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Alain Wijffels

L’argumentation dans les recours en révision au Grand Conseil de Malines : une distinction estompée entre « fait » et « droit » ?

Résumé : Au XVIe siècle, le recours en révision au Grand Conseil de Malines était en principe réservé aux cas où une partie alléguait une erreur de fait dans le jugement du Grand Conseil. Les archives de la pratique révèlent toutefois que dans les procédures en révision, les conseils justifiaient souvent le recours à partir d’arguments juridiques. Une analyse plus détaillée de ces argumentations semble démontrer que les arguments juridiques se référaient dans ces procédures en révision avant tout aux sources du droit que les doctrines des droits savants qualifiaient de iura propria, c’est-à-dire principalement la coutume et la législation. Dans un contexte procédural, il apparaît que les sources des droits particuliers se situaient entre le champ des faits au sens strict et les sources du ius commune.

Mots-clés : Grand Conseil de Malines – révision – erreur de fait – droits particuliers – ius commune

Summary : The sixteenth-century procedural remedy of review (revisio, révision, revisie) against judgments of the Great Council of Mechlin was deemed to be open only when a party challenged the judges’ findings on facts, claiming that the decision was based on an erroneous assessment of the facts of the case. Nevertheless, the records show that in review proceedings, it was not unusual for counsel to justify the review with arguments based on legal principles. A closer analysis of those cases suggests that such legal arguments referred mainly to authorities which civil law doctrines regarded as iura propria, i. e. customary law and statute law. In procedural terms, therefore, particular law authorities occupied a middle ground between facts in a strict sense and ius commune authorities.

Keywords : Great Council of Mechlin – review (revision) proceedings – error in the findings on facts – iura propria – ius commune

1. Au Grand Conseil de Malines, parmi les recours contre un jugement définitif (rendu en première instance ou en appel), un plaideur pouvait opter pour la révision [1]. Au XVIe siècle, la révision au Grand Conseil s’inscrivait dans la tradition du recours de « proposition d’erreur » qui avait déjà été connu au parlement de Malines (1473-1477), et dont le modèle avait été le recours du même nom dans la pratique française, mais dont on peut également retracer les modèles, sous différentes appellations, dans le droit savant de la procédure romano-canonique. Afin de mettre en valeur un aspect particulier de l’argumentation « post iudicium » (encore que l’existence d’un recours extraordinaire oblige de relativiser cette notion de postériorité à un jugement), il sera ici question d’un aspect spécifique de la révision dans la pratique du Grand Conseil : alors qu’en principe, il semble convenu que ce recours n’était recevable que lorsqu’une erreur de fait pouvait être démontrée à l’encontre du jugement a quo, on constate que les parties (c’est-à-dire leurs conseils) étaient disposés à avancer également des erreurs de droit afin d’étayer et de justifier leurs arguments en révision. La question était toutefois controversée. La question d’une erreur sur les faits est néanmoins plus complexe que cette controverse : il appert en effet des actes de la pratique que dans plusieurs procédures en révision, l’application du droit particulier (ou, selon la terminologie du ius commune savant : le ius proprium, ce qui revenait le plus souvent à une règle coutumière ou législative, une consuetudo ou un statutum) tenait souvent une place centrale dans les arguments visant à soutenir ou au contraire à rejeter une révision. Cette constatation évoque d’emblée la question délicate – et trop complexe pour être traitée d’une manière suffisamment approfondie dans le cadre de cette contribution – si, ou éventuellement dans quelle mesure, les sources du droit particulier étaient conçues pour certains actes procéduraux (comme par exemple l’administration de la preuve) comme du « droit » ou comme des « faits » [2]. On se gardera de concevoir ces catégories sans les nuancer à partir de la pratique judiciaire de l’époque : des considérations d’ordre politique juridique, et certainement dans la pratique de la justice, sont susceptibles de justifier une approche plus flexible qu’une approche doctrinale abstraite. Les causes en révision portaient sur des litiges concrets, charriant les conflits d’intérêts spécifiques des parties concernées. Afin de déclarer un recours en révision recevable, voire fondé, les juges disposaient toujours d’une certaine marge d’appréciation, et c’est précisément cette marge d’appréciation qui permettait apparemment de faire intervenir dans le cours de l’argumentation en révision des controverses sur les iura propria.

