I. Aux frontières des disciplines. Le droit colonial face à l’altérité
1. Dans la Préface à ses Principes de colonisation et de législation coloniale, édités pour la première fois en 1895, Arthur Girault – professeur de législation coloniale à la faculté de droit de Poitiers, figurant parmi les théoriciens les plus réputés du droit colonial du xxe siècle [1] – désigne la place du cours de législation colonial au sein des études juridiques. En s’arrêtant sur ses caractères saillants, il écrit :
Un cours sur la colonisation et la législation coloniale forme un complément intéressant et précieux des études économiques et juridiques. Touchant à la fois au Droit, à l’Économie politique et à l’Histoire, il contribue à ce rapprochement des différentes branches de la science sociale, qui est devenu aujourd’hui une condition de progrès. Par cette raison, et aussi parce qu’il oblige à regarder plus loin que l’Europe occidentale, à parcourir par la pensée les états de civilisation les plus divers et les plus mobiles, il contribue, mieux que tout autre cours, à élargir les idées du maître et des élèves, à reculer l’horizon, autrefois trop borné, des Facultés de Droit [2].
2. Le professeur poitevin détaille les éléments spécifiques à la méthode de travail du spécialiste du droit colonial, en insistant particulièrement sur la nécessité d’une ouverture aux autres domaines des sciences sociales. En revenant sur les réflexions méthodologiques de Girault à propos de l’étude de la coutume et des institutions indigènes [3], Henry Solus, collègue de Girault à Poitiers, affirme que le juriste colonial, surtout dans sa pratique, « doit être doublé d’un polyglotte, d’un historien, d’un sociologue » [4]. Ces postures méthodologiques, très courantes dans la littérature juridique coloniale de l’époque [5], font ressortir la nature polyédrique des juristes qui – entre la fin du xixe et la première moitié du xxe siècle – se consacrent à la théorisation, à l’étude et à l’enseignement de cette branche émergente du droit qu’est le droit colonial. Par rapport à leurs collègues travaillant sur le droit métropolitain – et Girault lui-même ne manque pas de le souligner –, ces hommes font preuve d’une ouverture majeure à l’égard de savoirs produits dans les autres domaines des sciences humaines et sociales, de sorte que la mobilisation de connaissances extra-juridiques apparaît presque intrinsèque à la construction et au modus operandi du droit colonial.
3. L’intérêt accru que les juristes coloniaux portent au savoir anthropologique s’inscrit dans ce contexte et s’explique de par cette ouverture disciplinaire qui propulse le spécialiste du droit colonial aux frontières des disciplines. L’expérience de la colonisation apparaît comme le lieu privilégié de la cohabitation du droit et de l’anthropologie, surtout lorsqu’il s’agit d’appréhender et d’apprivoiser l’altérité des populations colonisées par les biais des catégories du droit [6]. L’historiographie qui a interrogé la naissance de l’anthropologie juridique a mis l’accent sur les implications réciproques entre la deuxième vague de la colonisation française – et de manière plus générale européenne – et la naissance de l’anthropologie comme science visant à saisir, à décrire et à représenter l’Autre. En ce sens, la colonisation a fourni des conditions matérielles favorables à la découverte et à l’étude de nouvelles sociétés, éloignées de la civilisation occidentale [7].
4. Les premiers traités et manuels de législation et de droit colonial permettent de saisir rapidement que le clivage entre les statuts de citoyen français et de sujet repose sur des considérations qui se nourrissent largement du savoir anthropologique de l’époque. Le terme même d’indigène, outil de travail essentiel pour les juristes et pour les administrateurs coloniaux, s’accompagne constamment de considérations ethniques, raciales et culturelles imbibées des études d’anthropologie et d’ethnologie [8].
5. Les spécialistes du droit colonial ne cessent de faire appel au « caractère de la population » [9] pour expliquer et légitimer le pluralisme de statuts de droit propre à la situation coloniale. « Il existe une unité de la race humaine, mais il faut reconnaître aussi des grandes diversités qui font obstacle à un traitement rigoureusement uniforme », écrivent Pierre Lampué et Louis Rolland dans leur Précis de législation coloniale de 1931 [10]. À l’occasion, les travaux des Lucien Lévy-Bruhl – ethnologue et anthropologue, de Raoul Allier – pratiquant l’ethnographie, et d’Henri Labouret – ethnographe et administrateur en Afrique Occidentale Française (AOF) – sont cités comme étant des références essentielles pour légitimer et concevoir des catégories juridiques [11].
6. À la lumière des considérations qui précèdent, nous nous proposons de questionner les enjeux de la rencontre entre les savoirs juridique et anthropologique dans le façonnage des statuts de sujet et de citoyen dans l’empire colonial français. Qu’est-ce que l’anthropologie des juristes coloniaux ? Quels sont les formes, les modalités, les buts de la rencontre du droit avec ce savoir autre ? De quelle manière le savoir, les outils et les techniques de l’anthropologie sont-ils mobilisés par les spécialistes du droit colonial et avec quelles conséquences ? Pour répondre à ces questions, nous souhaitons ici revenir sur le cas particulier de l’accession à la citoyenneté française de la part des personnes nées outre-mer de parents légalement inconnus, dans la période comprise entre la fin du xixe siècle et la fin de la Deuxième Guerre mondiale [12].
