« Tu fais partie du paysage de la rue, comme ce réverbère »
(William Foote Whyte, Street corner society,
la structure sociale d’un quartier italo-américain [1943],
trad. J. et M. Destrade, Paris, La Découverte, 1995, p. 331).
1. Il est sans doute délicat, ou chimérique, de trouver une origine exacte à la notion d’observation participante qui, on le sait, a connu une fortune déterminante pour la sociologie et l’anthropologie. Cette notion ou plutôt cette méthode, sur laquelle la bibliographie est abondante [1], peut se définir comme l’immersion complète de l’enquêteur dans la société qu’il étudie : cette immersion l’amène à partager le mode de vie et les activités de cette société au point d’être (presque) confondu avec ses membres, elle lui permet surtout de légitimer la valeur de son enquête, autorisée par la connaissance en profondeur du terrain. Il a déjà été démontré à quel point l’observation participante, que l’on associe généralement à l’École de Chicago, n’a en fait pas été strictement appliquée dans la plupart des thèses sociologiques qui y ont été soutenues [2]. Cependant, il est manifeste que les grandes enquêtes sur les hobos d’Anderson (1923), de Zorbaugh sur les bas quartiers (1929) ou de Cressey sur les danseuses professionnelles (1932) [3], sont fondées sur l’immersion, sur la participation et sur le rôle actif de l’enquêteur qui évolue dans un rôle périphérique par rapport au groupe qu’il étudie (et cette tradition se prolongera jusqu’aux célèbres travaux de Becker ou de Goffman). Il est difficile d’imaginer aujourd’hui à quel point l’observation participante des années 1920 fut une innovation, qui choqua ou déçut, parce qu’elle remettait au cœur de l’enquête les notions de sujet et d’expérience humaine, loin des types wébériens ou des statistiques durkheimiennes qui induisaient un rapport bien plus abstrait (et totalisant) du chercheur en sciences humaines avec son objet. L’expression d’« observation participante » n’apparaît que dans l’annexe de la réédition, en 1955, de l’étude de Whyte sur la structure sociale d’un quartier italien (Street corner society) [4]. En revanche, son emploi dans un contexte ethnographique est contemporain des premiers travaux de l’École de Chicago, et en particulier de la célèbre étude de Malinowski en Mélanésie, Les Argonautes du Pacifique occidental (1922). Dans ce texte, l’anthropologue se fait le héros de l’immersion pour s’adapter au mode de vie de la société trobriandaise, afin que sa présence paraisse naturelle :
C’est dire qu’un chercheur, qui veut qu’on lui fasse confiance, doit présenter de façon claire, concise, et sous la forme d’un état, les observations personnelles directes, d’une part, les informations indirectes qui étayent son exposé, de l’autre. […] Si l’on habite dans un village sans autre occupation que de suivre la vie indigène, on assiste sans cesse aux activités habituelles, cérémonies et transactions, on a sous les yeux des exemples de croyances telles qu’elles sont vraiment vécues, et, aussitôt, toute la chair et le sang de la vie indigène authentique viennent étoffer le squelette des constructions théoriques. […] Il n’est pas mauvais non plus que dans ce genre de travail, l’ethnographe abandonne quelquefois sa caméra, son bloc-notes et son crayon, pour se joindre à ce qui se passe. Il peut prendre part aux jeux des indigènes, les accompagner dans leurs visites et leurs promenades, s’asseoir, écouter, participer à leurs conversations [5].
2. Au début des années 1920, Malinowski ne faisait cependant que radicaliser une pratique et une méthode présente depuis déjà longtemps dans les récits de voyages de la Renaissance [6], et ce bien avant la naissance de l’ethnographie comme discipline autonome. En effet, aussi difficiles soient-ils à catégoriser comme un genre à part entière [7], les récits de voyages constituaient déjà, dans certains cas situés au début de l’histoire coloniale, des enquêtes fondées sur l’observation en immersion au sein d’une société étrangère. Contrairement à ce qu’avançait Malinowki [8], les récits de voyages – du moins ceux qui seront étudiés ici et qui se présentent comme des rapports personnels fondés sur une expérience durable dans une société étrangère – adoptaient déjà la forme de l’enquête où le témoin suit de très près, voire partage, les us et coutumes du milieu observé. Tous les témoignages des voyageurs ne renvoient cependant pas à l’observation participante : dès l’Antiquité, Hérodote par exemple se rend en Égypte, il enquête, mais il ne cherche pas à se confondre avec les prêtres égyptiens. En revanche, plus tard au Moyen Âge, Marco Polo eut bien une fonction d’« émissaire » auprès de Kubilaï Khan et donc une participation directe aux affaires du grand Khan [9]. Ainsi, bien avant l’École de Chicago et Malinowski, apparaissent des formulations de cette observation participante, comme par exemple en 1800 lorsque De Gérando commente l’expédition du capitaine Baudin aux terres australes : « le premier moyen pour bien connaître les sauvages est en quelque sorte de devenir l’un d’entre eux » [10].
