’ouvre au moment où la thèse du « communisme primitif » et la propriété collective est largement débattue. Les juristes sont loin de rester étrangers aux controverses qu’elle fait naitre. Du côté des privatistes, Louis Josserand, Marcel Planiol, Raymond Saleilles et bien d’autres y prennent part. En 1889, la publication des Études sur l’histoire du droit de Sumner Maine est présentée par son traducteur, pour partie, comme une contribution majeure à ce débat [134]. Cette période est naturellement celle où le socialisme avec Engels et ses Origines de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) évalue les institutions des sociétés modernes à l’aune des sociétés primitives. Cet ouvrage, rédigé à partir de notes de Marx sur Lewis H. Morgan, contribue sans aucun doute à la réception des thèses de l’anthropologue américain mais l’associe pour longtemps au marxisme. On a pu faire l’hypothèse que l’hostilité manifestée à l’égard de l’auteur de Ancient Society est liée à ce que certains jugent comme une compromission idéologique [135]. Par ses enseignements, Flach, plus ou moins volontairement, prend part à cette bataille idéologique. Non seulement, comme il le reconnaît, il s’efforce de lutter contre des doctrines socialistes pernicieuses mais aussi parce que ses thèses sont utilisées par ceux qu’il prétend combattre. Dans un article éclairant, Patrice Rolland a montré comment Georges Sorel, auditeur et admirateur de Flach (il juge notamment les analyses de Flach sur la famille et la propriété supérieures à celles de Durkheim), utilise largement l’enseignement du juriste dans ses analyses du marxisme [136]. On trouve ici et là dans les écrits de l’auteur des Réflexions sur la violence des mentions et des renvois aux différentes leçons de l’historien du droit qu’il suit assidument [137].
32. Les jurisconsultes n’ont pas toujours résisté à la pente évolutionniste. En Allemagne, le promoteur de la « jurisprudence ethnologique » (ou « ethnologie juridique »), Albert Hermann Post (mais aussi, Josef Kohler qui est, en quelque sorte, son continuateur), en collationnant, ordonnant (pour ne pas dire, en codifiant) la multitude des coutumes primitives, cherche « surtout les origines des mœurs et des usages communs à l’humanité toute entière » [138]. Cette méthode ne fait rien d’autre que ramener « à la conception d’un droit de la nature, indépendant de toute influence de race, de climat, de genre de vie, etc. » [139]. Bref, Flach réagit contre la tendance d’imaginer « une anthropologie ou une ethnographie juridique, et la plupart font effort pour transposer dans notre domaine les prétendues lois de l’évolution, du transformisme ou de la sélection » [140]. Il est donc impératif pour le professeur au Collège de France de refuser de s’engager dans une telle voie et, par la même occasion, de s’interdire de recourir à ces dénominations (anthropologie, ethnologie, ethnographie ou sociologie) pour désigner une enquête sur les institutions primitives respectueuse de son objet. Cette ferme position de Flach doit également se comprendre en fonction de la concurrence que se livrent, autour de 1900, les sciences sociales naissantes et le droit aussi bien sur le terrain académique qu’épistémologique. Il s’agit non seulement de ne pas faire passer l’étude des institutions (primitives ou non) sous le pavillon de l’évolutionnisme et de l’organicisme mais aussi de ne pas laisser les sociologues ou les anthropologues légiférer sur le périmètre et les méthodes de l’analyse institutionnelle. Le juriste est ici soucieux de garder la main sur cet univers des normes et des institutions dont il se prétend, non sans quelques raisons d’ailleurs, l’expert compétent et naturel.
La science vit avant tout de collaboration, quelle que soit la bannière sous laquelle chacun s’enrôle, combat ou travaille. Mais du moins avons nous le droit et le devoir de veiller sur notre police intérieure, de ne pas laisser introduire dans notre domaine des procédés et des systèmes qui lui deviendraient funestes [141].