II. L’appréciation juridique du métissage. Le rapprochement des juristes coloniaux du savoir anthropologique
7. La définition du statut légal des personnes nées dans les territoires d’outre-mer de parents légalement inconnus constitue l’aspect le plus délicat et problématique de ce que les spécialistes du droit colonial de l’époque appellent la « Question métisse ». Les territoires français d’outre-mer concernés – pour lesquels entre 1928 et 1944 un décret portant Statut des métis voit le jour – sont celui de l’Indochine, de Madagascar, de l’AOF, de l’Afrique Équatoriale Française (AEF), du Togo, du Cameroun [13]. L’historiographie qui a travaillé sur cet aspect a mis en exergue, comme dans l’empire français, les naissances d’unions mixtes entre Européens et indigènes deviennent un « problème impérial » de la plus haute importance surtout dans les années 1920-1930 [14].
8. Les personnes dont la filiation n’est pas légalement établie sont susceptibles d’être les descendants de deux Français (ou assimilés), de deux indigènes ou d’être le produit d’unions mixtes entre les indigènes et les Français ou les Européens. Doivent-elles se voir accorder le statut de citoyen français ou doivent-elles plutôt être considérées comme indigènes et rester, ainsi, soumises au statut local ?
9. La loi sur la nationalité française du 26 juin 1889 est rendue applicable dans les territoires mentionnés par le décret du 7 février 1897 qui dans son article 1 affirme que les personnes nées de parents inconnus sont françaises. Le même décret dans son article 17 établit que « rien n’est changé à la condition des indigènes » [15]. Les juristes admettent que suivant la lettre du texte la citoyenneté française devrait être accordée à toute personne née de parents inconnus dans les territoires français d’outre-mer cités. Néanmoins l’interprétation qui se consolide, se fondant plutôt sur la combinaison des articles 1 et 17, affirme que le décret de 1897 n’est pas directement applicable à n’importe quelle personne née dans l’outre-mer français de parents inconnus, mais aux seuls descendants de Français ou d’Européens. Dès lors, le problème se pose de reconnaître préalablement si le requérant est un pur indigène ou s’il a un ascendant d’origine française ou européenne. Les juristes aux prises avec la résolution de ce problème considèrent qu’il est possible de déceler préalablement le métissage, et donc l’origine raciale, afin de déterminer si la personne demandant à accéder à la citoyenneté française est effectivement née de l’union d’un indigène avec un Français ou un Européen [16]. Autrement dit, l’accession à la citoyenneté française de la part des personnes nées de parents inconnus finit par se conformer à des faits saisissables par des signes – tels que la couleur de la peau, l’aspect physique, le mode de vie, la mentalité, l’état d’esprit – émanant essentiellement de l’observation du corps.
10. Faisant preuve d’une vision essentialiste, les juristes spécialistes de la question métisse considèrent la race, de même que le métissage, comme étant des faits. Ils parlent ainsi de « simple fait » [17], de fait « résultant des lois de la nature » [18], de « fait physiologique », de « fait social » ou encore de « fait anti-social » [19]. Dans le cas qui nous occupe, la jonction entre les savoirs juridique et anthropologique se produit précisément autour de la préoccupation majeure d’avoir à assurer une correspondance entre le droit – en l’occurrence l’attribution du statut de citoyen ou de sujet – et le fait – soit le métissage prouvant la descendance en partie européenne du requérant. Les travaux que les spécialistes du droit colonial de l’époque consacrent aux problèmes juridiques soulevés par la définition du statut légal des métis non reconnus sont ainsi parsemés de considérations relevant d’autres champs des sciences et des savoirs. Les études anthropologiques sur les races humaines – à l’origine de la naissance de la Société d’anthropologie de Paris – ainsi que les recherches sur le métissage – qui connaissent leur acmé lors des deux premières décennies du xxe siècles [20] – y occupent une place primordiale.
11. Quelles sont précisément les considérations à caractère extra-juridique auxquelles se livrent les spécialistes du droit colonial ? Quels sont les travaux et les auteurs dont ils font usage ? De quelle manière les recherches anthropologiques sont-elles utilisées et intégrées dans le discours et dans les pratiques du droit ?
12. Entre 1914 et 1933, dans la partie doctrinale du Recueil de législation, de doctrine et de jurisprudence coloniales, mieux connu sous le nom de Recueil Dareste, Henri Sambuc publie une série d’articles consacrés à la condition juridique des métis dans les différents territoires français d’outre-mer, avec une attention spéciale portée à l’Indochine [21]. Avocat à la Cour d’appel de Saïgon, Sambuc est aussitôt reconnu par ses contemporains comme étant le spécialiste par excellence de la question métisse, pour avoir théorisé et promu sans relâche le recours à la « preuve de la race » dans la procédure d’accession à la citoyenneté des métis nés de parents inconnus [22]. Loin de se borner aux problèmes strictement juridiques, ses études et ses conférences touchent aux aspects les plus variés de la vie des personnes nées d’unions mixtes entre Européens et indigènes, en s’arrêtant sur leur condition sociale, ainsi que sur leurs qualités intellectuelles, morales, psychologiques et physiques.
