1. À travers la multiplicité des représentations et des normes, notait Jacques Vanderlinden [1], nous voici parvenus au cœur du droit dans sa singularité. Ce dernier serait identifiable dès que nous rencontrons des mécanismes de contraintes mis en œuvre et intériorisées par la société elle-même afin d’exercer sur ses membres un pouvoir qu’elle s’attribue. Ce chercheur invitait les historiens du droit à renverser leur perspective méthodologique habituelle, celle qui partait du droit comme phénomène autonome possédant sa propre science, pour repenser la norme dans une perspective holiste et comme mécanisme pluriel de contrôle social. Jacques Poumarède fut l’un des premiers historiens juristes à réagir contre le positivisme rétrospectif de la plupart de ses collègues, en soulignant combien la famille-souche pyrénéenne supposait l’adhésion à un ordre supérieur extra juridique, le dévouement à la lignée, ce que Bourdieu appelait « l’honneur de la maison » [2].
2. L’Association française d’anthropologie du droit (AFAD) fut fondée à Paris en 1992 pour rassembler des anthropologues juristes travaillant en groupe ou isolément. Elle regroupa autour de son noyau initial, le Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris fondé par Michel Alliot en 1963 pour l’étude des coutumes africaines, les collègues entourant Raymond Verdier à Nanterre-Paris X au laboratoire Droit et cultures et orientés vers la thématique girardienne de la violence, auxquels s’ajoutèrent des historiens du droit intéressés par la problématique anthropologique, Pierre Braun [3] à Limoges, Norbert Rouland [4] à Aix, Claude Bontems [5] à Paris XI, et Jacques Poumarède [6] à Toulouse. L’anthropologue Louis Assier-Andrieu, spécialiste des populations pyrénéennes de Catalogne française [7], devint également compagnon de route de ce mouvement d’interrogation du droit au prisme de la culture propre des sociétés. Mentionnons enfin Pierre Legendre, professeur à Paris I et historien juriste « parlant non juridiquement du droit », selon sa belle expression [8].
3. En 2005, l’élan semblait brisé, l’association mise en sommeil. Deux acteurs subsistent aujourd’hui de l’élan initial : D’une part, un mastère de spécialité à l’Université de Paris I, touchant un public majoritairement africain francophone, dans le cadre d’une UMR africaniste [9]. Un ouvrage d’anthropologie du droit a été publié en 2006 autour de l’œuvre du second directeur du laboratoire, Étienne Le Roy [10]. À cette équipe fondatrice peuvent être rattachées deux professeures de droit privé qui ont publié avec un magistrat une monographie consacrée aux droits océaniens [11]. D’autre part, l’association Droit et cultures issue de l’équipe nanterroise pionnière perpétue l’esprit de l’AFAD (le « F » renvoie désormais à « francophone ») sous l’impulsion d’Edwige Rude-Antoine, de Geneviève Chrétien-Vernicos (auteures du plus récent manuel d’anthropologie juridique [12]) et de Chantal Kourilsky [13]. L’association publie la revue éponyme [14] bien connue, complément indispensable de l’organe des anthropologues qu’est l’excellente revue Ethnologie française [15].
4. Ce bilan relativement modeste reflète mal l’intérêt de la discipline pour la formation des étudiants en droit. L’objet de l’anthropologie du droit est, on le sait, de considérer toutes les dimensions possibles de la régulation des sociétés, de mesurer l’effectivité du droit étatique et d’étudier les phénomènes d’internormativité entre le droit étatique et les autres modes de régulation, à partir d’une étude de terrain. Le relatif désintérêt des jeunes chercheurs pour l’approche plurielle du droit reflète non seulement une poussée des droits techniques, mais aussi une crise plus globale des sciences humaines dont François Dosse s’est fait avec pertinence l’écho [16]. La désaffection des inscriptions en anthropologie touche particulièrement les universités françaises où le prestige d’un Lévi-Strauss avait pu grossir les rangs des amphithéâtres dans les années 1970-1980. Obligée de fermer certains centres de recherche et convoitée par les historiens de l’EHESS, l’anthropologie tenta fin 2007 de rassembler l’ensemble des chercheurs français par des Assises, sorte de checkup du malade : quatre-cent personnes répondirent à l’appel, essentiellement de jeunes chercheurs vacataires, qui prirent actes de la division des institutions académiques en deux associations rivales et d’approches plurielles ou concurrentes allant du culturalisme à l’anglo-saxonne au marxisme godelien, en passant par un structuralisme toujours présent même si moins à la mode.