Et Flach de rappeler :
Chaque science a sa sphère propre et devra sans doute la garder toujours, si proches que soient les confins des autres ou si nombreux que soient ses points de contact avec elles [142].
Parce qu’elle demeure dans l’orbite des sciences morales et politiques, l’histoire des législations comparées apparaît, en définitive, comme la discipline la plus à même de décrypter l’action et l’organisation sociales, dans le temps et dans l’espace. Si elle ne naturalise pas les institutions (ces dernières ne sont pas une affaire biologique), elle les socialise : ces institutions sont du social.
C’est donc dans le droit que se reflète, se condense et se cristallise le mieux la vie des nations. On pourrait dire même qu’elle s’y fixe puisque le droit dans ce qu’il a d’essentiel, s’impose au législateur lui-même comme il s’impose au juge [143].
Une telle affirmation aurait pu, pour un sociologue, être un moyen de soustraire l’analyse du droit des mains du juriste (droit = social = sociologie). Jacques Flach, dans un mouvement inverse, fait de l’histoire des législations comparées le pivot des sciences de la société et du juriste l’expert par excellence du social (social = droit = histoire des législations comparées).
33. Jacques Flach publie, au total, très peu sur ce domaine des institutions primitives. Son texte le plus significatif est une étude, au demeurant remarquable, sur le « lévirat et l’origine de la famille ». Cette institution que l’on a « cru longtemps spéciale aux juifs mais l’ethnologie moderne l’a retrouvée un peu partout, en Afrique comme chez les Ossètes, chez les Hindous comme à Madagascar » [144]. Il est avant tout un exemple de cette « police intérieure » dont il revendique la nécessité. Le professeur déconstruit méthodiquement et impitoyablement la thèse d’une fiction légale de paternité de Sumner Maine (un « anachronisme juridique »), celle de la survivance, du vestige de promiscuité ou de polyandrie de McLennan (un « pur mirage historique »), celle d’un dérivé du pouvoir domestique de Starcke [145]. Il convient, à ses yeux, d’écarter toute interprétation qui impute aux sociétés primitives toute organisation incompatible avec leurs univers mentaux et sociaux. D’où, par exemple, l’importance de reconnaître que les « primitifs n’avait aucune notion de la génération masculine, toute base expérimentale leur faisant défaut pour établir une relation certaine de cause à effet entre le rapprochement sexuel et l’enfantement ». Ce ne fut qu’ultérieurement que la « fonction du mâle fut regardée comme seule créatrice ». Quoiqu’il en soit, dans cette étude comme dans celle consacrée à « la poésie et le symbolisme dans l’histoire des institutions humaines », Flach se refuse à voir dans les croyances des primitifs un simple fait psychologique (il rejette l’idée que la mentalité primitive sera purement symbolique, imaginative, etc.), une simple affaire de subjectivité. Ces croyances (Flach ne parle pas de croyances ou de représentations collectives) sont indissociables d’une certaine forme de vie, de socialité. Il devient impossible de penser le lévirat en contexte sans le rapporter à « la trame de sentiments et d’idées rudimentaires d’où procède l’organisme familial » qui baigne la société à un moment donné. C’est, par exemple, une des leçons que Flach veut tirer de ses recherches sur la propriété : il est convaincu que, chez tous les peuples, la naissance de la propriété est en étroite connexité avec les croyances animistes, avec le tabou. En définitive, les institutions sont, en quelque sorte, des croyances ou des sentiments objectivés, socialisés. Qu’il s’agisse de la société de l’an Mille ou des sociétés primitives, l’historien des législations n’en finit pas de rappeler que tout part du social et y revient ; et le droit offre le meilleur accès possible pour analyser cette logique infinie du social.