13. Alors que dans les articles parus dans le Recueil Dareste Sambuc ne fait aucune référence – ni dans le corps des articles ni dans les notes de bas de page – aux autres champs du savoir dans lesquels il puise les connaissances extra-juridiques mobilisées, une longue étude – parue en deux parties dans la Revue du Pacifique, en 1931 [23] – fournit des indications très ponctuelles qui témoignent de sa connaissance, aussi vaste que profonde, des études menées sur le métissage humain. Le texte de cet article, repris par la suite, en grande partie, à l’occasion d’une conférence donnée à l’Union coloniale française le 22 février 1933, est publiée dans le Recueil Dareste, une fois encore sans aucune référence bibliographique aux travaux des anthropologues [24].
14. En se proposant de « rechercher ce que sont les métis » [25], Sambuc s’arrête longuement sur leurs « caractères physiques, intellectuels et moraux » [26], et soulève la question des rapports entre métissage et dégénérescence :
Nous avons peu de choses à dire à ce sujet. L’anthropologie, jusqu’ici, semble avoir négligé ce problème. Nous ne possédons que des observations isolées, incomplètes, souvent partiales, ou des appréciations générales sans caractère scientifique et formulées a priori. Certains anthropologistes considèrent que le métis humain présente ordinairement une résistance organique imparfaite, une infériorité des forces physiques et une fécondité réduite. En est-il réellement ainsi ? [27]
Dans la même perspective, quelques pages plus tard, il observe :
Le problème en ce domaine est encore plus obscur et la science anthropologique ne semble pas l’avoir résolu jusqu’ici. Certains savants sont sévères pour les sang-mêlés, touchant leur valeur intellectuelle et morale. Par le fait de la dualité de leur hérédité déréglée, disent-ils, les métis sont inaccessibles aux idées de famille, de patrie, de travail, de propriété, d’ordre, de prévoyance, qui constituent les fondements d’un ordre social normal [28].
15. Sambuc s’introduit au cœur du débat sur l’opportunité des croisements raciaux. Qui plus est, il émet clairement son avis sur l’état des recherches anthropologiques de l’époque, en pointant du doigt le caractère non scientifique des études plaidant la dégénérescence des métis. Alors qu’en s’arrêtant sur les études autour des caractères physiques il se borne à mentionner de manière générale et indéfinie « certains anthropologistes », en se penchant sur les aspects intellectuels et moraux des métis il adresse sa critique de manière précise et directe à Edgar Bérillon. Docteur en médecine, professeur à l’École de psychologie et de psychopathologie appliquée, ce dernier est le fondateur de la Revue psychologique [29] qui, à partir des années 1910, se focalise davantage sur l’orthopédie mentale, ainsi que sur la psychologie biologique et comparée. Dans les pages de ce périodique paraissent les études de Bérillon insistant sur les conséquences néfastes des mélanges de races qui font l’objet des critiques de Sambuc [30].
16. Pour étayer sa thèse, Sambuc prend essentiellement appui sur les recherches conduites au sein de la Société d’anthropologie de Paris et publiées régulièrement dans les pages de la Revue anthropologique. Il convoque ainsi les articles parus en 1914 et en 1916 par le docteur Victor-Thomas Holbé, pharmacien à Saïgon et correspondant de l’École d’anthropologie de Paris, à la suite d’une enquête menée sur place sur les métis franco-annamites [31] ; les résultats de l’enquête sur les métis de l’AOF, proposée par la Société d’anthropologie avec le soutien du Gouverneur général Ponty et conduite par des administrateurs et des médecins [32] ; les résultats de l’enquête menée au Tonkin par le colonel Bonifacy, correspondant de l’École française de l’Extrême-Orient, membre de la Société d’anthropologie de Paris et de l’Institut international d’ethnographie [33] ; les études d’Eugène Ficher sur les peuples de Rehoboth [34] ; les études de Papillault, professeur à l’École d’anthropologie, en charge pendant un certain temps de la conférence d’anthropologie anatomique, et de Georges Hervé, professeur à l’École d’anthropologie, ancien président de la Société d’anthropologie de Paris.
17. Sambuc fait appel également à d’autres travaux de scientifiques de la période – biologistes et zoologistes au premier chef – qui ont toujours un lien de collaboration avec l’École d’anthropologie. C’est le cas des recherches d’Émile Guyénot, biologiste, professeur à l’université de Genève, correspondant à l’Académie des sciences et rédacteur de la revue Biologica ; de Félix Le Dantec, biologiste et philosophe [35] ; d’Étienne Rabaud, docteur en médecine et en sciences naturelles, chargé de conférences d’anthropologie générale puis, dès 1905, professeur adjoint d’anthropologie anatomique à l’École d’anthropologie [36].
18. Ces travaux inspirent une certaine confiance à Sambuc qui dévoile à leur égard une pointe de fascination. À la différence des scientifiques critiqués plus haut, pour Sambuc, les chercheurs de la Société d’anthropologie de Paris ne partent pas d’un a priori sur le métissage, mais font au contraire reposer leurs affirmations sur des enquêtes approfondies menées sur place. Quoi que cette attitude soit parfaitement cohérente avec le profil de ce juriste de terrain, qui passa presque trente ans en Indochine, les travaux de l’anthropologie raciale apparaissent comme une référence partagée au milieu des années 1920-1930.