5. Avec près de trois-cent enseignants-chercheurs en poste en France, l’histoire du droit tend à rattraper les effectifs de nos collègues anthropologues. La comparaison n’est pas seulement quantitative : l’histoire du droit est aujourd’hui questionnée dans ses paradigmes, à l’image de l’anthropologie. On s’y interroge d’abord sur la pertinence du concept d’évolution, ainsi à propos de la chronologie et des modalités d’apparition de l’État de droit, en une remise en cause de la vision positiviste héritée des pères fondateurs républicains. Rares sont en effet devenus les historiens du droit à présenter une vision évolutionniste de l’État vers un stade démocratique idéalisé dont Adhémar Esmein avait posé les jalons. Mais peu d’historiens du droit s’obstinent à l’inverse à présenter la Révolution comme la césure remettant en cause un dialogue supposé harmonieux entre le roi et la nation, dans la lignée d’un Olivier-Martin. La seconde interrogation concerne la place hier encore centrale des macro-systèmes d’explication en sciences humaines. Celle-ci touche aussi les cousines germaines de l’histoire du droit que sont l’anthropologie et la sociologie juridique. Elle met davantage en cause l’épistémologie que l’idéologie, en relativisant les approches holistes et systémiques. Après la prégnance de l’approche marxiste dont le mouvement Critique du droit portait témoignage dans les années 1980, l’histoire hétérodoxe du droit s’est tournée insensiblement vers davantage d’individualisme méthodologique, privilégiant le récit singulier, ainsi la description de tel procès [17].
6. Nous nous proposons de revenir dans un premier propos sur les conséquences du basculement des macro-systèmes vers l’analyse du fait particulier pour l’anthropologie du droit, et consécutivement, pour l’histoire du droit qui lui est liée (I). Puis nous suggérerons combien la relativisation des perspectives quantitativistes et causalistes héritées de la Nouvelle Histoire est riche de pistes nouvelles, dont celle de l’histoire des sensibilités devant la norme et les institutions judiciaires que les historiens du droit ont longtemps laissée à leurs collègues littéraires (II) [18].
I. Le désenchantement des sciences humaines et les brouillages conceptuels
7. La crise de l’anthropologie s’inscrit dans l’éclatement des méthodes des sciences humaines, accusées de généralisations simplificatrices, et leur « humanisation » consécutive, selon l’explicite expression de François Dosse (1). Cette humanisation va avoir des conséquences pour l’approche de l’anthropologie juridique devenue elle aussi orpheline des grands systèmes d’explication (2).
I.1. L’anthropologie déstabilisée par les questions de méthode
8. I.1.1. Les principales divergences de méthode que les Assises de l’anthropologie ont fait apparaître en 2007 portaient sur la division du travail et les terrains de l’anthropologie.
9. - La division du travail : dans les années 1960, on était ethnologue d’une ethnie, d’un territoire le plus souvent extra-européen, africain de préférence. On s’adressait alors davantage aux collègues géographes de la même sous-région qu’aux ethnologues d’autres ethnies, sans souci particulier de comparatisme. Ce dernier est devenu peu à peu l’apanage d’élites intellectuelles contrôlant la discipline en cette période de prétention à la scientificité des sciences humaines. La linguistique structurale et Chomsky étaient passés par là. La distinction entre ethnologie et anthropologie était née, reléguant l’ethnologie dans les basses besognes. Claude Lévi-Strauss aurait introduit en anthropologie sociale, selon certains ethnologues inquiets de l’évolution de la discipline [19], une méthodologie du travail très hiérarchisée, les ethnographes ramenant des matériaux bruts de leurs terrains extra-européens, les ethnologues les traitant à Paris et les anthropologues en tirant des vues globales sur les invariants de la culture humaine. Si cette division du travail a vécu, à l’image de la distinction ethnologue/anthropologue, si Lévi-Strauss ne fut sans doute pas le pape indiscuté que d’aucuns ont cru apercevoir, la discipline est toujours peu unie, représentée par deux associations rivales, l’APRAS [20] touchant plutôt les chercheurs dotés d’un statut, l’autre, les jeunes chercheurs groupés autour de l’AFA [21] et du Journal des anthropologues fondé en 1990.
10. - Les terrains de l’anthropologue : l’anthropologie sociale hésite toujours entre son domaine traditionnel, les cultures extra-européennes, ou bien l’approche de la diversité des groupes culturels composant les sociétés développées. Le désintérêt croissant pour les langues et les terrains « exotiques » ont incité les jeunes chercheurs à privilégier une langue, l’anglais, et des objets plus proches de nous, ainsi les populations particulières des grandes villes ou les groupes d’affinité (les « sapeurs » congolais à Paris, la « tribu » informatique, les amateurs de jazz, etc…), au risque de perdre l’impératif d’imprégnation culturelle qui était la déontologie commune aux approches ethnologiques. De ces querelles de pouvoir et de frontières a résulté la tentation pour le ministère de la recherche de mettre la section 38 du CNRS, celle qui détermine les carrières en anthropologie, sous la coupe des historiens. Outre le fait que ces derniers ne voyaient pas d’un mauvais œil le fait d’élargir leur influence, nombre d’entre eux utilisaient de fait des méthodes ethnographiques dans leurs territoires historiques, notamment les tenants de la micro-histoire [22]. La levée de boucliers des anthropologues fit retirer le projet en 2006.