34. Cette contribution en forme d’introduction à la publication d’une leçon dispensée par Flach formule plus d’hypothèses qu’elle n’apporte de réponses sur les conceptions ethnologiques du professeur d’histoire des législations comparées. Elle aura, espérons-le, attirer l’attention sur une figure intéressante de la vie intellectuelle de la IIIe République et qui fut l’une des premières à enseigner l’anthropologie sociale et juridique en France. Il faut à présent espérer que les cours manuscrits sur les institutions primitives fassent l’objet d’une large exploitation et d’un traitement extensif afin de révéler en profondeur la pensée de Flach sur ce domaine. Toutefois, sa contribution savante ne prendra sens qu’à la condition de situer, d’une manière plus approfondie que ce texte ne le fait, ce cours dans la vie et la politique scientifiques du Collège de France. L’angle ici privilégiée l’isole exagérément dans l’institution. Les richesses conservées dans les archives du Collège invitent à cette enquête et la rendent prometteuse.
Frédéric Audren
CNRS-École de droit de Sciences Po (Paris) / Centre Perelman de philosophie du droit (Bruxelles)
Annexes
Ces résumés, rédigés par Jacques Flach, sont tirés de l’Annuaire du Collège de France (Ernest Leroux éditeur) dont le premier volume date de 1901.
1900-1901 : Amérique du Nord et du centre
« Dans le cours du mercredi, M. Flach s’est occupé surtout du totémisme américain. Il a repris et défendu contre les théories nouvelles qui se sont fait jour sa doctrine personnelle sur les origines de cette institution ».
1901-1902 : Amérique du Nord et du centre
« Dans le cours du mercredi, a été poursuivie et achevée l’étude des coutumes primitives de l’Amérique du Nord et de l’Amérique centrale.
Deux peuplades, les Kwakiutl et les Wakaches ou Noutka, ont fourni des données précieuses pour éclairer l’origine du clan et de la tribu. On a pu y déceler l’antériorité du clan sur la tribu, la cohésion d’habitat du clan totémique, la formation de sous-clans s’agglomérant entre eux, ou s’agglutinant à d’autres clans pour former une tribu. Deux principes ont paru tenir une grande place dans la constitution des clans totémiques : le privilège de la descendance d’un esprit ou d’un animal totem, qui fournit les chefs, l’affiliation qui fournit les compagnons.
Les peuples de la région de l’Orégon ont donné l’occasion d’étudier dans es sources et dans ses effets sociaux l’usage si répandu de la déformation artificielle du crâne et permis de constater que le totémisme cède souvent complétement le pas à l’animisme et au fétichisme.
La question des sacrifices humains a été l’objet de longs développements, chez les Pawnies d’abord, puis surtout chez les Nahuatl-Aztèques, dont ils forment l’institution centrale. Les nombreuses théories de sacrifice proposées par les sociologues et historiens des religions ont été passées en revue et critiquées et le professeur s’est provisoirement arrêté, dans l’étude des peuples américains, à la conclusion générale que le but initial du sacrifice a dû être la fécondation du sol ou la génération humaine ou animale. Ce n’était point pour se rendre la divinité propice par des oblations, mais pour provoquer elle une communion qui fit jaillir une source nouvelle de vie que le sacrifice primitif était offert.
Sur le terrain des institutions aztèques, un des principaux résultats atteints a été la démonstration que le régime dominant n’y fut point, comme on l’a admis, la monarchie féodale mais la fédération tribale et le régime du clan ».
1902-1903 : Amérique du Sud
« Dans le cours du mercredi le professeur a poursuivi ses investigations sur les institutions primitives, étudiant les mœurs et coutumes des peuples non civilisés de l’Amérique du Sud. Il a, dans une série de leçons, esquissé la physionomie ethnologique de cette vaste région, puis décrit successivement, à l’aide des données fournies par les explorations les plus anciennes, comme les plus récentes, l’état social des principaux groupes ethniques du Brésil, de la Guyane, du Venezuela, et recherché leurs points de contacts avec les nations demi-civilisées du Pérou ».