3. On l’aura compris, la pratique précède la catégorie anthropologique et l’objectif de cet article est précisément de revenir sur l’archéologie de cette pratique. En effet, il s’agit de montrer comment l’observation participante, innovée et innovante dans les années 1920, est en fait l’héritière des pratiques des voyageurs européens de la Renaissance, et plus précisément des relations écrites à la première personne qui se présentent comme des témoignages directs. En comparant des sources pré-ethnographiques (les récits de voyages qui accompagnent la première colonisation, du xve au xviie siècle) et des sources juridiques hétérogènes (les recueils de plaidoyers, les compilations d’arrêts, les ouvrages de théorie juridico-politique), il sera montré comment une première mise en pratique de l’observation participante apparaît dans les rapports des voyageurs en se fondant sur le modèle juridique du témoignage. Au carrefour de l’histoire de l’anthropologie et de celle du droit, notre étude analysera comment les discours ethnographiques et juridiques se sont nourris réciproquement pour accréditer la légitimité de leur propos. Quels sont les critères implicites sur lesquels se fonde cette première application de l’observation participante dans les récits de voyages du xvie siècle ? Comment le paradigme juridique est-il à son tour traversé par les références aux récits d’observation participante qui viennent accréditer la véracité des démonstrations ? Enfin, quelles sont les limites, épistémologiques et éthiques, aux emprunts entre les différentes disciplines et à cette circulation des discours ? On verra que l’« ensauvagement », défini comme le risque d’une immersion prolongée et d’une altération de l’identité du témoin, concrétise à la fois la limite et la condition de cette première forme d’observation participante : le contact trop proche (mais pourtant nécessaire) avec une société étrangère peut alors devenir le prétexte pour une critique des voyageurs que certains magistrats n’hésitent pas à formuler.
I. L’observation participante à la Renaissance : les critères d’une pratique
4. En premier lieu, si on reprend les principes établis plus tard par Malinowski dans sa célèbre introduction [11], il semble que l’observation participante se définisse bien par l’immersion totale dans une société étrangère, par une relative objectivité pour comprendre le fonctionnement de cette société, en apprendre la langue, et, dans certains cas, par un rôle actif au sein de cette société. Or, ces paramètres, fondateurs de l’anthropologie moderne, sont directement hérités des pratiques d’enquête mises en œuvre dans les récits de voyages de la Renaissance [12]. On sait que la publication exponentielle des relations au cours du xvie siècle fut accompagnée des premiers lexiques sur des langues complètement inconnues, qu’il s’agisse du dictionnaire franco-tupi dans la relation du réformé Jean de Léry au Brésil (1557-1558), du huron dans celle du missionnaire récollet Gabriel Sagard (1623-1624) ou encore du maldivien dans celle du marchand François Pyrard, qui participe en vain à la première Compagnie française des Indes orientales (1601-1611) [13]. Parmi les autres critères, on notera la promotion de l’autopsie, ou vue par soi-même [14], comme l’ont montré les travaux de François Hartog, puis de Frank Lestringant [15]. À l’affirmation du témoignage visuel, dont le poids est décisif, il faut cependant ajouter deux autres composantes, moins souvent soulignées, mais qui n’en sont pas moins importantes : la durée de l’expérience en terre lointaine et la participation sur place, à savoir l’engagement du voyageur au sein de cultures radicalement étrangères.
5. Tout d’abord, la durée (sur laquelle insistait déjà Malinowski [16]) : elle constitue un paramètre essentiel pour que le récit de voyage soit légitimé. C’est ce que montre par exemple le « naturaliste » Pierre Belon du Mans à l’orée de ses Observations de plusieurs singularitez, en indiquant que son départ pour le Levant « fut du vivant du roi François l’an 1546, et le retour, l’an 1549 » [17]. Le rappel de cette durée assume une fonction probatoire : le témoignage du voyageur se fonde d’abord sur le temps de l’expérience. C’est d’ailleurs un des points névralgiques de la controverse entre Jean de Léry et André Thevet : le pasteur oppose au cosmographe le peu de temps qu’il a passé au Brésil (« dix semaines » [18] contre dix mois) et qui suffit à décrédibiliser son témoignage. En plus du facteur temporel, c’est tout autant l’engagement du voyageur sur place qui constitue une garantie de la valeur de son récit. À la différence de Marco Polo, la participation du voyageur à une culture étrangère est le plus souvent subie par un témoin devenu prisonnier, enfermé dans le pays qu’il décrit, bien malgré lui [19]. C’est le cas de l’aventurier italien Ludovico Varthema (prisonnier à Aden en 1503), du mercenaire allemand Hans Staden (captif chez les Tupinambas en 1552-1555), du marin anglais Anthony Knivet (lui aussi au Brésil, prisonnier des Portugais vers 1600), ou encore du marchand breton François Pyrard déjà évoqué (prisonnier cinq ans dans l’archipel des Maldives). Quant à Léry, c’est pour fuir l’enfermement que lui promet Villegagnon qu’il se réfugie temporairement chez les Tupinambas. Prisonnier, le voyageur est plus volontiers intégré, contre sa volonté, dans une société qu’il va pouvoir observer de près. C’est dans ce cadre coercitif, pour ne pas dire carcéral, que son témoignage prend la valeur de preuve : dans cette optique, le récit du voyageur répond doublement à une fonction probatoire, il donne à la fois la preuve de sa captivité et la preuve d’un témoignage légitime. Il y a là une différence capitale avec l’observation participante, théorisée par Malinowski et l’École de Chicago : les voyageurs de la Renaissance, dans la plupart des cas, subissent le régime du témoignage (même s’il faut nuancer le poids de cette dimension carcérale, qui n’exclut pas un rôle actif dans la société étrangère : François Pyrard, prisonnier à Malé, y développe un petit commerce ; d’autre voyageurs devenus des esclaves occupent aussi des tâches de domestiques ou des emplois corvéables, comme Knivet qui travaille dans un moulin à sucre sur l’île brésilienne d’Ilhabela).