11. Restent de ce questionnement sur les frontières de la discipline de vraies questions, dont celle de l’épistémologie du comparatisme, que les anthropologues français n’avaient jamais réellement abordé de front, à l’exception peut-être de Bruno Latour étudiant le groupe et la méthode des scientifiques [23]. Ces collègues étaient particulièrement critiques vis-à-vis du comparatisme jugé naïf et superficiel des anthropologues américains, notamment le grand projet né outre Atlantique en 1970 de Human Relations Area Files devant brosser un tableau culturaliste général de l’Humanité. En trente ans, on est passé d’un souci d’inventaire des traits différentiels culturels où le holisme jouait un rôle d’hypothèse centrale à un projet explicatif de la complexité post-moderne, où le comparatisme est convoqué pour rapprocher des groupes d’activités analogues et multisitués dans le monde, réfugiés, supporters de football, minorités ethniques expatriées. Les objets et les méthodes de l’ethnologue sont dès lors devenus voisins de ceux de la sociologie. Bourdieu avait pressenti depuis longtemps l’effacement des frontières méthodologiques parmi ce qu’il appelait des « fausses sciences » [24].
12. I.1.2. L’anthropologie va être touchée dès la fin des années 1980 par la crise de la causalité née en sociologie et surtout en histoire. Des voix discordantes s’étaient fait entendre chez les historiens pour s’inquiéter du caractère désincarné de l’écriture des faits passés, en ces années où l’histoire dictait un modèle de scientificité, matérialiste et écologico-démographique en France avec les Annales, ou bien cliométrique aux États-Unis. Paul Veyne fut le premier à réagir en 1971, en pleine vogue quantitativiste, en rappelant avec force l’importance du récit en histoire [25]. Celle-ci ne peut être, selon cet imprécateur, qu’un roman vrai, un simple récit véridique. Les causalités introduites par l’historien n’auraient d’autres valeurs, pour ce spécialiste de la Rome antique, que celles de métaphores littéraires qui permettent au récit de se déployer. Michel de Certeau [26] lui emboîta le pas en pointant la tension entre science et fiction qui traverse tout récit historique, écriture qui se veut neutre, mais qui est aussi le miroir d’une communauté de chercheurs située dans le temps et dans des valeurs sociales. L’histoire introduit au cœur de son discours un « rite funéraire », selon de Certeau, qui permet de mieux cerner les sociétés contemporaine, de la même façon que l’anthropologie étudie les sociétés extra-européennes pour mieux souligner les traits des sociétés occidentales. Toutes deux ont une fonction de tombeau, selon l’expression de Michel de Certeau, dans le double de sens d’honorer les morts ou les peuples dits sauvages pour mieux les éliminer de la scène des vivants ici et aujourd’hui.
13. Ces historiens « trublions » (A.-J. Arnaud) invitèrent dès les années 1970 les chercheurs en sciences humaines à des interprétations plus intimistes et plus modestes. Outre Atlantique, Laurence Stone pointe en 1979 l’échec des sciences humaines monocausalistes. Il leur oppose la narration, nécessaire pour explorer ce qui constitue la perception mentale d’autrefois ou bien celle des peuples coutumiers [27]. L’année suivante, Marcel Gauchet [28] souligne la tension qui traverse l’esprit humain lorsque l’historien doit entrer dans des catégories mentales qui ne sont plus celles du présent, et faire usage à ce titre d’une impartialité aussi nécessaire que difficile dans son travail d’enquête. Il relève par exemple l’ambiguïté qui existe dans l’analyse du renfermement des déments à l’époque moderne, indice à la fois d’une crainte mais aussi d’une reconnaissance comme personnes à protéger. Il se sépare ainsi de Foucault qui ne voyait dans le « grand renfermement » du XVIIe siècle qu’une élimination des « anormaux » et une métaphore du clivage fondamental dominants/dominées [29].