1903-1904 : Amérique du Sud
« Dans son cours du mercredi, le professeur a achevé l’exposé des institutions primitives de l’Amérique du sud. Une étude approfondie a été faite des populations araucanne, patagone et fuégienne ».
Les affiches des programmes sont consultables sur le site Salamandre du Collège de France. L’affiche reproduite ici annonce les deux cours de Flach consacré aux Institutions politiques et aux transformations sociales de la Russie contemporaine et aux Origines de la famille et de la propriété, les familles des peuples d’Afrique et d’Océanie.
Document
À propos de la théorie de Julius Pikler et Felix Somló sur l’origine du totémisme [146]
Messieurs,
Nous reprenons aujourd’hui au point où nous avions laissées l’année dernière nos études sur les institutions juridiques de l’Amérique, et spécialement de l’Amérique du Nord. J’avais distingué trois grandes régions, trois champs d’exploration : la région à l’Est des montagnes rocheuses, le pays des esquimaux et la région du Pacifique et de l’Oregon. Les deux premières de ces régions, la première de beaucoup plus considérable et importante que la seconde, puisqu’elle comprend les Algonkins, les Iroquois, les Apaches, les Sioux ou Dakotas, les Athapascans, nous les avons parcoures en détails, nous nous sommes efforcés d’y récolter une moisson, je ne dirais pas aussi ample mais aussi saine, d’aussi bonne qualité, qu’il nous a été possible de nous la procurer.
Ceux d’entre vous qui en effet ont suivi cet enseignement savent que notre objectif est là : soumettre à une critique rigoureuse, région par région, non seulement nos informations recueillies mais les conclusions et les systèmes qu’on a voulu en tirer ; trier et classer les plus éprouvées pour s’en aider à mieux comprendre les institutions d’autres peuples sauvages et finalement les faire entrer dans une [feuillet 2] construction d’ensemble. C’est la même méthode que nous continuerons à mettre en pratique et elle s’appliquera à la 3e région, celle du Nord Ouest ue nous n’avons fait encore qu’entrevoir de ci de là. Mais ici se présente une circonstance spéciale qui jointe à divers faits d’ordre scientifique dont je parlerai dans un instant m’ont amené à mettre au 1er plan de cette étude de l’institution que vous avez pu voir figurer sur le programme : le totémisme. Cette institution à diverses reprises nous en avons traité et l’an passé même nous l’avons serré d’aussi près que possible. Pourquoi donc la reprendre, lui consacrer un examen ? Pour deux raisons. Tout d’abord, nous trouvons dans la région du Nord Ouest américain une peuplade chez laquelle le totémisme présente une physionomie très originale et très caractéristique. Ce sont les Tlingits, peuplade indienne établie jusqu’au 55e degré de latitude Nord et qu’il faut se hâter d’observer car son chiffre qui était de 6437 individus en 1880 a depuis lors diminué semble-t-il de près d’un tiers. La seconde raison est que depuis les leçons que j’ai consacrées au totémisme, diverses tentatives ont été faites par des hommes de science pour découvrir une solution nouvelle au totémisme. [feuillet 3] Je retiens les plus marquantes en les classant par ordre de date. En 1899, M. Frazer dont le livre sur le totémisme est presque classique [147] et qui avait constaté en […] que le problème des origines était irrésolu, a proposé dans la Fornightly Review une explication qui lui semble décisive [148]. Voici ce que M. Frazer avait dit sur le sujet et que dit-il maintenant. Le totémisme est un système de coopération magique [149]. Je vous expliquerai plus clairement ce qu’il entend par là.