6. Quant au détachement du voyageur qui quitterait ses réflexes et ses repères occidentaux pour fournir un relevé objectif de la société qu’il observe, il s’agit bien-sûr d’un vœu pieux, mais on pourrait formuler le même jugement au sujet de Malinowski lui-même et de ses principes qu’il n’a pas strictement appliqués. Il y a sans doute là un vice de forme propre à l’observation participante et qui a été souvent remarqué : l’enquêteur ne peut jamais oublier qu’il reste un étranger, et surtout que la société qu’il observe s’en souvient toujours. On remarque cependant, dans certains récits de la Renaissance, une opération de décentrement [20], de mise à distance de sa propre culture, en particulier chez Léry qui formule des critiques sur la société française contemporaine (voir sa célèbre déclaration : « je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages, ausquels […] j’ai cogneu plus de rondeur qu’en plusieurs de par-deça » [21]).
7. Enfin, deux derniers critères essentiels à la méthodologie de l’observation participante sont tributaires des modèles d’enquête de la Renaissance : d’abord l’intérêt pour le « terrain », ensuite celui pour les entretiens. D’une part, certains voyageurs se font les « chorographes » qu’affectionne Montaigne [22], privilégiant un territoire limité, circonscrit à la seule expérience raisonnablement possible pour une enquête. Certes, cette limitation à un seul terrain entre en tension avec les aspirations totalisantes d’autres voyageurs, cosmographes ou avides de circumnavigations. Mais, qu’il s’agisse du marchand portugais Duarte Lopes au Congo (1591), de l’historiographe espagnol Oviedo au Nicaragua (1535) ou de l’explorateur vénitien Ça da Mosto au Sénégal (1455), la littérature de voyages de la Renaissance offre déjà une spécialisation géographique et anthropologique sur un « terrain » d’enquête. D’autre part, les relations abondent en dialogues, entretiens et autres citations de discours rapportés qui rendent compte de cette volonté de s’appuyer des propos étrangers pour fonder, là encore, la légitimité du témoignage. Que ces propos étrangers soient reformulés ou instrumentalisés, importe moins que la volonté de créer cet effet de véridicité par l’intégration d’un interlocuteur autochtone, qui vient confirmer le propos du voyageur en immersion.
II. La légitimation de l’observation participante : l’héritage du paradigme juridique
8. À la Renaissance, les récits de voyages les plus prisés, les plus reconnus, sont bien ceux qui mettent en œuvre cette pratique de l’immersion dont héritera l’observation participante des sciences humaines actuelles. Cependant, les fondements épistémologiques des témoignages des voyageurs sont, à leur tour, eux-mêmes tributaires d’un autre paradigme, dans lequel ils trouvent leurs critères de légitimation : les écrits juridiques et les textes de loi. Quels critères du paradigme juridique sont alors transmis aux récits de voyages ?
9. Le premier critère est de nature contractuelle : il a à voir avec la notion même de témoignage et de participation au sens pénal du terme. Dans les recueils d’arrêts publiés au xvie siècle et qui compilent des jugements, la notion de témoignage recouvre celle d’une responsabilité individuelle qui s’inscrit dans la tradition du droit savant [23]. Dans cette perspective, le récit du témoin est bien une déposition, il repose sur une implication personnelle de celui qui témoigne devant une cour. Les témoins font leurs déclarations après avoir prêté serment, même si la scénographie du serment, dans certains cas sur des reliques, est modifiée au xvie siècle dans le contexte polémique des critiques émanant de la Réforme [24]. Cette implication du témoin au sens juridique est à comparer avec celle du témoin du récit de voyage : tous deux prêtent serment pour attester la vérité de leur récit, tous deux engagent la responsabilité personnelle de leur propos. C’est ce qui apparaît, entre autres, dans le célèbre recueil des Arrêts de Jean Papon [25], dont la genèse remonte à 1556 [26], et qui connaîtra de nombreuses éditions jusqu’au milieu du xviie siècle : les dépositions des témoins sont réglementées par une foule de prescriptions (le nombre de témoins, leur statut…), mais l’essentiel demeure dans la valeur fondatrice et légitimante de leur serment [27] : « tout se rapporte au jour de leur serment » [28] écrit Papon, en se référant à Bartole [29].