I. Le cadre légal : proposition d’erreur et révision

2. La législation de la fin du XVIe siècle, sans doute inspirée par l’exemple français, mentionnait la proposition d’erreur. Au XVIe siècle, les ordonnances (et la pratique) utilisaient également l’expression « révision », peut-être sous l’influence brabançonne [3] et/ou allemande [4]. La révision était un moyen extraordinaire (dont les droits savants et la doctrine juridique connaissaient plusieurs types), dont la procédure suivait en grande partie la même trame que pour les procédures en appel, mais qui présentait également quelques traits particuliers. Ainsi, le délai de recevabilité pour attaquer un jugement en révision était de deux ans, les ordonnances prévoyaient un montant spécifique à consigner par la partie demanderesse de la révision, et, au cas où le recours était rejeté, celle-ci s’exposait à une amende en folle révision. Cependant, l’un des traits les plus caractéristiques était sans doute que la révision était intentée à la même cour qui avait prononcé le jugement attaqué, c’est-à-dire le Grand Conseil lui-même [5], mais le collège des juges était élargi pour chaque révision par un nombre variable de conseillers choisis dans les cours provinciales, et même des cours supérieures de justice qui ne relevaient pas de la juridiction (en appel) du Grand Conseil, mais qui jouissaient du statut de cour souveraine.

3. L’ordonnance de décembre 1473, qui érigea le Grand Conseil itinérant des ducs de Bourgogne en Parlement, faisait expressément état d’une erreur sur les faits pour le recours en proposition d’erreur [6]. La pratique de ce recours durant le dernier quart du XVe siècle (le Parlement était devenu à nouveau Grand Conseil à partir de 1477) demeure toutefois inconnue, à défaut de sources qui permettraient d’en documenter l’application. Les ordonnances de 1522 [7] et de 1559 [8], toutes deux plus élaborées, semblent avant tout se préoccuper d’agencer la procédure en révision de sorte à en abréger la durée. Par la suite, il semblerait que le législateur s’est à peine soucié de prendre des dispositions concernant la révision, laissant le style de procéder suivre son cours. Pour le XVIe siècle, les sources judiciaires disponibles suggèrent que ce moyen extraordinaire demeura en effet exceptionnel dans la pratique, ce qui pourrait s’expliquer en raison des frais importants et des risques qu’entraînait une procédure en révision. La plupart des causes en révision portent d’ailleurs sur de grands patrimoines familiaux ou sur des intérêts économiques considérables.

4. Les restrictions législatives de la procédure en révision ne reflètent qu’une partie de la réalité judiciaire. Comme dans d’autres procédures, il était également possible, dans le cours d’une instance en révision, d’obtenir toutes sortes de dérogations de la procédure stricte par le biais de la procédure incidente provoquée par une requête-civile, un moyen procédural qui présentait le grand avantage de permettre une large flexibilité dans la poursuite du procès, toutefois sous contrôle de la cour et surtout de manière contradictoire, la partie adverse ayant toujours la possibilité d’avancer ses arguments contre une dérogation ou une rectification dans le cours de la procédure [9]. C’était par exemple le cas lorsqu’une partie avait laissé échoir un délai, mais, dans le cadre des révisions, il convient avant tout d’observer que la requête-civile pouvait être utilisée (tout comme dans des procédures d’appel) afin d’introduire ce que l’on désignait de « nouveaux faits ». Cela peut paraître paradoxal, car si la révision était un moyen devant permettre de corriger une fausse appréciation des faits par les juges de l’instance antérieure, il n’était pas évident qu’un tel contrôle pût être influencé par l’introduction de faits supplémentaires, « nouvellement » soumis à la cour dans l’instance de révision.

5. Ce cadre légal devrait être complété par le style propre de la cour, et, dans la pratique de l’époque, les droits savants (notamment la doctrine savante qui s’orientait vers la pratique) jouaient un rôle complémentaire et supplétif. Un bref exposé qui se réfère à la littérature antérieure et aux sources des corpora iuris fut rédigé par Pierre Rebuffi, Tractatus de supplicationibus, seu errorum propositionibus [10], lequel se réfère sans doute principalement à la législation et à la pratique en France, mais qui eut vraisemblablement également quelque influence dans les anciens Pays-Bas, notamment à Malines [11].