19. Des considérations de même nature se retrouvent dans les travaux, et surtout dans les thèses de doctorat, d’autres spécialistes du droit colonial de l’époque se penchant sur l’étude du statut légal à accorder aux métis et, en particulier, aux métis non reconnus [37]. En plus des recherches menées au sein de la Société d’anthropologie de Paris, on retrouve fréquemment des références aux études sur le métissage qui circulent au sein de l’Institut colonial international de Bruxelles [38]. Les recherches de l’anthropologue portugais Francisco Xavier da Silva Telles, professeur à l’École de médecine tropicale à Lisbonne et membre de l’Institut, figurent notamment parmi les plus citées. Ces travaux ont tendance à s’imposer comme une sorte de référence européenne en la matière.
20. À y regarder de plus près, la sélection des travaux scientifiques opérée par Sambuc s’avère fonction de la construction de son propre discours et vise à fonder une solution de droit très précise. Au lieu d’insister sur le caractère dégénéré et figé des métis, les recherches de la Société d’anthropologie de Paris mettent en exergue la variabilité extrême des caractères psycho-physiques des sang-mêlés, en insistant sur le poids que l’éducation peut exercer sur l’hérédité. Pour Sambuc il en découle que, les métis n’étant pas prédestinés de par leurs caractères à la dégénérescence, il est indispensable de tout miser sur leur éducation et, en les soustrayant au milieu indigène, d’en faire des vrais Français [39]. En prenant appui sur ces considérations, Sambuc soutient de manière résolue que les personnes nées dans l’outre-mer français de parents inconnus, dont l’un au moins est susceptible d’avoir une origine française ou européenne, doivent se voir accorder la possibilité d’accéder à la citoyenneté française par le biais d’une procédure judiciaire spéciale qui fait de la preuve de l’origine une condition suffisante et nécessaire.
21. En plus d’être mobilisées pour donner une assise plus solide à la solution de droit proposée, les recherches anthropologiques sur les races humaines et sur le métissage fournissent des informations techniques et des indications méthodologiques dont les juges s’inspirent et s’emparent pour parvenir à détecter la présence du métissage lors des procédures d’accession à la citoyenneté française. De là vient l’attention portée aux études qui cherchent à lister les indices qui – tout comme les yeux, la couleur de la peau, les traits malaires plus au moins saillants ou encore la forme du crâne – permettent de déceler concrètement le métissage et de distinguer les différents types de croisement, ainsi qu’aux recherches visant à définir le mode de vie et la mentalité propres aux différentes populations colonisées.
La nécessité de faire attention « aux faits », en l’occurrence au « fait du métissage », entraîne une modification radicale de la procédure judiciaire d’accession à la citoyenneté.
III. Des juges-anthropologues. Enquêtes et « expertises ethniques »
22. À partir du début des années 1920, les juges exerçant outre-mer commencent à accorder la citoyenneté française aux métis nés de parents inconnus sur la base de l’appréciation du « fait du métissage ». L’assignation au statut de citoyen commence ainsi à être subordonnée à l’appréciation de l’« aspect physique », de la « race », de la « mentalité », de l’« état d’esprit », de l’« éducation », du « mode de vie ». Afin de convoquer et d’intégrer ces nouveaux éléments au sein de la procédure judiciaire d’accession à la citoyenneté, il devient indispensable pour les juristes d’utiliser des moyens de preuve aptes à les saisir et à les apprécier. Alors que la preuve de la filiation, traditionnellement utilisée pour déterminer la citoyenneté, est progressivement mise de côté, l’enquête et l’« expertise ethnique » – ou « expertise anthropologique » suivant certaines sources – deviennent les piliers de la nouvelle procédure qui se met en place.
23. Un arrêt de la Cour d’appel de Hanoï du 12 novembre 1926 [40], connu pour avoir opéré un véritable revirement jurisprudentiel dans la manière d’accorder la citoyenneté française aux personnes nées de parents inconnus [41], réunit la presque totalité des nouveaux éléments dont les juges se servent pour trancher sur la question et offre un exemple marquant et exhaustif des changements intervenus au sein de la procédure après l’ouverture du droit colonial à l’anthropologie raciale. Dans le cas d’espèce, la Cour se prononce sur l’accession à la citoyenneté française de Victor Lisier dit Barbiaux qui, né au Tonkin en 1889, se dit descendant de mère annamite et de père européen. Infirmant le jugement de première instance que le Tribunal résidentiel de Tuyên-Quang avait rendu le 15 mai 1926 à l’appui du décret du 7 février 1897, la Cour déclare que Victor Lisier Barbiaux est citoyen français, puisque né « de parents inconnus mais dont l’un n’était ni indigène ni assimilé aux indigènes » [42]. Pour parvenir à affirmer que Victor Lisier Barbiaux est « de race mixte » [43], les juges procèdent d’abord à la vérification sommaire de ses caractères physiques :
[…] Il résulte des constatations faites par la cour et des renseignements produits aux débats que Victor dit Lisier dit Barbiaux ayant comparu à l’audience du 3 septembre 1926, la Cour de céans a constaté qu’il réunissait sans aucun doute possible les caractères physiques du métis européo-annamite [44].