L’an passé, c’est en France même dans l’une de nos Académies que la question a été soulevée et a donné lieu a une discussion qui s’est prolongée durant plusieurs séances, et où l’on a vu intervenir durement, les archéologues, les orientalistes, les philologues, les hellénistes [150]. Le point de départ avait été une étude de Salomon Reinach sur le totémisme qu’il a cru découvrir chez les Celtes et le débat s’est élargi à ce point que non seulement le tabou et le totémisme ont été mis tous les deux, si je puis dire, sur la sellette mais qu’on y a fait rentrer la question des interdictions rituelles, et de la place respective que l’hygiène et que la religion peuvent y revendiquer [151]. J’aurai à y revenir. Et surtout à la théorie nouvelle mise en avant par M. Reinach. [feuillet 4].
Presque en même temps, dans le cours de l’été 1900, paraissait en Allemagne dans l’Annuaire de la société de législation comparée de Berlin [152] un travail de deux professeurs des universités austro-hongroises M. Pikler [153] et M. Somló [154], où le problème du totémisme est également repris à nouveau. C’est de ce travail que je vais commencer par m’occuper avec vous car il prend sa base principale chez les peuples de l’Amérique, il part d’une idée ingénieuse, spécieuse tout au moins dont il faut contrôler la valeur.
C’est d’abord tout un ensemble de considérations générales qui se dégagent de ce travail & qui ont leur part de justesse. M. Pikler s’efforce de réagir contre l’importance exagérée qu’on a voulu donner au totémisme. C’est bien là aussi ce que au sein de l’Académie des inscriptions on a combattu avec le plus d’énergie et, selon moi, à bon droit. J’ai insisté assez souvent et assez longuement sur le rôle que le totémisme a joué dans l’organisation des clans et sur l’extrême importance de cette organisation elle-même, pour n’être pas suspect de vouloir déprécier le totémisme. Mais j’estime d’autre part qu’on lui fait la part trop belle, soit en le plaçant à la base de toutes les mythologies, comme le voudrait M. Lang [155], soit en faisant remonter [feuillet 5] à lui le régime successoral de l’humanité, tout entier, comme le prétend M. Mac Lennan [156], soit même en y voyant comme M. Smith [157] la source de tout le droit de famille arabe. On confisque si je puis dire à son profit tout ce que l’animisme, la zoolâtrie ou religion thériomorphique [158] le tabou ou l’interdiction rituelle, le culte des ancêtres et ce que j’appellerais la formation instinctive du groupe peuvent légitimement revendiquer dans l’histoire des institutions. Et c’est le résultat […] que pour une fois je n’ai cessé de combattre, la méthode de généralisation à outrance et de combinaison artificielle ou logique d’éléments soit dérivés par époque ou par race soit ramenés à leurs principes essentiels.
Cela dit j’aborde l’exposé du système de M. Pikler. Il s’agissait tout d’abord _ cela étant de donne méthode de définir […] le totémisme. Car on ne cesse de le concevoir de façon fort diverses.
Suivant M. Pikler, 4 traits essentiels le caractérisent :
1°) des associations, des groupes (parfois aussi des individus) sont désignés pour des noms d’animaux
2°) des animaux, animaux totem, sont l’objet d’une vénération particulière qui va jusqu’à l’interdiction de les tuer et surtout de les manger
3°) les membres d’un même groupe totémique prétendent [feuillet 6] et croient descendre d’un ancêtre animal.
4°) le mariage est interdit entre ceux qui portent le même nom d’animal.
Ce sont là en effet les traits principaux. Il y a seulement une réserve très grave à faire sur la 2e proposition qui [sic] formulée suivant une confusion aussi dangereuse que fréquente. On admet que la défense de tuer et celle de manger un animal est la conséquence ou le signe de vénération particulière. J’ai déjà montré et je montrerai plus amplement qu’il n’en est rien, qu’il faut distinguer nettement les deux défenses et que ni l’une ni l’autre ne sont […] ne sont nécessairement le signe d’adoration.
Voici maintenant comment notre auteur en reprenant les divers traits distinctifs s’efforce d’éliminer tout ce qui n’est pas vraiment propre au totémisme travail utile et que j’ai moi-même fait ici. Je pourrai donc être bref.