14. La dialectique dominants/dominés qui traversait nombre d’approches sociologiques et mêmes juridiques en cet âge d’or du matérialisme est alors remise en cause par certains à partir du concept phénoménologique « d’interprétation ». Il y a dans l’interprétation le contraire de l’explication, rappelle Marcel Gauchet. Il s’agit plutôt d’un récit intersubjectif qui renvoie à la condition herméneutique de l’historien [30]. Paul Ricœur, très attaché comme on le sait à l’herméneutique heideggérienne, avait déjà noté au milieu des années cinquante que l’histoire relève d’une épistémologie mixte, d’un entrelacement d’objectivité et de subjectivité, d’explication et de compréhension en une dialectique du même et de l’autre [31]. Initiateur pourtant de l’anthropologie marxiste, Maurice Godelier a lui-même souligné les impasses méthodologiques des années où les sciences humaines se voulaient exactes, en rappelant l’importance du récit de l’anthropologue sur le sacré et l’indicible à la base des sociétés humaines [32]. Ainsi se dessine dans la contestation du modèle des sciences exactes un souci d’interprétation en sciences humaines que l’on va retrouver dans l’anthropologie juridique et l’histoire du droit.
I.2. Anthropologie juridique et histoire du droit, la fin des certitudes
15. I.2.1. Comme le fut en son temps l’anthropologie sociale, l’anthropologie juridique est d’abord victime des soupçons de néo-colonialisme qui ont pu peser sur les chercheurs explorant les terrains d’outre-mer, d’Afrique en particulier. Sous cet angle, il y existe probablement une réelle crise idéologique de la discipline. Un sentiment diffus de culpabilité peut éloigner les jeunes chercheurs des pays ex-colonisés. Outre la raréfaction des allocations pour missions lointaines, ces derniers préfèrent poser leur regard sur des terrains idéologiquement plus neutres, et où il n’est au surplus pas besoin de passer des années à apprendre une langue autochtone. Aucune thèse à caractère anthropologique [33] n’a été présentée au CNU d’histoire du droit ces dernières années, alors que cinq universités françaises dispensent ou dispensaient un tel enseignement [34]. Il est vrai que les critères académiques de recrutement en histoire du droit, un accès savant à des archives écrites (médiévales de préférence…) ne sont pas faits pour susciter des vocations chez les jeunes chercheurs curieux de mondes extra-européens. Surtout, la moindre pertinence des grandes figures stylisées en sciences humaines, structures, systèmes, a rendu les candidats anthropologues méfiants envers les problématiques classiques, structures de la parenté, modes de possession de la terre, configurations du pouvoir. Michel Alliot [35] et Norbert Rouland [36] avaient déjà exprimé les réticences des anthropologues du droit vis-à-vis du structuralisme dominant en anthropologie sociale : une rigidité méthodologique conduisant à privilégier un hyperformalisme et une sécheresse des descriptions trop synchrones des structures sociales. L’histoire et l’anthropologie du droit ont au contraire pour vocation de rendre compte dans la diachronie des fonctionnements concrets et évolutifs des institutions de contrôle social.
16. I.2.2. Par ailleurs, le vieux clivage dominants/dominés qui fut approfondi à la fois par la sociologie marxiste d’un Bourdieu et par l’approche socioprofessionnelle des Annales convainc moins aujourd’hui. Il n’est plus possible de présenter l’histoire sociale et syndicale en une opposition classe contre classe qui marqua longtemps l’histoire du droit du travail [37]. La transposition des découpages socioprofessionnels dans les mentalités telle qu’elle a marqué tant de thèses d’histoire sociale n’est plus envisageable aujourd’hui. L’historien Roger Chartier rappelait il y un quart de siècle combien « il est impossible de qualifier les motifs, les objets ou les pratiques culturels en termes immédiatement sociologiques » [38]. Les études de procès dans l’ancienne France suggèrent par exemple que les clivages sociaux et professionnels sont à géométrie variable. Tel compagnon appuiera son maître dans telle stratégie de lutte d’influence quand il y trouvera son intérêt, tandis qu’il pourra s’opposer à son autorité dans une autre configuration. L’étude des témoignages en justice fourmillent d’exemple où des stratégies personnelles sont déployées à l’occasion du recours à la justice [39]. Celle-ci n’était pas seulement vécue par nos prédécesseurs comme un moyen de pacification, mais aussi comme une arme de dénonciation collective et comme un moyen d’augmenter sa part d’honneur dans la communauté.