24. Le juge s’érige lui-même en anthropologue, en s’estimant capable de détecter le métissage par un simple examen visuel de la personne intéressée, en faisant usage de connaissances anthropologiques et ethnologiques basiques et communes, diffuses et partagées par les administrateurs coloniaux et par les juristes spécialisés en droit colonial.
25. Dans d’autres cas, pour corroborer l’examen physique préalablement réalisé par les juges, une expertise peut être demandée. L’arrêt rendu par le tribunal de première instance de Majunga le 11 décembre 1928 fournit un exemple intéressant des modalités de recours à ce moyen de preuve [45]. Tout comme dans le cas de la cour d’appel de Hanoï, le tribunal doit se prononcer sur l’accession à la citoyenneté française d’une personne, Gabriel Antoine Samat, née de parents inconnus dont l’un est supposé avoir été d’origine française. De manière analogue au cas jugé par la cour d’appel de Hanoï, le tribunal fait d’abord comparaître le demandeur en jugement d’avant-dire droit pour pouvoir constater « à la fois l’aspect physique […] et sa façon de s’exprimer en français » [46]. Ensuite, les juges confient la réalisation d’une expertise au docteur Jean-Baptiste Lardillon. Le certificat médical, indiquant les « caractères ethniques », aide le tribunal à conclure que Gabriel Antoine Samat « est un métis européen-malgache » [47] et « en conséquence […] citoyen français » [48].
26. Les sources judiciaires de l’époque attestent de l’usage de l’expertise ethnique en dehors des procès d’accession à la citoyenneté française. Dans la casuistique judiciaire des années 1930, ce moyen de preuve est utilisé afin de déterminer l’existence d’un lien de filiation naturelle, en remplacement de l’analyse des groupes sanguins qui commençait à être admise dans le cadre des procédures de reconnaissance de la paternité pour les enfants naturels en France métropolitaine [49]. En 1937, la référence à la couleur de la peau est mobilisée dans le cadre d’une procédure de divorce devant le tribunal de première instance de Lomé. En l’occurrence, M. Hospice Dominique Coco, le demandeur, souhaite prouver l’adultère de sa femme, Mme Delphine Marie d’Assomption. Pour ce faire, il argue n’avoir aucun lien de sang avec le troisième et dernier enfant issu du couple. En avant-dire droit, le tribunal demande la réalisation d’un examen des groupes sanguins à des médecins experts qui font part de l’impossibilité de réaliser une analyse complète, incluant la recherche des sous-groupes sanguins, dans le territoire de Lomé, les moyens techniques faisant défaut. Dès lors, le demandeur mobilise des éléments spécifiques à l’expertise ethnique, en insistant sur l’examen de la couleur de la peau. Il soutient plus précisément que la couleur, très claire, de la peau de leur troisième enfant permettrait de conclure de manière manifeste que l’enfant ne peut pas être issu du couple, le demandeur et la demanderesse étant respectivement de « couleur noire » et de « couleur noire moins foncée » [50]. Dans ce cas, les juges estiment néanmoins que la preuve du métissage n’atteint pas une certitude suffisante pour prouver la non-existence d’un lien de filiation naturelle et, par conséquent dans le cas d’espèce, l’adultère.
27. Il est, en effet, opportun de relever que le recours à l’expertise anthropologique ne fait guère l’unanimité. Tout au long des années 1920, certains juristes spécialistes de la question métisse ne cessent d’insister sur le caractère incertain et aléatoire de ce moyen de preuve. De par ces arguments, ils tentent de faire barrage à la modification massive des moyens de preuve en matière de citoyenneté qui est en train de se mettre en place [51]. La confiance dans la possibilité de détecter le métissage de par la seule expertise ethnique a donc ses limites. D’ailleurs, dans le cadre de la nouvelle procédure facilitant l’accession à la citoyenneté française aux métis nés de parents légalement inconnus, la constatation des caractères physiques ne représente qu’un des éléments, parmi d’autres, fondant la conviction du juge. À côté de l’expertise ethnique, l’enquête joue un rôle central dans la procédure judiciaire.
28. Tout comme l’expertise, l’enquête est un instrument qui, accordant une valeur juridique à des éléments empiriques auparavant situés en dehors de la procédure judiciaire, permet de saisir la « réalité » du métissage et d’assurer la conformité du jugement à « la nature même des choses » [52]. Normalement confiée au procureur de la République [53], l’enquête vise à recueillir des informations sur la « mentalité », sur le « mode de vie », sur l’« état d’esprit », sur l’« éducation » du candidat à la citoyenneté française [54].