II. La révision : la difficulté de départager le droit des faits

6. Dans le contexte des moyens de procédure, cette question avait déjà provoqué des controverses parmi les auteurs médiévaux. Il semble que la distinction n’était pas toujours appliquée selon les mêmes critères. À titre d’illustration, on peut se référer aux arrêts étendus du Grand Conseil lui-même, dont la pratique est comparable à celle de plusieurs autres cours de justice de l’époque. Comme il a souvent été observé, les motifs et considérations des juges pour parvenir à leur décision n’étaient en principe pas exprimés [12]. Les milliers de sentences étendues enregistrées au XVIe siècle dans les archives du Grand Conseil n’étaient pas motivées, ni en droit, ni quant à l’appréciation des faits par les juges. Sans doute, les faits apparaissent très largement dans ces sentences, mais uniquement par le biais des arguments des parties avancés au cours du procès, et repris dans le jugement à partir des pièces remises par leurs représentants [13]. En revanche, les références au droit (qui pouvaient être plus ou moins fortement élaborées dans les écritures introduites par les avocats, procureurs, ou tiers-consultants) n’apparaissent presque jamais. Sur ce point, il convient toutefois de faire une distinction : cette constatation se vérifie presque sans exception pour les arguments et références fondés sur les droits savants, mais elle est nettement moins solide en ce qui concerne les droits particuliers. Ainsi, il est tout à fait exceptionnel qu’un terme technique emprunté au droit romain ou au droit canonique apparaisse dans le texte d’un jugement. Ce n’est pratiquement jamais le cas pour des références techniques à un texte des corpora iuris ou à la littérature juridique savante. Non seulement les sentences étendues évitaient-elles d’inclure toute considération juridique des juges eux-mêmes, mais même les arguments juridiques savants des avocats étaient systématiquement omis des textes des jugements. Il en était autrement des sources du droit particulier : les arguments basés sur une ordonnance ou sur une coutume apparaissent très régulièrement dans les sentences étendues, comme s’il ne s’agissait pas d’un droit eiusdem generis que les droits savants – et en effet, les conceptions respectives des iura propria et du ius commune différaient. Si l’on compare cette pratique avec d’autres aspects de la manière dont les sources du droit particulier étaient envisagées dans l’ancien droit, on pourrait émettre l’hypothèse que ces sources occupaient à maint égard une position intermédiaire entre ce qui était incontestablement conçu comme du droit (c’est-à-dire le ius commune savant) et des faits au sens propre. Dans différentes situations, ces sources du droit particulier étaient plutôt traitées à l’instar de faits.

7. Une sentence de 1506 indique que la nature du recours en révision était, à l’époque, controversée. Le procureur général s’opposait à la recevabilité d’un recours en révision qui avançait en premier lieu une question de droit procédural : les articles d’une plaidoirie écrite qui n’avaient pas été présentés oralement pouvaient-ils être rayés d’office ? Selon l’une des parties, c’était l’usage (ou « coutume ») qui prévalait dans la procédure de la juridiction hollandaise où le litige avait été soutenu. La partie adverse contestait l’existence, et, en ordre subsidiaire, la validité d’un tel usage, qui eût selon elle été contraire aux droits savants. À l’occasion de leur recours en révision, les demandeurs firent valoir qu’une proposition d’erreur qui portait également sur une erreur de droit était recevable [14]. Le Grand Conseil jugea que la révision était recevable et fondée, mais mentionna explicitement que la décision attaquée avait commis une erreur de fait [15].

8. Un autre exemple, beaucoup plus tardif, est celui d’une sentence de 1579 dans une affaire de succession en Flandre. Au cours de la procédure devant la juridiction locale à Cassel, puis de l’instance en appel au Conseil de Flandre, plusieurs articles de la coutume homologuée de Cassel firent l’objet d’arguments et d’interprétations divergentes. En révision, les demandeurs affirmèrent que pour décider leur litige, la coutume homologuée présentait une lacune, de sorte que le droit romain devait être appliqué à titre supplétif. Quels qu’aient pu être les motifs du Grand Conseil (élargi par la présence de conseillers externes), la révision dans ce cas fut déclarée fondée [16].