17. Il apparaît désormais légitime en sciences humaines de remettre en cause la notion simpliste de « mentalités », concept vague et protéiforme, pour s’intéresser de plus près aux représentations que se faisaient de leurs actes et des valeurs auxquelles ils recourraient les membres de sociétés disparues. L’anthropologie sociale, par sa vocation à la généralisation et donc à l’universalisme des concepts, a eu cet effet bénéfique pour l’anthropologie juridique et l’histoire du droit qu’il n’est plus possible, ou plutôt qu’il ne devrait plus être possible, de considérer les singularités territoriales et archivistiques comme seul découpages possible de la recherche. Les jeunes chercheurs sont désormais invités à repérer des régularités et des invariants au-delà de leur micro-territoire archivistique. S’appuyant sur l’exigence posée par Paul Ricœur de restitution des pratiques, Roger Chartier avait montré la voie à propos de la construction du sens dans la lecture analysée au prisme de l’anthropologie rétrospective des lecteurs. La lecture résulte pour lui du croisement du « monde du texte » et du « monde de la lecture », c’est-à-dire des représentations du moment [40]. Arlette Farge s’attacha elle aussi au monde matériel de l’archive pour en tirer des enseignements sur les mentalités judiciaires [41]. Ce souci de contextualisation met en avant un regard nouveau, transversal aux sciences humaines, celui qui s’attache à décrire l’appropriation que les acteurs réalisent des objets sociaux dans lesquels ils sont immergés. C’est poser ici la question des représentations.
18. Présent aujourd’hui en histoire du droit, le souci de cerner les pratiques quotidiennes et les représentations socialement différenciées des normes doit permettre une relecture de l’application des coutumes civiles comme de la jurisprudence criminelle. Jacques Poumarède, qui a beaucoup fait pour la remise des coutumes dans leur contexte économique et mental, notait en 2000 [42] que des historiens issus de l’École des Annales, tel Emmanuel Le Roy Ladurie [43], avaient « découvert » autour de 1970 l’intérêt des actes de la pratique et de l’étude des coutumiers, des travaux classiques en histoire du droit comme ceux de Jean Yver étant alors encensés.
19. On a eu méthodologiquement tort, comme l’ont fait pourtant nombre d’historiens du droit pendant des décennies, tel Declareuil dans sa querelle avec Hauser [44], de plaquer sur les représentations juridiques du passé des grilles d’analyse issues du droit positif actuel. L’aggiornamento des sciences humaines prenant leurs distances avec les grands systèmes explicatifs a au contraire ouvert un champ prometteur aux historiens juristes, celui de la micro-histoire des représentations et des sensibilités exprimées autour de la production et de la perception de la norme. Ces potentialités constitueront notre second propos.
II. Jalons pour une sortie de crise : croiser les regards et les représentations
20. Brosser une histoire des sensibilités devant la norme, norme élaborée et norme subie, suppose d’abord de retrouver le chemin d’un comparatisme revisité (1). S’ouvrira alors le large spectre des représentations sociales que les juristes ont trop longtemps délaissées (2).
II.1. Les chemins du comparatisme : faut-il revisiter Durkheim ?
21. II.1.1. Relire le père de la sociologie française [45] légitimerait à nos yeux un comparatisme des représentations. Durkheim influença la naissance du courant historiographique au sein des Annales. Ce courant se scinda d’emblée en deux branches : une première, incarnée par Marc Bloch, venait de la sociologie et du positivisme de Durkheim. C’est elle qui a engendré les grandes études quantitatives et démographiques des années 1960 symbolisées par la thèse de Pierre Chaunu [46]. L’autre branche, illustrée par l’œuvre de Lucien Febvre [47], fut davantage influencée par la phénoménologie allemande du début du XXe siècle. Elle privilégiait les représentations, les récits, le subjectif. Febvre recommandait de restituer le langage de l’époque étudiée pour éviter les anachronismes et l’ethnocentrisme, démarche que les anthropologues et historiens du droit cultivent dorénavant en contextualisant les règles de droit et en soulignant la diversité des sources de la normativité.
22. Les deux courants des Annales ne furent cependant pas hermétiques l’un à l’autre. Outre le fait que Marc Bloch sut lui aussi utiliser les ressources de l’ethnologie pour ses Rois thaumaturges, la sociologie de Durkheim, comme l’ethnologie de Marcel Mauss ont apporté aux autres sciences humaines et notamment à l’histoire la notion de « représentation collective » inspirée par la psychologie alors en plein développement. Ce concept valorisant les perceptions contingentes et datées permet de comprendre les trois modalités du rapport des individus à la société : celle d’abord de la construction des configurations intellectuelles par lesquelles la réalité sociale est contradictoirement perçue par les différents groupes qui composent la société. Celle, ensuite, qui permet aux individus de faire reconnaitre leur identité sociale. Celle, enfin, qui permet de classer les formes institutionnalisées et objectivées de représentations.