10. Le second critère de validation emprunté au paradigme juridique, dont sont tributaires les témoignages des voyageurs, ne concerne plus une éthique de la déposition, mais un rapport particulier à la rhétorique. Nous avons montré ailleurs comment les récits de voyages [30], à l’instar d’autres écrits historiques, se fondaient sur un refus apparent de l’éloquence et des fleurs de rhétorique, pour privilégier, dans la tradition cicéronienne de l’oratio nuda, un style nu, voire un style rude. C’est ce que montrent tous les paratextes des récits de voyages où les voyageurs font semblant de se plaindre d’avoir un style grossier, de ne pas savoir écrire… ce qui est bien sûr un autre artifice rhétorique, un peu comme Montaigne dans son « Avis au lecteur » fait mine d’écrire « sans estude et artifice » afin de se peindre « tout entier et tout nud ». Or, les écrits des avocats et des magistrats sont eux aussi traversés par ce questionnement et, pour certains, par un refus de la rhétorique des citations et du « stile de Parlement ». On retrouve, à la fin du siècle, cette critique de l’excès des citations sous la plume d’un Pasquier, d’un Loisel ou d’un Guillaume Du Vair [31]. Cette rhétorique anti-rhétorique défendue par certains avocats est essentielle pour la validation du témoignage du voyageur : l’efficacité du style se fonde sur l’évacuation des citations excessives et des artifices rhétoriques, afin de privilégier la voix du voyageur ou celle de l’homme de loi [32].
11. À n’en pas douter, l’héritage de ces critères, présents dans les textes de droit, a été essentiel pour la légitimation des récits de voyages : par l’emprunt du serment (qui implique un contrat éthique) et par l’emprunt d’une rhétorique anti-rhétorique, le témoignage du voyageur devient sa propre loi. Le voyageur renvoie à son expérience comme seule source de sa légitimation, certes écrite à travers un style rude mais qui, pour cette raison même, fonde un contrat de confiance avec le lecteur. Ce pacte de confiance, manifeste dans les récits de voyages de la Renaissance, sera déterminant pour « l’observation participante » chère aux études anthropologiques et sociologiques des xxe et xxie siècle qui en seront les héritières.
12. Enfin, le lien consubstantiel entre les écrits juridiques et anthropologiques de la Renaissance apparaît à un dernier niveau, qui sera fondateur pour la constitution de la catégorie d’observation participante. On constate en effet un parallélisme important entre, d’une part, les références aux récits de voyages cités dans les écrits juridiques et, d’autre part, un intérêt accru des voyageurs pour les coutumes et le droit étrangers qu’ils décrivent dans leurs récits. Or, cet intérêt réciproque semble construit autour de la notion de preuve, puisque les témoignages des voyageurs comme les plaidoyers fondent leurs discours sur la volonté d’avancer des preuves capables de convaincre leurs publics respectifs.
13. C’est ce que montrent d’abord les chapitres, de plus en nombreux dans les relations de voyages, qui sont consacrés aux coutumes et au droit étranger et qui répondent aux attentes du public contemporain : le voyageur entend bien prouver qu’il a été témoin d’autres coutumes. On sait que cette même attente sera centrale pour Malinowski lorsqu’il déclare que « l’idéal premier et fondamental du travail ethnographique de plein air est de donner un plan clair et cohérent de la structure sociale et de dégager du fatras des faits les lois et les normes de tous les phénomènes culturels » [33]. Il est aussi significatif de remarquer que cette curiosité accrue pour toutes les formes du droit étranger accompagne le processus colonial, lequel dans de très nombreux endroits va détruire ce même droit et ces coutumes décrites minutieusement par les voyageurs.