9. En outre, il est évident que même lorsqu’un recours en révision portait sur l’appréciation d’éléments de fait, l’argumentation sur cette appréciation était inévitablement agencée selon un mode et des catégories juridiques. Du fait que pour le XVIe siècle, relativement peu de dossiers en révision ont été conservés (ou du moins inventoriés), il est toutefois difficile de conclure comment les argumentations des conseils (avocats et procureurs) et éventuellement des consultants étaient élaborées. Il semblerait toutefois que ni les plaidoiries, ni les consultations n’étaient très différentes de celles introduites dans les procédures d’appel [17].

III. Une révision artésienne

10. Les causes en révision du XVIe siècle qui nous sont connues proviennent en grande partie du Sud-Ouest des Pays-Bas habsbourgeois : la Flandre (en particulier la Flandre gallicane) et l’Artois. La brève analyse d’une cause artésienne peut illustrer comment les arguments de droit et de fait étaient susceptibles d’être enchevêtrés, même dans le cadre d’un recours en révision [18].

11. La cause en révision fut jugée au Grand Conseil en troisième instance : en première instance, l’affaire avait été portée devant le Conseil d’Artois, en appel devant le Grand Conseil de Malines. Le litige concernait la validité d’une donation (ultérieurement confirmée par testament) de biens fonciers, principalement en Artois. À l’encontre du donataire et légataire, la partie adverse invoquait l’invalidité de la donation et du testament, ainsi que de la procuration qui avait été établie pour permettre de passer l’acte de donation.

12. Loys, Julien et Marie Bournel formaient une fratrie. Julien, héritier présomptif des biens, avait donné procuration à son frère Loys, et en vertu de cette procuration, celui-ci avait donné les biens à son neveu Hugues Bournel. Julien décéda et Loys confirma la donation dans son testament. Ensuite, Loys et Marie décédèrent à leur tour. Marie avait eu une fille, Jacqueline, qui avait épousé Jean de Soissons. Le procès opposa Jacqueline de Soissons à Hugues Bournel. L’établissement de la chronologie (qui constitue typiquement une question de faits !) était de toute première importance dans ce litige. L’acte de donation établi en vertu de la procuration aurait été rédigé en novembre 1546, et Julien Bournel serait décédé au cours du même mois. Le testament de Loys Bournel par lequel la donation avait été confirmée était daté du 28 janvier 1549. Hugues Bournel avait agi avec grande diligence afin d’être reconnu en possession des biens, mais l’opposition de Marie Bournel, qui mourut peu après, entraîna le procès devant le Conseil d���Artois [19]. Le 20 mars 1560, le Conseil jugea en faveur de Hugues. Jacqueline de Soissons, qui pendant le procès s’était séparée de son époux et était ensuite devenue veuve, intenta l’appel à Malines, mais succomba une seconde fois lorsque le Grand Conseil rendit son jugement le 23 septembre 1564. Enfin, son recours en révision fut rejeté le 16 septembre 1570.

13. Les faits contestés portaient sur les événements de novembre 1546 – afin d’éviter tout débordement dans la présentation de ce procès, les nombreuses accusations émises par les parties, parfois exprimées en des termes qui évoquent davantage le style d’un roman « gothique » du XIXe siècle, devront ici être omises.