23. Les études pyrénéennes illustrent bien le glissement d’un positivisme juridique rétrospectif [48] à une préoccupation nettement plus anthropologique née des premières approches « sociologiques » d’un Le Play. Une étude d’ethnologie de terrain menée dans les Baronnies de Bigorre (s.d. Joseph Goy et Isaac Chivas) fait encore autorité trente ans après sa rédaction. D’une sensibilité plus proche de celle de Lucien Febvre que de celle de Marc Bloch, Jacques Poumarède a insisté dans son étude des actes de la pratique sur les représentations collectives du mariage ou des successions dans les Pyrénées. Il a souligné à travers les réactions des acteurs, celle par exemple des cadets contre la part préciputaire de l’aîné à la fin du XVIIIe siècle, l’évolution des représentations du devoir familial. Il a ainsi complété par une approche ethno-juridique ce que Bourdieu appelait la « domination symbolique », celle qui passe par les discours et les habitus. Jacques Poumarède rappelait il y a peu toutes les promesses que l’ethno-histoire déploie pour la connaissance de la famille [49].
24. II.1.2. Un comparatisme circonscrit à des objets comparables peut en effet s’appuyer sur le concept d’habitus, connu dès l’Antiquité chez Aristote, puis repris par Durkheim et par la phénoménologie de Husserl. C’est surtout son acception bourdieusienne, c’est-à-dire la coutume intériorisée par les acteurs, qui est transposable dans l’anthropologie juridique. Bourdieu se battait contre la tendance des ethnologues à « décrire le monde social dans le langage de la règle et à faire comme si l’on avait rendu compte des pratiques sociales dès qu’on avait énoncé la règle explicite » [50]. La notion d’habitus telle que Bourdieu la définit, présente l’avantage, rappelle Jacques Commaille [51], de rechercher le sens des pratiques au-delà des normes explicites et des règles formelles, en mettant en exergue des principes générateurs qu’il convient de cerner à travers la perception et les représentations de la norme.
25. On peut dès lors envisager des comparaisons plus ambitieuses entre des habitus géographiquement éloignés mais homogènes quant à leur objet.
II.2. Perception du droit et histoire des sensibilités
26. II.2.1. La nécessité de cerner le droit comme processus social produit et perçu de manière plurielle et complexe est née d’une double interrogation :
27. - Celle d’abord formulée aux États-Unis dans les années 1970 par l’anthropologue Sally Moore autour de l’idée de juridicité comme processus, par laquelle cette chercheuse développe une approche pragmatique du pluralisme juridique à travers le concept de « champs sociaux semi-autonomes » [52]. Pour elle, ces champs, telle activité sociale par exemple, sont à la fois générateurs de règles, de coutumes, de symboles et en même temps perméables aux règles et décisions émanant du monde environnant. La perception de la norme résulte de ce double mouvement à la fois centrifuge et centripète, et il devient dès lors envisageable de décrire la totalité du processus de juridicité.
28. - Celle, ensuite, proposée par les historiens français influencés par l’herméneutique de Paul Ricœur, c’est-à-dire l’exigence d’interprétation dans un contexte donné. Marcel Gauche notait dès 1985 qu’en rupture avec l’historicité radicale de l’histoire des mentalités alors dominante, l’histoire des sensibilités conduit à postuler ce que cet historien sociologue appelait « des structurations très profondes de l’expérience » [53], dont la découverte permettrait de comprendre des attitudes pourtant éloignées des nôtres. Considérer dans une perspective herméneutique que l’on peut avoir accès au passé implique de penser qu’il y a, au-delà des variations entre la culture d’hier et celle d’aujourd’hui, quelque chose qui permet la communication possible, une commune humanité ou « topique comparative » si l’on s’en réfère au vocabulaire des sciences cognitives [54]. On peut dès lors comprendre comment les représentations les plus irrationnelles, la démonologie par exemple, peuvent coexister avec des constructions juridiques complexes, comme ce fut le cas chez Jean Bodin, démonologue obscurantiste et en même temps théoricien de l’État moderne.
29. Le point de vue herméneutique appelait une micro-échelle. Alain Corbin a ainsi dépeint la survie d’actes d’indicible violence paysanne dans un village du XIXe siècle par son récit de la célèbre affaire d’Hautefaye [55] en Dordogne. L’acte d’interprétation réalisé par l’historien doit alors se pencher sur la rationalité propre des acteurs du drame. La perception de la justice constitue un bon terrain d’histoire des sensibilités. Jacques Poumarède illustre cette recherche de la représentation de la justice en relatant les mésaventures de la belle portugaise Violente à Toulouse au XVIIe siècle à travers le récit d’un magistrat qui annonce la chronique judiciaire moderne [56]. Il n’est plus envisageable de s’intéresser à l’histoire du droit pénal sans prendre en compte les représentations que se faisaient les contemporains du crime et des criminels [57]. On se situe le plus souvent en histoire criminelle sur un territoire mental qui échappe à l’explication rationnelle, et qui contraint à une démarche descriptive pour tenter d’entrer mentalement dans les comportements concernés. L’analyse par Carlo Ginzburg de l’univers mental d’un meunier frioulan au XVIe siècle [58] annonce celle effectuée par les historiens du droit hétérodoxes et les anthropologues juristes lorsqu’ils se penchent sur les coutumes et les procès. Le souci d’interprétation rapproche aussi l’histoire juridique de l’histoire sociale telle qu’elle est notamment repensée par Gérard Noiriel. Propagandiste d’une approche socio-historique, cet historien de la perception des étrangers propose un modèle épistémologique fondé sur la singularité et l’expérience vécue [59]. On rejoint là l’héritage de Lucien Febvre et sa volonté de cerner l’indicible par la description au plus près des sensibilités passées.