14. Parallèlement à cet intérêt des explorateurs pour l’appareil judiciaire des sociétés qu’ils découvrent, les écrits juridiques, eux, multiplient les références et les citations aux récits de voyages qui là aussi agissent comme des preuves. C’est ce que montre une sonde dans les recueils de plaidoyers d’avocats publiés à la fin du xvie et au début du xviie siècle [34] : dans l’édition de ses Plaidoyers (1615), le magistrat dauphinois Claude Expilly cite, parmi d’autres, la relation d’« Herman de Brée » dans le sultanat d’Aceh [35], ou l’Histoire des Indes orientales du jésuite Du Jarric [36], ou encore Lopez de Gomara sur l’absence de serrures en Am��rique [37]. Ces références tirées des écrits pré-ethnographiques s’intègrent certes à l’inventaire des exempla qui nourrissent les plaidoyers, elles n’en sont pas moins révélatrices du besoin des magistrats d’autoriser leurs discours par des témoignages de première main, parfois filtrés par la plume des compilateurs ou des historiographes. Quant à André de Nesmond, premier président du parlement de Bordeaux, il fait l’éloge dans ses Remontrances et arrêts (1617) des chemins de la Chine, comme de ceux de Cuzco [38] ; il cite Pigafetta [39], Mercator et il s’intéresse aussi au curieux « liquidambar », cette plante mexicaine qu’il ne faut pas confondre avec l’ambre [40]. Si l’éloquence judiciaire se nourrit de ces exemples lointains, ce sont aussi des traités de philosophie politique qui citent abondamment les lois et coutumes des Indes occidentales [41]. La République de Bodin en est un exemple frappant, où le magistrat compare régulièrement le droit romain avec ce qu’il a pu apprendre sur le droit des Aztèques en lisant l’historiographe Lopez de Gomara :
Et non seulement les Romains avaient telle puissance sur leurs propres enfants, ains aussi sur les enfants d’autrui par eux adoptés puissance au père de vendre ses enfants, et s’ils se rachetaient, les revendre jusqu’à trois fois. […] Loi qui s’est trouvée du tout semblable aux Îles occidentales, comme nous lisons en l’histoire des Indes [42].
15. Cet intérêt pour les lois d’autres cultures, étrangères au droit romain comme au droit canon, constitue bien une donnée fondamentale dans les écrits juridiques du xvie siècle [43]. La curiosité que suscitent les coutumes des Moluques ou du Mexique est ainsi concomitante au grand intérêt provoqué par la diffusion des recueils de coutumes locales dont la rédaction et la publication est un effet de la politique royale. Dans la France du xvie siècle [44], la multiplication des recueils de coutumes locales, qui diffusent un savoir sur le droit privé, urbain ou féodal, trouve un singulier écho avec l’extension des informations sur des systèmes de droit extra-européens qui servent, elles aussi, à comparer les différentes pratiques juridiques.
16. En définitive, il y a donc comme un cercle vertueux dans les écrits des magistrats qui citent les témoignages de voyageurs, puisque ces derniers se fondaient eux-mêmes sur le modèle juridique de la déposition et du contrat de confiance censé accréditer la véridicité de leur récit. Si une forme balbutiante de l’observation participante apparaît bien dans les relations de voyages de la Renaissance, c’est parce qu’elle s’articule selon deux modalités aux textes de droit : en amont, cette méthode d’enquête trouve sa légitimité en empruntant au paradigme judiciaire le contrat du témoignage, tandis qu’en aval, l’observation participante des voyageurs est citée, et donc valorisée une nouvelle fois, par les écrits juridiques. Ce cercle vertueux de la légitimation entre écrits juridiques et anthropologiques connaîtra une belle postérité dans la tradition du droit comparé, qui émerge déjà à la Renaissance, comme par exemple chez Francesco Sansovino [45]. Plus tard, la comparaison des différents droits, telle que Montesquieu la développera dans son Esprit des lois (1748), se fondera sur la reprise de nombreux témoignages de voyageurs, entre autres celui de Pyrard de Laval (1611) et de son immersion prolongée aux Maldives [46].
III. L’« ensauvagement » et l’ambivalence de l’observation participante
17. Au cœur de cette circulation entre les témoignages pré-ethnographiques et les écrits juridiques, un enjeu épistémologique semble commun aux différentes disciplines : le partage de la même fonction probatoire utilisée pour conférer toute son autorité au discours. Que Bodin, Expilly ou La Perrière citent les voyageurs, ou que les récits de Jean de Léry ou de Pierre Belon empruntent leur dispositif de légitimation au modèle de la déposition du témoin, indique que ces emprunts réciproques reposent sur le même recours légitimant à la preuve. Mais jusqu’où peut aller cette circulation entre les écrits juridiques et pré-ethnographiques ? Quelles sont les limites de cette interpénétration des discours qui va fonder le paradigme de l’observation participante ?
18. Poser ces questions revient à interroger l’ambivalence du modèle de l’immersion propre aux récits de voyages qui préfigurent la méthode de l’observation participante. En effet, pour jouir de l’autorité du témoignage direct, certaines relations de voyageurs, qui se fondent sur le modèle du serment juridique, nourrissent un rapport ambivalent avec la nécessité de se fondre dans une société étrangère. Plus précisément, l’impératif de l’immersion est à la fois condition épistémologique pour l’existence du témoignage (le voyageur pour garantir la crédibilité de son rapport doit faire la preuve d’une expérience prolongée du terrain) et limite axiologique pour l’expression de ce même témoignage (le voyageur est sur le point de basculer dans une société étrangère, c’est-à-dire de s’y fondre et de perdre les repères culturels – et confessionnels – de sa société d’origine). Telle est la contradiction apparente, ou du moins le paradoxe, qui pèse sur de nombreux récits de voyages de la Renaissance, où le voyageur doit à la fois surmonter l’épreuve légitimante d’un contact prolongé au sein d’une société radicalement étrangère (voire hostile), tout en affirmant ne pas être altéré par ce même contact en immersion. En d’autres termes, il doit avoir fait l’expérience de l’altérité tout en prétendant être resté le même.