14. Selon Hugues Bournel, la procuration avait été donnée le 9 novembre, l’acte de donation avait été passé le 12 novembre, et Julien Bournel était décédé le 19 du même mois. Par contre, dans la version avancée par Jacqueline de Soissons, la procuration datait du 10 novembre, Julien était décédé le 11, ou le 12, et la minute de l’acte de donation avait été rédigée le 13 ou le 14, et l’acte même aurait été passé le 21 ou le 25 novembre. Ainsi, selon cette seconde version, le mandant était décédé avant que l’acte ne fût passé, tandis que la procuration aurait été obtenue moyennant pressions et contrainte, alors que le mandant était déjà mourant ; en outre, toujours selon la version de Jacqueline de Soissons, le mandant aurait encore révoqué cette procuration juste avant son décès. Sur cette base, le conseil de celle-ci pouvait argumenter que la procuration avait été nulle en raison de la contrainte ou du décès antérieur, ou du moins qu’elle était devenue caduque suite au décès du mandant [20]. L’acte de donation aurait également été nul en raison de plusieurs irrégularités (corruption des notaires, antidatation, fausses déclarations...). Jacqueline de Soissons attaqua également le testament ultérieur, car elle prétendait que le testateur était devenu mentalement incapable au moment où ce testament avait été rédigé. La charge de la preuve pour toutes ces accusations s’avéra évidemment délicate. Les conseils de Jacqueline de Soissons entendaient les justifier par des témoignages [21] et des présomptions, comme par exemple le calcul du temps qui était selon eux nécessaire pour franchir la distance qui séparait le château du donateur et le siège où étaient établis les notaires. À ces contestations portant sur les faits et l’administration de la preuve s’ajoutait une controverse sur la portée et l’applicabilité de la coutume générale d’Artois [22], de la coutume de Saint-Pol et de quelques ordonnances royales françaises [23]. Ces dernières contestations présentaient inévitablement un caractère davantage juridique et firent l’objet d’une argumentation se référant au « droit écrit » (c’est-à-dire les sources et principes du ius commune). Les conseils intervenant pour De Soissons se fondaient sur leur interprétation de la coutume d’Artois pour faire valoir que la validité des donations requérait une insinuation (une condition qui correspondait selon eux au « droit écrit »), et, selon la coutume de Saint-Pol, la désaisine et saisine du vivant du donateur et du bénéficiaire. Les ordonnances françaises auxquelles ils se référaient également exigeaient selon eux également la notification et l’acceptation par le bénéficiaire en la présence du donateur et de deux notaires [24].

15. La sentence étendue lève également le voile sur les contre-arguments de la partie adverse sur ces questions de droit. Selon les conseils d’Hugues Bournel, la notification n’était requise ni par la coutume d’Artois, ni par la coutume de Saint-Pol, tandis que les ordonnances royales françaises en question n’eussent pas été applicables en Artois ; les conditions mentionnées à l’égard des testaments n’auraient pas été prescrites ad validitatem. En revanche, Hugues Bournel affirmait que les formalités équivalentes à l’insinuation avaient en l’occurrence été respectées.

IV. Conclusion

16. Le cas évoqué démontre que, dans la pratique, une distinction stricte entre une argumentation sur les faits et une argumentation sur le droit, même lorsque les contraintes procédurales semblaient imposer une telle différenciation, était éludée. En revanche, la relation de la procédure dans la sentence étendue montre que les arguments avancés en révision (en partie par la reprise des procédures antérieures ex eisdem actis, une expression qui ne pourrait très souvent être entendue trop littéralement) portaient à la fois sur le droit et sur les faits. De tels cas ne permettent sans doute pas d’affirmer que l’erreur de droit eût été en soi suffisante, c’est-à-dire sans l’argument d’une prétendue erreur de fait, pour assurer la recevabilité d’un recours en révision, mais la pratique indique néanmoins que dans plusieurs cas, il est possible de faire état d’une justification mixte du recours en révision, en ce sens que le demandeur en révision invitait une nouvelle appréciation qui comportait tant des éléments de fait que des éléments de droit. Parmi ces éléments de droit, il s’agissait avant tout de règles relevant des droits particuliers. Les sources éparses semblent indiquer que l’erreur de droit qui portait sur une coutume ou une loi, pour autant qu’elle pouvait être associée à une erreur sur les faits, était susceptible de constituer un fondement de révision.

Notes

[1] Le fonds d’archives judiciaires auquel la présente contribution se réfère a été inventorié et analysé entre 1960 et 1988 par le Werkgroep Grote Raad (« Équipe de recherche du Grand Conseil ») à l’Université d’Amsterdam sous la direction du Professeur J. Th. de Smidt. En collaboration avec Mme J. M. I. (Joke) Koster-van Dijk, ma collègue dans cette équipe (au sein de la section d’histoire du droit de la faculté de droit), j’ai publié à l’époque une étude préliminaire sur les révisions dans les sentences étendues du Conseil : « Les procédures en révision au Grand Conseil de Malines (1473-1580) », Publication du Centre européen d’études bourguignonnes (XIVe-XVe s.), 30, 1990, p. 67-97 (cité ci-après : Koster-van Dijk et Wijffels, « Les procédures en révision »). À l’occasion de ma communication aux journées d’études consacrées à l’argumentation, j’ai rédigé une première contribution (en néerlandais) pour le recueil spécial de la revue sud-africaine Fundamina en l’honneur du Professeur L. C. Winkel (Rotterdam) ; la présente contribution est une version remaniée et adaptée de cette contribution.