29. Dans le cas de Gabriel Antoine Samat, précédemment cité, le tribunal de première instance de Majunga, à côté de l’expertise, fait mention des éléments appréciés par l’enquête du procureur de la République :
[…] Il résulte des constatations faites par le tribunal, de l’enquête à laquelle s’est livré M. le procureur de la République, du certificat de M. le docteur Lardillon indiquant les caractères ethniques de Samat et de tous les renseignements produits aux débats, que Gabriel Antoine Samat est un métis européen-malgache, qu’il a toujours porté les nom et prénoms Samat Gabriel Antoine, qu’il a été employé au service des douanes de Morondova en qualité de préposé au même titre que les Européens, qu’il écrit et parle correctement le français, que, malgré son titre actuel de gouverneur indigène, il a toujours joui de la considération due à un citoyen français […] [55].
30. Ce bref extrait de l’arrêt du tribunal de Majunga donne un aperçu assez clair des éléments recueillis par le procureur de la République lors de l’enquête. Or il est possible de constater que ces éléments sont presque les mêmes que ceux dont les administrateurs coloniaux se servent pour décider d’accorder la citoyenneté française par voie administrative aux populations indigènes. À partir de la fin du xixe siècle, en effet, une série de décrets prévoient que les indigènes habitant certains territoires français d’outre-mer puissent obtenir le statut de citoyen français, sur demande individuelle, à la suite d’une procédure proche de la procédure de naturalisation utilisée en France métropolitaine [56].
31. Dans la colonie de Madagascar, dans laquelle est prononcé l’arrêt du tribunal de première instance de Majunga concernant Gabriel Antoine Samat, un décret du 3 mars 1909 prévoit que les Malgaches puissent demander l’accession à la citoyenneté française à condition d’avoir atteint le vingt-et-un ans et de maîtriser la langue française [57]. Dans le cadre de cette procédure, l’administration doit se livrer à une enquête sur les antécédents et sur la moralité du demandeur [58]. Une circulaire du gouverneur général, datant du mois de mai et adressée aux chefs de province et aux administrateurs de cercle en charge de l’instruction des demandes, précise de manière exacte les éléments à saisir lors de l’enquête sous la forme d’un questionnaire [59]. La circulaire demande aux administrateurs de prendre en compte la réputation du postulant ; son mode de vie pour évaluer si le demandeur s’est suffisamment rapproché de la civilisation européenne ; le mode de vie de sa famille proche ; son état d’esprit ; sa valeur intellectuelle et morale ; son attitude à l’égard de la France ; ses relations avec les populations indigènes et sa situation avant l’occupation française.
32. Les dossiers d’accession à la citoyenneté française des indigènes malgaches, instruits entre 1909 et 1931, représentent une source incomparable d’informations sur le déroulement des enquêtes administratives et, surtout, sur les éléments d’appréciation dont les administrateurs vont concrètement se servir dans la phase d’instruction des demandes [60]. Parmi les demandeurs figurent un certain nombre d’individus que l’administration classe comme métis nés de parents inconnus [61]. Les deux procédures, administrative et judiciaire, d’acquisition de la citoyenneté française par des métis non reconnus courent donc en parallèle, en se chevauchant. Tout aspect de la vie du requérant est passé au crible lors des enquêtes administratives. Une attention est portée à la façon d’entretenir et de meubler la maison ; à l’alimentation ; à la manière de parler et d’écrire le français ; à la façon de s’habiller ; aux facultés intellectuelles ; aux traits de caractère ; à la dépendance matérielle ; aux études suivies ; au type d’emploi ; aux attitudes à l’égard de la France et de son entreprise de colonisation.
33. Du point de vue des données recueillies et examinées, les enquêtes des procureurs de la République, menées dans le cadre de la procédure judiciaire, se rapprochent considérablement des enquêtes administratives, et pour cause. Les documents du gouvernement général de Madagascar relatifs à l’accession à la citoyenneté française témoignent de chevauchements et de conflits de compétence multiples entre les pouvoirs judiciaire et administratif, ainsi que d’échanges visant à trouver une solution commune concernant le statut légal des personnes nées de parents inconnus [62]. Il n’est donc pas étonnant que les enquêtes confiées au procureur de la République, dans leur contenu, se rapprochent autant de celles menées par les administrateurs dans le cadre de la procédure prévue par le décret du 3 mars 1909. Par ailleurs, le décret du 5 septembre 1930, déterminant la condition juridique des métis nés de parents inconnus en AOF, dans son article 4, prévoit que dans le cadre de la procédure judiciaire, l’enquête visant à déterminer la possession d’état de Français soit diligentée par les administrateurs, suivant les modalités établies par le gouverneur général, tout comme dans le cadre des procédures administratives [63]. Lorsqu’à la fin des années 1920, la décision est prise de réglementer la condition des métis non reconnus sur le territoire de Madagascar, le projet de décret pour l’AOF datant de 1928 apparaît comme étant un modèle possible pour la colonie malgache. Les modalités de réalisation de l’enquête font l’objet d’une longue controverse entre le procureur général, Rouvin, et le gouverneur général de Madagascar, Olivier [64]. Quoique cette disposition ne soit finalement pas adoptée par le décret de 1931 pour le territoire de Madagascar, le décret pour l’AOF fait ressortir la porosité des frontières entre l’administration et la juridiction dans le cas spécifique de l’attribution de la citoyenneté française aux personnes nées de parents inconnus. Cette perméabilité explique la proximité des enquêtes judiciaire et administrative en matière de citoyenneté.