30. Distincte de ce que Michel Foucault nommait « l’appropriation sociale des discours » [60], une anthropologie juridique attentive aux sensibilités peut cependant recouper l’une des préoccupations exprimées par Foucault dans Surveiller et punir, celle de rendre compte par le récit de l’historien de pratiques non discursives. L’anthropologie du droit permet alors d’analyser les témoignages immatériels qui expriment un contrôle social, rituels burlesques ou carnavalesques, contes, chansons moqueuses, tandis que l’histoire du droit peut aborder les pratiques infrajudiciaires longtemps demeurées dans le champ des historiens littéraires [61]. Cet immense champ touche aussi l’histoire judiciaire, dans la mesure où les arbitrages ou médiations extra-juridictionnels peuvent être révélés par les archives pénales elles-mêmes. L’enquête préparatoire évoque souvent les éventuelles tentatives d’intercession de notables ou bien les tentatives d’arrangements entre les parties.
31. L’histoire du droit devrait également de mesurer l’écart existant entre l’expression officielle des normes et leur réception par les justiciables destinataires. Il n’existe jamais une absolue coïncidence entre les valeurs des gens de justice et celles de la société. Ce sont ces distances ou proximités entre les conceptions de l’une et l’autre qu’il convient d’explorer dans le temps. Il importe donc de se pencher __aussi__ sur les relations entre les magistrats et les justiciables, sur les surprenants arrangements que l’on découvre au sein même des tribunaux, comme vient de le faire une enquête récente [62]. Dans les Pyrénées, la plupart des conflits pastoraux furent et sont encore réglés de manière extra-juridictionnelle [63].
32. II.2.2. Refermons le présent survol méthodologique en évoquant les champs comparatistes qui s’ouvrent sur les traces de l’étude des coutumes européennes. Il n’y a pas d’opposition de nature entre les droits européens et les droits traditionnels des autres continents, proclamait à juste titre Michel Alliot. Tous les comparatismes étayés par des objets compatibles et une méthodologie adéquate sont dès lors les bienvenus. Parmi eux, le terrain controversé de la famille-souche et de la « maison ». On peut d’abord relier le système de maison, c’est-à-dire d’exclusion des cadets, au vote politique dans la longue durée, comme le fit en Pays de Sault pyrénéen l’historien africaniste Christian Thibon [64]. On relève alors des clivages en deux clans rivaux dans les villages, reflet du clivage non pas tant entre « bonnes » (aisées) et modestes maisons, mais entre stratégies différenciées d’alliances. À l’échelle de l’Europe entière, on peut aussi comme le fit le démographe Emmanuel Todd [65], non sans susciter des polémiques, croiser les régions à « maison » et à exclusion des enfants dotés, Pays basque, Bavière, Tyrol, et les régions où la droite autoritaire fut historiquement bien implantée.
33. On peut aussi, plus modestement, élargir l’étude de la perception de la coutume expérimentée dans les Pyrénées à d’autres sociétés paysannes de montagne. C’est ce qu’a proposé Georges Augustins, l’un des anthropologues impliqués il y a trente ans dans l’enquête ethnographique sur les Baronnies des Pyrénées, étendant son questionnement sur la reproduction du groupe domestique à toute la paysannerie européenne [66]. Il vient aussi d’investir le terrain portugais en portant ses interrogations sur le rôle de la maison dans le prestige des familles d’Evora [67]. D’autres parmi le groupe des anthropologues pyrénéistes (Joseph Goy) s’étaient essayé de leur côté à une comparaison entres les coutumes des paysans des Carpates polonaises et celles de leurs homologues bigourdan [68]. À travers ce comparatisme à objet circonscrit, on touche à des questions de perception de la norme qui invite à se pencher sur l’histoire de sensibilités. D’autres comparaisons sont envisageable, à condition de déployer un appareil conceptuel univoque : à partir du point commun de la francophonie, on a pu dresser un parallèle entre la culture juridique québécoise et sénégalaise [69], de même qu’un chercheur du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris a pu poser la question de l’influence de l’esprit communautaire africain sur la justice et les droits de l’homme [70].