[2] W. Wiegand, Studien zur Rechtsanwendungslehre der Rezeptionszeit, Ebelsbach, 1977.

[3] F. Wielant, Practijke Civile, Anvers, 1573, réimpression Amsterdam, 1968, p. 321-322.

[4] Sur la révision dans la procédure de la Chambre impériale de justice au XVIe siècle : B. Dick, Die Entwicklung des Kameralprozesses nach den Ordnungen von 1495 bis 1555, Cologne-Vienne, 1981, p. 215-218 ; comp. P. L. Nève et R. M. Sprenger, « Restitution und Supplikation. Über die Geschichte der Rechtsmittel im 16. Jahrhundert », H. de Schepper (dir.), Höchste Gerichtsbarkeit im Spätmittelalter und der frühen Neuzeit, Amsterdam, 1985, p. 43-59. Pour un exemple de la doctrine contemporaine : I. L. Benderus, Conclusionum decisivarum practicarum de revisione actorum et sententiarum in Augustissimo Imperialis Camerae Iudicio pronuntiatarum, liber singularis (dont j’ai consulté l’édition plus tardive : Cologne, 1659 ; l’editio princeps de cet ouvrage est peut-être celle de Francfort sur le Main, 1589).

[5] Sauf exception, un système spécial était par exemple applicable pour les révisions de causes de la province d’Utrecht : Koster-Van Dijk et Wijffels, « Les procédures en révision », p. 85-86.

[6] Art. 29 : « Et se aucuns se vouloient douloir des arrestz et sentences donnez en nostredit grant conseil par cidevant ou des arrestz qui seront donnez ou prononcez cy apres par nostredite court de parlement, nous voulons qu’ilz soient receuz endedens dix ans apres la prononciation d’iceulx arrestz et sentences a proposer erreur de fait, moyennant six vings livres, que la partie proposant ledit erreur consignera au greffe de nostredite court, lesquelz VIxx livres , ou cas que ledit erreur se treuve mal avoir esté proposé, sera applicquez a nous … » (texte de l’ordonnance publié par J. Van Rompaey, De Grote Raad van de Hertogen van Boergondië en het Parlement van Mechelen, Bruxelles, 1973, p. 502). L’étude de Van Rompaey demeure l’ouvrage de référence par excellence pour l’histoire du Grand Conseil au XVe siècle, du moins jusqu’en 1477, mais l’auteur ne traite pas de la proposition d’erreur, sans doute à défaut de sources : les premières procédures en révision dont nous avons des actes datent du début du XVIe siècle (Koster-van Dijk et Wijffels, « Les procédures en révision », Annexe 1.

[7] Ordonnance d’avril 1522 : C. Laurent et J. Lameere, Recueil des ordonnances des Pays-Bas [2ème série 1506-1700], T. II, Bruxelles, 1898, p. 173-187, notamment p. 187 (De provision d’erreur).

[8] Ordonnance du 8 août 1559 : Vicomte Terlinden et J. Bolsée, Recueil des ordonnances des Pays-Bas [2ème série 1506-1700], T. VII, Bruxelles, 1957, p. 461-492, p. 491-492 (De proposition d’erreur et révision).

[9] R. van Answaarden, « Verkenningen in een grensgebied. Het requeste civile in de praktijk van de Grote Raad der Nederlanden (1460-1580) », Verslagen en mededelingen van de Stichting tot Uitgaaf der Bronnen van het Oud-Vaderlandse Recht [nieuwe reeks 8], 1994, p. 31-67.

[10] Édition consultée : P. Rebuffi, Commentaria in constitutiones seu ordinationes regias, Lyon, 1599, p. 300-322. Les remarques de l’auteur sur la distinction entre error facti et error iuris se trouvent aux pages 301 (n° 11) et 307 (n° 70).