33. Tout au long des années 1920-1930, l’enquête s’impose comme le moyen d’instruction privilégié dans le cadre des procédures judiciaires d’accession à la citoyenneté des métis non reconnus. Son usage, de plus en plus massif, doit être mis en relation avec les spécificités du contexte colonial et situé dans une relation étroite avec la tradition des enquêtes anthropologiques. L’historiographie a largement insisté sur la fonction et sur les enjeux de l’usage des enquêtes – qu’elles soient sociales, statistiques, politiques, administratives, anthropologiques – qui constituent une jonction tout à fait privilégiée entre le pouvoir colonial, les sciences et les « savoirs impériaux » émergeant au xixe siècle [65].
34. Tout comme les « expertises ethniques », les enquêtes réalisées dans le cadre des procédures d’accession à la citoyenneté ne sont évidemment pas sans rapport avec le savoir anthropologique de l’époque. Le lien étroit entre l’enquête et les études relatives aux races et au métissage est détectable sous le double profil de la forme et du contenu.
35. Du point de vue de la structure, il est possible de détecter une très forte similitude avec les enquêtes organisées par la Société d’anthropologie de Paris, à compter des années 1860, dans le cadre des études sur les races humaines et sur le métissage. Cette proximité paraît d’autant plus évidente dans le cas de la procédure administrative. La collaboration étroite entre les administrateurs coloniaux et les anthropologues de la Société d’anthropologie, dont ils sont souvent membres, ainsi que l’implication directe des premiers dans la réalisation pratique des enquêtes sur le métissage durant les premières décennies du xxe siècle, sont désormais largement connues et étudiées par l’historiographie. Les administrateurs coloniaux sont à l’aise avec cet instrument d’acquisition de connaissances sur les caractères raciaux des différentes populations [66]. En travaillant sur les instructions fournies aux voyageurs en charge du recueil des données d’analyse, Claude Blanckaert observe que la forme du questionnaire est normalement privilégiée [67]. Effectivement, la circulaire du gouverneur général de Madagascar, précisant aux administrateurs de province et de cercle les éléments à saisir durant l’enquête de moralité, est conçue comme une liste de questions. Les formulaires utilisés par les administrateurs, tout au long des années 1920, reproduisent le format question-réponse [68].
36. Du point de vue du contenu spécifique, soit des éléments recueillis et appréciés pour parvenir à la décision d’accorder la citoyenneté française, aussi bien dans le cadre des procédures administratives que dans celui des procédures judiciaires, la référence aux études anthropologiques parait évidente. Les juges et les administrateurs tiennent pour acquis que les différentes populations indigènes ont une mentalité et un mode de vie spécifiques, saisissables à travers des indices précis – tels que les habits, les aliments, l’intelligence, la manière de parler et d’apprendre – en plus, bien évidemment, des caractères somatiques et physiques propres et plus ou moins clairement détectables.
37. Jusqu’au seuil des indépendances, l’accession à la citoyenneté française des personnes nées de parents inconnus continuera d’avoir lieu suivant cette procédure, façonnée sur le terrain par la pratique jurisprudentielle, en l’absence totale de toute disposition de loi et grâce, entre autres, au rapprochement du droit colonial et de l’anthropologie raciale [69].
IV. Conclusions
38. Les problèmes soulevés par l’accession à la citoyenneté française des métis non reconnus conduit à plusieurs considérations sur les modalités qui président à la mise en place de cet échange entre le droit colonial et l’anthropologie raciale ; sur la fonction remplie par le savoir anthropologique dans les discours et dans les pratiques juridiques, ainsi que, de manière plus générale, sur les conséquences que le dialogue entre l’anthropologie et le droit est susceptible d’entrainer sur la manière de concevoir le droit outre-mer.
39. Les juristes spécialistes du droit colonial s’imprègnent du savoir anthropologique de l’époque par de multiples biais. La lecture des travaux des anthropologues, relatifs aux races humaines et en particulier au métissage, représente sans aucun doute une voie d’accès privilégiée. Les études doctrinales des juristes spécialistes de la question métisse se nourrissent des recherches des anthropologues sur le métissage des races humaines et se situent, en outre, dans un rapport très étroit avec les pratiques judiciaires. Les travaux de Sambuc, souvent cités dans les notes aux arrêts de jurisprudence faisant usage des expertises et des enquêtes, font autorité. En l’absence totale de tout texte de loi, ils justifient l’introduction d’une solution juridique novatrice essentiellement fondée sur la détection du métissage [70]. Par ailleurs, les échanges serrés entre l’administration et la juridiction contribuent grandement à rapprocher le savoir juridique de l’anthropologie raciale, les administrateurs coloniaux utilisant avec aisance les outils et les connaissances mobilisés par celle-ci. Des liens entre les administrateurs, les juristes et les anthropologues se tissent également au sein de sociétés, d’écoles ou d’associations. La Société d’anthropologie de Paris compte parmi ses membres et ses correspondants des juristes et, surtout, des administrateurs coloniaux [71]. L’Institut international de Bruxelles, qui consacre deux séances à la question métisse, réunit régulièrement juristes, administrateurs et spécialistes européens d’autres disciplines. Parmi celles-ci, l’anthropologie liée à l’étude des mélanges entre les races y figure au premier rang. Véhiculée par ces multiples voies, l’anthropologie raciale devient une sorte de savoir diffus, partagé par les différents acteurs coloniaux et exploitable par des non-spécialistes.