19. Telle est précisément la menace de l’« ensauvagement » qui plane sur certains récits de voyages, et qui tend à discréditer l’observation participante dans ses premières expérimentations à la Renaissance. Le risque de l’« ensauvagement » se définit alors par l’altération, c’est-à-dire par la perte de son identité – perte qualifiée, selon un préjugé ethnocentrique courant à l’époque, comme la peur de se perdre dans la nature et de redevenir sauvage [47]. Observer de trop près et participer de trop près ne va pas sans risque : la valeur du témoignage est concurrencée par le vacillement qui pèse sur le voyageur et sur son ethos. Ces problèmes de déontologie ne sont pas étrangers aux sociologues de l’École de Chicago, par exemple lorsqu’ils doivent côtoyer des malfrats – c’est le cas de Whyte qui étudie la structure sociale de Cornerville, ce quartier italien mal famé de Boston, où une même éthique de la dissimulation est en jeu [48].
20. La peur de voir son identité vaciller par une participation « trop » prolongée apparaît de manière exacerbée dans le récit de Jean de Léry : d’une part, le voyageur vit de près avec les Tupinambas, il apprend leur langue, il est même invité à participer à une cérémonie cannibale qui le terrorise [49], mais d’autre part Léry est particulièrement sévère sur les truchements qui, eux, expérimentent une participation sexuelle, « où vivans sans crainte de Dieu, ils paillardoient avec les femmes et filles » [50]. Ou plus loin encore, le voyageur condamne encore le contact prolongé des truchements normands avec les coutumes Tupinambas, puisque toute la morale judéo-chrétienne semble balayée par leur expérience de l’immersion :
je suis contraint de reciter icy, que quelques Truchemens de Normandie, qui avoyent demeuré huict ou neuf en ce pays-là, pour s’accommoder à eux, menans une vie d’Atheistes, ne se polluoyent pas seulement en toutes sortes de paillardises et vilenies parmi les femmes et les filles, dont un entre autres de mon temps avoit un garçon aagé d’environ trois ans, mais aussi, surpassans les sauvages en inhumanité, j’en ay ouy qui se vantoyent d’avoir tué et mangé des prisonniers [51].
21. Si Léry rappelle qu’il a été aidé par les truchements normands pour rédiger son colloque franco-tupi [52], il exprime bien plus de peur face à leur ensauvagement. Il en est de même, à la génération suivante, avec le missionnaire Gabriel Sagard présent chez les Hurons (1636) : son truchement, le coureur des bois Étienne Brûlé, l’aide à composer son lexique franco-huron, mais Sagard et d’autres missionnaires comme Brébeuf n’ont pas de mots assez durs pour parler de ce personnage qui aurait été corrompu par son immersion prolongée chez les amérindiens [53]. Ces propos sévères montrent à quel point les voyageurs cherchent à se différencier des truchements, ces personnages dont ils sont si proches et qui pourraient leur ressembler. Figure du repoussoir, le truchement incarne souvent le risque de l’altération profonde qui pèse aussi sur le voyageur. Chez Léry, comme chez Sagard, la répartition manichéenne des rôles entre le bon voyageur et le mauvais truchement rappelle aussi à quel point la scénographie juridique est rejouée symboliquement dans les écrits pré-ethnograpiques : le voyageur jouit de son rôle de « témoin » privilégié, mais parfois il ne serait pas loin d’endosser le statut du « coupable » (d’avoir perdu ses repères culturels et moraux). Pour pallier ce risque et préserver sa propre intégrité morale, il lui faut emprunter l’autorité du « juge » qui va désigner un voyageur plus ensauvagé, et donc condamner les truchements qui eux, du moins dans les récits de voyages, ont rarement le droit à la parole [54].
22. Ce qui différencie profondément le voyageur du truchement est que le second n’est jamais l’auteur d’un récit. La publication sert une nouvelle fois de preuve pour le voyageur : la relation de voyage, écrite dans ce style rude et nu qu’envient certains hommes de loi, atteste que le voyageur a frôlé l’altération, mais qu’il a été capable de revenir dans son monde d’origine. À cet égard, le récit de voyage se définit bien par la fragilité foncière de son témoignage, puisque ce qui fait son autorité (la preuve de l’observation participante) peut aussi le disqualifier (l’immersion excessive qui dénature le témoin). Le déplacement du modèle juridique du serment dans le cadre générique des récits de voyages trouve sans doute ici sa limite. En effet, le changement de lieu et de contexte culturel bouleverse la valeur de la déposition qui, en ne se situant plus dans le monde familier des cours de justice européennes, est perturbée, tant dans son énonciation – voir la récurrence des plaintes des voyageurs qui se plaignent de ne pas, ou plus, savoir écrire [55] – que dans la valeur de son jugement. Ainsi, le propos du voyageur est souvent menacé, voire discrédité, par les jugements d’hommes de loi critiquant la perdition morale qui serait insidieusement transmise par les relations. C’est ce que montre, par exemple, la condamnation du récit de Jacques Cartier par le magistrat gascon Pierre Le Loyer au sujet de la liberté sexuelle des Iroquois :
Qu’avions nous affaire de sçavoir de leurs Relations comme les parties du corps qui ne se peuvent honnestement nommer, sont dittes en la langue des peuples qu’ils auroient descouvers ? Mais est-ce chose qu’ils eussent deu je ne dis pas prononcer, mais escrire ?