1° L’association au groupe est appelée indument totémique si l’on entend par là que le totem a été la source première ou cause efficiente. Ce qu’admettent notamment ceux qui, après avoir fait remonté le totémisme à des croyances superstitieuses à une assimilation de l’animal à la divinité, en déduisent que les adorateurs d’un même animal se sont groupés en associations religieuses.
[feuillet 7] Pour M. Pikler le groupe s’est formé par lui-même et le totem est venu se greffer en quelques sorte sur l’association déjà formée. Cette association en effet nous la voyons naitre chez beaucoup de peuples (clans, tribus, fraternités) indépendamment de tout totem. Il ne s’agit dont pas de savoir, conclut-il, comment l’association est sortie du totem mais comment et pourquoi le totem en a influencé l’organisation et le régime. Et en effet c’est ainsi que le plus souvent la question se pose. Mais encore faut-il s’entendre alors sur le caractère de l’organisation primitive ou spontanée.
2° point. L’adoration d’animaux, d’objets se rencontrent en dehors du totémisme. Elle est à la base même du fétichisme. Toutefois, dans le totémisme, il y a ceci de spécial qu’elle se concentre pour chaque groupe sur des animaux déterminés. Voici donc ce qu’il s’agit d’expliquer tout en remarquant que l’explication devra se chercher de préférence dans l’ordre générale des idées d’où l’adoration d’objets quelconques est sortie.
3° point. La descendance prétendue des ancêtres communs. Il n’était pas difficile de remarquer que c’est là comme des forces bizarres, étranges, absurdes. Mais […] du culte des ancêtres. Bizarre absurde ! Mais [feuillet 8] est-elle davantage, au fond, se demande M. Pikler, la croyance qui fait remonter tout un peuple par filiation directe à un ancêtre commun, roi ou dieu ? Et elle est plus étrange si l’on se place au point de vue des idées positives, que la conception prise en soi de la parenté par le sang – érigée en loi tyrannique, despotique ? Ce sujet donne seulement à se demander pourquoi c’est à un animal que les […] ici ont songé comme ancêtres communs. M. Pikler indique deux raisons toutes deux très fortes.
1° La répugnance à faire remonter à une volonté préconçue, à un propos délibéré la formation d’un groupe, d’une association. Cette répugnance ne me paraît pas exister puisqu’on n’a pas manqué d’attribuer à un roi ou un législateur tous les grands progrès de l’humanité naissante.
2° Le désir de renforcer le lien social par la croyance à une croyance extraordinaire. C’est là que je n’admettrais pour ma part […] l’idée réfléchie. Et tout d’abord parce que cette origine ne paraissait nullement extraordinaire [159] au sauvage. Il ne le surprenait pas plus de descendre d’un oiseau ou d’une tortue que d’une pierre ou d’une motte de terre. La croyance comme toutes les croyances n’a pas été imposée. Mais s’est imaginée toute seule sans l’auteur des circonstances qu’il n’est pas impossible nous le verrons de mettre en lumière.
[feuillet 9] 4e point. L’incertitude du mariage. Elle n’est en aucune […] spéciale au totémisme. Elle se rattache à la notion générale d’exogamie. Et celle ci comme je l’ai montré moi-même peut procéder de toutes autres causes que le groupe totémique.
Que reste-t-il donc en dernière analyse ? 3 points à élucider.
1° Pourquoi le totem est-il devenu le signe extérieur d’une association, du groupe ?
2° Pourquoi vénère-t-on un animal totem ?
3° Pourquoi est-ce d’un totem que l’on prétend descendre ?
De ces trois points, c’est le premier qui paraît à M. Pikler le point initial, la question mère. Suivant lui on a commencé par identifier les groupes […] avec des animaux pour les distinguer et de là on est passé ensuite à la vénération, à l’idée de descendance commune. Sous l’influence des causes psychologiques qui ont amené la zoolatrie & le culte des ancêtres.