40. D’après les sources analysées, il semble néanmoins que les juristes s’étant penchés sur la question métisse ne bâtissent pas un échange direct sur le terrain avec les anthropologues. Ils s’emparent plutôt d’un certain nombre de connaissances en matière d’anthropologie physique et raciale, en les mobilisant dans la construction et dans la légitimation de leur nouvelle théorie sur le statut légal des métis non reconnus, ainsi que dans le peaufinage de leur propre technique pour détecter le « fait du métissage » lors des procès. Par le biais de la réalisation d’expertises et/ou d’enquêtes, les juges se font eux-mêmes anthropologues. Lorsqu’elles sont demandées, les expertises ethniques ne sont pas nécessairement réalisées par des spécialistes en lien direct avec les lieux de production du savoir anthropologique mobilisé. Les experts nommés sont souvent des médecins militaires [72]. La personne en charge de la réalisation de l’expertise ethnique par le tribunal de première instance de Majunga, le docteur Lardillon, fait partie du service de santé des troupes coloniales depuis 1913. Aucun élément de son dossier ne laisse supposer qu’il ait eu des compétences spécifiques en matière d’anthropologie physique et raciale. Docteur en médecine auprès de la faculté de Lyon, il consacre ses travaux en rapport avec la colonisation à la maladie du sommeil [73].
41. La sélection que les juristes opèrent au sein des recherches et des études anthropologiques n’est pas anodine, mais elle vise à légitimer et à rendre techniquement possible une solution de droit qui s’écarte des règles traditionnelles de procédure, en l’occurrence l’attribution aux métis de la citoyenneté française sur la base de la vérification de l’effectivité du métissage. La mobilisation d’études raciales est ainsi le levier d’un revirement de jurisprudence qui se traduit de surcroît par une entorse à la procédure ordinaire. Les spécialistes du droit colonial sélectionnent des études, les trient, jugent de leur fondement scientifique. Ils accordent un poids majeur aux recherches de terrain fondées sur l’observation, sur l’expérience et sur la connaissance scientifique propres aux sciences naturelles, les anthropologues de l’époque, étant dans la plupart des cas des médecins, des zoologistes, des biologistes. Cette assise scientifique apparaît comme primordiale pour les usages juridiques du savoir anthropologique sur la race et sur le métissage.
42. De leur côté, les anthropologues tirent des bénéfices du fait que leurs études soient convoquées dans les politiques coloniales. Les travaux des historiens des sciences ont bien mis en exergue le désir manifesté par certains membres de la Société d’anthropologie de Paris de faire en sorte que leurs études trouvent une application pratique et jouissent d’une considération au niveau politique, allant jusqu’à envisager la possibilité de légiférer « scientifiquement » [74]. Il arrive par ailleurs qu’ils prennent position sur les solutions juridiques. En 1933, Henri Neuville – un naturaliste, directeur adjoint du laboratoire de zoologie comparative de l’École pratique des hautes études – traite longuement du métissage. Il s’arrête sur le statut des métis dans les colonies françaises et fait référence aux théories de Sambuc, dont il montre une certaine maîtrise et dont il partage les conclusions [75].
43. Les juristes, enfin, ne se bornent pas à puiser dans les contenus des études réalisées par les anthropologues. Ils s’emparent également d’une méthode. La vérification judiciaire d’un fait matériel et/ou sociologique, en l’occurrence le métissage, devient l’objet du procès en accession à la citoyenneté, de sorte qu’une superposition se réalise avec l’objet d’étude des anthropologues. Par conséquent, le recours à une méthode scientifique, fondée essentiellement sur l’observation et sur l’analyse de faits observés, s’avère indispensable au spécialiste du droit. En plus de permettre une modification radicale de la procédure d’accession à la citoyenneté, le rapprochement du droit et de l’anthropologie raciale permet de repenser le fonctionnement du droit en situation coloniale, en l’éloignant de toute forme d’abstraction et en le rapprochant plutôt de la méthode d’observation scientifique.
44. En 1931, J. Mérimée, auteur d’une thèse sur l’accession des Indochinois à la qualité de citoyens français, en s’arrêtant sur la dimension héréditaire des caractères psychologiques, nous livre un très bel exemple des effets que le mariage entre les savoirs anthropologique et juridique est susceptible de produire sur la manière de concevoir le fonctionnement concret du droit colonial :
Que la cause en soit naturelle ou acquise, il est certain que la mentalité des diverses races, que leurs réactions, que le mécanisme de leur psychologie, diffèrent infiniment plus que leurs caractères physiques. Il faut tenir compte de ce fait, car on ne peut pas, pas plus dans le domaine juridique, que dans celui des sciences exactes, négliger les données positives de l’observation scientifique [76].
Silvia Falconieri
Centre national de la recherche scientifique
Institut des Mondes Africains (UMR 8171-UMR 243)