[11] Voyez par exemple dans le recueil de jurisprudence de P. Christinaeus, Practicarum quaestionum rerumque in supremis Belgarum curiis actarum et observatarum decisiones (édition consultée : Anvers, 1671), T. 1, Dec. 12 (p. 11-12) et Dec. 52 (p. 50).

[12] Pour une esquisse générale avec des références à la littérature antérieure : A. Wijffels, « La motivation des décisions judiciaires », F. Hourquebie et M.-C. Ponthoreau (dir.), La motivation des cours suprêmes et cours constitutionnelles, Bruxelles, 2012, p. 142-166.

[13] Sur la rédaction des sentences étendues dans la pratique du Grand Conseil au XVIe siècle : A. Wijffels, « Grand Conseil de Malines : La rédaction des sentences étendues et le recueil de jurisprudence de Guillaume de Grysperre », A. Wijffels (dir.), Case Law in the Making. The Techniques and Methods of Judicial Records and Law Reports, T. I : Essays, Berlin, 1997, p. 299-316.

[14] Bruxelles, Archives générales du Royaume, Grand Conseil de Malines, Sentence 806.53 (30.01.1506 n. s.), fol. 252 v° : « Ende was huerlieder intencie wel gefondeert want up tgene dat de voirs. onse procureur generael seyde dat de voirs. impetranten niet ontfangelyck en souden zijn tintenteren dese voirs. materie van proposicie van erreur ten waere dat zij allegieerden ende voorstelden erreur van fayte dwelc zij nyet gedaen en hadden, antwoirdeden de voirs. impetranten seggende dat deze matiere mochte geintenteert wesen ter causen van erreur van rechte ende oick van fayte, het ware tsamen oft elc bysunder, want proposicie van erreur tegens sentencie van rechtere niet appelabel was geintroducieert. Ende in dese saicke mochte bevonden zijn erreur van fayte ende van rechte mit veel meer anderen redenen ».

[15] Ibidem, fol. 254 v° : « ... dat de voirs. impetranten wel ontfangelick zijn ende hebben wel geimpetreert ende declareren de sentencie gegeven in onsen voirs. grooten raedt van dewelcke zy hemlieden beclagen gegeven geweest thebbene by erreur van fayte ende over zulck revoceren, casseren ende doen die te nyeuten... ».

[16] Bruxelles, Archives générales du Royaume, Grand Conseil de Malines, Sentence 880.16 (23.03.1579 n. s.), 283-353, en particulier p. 308-309.

[17] A. Wijffels, « Appellationen am Großen Rat von Mecheln », BRGÖ Beiträge zur Rechtsgeschichte Österreichs, 2013, p. 211-229. La cause en révision la mieux documentée concernait le droit de grue (kraanrecht) sur l’Escaut occidental (Honte) par la ville de Middelburg (en Zélande), contre laquelle la ville d’Anvers (en Brabant) s’opposait. J’ai consacré une case study à cette affaire dans deux articles consécutifs, auxquels je me permets ici, brevitatis gratia, de me référer : « Ius commune and International Wine Trade, A Revision (Middelburg c. Antwerp, 1548-1559) », Tijdschrift voor rechtsgeschiedenis, 71, 2003, p. 289-317 et « A Consultancy on Wine Imports », 73, 2005, p. 321-355. La sentence dans cette affaire a été publiée : Z. W. Sneller et W. S. Unger, Bronnen tot de geschiedenis van den handel met Frankrijk, I (753-1585), La Haye, 1935, p. 455-471. Le seul autre exemple d’une sentence en révision ayant fait l’objet d’une édition moderne qui m’est connu est paru dans : J. M. I. Koster-Van Dijk, Gooilanders voor de Grote Raad (1470-1572), Processen uit het archief van de Grote Raad van Mechelen met betrekking tot inwoners en instellingen in en om Gooiland, Amsterdam, 1979, p. 121-136 (Bruxelles, Archives générale du Royaume, Grand Conseil de Malines, Sentence 851.57 d.d. 04.09.1550).