Mais alors demandez vous en quoi ce système est-il nouveau ? N’est-il pas celui de Spencer [160] & de Lubbock [161] ? […] que Tylor [162] même avis, que Tylor a adopté en partie.
La distinction est profonde.
1° M. Pikler croit que la désignation totémique du groupe a précédé celle de l’individu. [feuillet 10]
2° Et surtout l’appellation dont il s’agit n’est pas une appellation quelconque c’est l’appellation psychique en pictographie.
On avait imaginé de donner des noms de bêtes aux clans, groupes pour pouvoir les représenter sous la forme des bêtes dont ils reçoivent le nom. Pour établir ce système, M. Pikler surtout M. Somló s’efforcent de montrer la relation indissoluble entre le totémisme et l’écriture pictographique. Tout d’abord M. Pikler insiste sur la grande importance de l’écriture figurée du signe distinctif pour les primitifs, notamment en vue de l’exogamie. Où pour un signe sur le corps (tatouage) il faut pouvoir montrer à tous à quel clan on appartient. Ce signe devait être de préférence une figure d’animal. Ce sont les animaux qui frappent le plus les imaginations jeunes et qu’on s’essaie à reproduire en 1er la plus facile – à reproduire – le plus saisissant […].
Or il était nécessaire de recourir fréquemment à cette représentation du groupe même dans les âges primitifs si l’on admet que les relations loin d’être toujours des luttes guerrières et des brigandages. L’écriture figurée s’impose ainsi & une fois inventée on l’a perfectionné en attribuant une figure symbolique d’animal à chaque groupe. [feuillet 11]
Et pour rendre cela sensible, MM. Pikler et Somló invoquent de nombreux exemples pictographiques. Un des plus saisissants est celui que j’ai reproduit – d’après Schoolcraft [163]. […] [164]. Mais cette écriture de quelle époque est-elle ? De 1849, pétition adressée au président des États Unis et accompagnée d’autres écrits où se trouvent représentées individuellement les chefs qui envoient l’ambassade. Que cette pictographie soit employée par des indiens […] après de longs siècles de totémisme, cela ne surprend pas plus que ne surprend la persistance de blasons et des enseignes. Que M. Pikler allègue une preuve de l’utilité de la représentation figurée. Mais que cela peut-il prouver quand à l’origine du totémisme ? Absolument rien suivant moi, et sauf à revenir sur le détail voici comme je juge la tentative dans son ensemble.
Tout ce que l’auteur allègue comme nécessité de distinguer groupes, a pu exister avant l’invention d’une écriture figurée – pour des individus isolés avant [feuillet 12] d’exister pour le groupe – en d’autres termes ce qui tiens lieu de nom a du se rencontrer dans la langue parlée avant d’apparaître dans la langue écrite. Nul ne prétend sans doute que l’écriture a précédé la parole, fut-elle inarticulée. L’individu ou le groupe ont [sic] donc bien été distingué par un son ou par une loi et l’on ne nous dit pas comment ce son a pu s’identifier à une représentation figurée. Quand on sait la difficulté extrême que les sauvages ont à concevoir une relation entre le son et le signe graphique cette explication doit être impossible à fournir. Si au contraire pour un autre motif l’individu ou le groupe était assimilé à un animal la représentation figurée allait de soi. Et encore est-il possible que cette représentation ait commencé par être toute différente, à exister donc en dehors de tout totem. Je crois pour ma part qu’un des premiers signes graphiques a été la marque de propriété qui pouvait être collective ou individuelle et qui certainement consistaient dans le principe en de simples croix, ou traits ou signes géométriques quelconques. Je remarque que la marque individuelle du chef, comme celle constatée dans une des tables de Schoolcraft, devait tout naturellement celle du groupe par l’adjonction de terres supplémentaires.