Introduction
1. Depuis une vingtaine d’années, on assiste à un renouvellement de l’histoire du droit international et de l’activité de ses juristes [1]. Les premiers temps de cette évolution ont été le fait de spécialistes de droit international issus du monde anglo-saxon et qui s’inscrivaient dans un mouvement critique et politiquement situé à gauche, proche des Critical Legal Studies. Prenant le contre-pied de l’historiographie classique du droit international, certains d’entre eux ont dénoncé le caractère fondamentalement impérialiste du droit international [2] ; d’autres ont proposé une socio-histoire de leur discipline afin de combattre la vision hagiographique du développement du droit international [3]. S’en est suivi un intérêt marqué et grandissant au sein de la discipline pour l’histoire (« turn to history », selon la formule consacrée) qui a été alimenté par de nombreux travaux critiquant l’approche européocentriste du droit international. Il est vrai que cette dernière approche, largement dominante, a soigneusement ignoré les expériences légales extra-européennes en « se concentrant sur le système interétatique européen mis en place à l’époque moderne » [4]. Avec la publication en 2012 du volumineux Oxford Handbook of the History of International Law, Bardo Fassbender et Anne Peters ont voulu témoigner de ces différentes ruptures et promouvoir une histoire « globale » du droit international [5].
2. Loin d’être restée cloisonnée, cette production historiographique a suscité des réactions très diverses. Une première série de controverses a surgi en relation avec les historiens (et les historiens du droit), un certain nombre d’entre eux dénonçant le manque de rigueur méthodologique dont feraient preuve les juristes internationalistes pour écrire l��histoire de leur discipline [6]. Les débats sur la façon la plus adéquate d’écrire l’histoire du droit international et, en particulier, sur l’épineuse question de l’anachronisme ont culminé en octobre 2016 avec la tenue d’une conférence organisée conjointement par l’historienne Annabel Brett et le juriste Martti Koskenniemi à l’université de Cambridge [7]. Parallèlement à ces controverses, un autre sujet de discorde est apparu. En effet, au fur et à mesure de l’engouement massif des spécialistes de droit international pour l’histoire, ce n’est plus seulement la façon d’écrire l’histoire (« comment ? ») mais aussi les raisons de le faire (« pourquoi ? ») qui ont été débattues. L’élément déclencheur a été la parution en 2017, au sein de la respectueuse revue d’histoire du droit international (Journal of the History of International Law), d’un article rédigé par un suprématiste blanc soutenant que la destruction physique et culturelle des peuples amérindiens au xviie siècle était un acte d’autodéfense et d’auto-préservation des colonisateurs anglais. De nombreux juristes internationalistes ont signé une lettre dénonçant la faiblesse analytique ainsi que la teneur raciste du message véhiculé [8]. Face au tollé général qui a suivi la publication de cet article, le comité de la revue d’histoire du droit international a modifié son processus éditorial et organisé une conférence à l’institut Max Planck de Heidelberg en février 2018 pour débattre de l’utilisation de l’histoire à des fins politiques [9].
3. Dans cet article, je voudrais apporter ma contribution aux différents débats en partant d’un cas précis, celui de l’esclavage et de son inscription dans l’historiographie du droit international. Ce choix tient au fait que l’esclavagisme, notamment dans sa dimension transatlantique, et surtout la question de son abolition, a une résonance particulière pour les juristes internationalistes. « Peu de causes », rappelle Frédéric Mégret, « ont autant marqué la gestation moderne du droit international que l’abolition de l’esclavage » [10]. Depuis la création de leur discipline, les juristes internationalistes se sont énormément enorgueillis d’avoir contribué à l’abolition de la traite négrière transatlantique et, de nos jours, l’illégalité de l’esclavage fait partie des normes les mieux reconnues du droit international, « une sorte de primus inter pares parmi les normes de jus cogens » [11]. Il est devenu courant de présenter le rôle du droit international en matière d’esclavage au travers d’une trame narrative spécifique, celle d’un progrès humanitaire continu [12]. L’histoire qui est racontée est celle de deux cents ans d’abolition qui commence avec la Déclaration de 1815 faite au Congrès de Vienne par les puissances européennes, qui se poursuit avec les commissions anti-esclavagistes mises en place par la Grande-Bretagne au cours du xixe siècle, et qui triomphe avec l’adoption de la Convention relative à l’esclavage en 1926, la Convention sur le travail forcé en 1930 et la Convention supplémentaire en 1956 [13]. Mention est alors généralement faite des progrès réalisés grâce aux mécanismes de protection des droits de l’homme et à la criminalisation de l’esclavage par le biais du Protocole de Palerme et du Statut de la Cour pénale internationale (ci-après, la CPI) [14].