[18] Cette brève analyse est pratiquement entièrement fondée sur la sentence étendue du 16 septembre 1570, laquelle compte une centaine de pages dans le registre aux sentences (Bruxelles, Archives générales du Royaume, Grand Conseil de Malines, Sentence 871.42, p. 683-782 ; citée ci-après : GRM 16.09.1570). En 1989-1990, lors de mes recherches pour l’article sur les procédures en révision cité ci-dessus (supra, n. 1), j’avais déjà tenté en vain de vérifier si le dossier (ou une partie du dossier) avait été conservé. Les « Appels d’Artois » (c’est-à-dire les causes qui, après une décision du Conseil d’Artois, avaient fait l’objet d’un recours – en général, en appel – au Grand Conseil de Malines), constituent une série distincte dans le fonds du Grand Conseil au Archives générales du Royaume à Bruxelles, mais elles n’ont pas été inventoriées et ne peuvent donc toujours pas (comme il m’a été confirmé en 2012) être consultés.

[19] Au cours de ce procès, les questions juridiques sur l’application du droit coutumier et des ordonnances françaises ont vraisemblablement pris une place importante : une requête-civile fut même introduite afin de préciser la portée de la coutume d’Artois dans le cas d’un défaut d’une notification de donations (GRM 16.09.1570, p. 716).

[20] GRM 16.09.1570, p. 697 (à propos du procès devant le Conseil d’Artois) contient un bref passage en Latin qui a été rayé : « ... en tant que la disposition de droict morte mandantis expirat mandatum ». On peut en déduire que dans le document utilisé par le greffier pour rédiger cette partie de la sentence, ces termes latins y figuraient, accompagnés peut-être des arguments juridiques techniques et de références à des sources des droits savants. Le passage rayé rappelle que de tels éléments juridiques de l’argumentation étaient systématiquement omis dans la sentence étendue. On aperçoit un phénomène analogue à la page 767, où le greffier évoque à propos de la procédure en révision, la discussion sur le défaut de notification de la donation, et où le passage suivant a été rayé : « ... et estoit telle insinuation requise et necessaire tant de droict escript que par les ordonnances de France puisque ledit seigneur de Thienbronne y demeuroit ... ». Ce passage a vraisemblablement également été copié à partir des pièces, cette fois provenant de la procédure en révision, avant d’avoir été rayés ; cela permet de conclure, même en l’absence des pièces du dossier, que de telles questions juridiques firent partie de l’argumentation dans la procédure en révision.

[21] La crédibilité et la recevabilité de ces témoins furent fortement et spécifiquement contestées par la partie adverse pendant la procédure en révision : GRM 16.09.1570, p. 758-763.

[22] Lors de la discussion sur la coutume d’Artois, il fut notamment question des prétendues « trois voies » permettant de disposer des héritages : sans doute une référence à l’art. 76 de la version de 1544 de la coutume (édition consultée : A. Maillart, Coutumes générales d’Artois avec des notes, Paris, 1739, p. 97), qui présente parallèlement les versions mises par écrit en 1509, 1540 et 1544 sur trois colonnes distinctes. Pour l’Artois, A. Gouron en O. Terrin, Bibliographie des coutumes de France. Éditions antérieures à la Révolution, Genève, 1975, p. 35-36 citent plusieurs éditions de la coutume générale antérieures à la décision définitive dans cette cause : 1528, 1535, 1541, 1547, 1561, 1567. Sous réserve de ce qui pourra peut-être un jour être retrouvé dans les dossiers de ce procès, les éléments de la sentence étendue semblent indiquer que, contrairement à une opinion répandue (et parfois toujours énoncée sans trop de nuances dans nos manuels contemporains), la rédaction officielle des coutumes ne constituait pas pour certains plaideurs et avocats un obstacle insurmontable lorsqu’ils entendaient contester la validité ou la portée d’une disposition coutumière à l’occasion d’un procès.

[23] Sur la discussion à propos de la portée de ces ordonnances dans le courant de la procédure en révision : GRM 16.09.1570, p. 741 et 746, comprenant également des références à un jugement rendu par le parlement de Paris (voyez également p. 773).

[24] GRM 16.09.1570, p. 705 (première instance) : « ... A laquelle ordonnance se confermoit le droict escript restraindant icelles insinuations pour donations excedans cincq cens escus... ». À comparer avec le passage en révision, p. 767, cité supra.

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