23. Le rapport d’un voyageur a-t-il plus de poids que la déposition d’un témoin dans un procès de droit commun ? Les marges de la société sont-elles comparables aux marges de la « civilisation », selon le préjugé ethnographique des nouvelles puissances coloniales de l’ère moderne ? Aucun texte ne l’explicite, mais une certitude s’impose : la déposition du voyageur est un témoignage fragile, qui doit constamment adopter de nouvelles stratégies rhétoriques pour autoriser son discours. Ainsi, dans la déclaration très morale de Léry, citée plus haut, qui souligne les risques du métissage des truchements, on remarque le choix particulièrement significatif du verbe « s’accommoder », qui témoigne d’une stratégie de démarcation par rapport aux truchements, puisque Léry vit temporairement chez les Tupinambas sans y consommer de relation sexuelle. Par ailleurs, le verbe « accommoder » définit, à la même époque, la stratégie de de la compagnie de Jésus (la doctrine de « l’accommodation ») expérimentée par un Matteo Ricci grimé comme un mandarin en Chine, ou un Roberto de Nobili qui avait appris le sanscrit en Inde en y menant une vie de sâdhu [56].
24. Par-delà les questions d’appartenance confessionnelle, la peur chronique de l’ensauvagement repose bien sur le fantasme de la perte de l’identité, et en particulier de la religion. De fait, ce n’est pas uniquement le vêtement de mandarin ou la tunique de l’ascète hindou qui produit l’ensauvagement, mais bien une imprégnation culturelle qui, parfois sous la contrainte, aboutit à une conversion. À un moment où en Europe les transfuges sont très nombreux entre catholiques et protestants [57] (sans oublier les trajectoires des renégats convertis à l’islam) [58], les récits de voyages montrent aussi ce risque de la conversion comme ultime conséquence d’une immersion trop poussée, qui fait basculer le voyageur dans le camp des infidèles. La conversion à l’islam peut alors être implicite comme dans la relation de Ludovico di Varthema (qui s’engage dans les mamelouks après être devenu musulman), mais elle peut aussi être explicite comme pour la relation du marchand vénitien Nicolo de Conti dont le témoignage fut rédigé par le grand humaniste florentin Poggio Bracciolini en 1439 :
Car, après son départ de l’Inde, comme Nicolo était parvenu aux confins de l’Egypte au bord de la mer Rouge, il fut contraint de renier sa foi, non pas qu’il redoutât sa propre mort, mais plutôt celle de sa femme et ses enfants qu’il avait emmenés avec lui [59].
25. De fait Conti, qui s’habille à la mode persane, avait épousé une Indienne et sa conversion à l’islam est décrite, en un ultime retournement, comme un geste héroïque pour préserver sa famille. Que l’ensauvagement soit subi ou voulu, il n’en reste pas moins qu’il est toujours présenté comme une rupture, une ligne de faille, entre deux mondes, celui d’avant et celui d’après l’immersion. La conscience de cette rupture est parfois explicitée par des voyageurs qui n’arrivent pas à retrouver leur famille d’origine, ou qui n’arrivent pas à s’en faire comprendre. Telle est la péripétie qui arrive au voyageur marseillais Vincent Leblanc qui, après s’être rendu sur tous les continents à la fin du xvie siècle retourne chez lui pour y retrouver des parents qui ne le reconnaissent pas et ont du mal à le comprendre :
Mais je ne puis oublier de dire qu’estant arrivé à la maison de mon pere, lors aagé de 65. ans, il ne me reconnut point, parce qu’il me pensoit estre mort, & il y avoit plus de six ans qu’il avoit fait faire mes funerailles ; si bien que me voyant vestu à la Grecque, il creut que j’estois quelque estranger, & m’ayant demandé qui j’estois, je luy respondis en assez mauvais langage que j’avois presque oublié ma langue maternelle, tant pour estre fort jeune quand je partis du pays, que pour en avoir perdu l’usage si long temps, & j’entendois aucunement le Grec vulgaire que j’avois appris à la Canee en Candie, où j’avois demeuré six ou sept mois apres nostre premier nauffrage. Ainsi mon pere […] m’enquit qui & d’où j’estois, & lors luy ayant dit que j’estois de Marseille mesme, fils d’un nommé Raphaël Blanc, il fut estonné & esmeu, & appellant ma mere, luy dit qu’elle vint voire un de ses fils [60].