4. Récemment, toutefois, un certain nombre de préoccupations ont remis en cause le récit progressiste ; elles ont également suscité un regain d’intérêt pour l’histoire de l’esclavage et plus précisément pour le rôle joué par le droit international dans le processus d’abolition. Les commémorations de l’abolition de l’esclavage en France et à l’étranger, de même que les interrogations sur le « legs colonial » [15], y sont certainement pour quelque chose dans le retour de la question esclavagiste sur la scène publique. Les livres publiés en langue anglaise ont été particulièrement provocateurs dans la mesure où ils visaient à alerter du « retour de la traite négrière mondiale » ou encore à révéler au grand jour « l’esclavage moderne ou le monde secret de 27 millions d’individus » [16]. Les juristes travaillant au sein d’organisations régionales et internationales ont, eux aussi, commencé à s’inquiéter du fait que l’esclavage aurait survécu à son abolition et même prospéré. Ils estiment qu’entre 20 et 30 millions d’individus sont aujourd’hui proies à l’esclavage moderne, au travail forcé et à la traite des êtres humains [17] – soit beaucoup plus que le nombre de personnes réduites en esclavage entre le xve et le xixe siècle, si l’on en croit les estimations des chercheurs à ce sujet [18]. Mais comment expliquer l’expansion du phénomène esclavagiste au regard de la prohibition consacrée par le droit international ? N’y a-t-il pas une tension, voire une contradiction, entre l’interdiction juridique de l’esclavage et la réalité de son existence ? Deux explications sont généralement avancées et, point important, chacune d’elles repose sur un argument d’ordre historique.
5. Selon la première explication, cette tension n’est qu’une illustration des difficultés auxquelles tout ordre juridique est confronté et qui consistent à faire concorder ou du moins à orienter le monde des faits vers celui des normes. Après tout, ce n’est pas parce que le meurtre est réprimé par le droit pénal que les meurtres n’existent pas. Il s’agirait donc essentiellement d’un problème d’effectivité : si l’esclavage existe encore, c’est parce que le droit international ne peut pas faire grand-chose pour assurer le respect de ses règles. Ces dernières années, quelques juristes internationalistes ont tenté de répondre au problème d’effectivité en se tournant vers l’histoire : n’y aurait-il pas une leçon à tirer que nous aurions négligée ? Que peut-on apprendre du succès avec lequel le droit international a aboli la traite négrière transatlantique au xixe siècle ? (I) La deuxième façon d’expliquer la coexistence de l’esclavage et de la prohibition juridique consiste à dire que le droit international ne traite pas des formes les plus importantes d’esclavage moderne et de travail forcé. Le droit international fonctionnerait avec une notion si étroite de l’esclavage, tirée de son histoire impériale, qu’il serait aveugle aux autres formes d’esclavage de fait [19]. Il n’y a pas de violation formelle, évidemment, car ces autres formes d’esclavage ne sont pas juridiquement interdites. Le problème ici n’est pas un manque d’effectivité ; c’est une question conceptuelle ou définitionnelle qui peut être attribuée à la réticence des États d’interdire des activités économiquement utiles (bien que proches de l’esclavage), réticence qui s’explique par l’histoire de la codification de l’esclavage en droit international (II). En guise de conclusion, j’appellerai à dépasser la problématique de la « tension » et les deux explications qui sont avancées, et proposerai des pistes de recherche afin d’écrire une histoire critique du droit international en matière d’esclavage [20].
I. Une histoire exemplaire ?
6. « Il y a quelque chose de particulièrement déconcertant dans le fait que l’esclavage, interdit depuis le xixe siècle et devenu l’une des premières violations des droits de l’homme à faire l’objet d’une convention internationale, se poursuive encore aujourd’hui » [21]. Cette remarque, couramment faite par les juristes internationalistes œuvrant dans le domaine, introduit généralement un plaidoyer en faveur d’un plus grand rôle pour les institutions internationales. Ce rôle serait confirmé par un retour dans l’Histoire et une meilleure compréhension du rôle du droit international dans l’abolition de la traite négrière transatlantique (a). Un examen de cette thèse sera pour moi l’occasion de me pencher plus longuement sur la place de l’anachronisme comme critère d’évaluation du métier d’historien du droit international (b).
A. La contribution du droit international à l’abolition de la traite négrière transatlantique
7. Que l’esclavage moderne existe malgré l’important appareil juridique mis en place pour l’interdire constitue une sorte d’énigme qui est souvent relevée par les juristes internationalistes travaillant dans le domaine. Nombre d’entre eux appellent à une plus grande implication des organisations internationales pour contourner les obstacles nationaux et pour contrer le pouvoir politique et économique. « L’esclavage est […] une forme extrême d’inégalité. Bien que la communauté internationale reconnaisse ceci, la souveraineté des États limite à la fois leur pouvoir de négociation face au grand capital international et la marge de manœuvre des mécanismes de contrôle internationaux (tels que l’OIT) » [22]. Ce plaidoyer émane également des membres ou des experts affiliés aux mécanismes institutionnels. La déclaration que David Weissbrodt et l’ONG Anti-Slavery International ont faite en 2002 au nom du Groupe de travail des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage constitue un exemple parmi d’autres : « Le droit de toute personne d’être libérée de l’esclavage est un droit humain fondamental ; pourtant, l’absence de procédure de mise en œuvre adéquate n’encourage guère les États à établir des garanties contre toutes les formes contemporaines d’esclavage. Le mandat du Groupe de travail sur les formes contemporaines d’esclavage pourrait être élargi en y incorporant une telle fonction afin de prévoir une procédure d’examen systématique » [23].