34. La mitoyenneté entre historiens juristes et politologues se retrouve à un autre point de vue, celui qui privilégie par une imprégnation anthropologique l’individualisme méthodologique et la variété des sources. Leurs objectifs respectifs sont très proches : établir les logiques sociales du politique par une étude mettant l’accent sur les rationalités et les stratégies, mais également les imaginaires, les discours identitaires, les processus d’adhésion et de socialisation [71]. Il s’agit plus généralement, comme le relève le socio-historien Yves Deloye, « d’apprécier le degré d’autonomie ou au contraire, d’hétéronomie du politique par rapport au social (et réciproquement) » [72]. Un comparatisme méthodologiquement encadré permettrait ainsi de mettre en lumière les affinités des systèmes et contextes politiques, locaux ou nationaux, avec les types « d’économie psychique », c’est-à-dire poursuivre la réflexion ébauchée par Norbert Elias.
35. Comment refermer ce survol méthodologique autrement qu’en pointant l’immensité des champs qui peuvent s’ouvrir à de jeunes chercheurs qui renoueraient avec la curiosité altruiste et la culture générale que suppose le bagage anthropologique ? Norbert Rouland se félicitait en 1984 que ce soient les historiens du droit, et même leur sage et docte association, qui se soit préoccupée la première à la fin de l’année 1982 de réaliser un premier bilan des travaux d’anthropologie juridique. Mais il remarquait quelque peu amer que si
les mânes de Marcel Mauss ou Henri Lévy-Bruhl revenaient hanter les juristes, ils seraient sans doute en droit de se demander pourquoi ces derniers ont été si peu nombreux à songer à faire fructifier leur héritage [73].
36. Que diraient alors les mânes de Claude Lévi-Strauss constatant que son hypothèse de structures familiales inconscientes dans l’ensemble de l’humanité [74] n’a rencontré chez nos collègues juristes qu’un faible écho, à l’exception notable d’un André-Jean Arnaud étudiant structuralement notre Code civil [75]. Il y avait pourtant dans l’anthropologie structurale des potentialités de simplification de la lecture du droit qu’avait relevée en son temps Michel Miaille :
L’instance juridique, notait ce dernier en 1976, pourrait même être considérée comme le terrain privilégié d’un système de communications où entrent en jeu signes et rapports entre les signes.
Mais, ajoutait-il, lucide sur les rapports de force contenus dans le langage juridique,
[…] c’est en même temps prendre le risque énorme que jusque là, toute analyse positiviste pouvait occulter : le risque de découvrir non pas seulement une structure inconnue, mais surtout une structure inavouable [76].
37. Par peur d’ouvrir la boite noire de la production juridique, nos collègues juristes positivistes ont de fait réussi à contenir l’anthropologie juridique dans un ghetto limité à une ou deux équipes de recherches, bien loin des espoirs qu’avaient suscité les colloques et enseignements pionniers des années 1980. On sait aujourd’hui que les structures sont évolutives et obéissent à des chronologies différenciées qui les amènent à se chevaucher. Comparer les cultures, rechercher les invariants, démarche intellectuelle légitime mais délicate, conduit aujourd’hui à plus de modestie. Reste de l’œuvre de Lévi-Strauss un fonds humaniste qui oppose un puissant démenti à toutes les pseudos justifications du colonialisme. Nous sommes sûrs aujourd’hui qu’il n’existe pas de « pensée sauvage » ni de « races » par nature, même si nous devons garder à l’esprit l’indispensable approche culturaliste des sociétés. Interrogés sur l’existence d’un hypothétique génome féminin et masculin, le généticien Axel Kahn rappelait que l’homme et la femme, dotés du même génotype, sont des jumeaux parfaits… de sexe opposé. Vérité qui n’empêche pas les anthropologues d’aborder scientifiquement les variances culturelles des genres [77]. Nous sommes les jumeaux parfaits des Inuit et des Nanbikwara, participant de la même commune humanité. Mais il n’est pas certain que nos représentations du monde, et notamment les structures de notre parenté, soient des invariants culturels. Elles sont davantage des produits de notre histoire, de nos rapports différenciés et datés aux valeurs que nous avons nous-mêmes forgées. Il demeure dans l’approche anthropo-juridique une « histoire des profondeurs » dont on n’a longtemps retenu que l’aspect d’histoire politique, regrettait Jacques Le Goff il y a quelques années [78]. À la manière des géants de Newton, Thémis aurait eu du mal à voir loin sans être montée sur les épaules de Clio…
Jean-Pierre Allinne
Professeur émérite d’histoire du droit, ITEM, Université de Pau et des Pays de L’Adour
Chercheur au CAHD, Université de Bordeaux IV