26. À travers cet extrait qui évoque la position d’un voyageur situé entre deux mondes, mais aussi entre deux identités, apparaît un nouveau parallélisme important entre les récits de voyages de la Renaissance et les enquêtes ethnographiques ou sociologiques contemporaines : le paradigme de l’adoption. On sait que certains anthropologues ont été eux-mêmes, sinon adoptés, du moins intégrés dans les lignages familiaux qu’ils étudiaient [61]. Or, certaines relations du xvie siècle mettaient déjà en scène ce paradigme de l’adoption ou du nouveau baptême, comme pour Jean de Léry, baptisé « Léry-oussou », c’est-à-dire « grosse huître » par les Tupinambas [62]. Cette altération de l’identité annonce la pratique réflexive de certains ethnologues, amenés à faire l’ethnographie de leur propre ethnographie : ce phénomène rappelle surtout que l’objet de l’observation n’est pas uniquement la société étrangère, elle inclut aussi le sujet observant, le voyageur lui-même. L’ambivalence de l’observation participante à la Renaissance se mesure aussi à ces marques de réflexivité qui, dans le discours du voyageur, commentent le processus d’altération.
Conclusion : circulation des concepts, circulation des hommes
27. Au terme de ce parcours, la notion d’observation participante a été au cœur de différents processus de circulation : en diachronie, depuis les récits de voyages de la Renaissance jusqu’aux écrits sociologiques et anthropologiques des xxe et xxie siècles, mais aussi en synchronie, entre les récits de voyages et les écrits juridiques. Dans le premier cas, les relations de la Renaissance ne livrent par une méthodologie formellement définie, mais des critères de légitimation du témoignage qui seront réadaptés dans les enquêtes ethnographiques modernes. Dans le second cas, les récits de voyages et les écrits juridiques partagent le même paradigme de la preuve : les relations empruntent le modèle du serment aux témoignages des procès, tandis que les plaidoyers citent volontiers ces mêmes relations pour accréditer la teneur de leur propos. Dans le contexte de la première colonisation, la circulation des hommes n’est cependant jamais neutre, elle détermine l’appropriation des concepts qui se trouvent reconfigurés et redéfinis par des effets de décontextualisation. Ainsi, le modèle et la fonction du témoignage, hérités de la déposition juridique, se trouvent bouleversés par son adaptation dans le cadre des récits de voyages. En effet, si l’observation participante tire son autorité d’une immersion prolongée dans une société lointaine (où le voyageur partage – parfois en le subissant – un mode de vie radicalement étranger), cette même autorité menace de basculer dans « l’ensauvagement » qui guette un contact approfondi. La valeur du témoignage nécessite comme principe axiologique le récit d’une immersion prolongée, mais cette même immersion expose le voyageur au risque moral de l’altération de son identité.
28. Enfin, cet aller-et-retour entre l’anthropologie de la Renaissance et l’observation participante chère aux années 1920, à Malinowski et à l’École de Chicago, ne serait pas complet sans un dernier éclairage sur le problème de la fiabilité du savoir acquis dans une culture radicalement étrangère. En effet, Malinowski défendait la méthode de l’observation participante pour palier au problème de l’accès aux informations : il s’agissait d’aller par soi-même chercher et vérifier les renseignements contre ceux qu’il nommait les « anthropologues de chambre » ou encore les « anthropologues de véranda ». Par-là, Malinowski donnait une réponse à la question complexe de l’accès aux informations fiables qui, selon lui, nécessitait une forme d’infiltration, voire d’espionnage, qui n’était pas étrangère aux voyageurs de la Renaissance. Or, cette même question venait d’être soulevée en 1913 par un grand savant contemporain, dont la lecture des textes ethnographiques de Malinowski et de Frazer, était en train de nourrir sa propre théorie sur les rapports entre la tribu et la psyché. Ainsi, Sigmund Freud relevait déjà dans Totem et tabou la difficulté d’obtenir des informations de première main qui soient fiables :
les personnes qui recueillent les observations ne sont pas les mêmes que celles qui les élaborent et les discutent, les premières étant des voyageurs et des missionnaires, les autres des savants qui n’ont peut-être jamais vu les objets de leurs recherches. Il n’est pas facile de s’entendre avec les primitifs. Tous les observateurs ne sont pas familiarisés avec leurs langues et sont obligés de recourir à des interprètes ou de se servir de la langue auxiliaire « piggin-english ». Les primitifs ne sont pas volontiers communicatifs, lorsqu’il s’agit des choses les plus intimes de leur culture et ne se confient qu’aux étrangers qui ont vécu longtemps au milieu d’eux [63].
Grégoire Holtz
University of Toronto (Victoria College)
Center for Reformation and Renaissance Studies