8. Ces revendications reposent sur une série de dichotomies discursives bien connues. Celles-ci ont été mises en lumière il y a plus de vingt ans par David Kennedy, professeur de droit international à l’université de Harvard, dans son analyse du discours juridique international [24]. Il a montré que les appels visant à réformer le droit international (afin, typiquement, qu’il réponde mieux aux problèmes de son temps) s’appuient très souvent sur une mise en opposition entre la protection théorique offerte par le droit vs. la réalité de sa non-application, les mécanismes internationaux vs. les obstacles nationaux, le droit vs. le pouvoir (qu’il soit social, politique ou économique), les institutions publiques vs. les acteurs privés, etc. Grâce à ces dichotomies – dans lesquelles le premier terme de l’opposition a une connotation positive tandis que le second a un caractère négatif–, la solution pour mettre fin à l’esclavage est toute trouvée : elle réside dans une implication toujours plus grande du droit international public et de ses institutions. La nouveauté est que ce genre de revendications est aujourd’hui étayé par un argument de nature historique. Ce dernier consiste à dire que si davantage de moyens doivent être accordés aux institutions internationales (et à leurs juristes) pour lutter contre l’esclavage, c’est parce que ces institutions ont déjà fait leurs preuves dans le passé.
9. Le fait de recourir à l’histoire se comprend aisément : étant donné l’ampleur des phénomènes esclavagistes contemporains et les défis posés au droit international, il est tentant de regarder en arrière et de s’interroger, par exemple, sur ce qui s’est passé au xixe siècle lorsque la traite négrière transatlantique a été effectivement abolie. Cette démarche est celle de Jenny Martinez, professeure de droit à Stanford et ancienne conseillère de George W. Bush, dans son ouvrage intitulé The Slave Trade and the Origins of International Human Rights Law publié en 2012. L’auteure part du constat que l’esclavage-marchandise (chattel slavery) reposait sur un système juridique globalisé qui a disparu à la fin du xixe siècle. « Comment un changement aussi spectaculaire s’est-il produit dans des sociétés aussi disparates à travers le monde en moins d’un siècle ? » [25]. C’est pour répondre à cette question que l’auteure examine en détails le fonctionnement ainsi que les décisions des commissions mixtes, celles-ci ayant été instituées à l’initiative de la Grande-Bretagne entre 1817 et 1871 en application de certains traités bilatéraux de répression de la traite. Ces commissions étaient chargées de décider de la légalité de la saisie de navires accusés d’avoir violé les traités ; autrement dit, elles devaient déterminer le sort des navires soupçonnés d’être impliqués dans la traite des esclaves. Jenny Martinez montre que les commissions ont jugé près de 500 affaires, que 225 navires ont été saisis et que plus de 80 000 personnes ont été libérées. À l’issue de cette analyse, elle conclut que l’abolition de la traite négrière a été rendue possible par la mise en place de mécanismes institutionnels qui sont encore utilisés aujourd’hui pour faire respecter les droits de l’homme et qui allient tout à la fois traités internationaux, tribunaux et soutien de la société civile.
B. L’anachronisme en question
10. Il est indéniable que The Slave Trade and the Origins of International Human Rights Law repose sur un travail de recherche historique solidement mené sur les commissions mixtes. Dans l’une des recensions de l’ouvrage, on peut lire que « Martinez fait un excellent travail pour faire vivre l’histoire des commissions mixtes, principalement grâce à des recherches d’archives qui permettent de se faire une idée réelle du fonctionnement de ces commissions » [26]. Ceci dit, Jenny Martinez ne se limite pas à présenter un travail d’archives ou une histoire circonscrite du droit de la mer au xixe siècle ; elle veut d’abord et avant tout montrer que les commissions mixtes sont à l’origine du droit international des droits de l’homme, qu’elles ont joué un rôle majeur dans l’abolition de la traite négrière et que l’on peut – voire même : que l’on doit – en tirer des leçons pour aujourd’hui. C’est à propos de ces affirmations que des critiques se sont fait entendre [27].
11. On retiendra ici trois critiques qui, ensemble, pointent le risque de l’anachronisme. La première porte sur la qualification des commissions mixtes (et plus généralement de la lutte pour abolir la traite négrière au xixe siècle) comme étant à l’origine du droit international des droits de l’homme. Cette qualification serait excessive car même si les « droits » faisaient partie du discours abolitionniste, ces invocations historiques ne peuvent pas être assimilées aux conceptions contemporaines des droits de l’homme [28]. La deuxième critique s’attaque au rôle du droit international dans le processus d’abolition de la traite. Ce rôle aurait été largement surévalué par Jenny Martinez qui aurait omis de contextualiser les développements juridiques dans les politiques coloniales et impériales de l’époque [29]. La troisième critique dénonce les leçons tirées par Jenny Martinez de ce qu’elle considère comme étant l’épisode le plus réussi de l’histoire du droit international. Elle appelle notamment les États-Unis, en tant que première puissance mondiale, à s’inspirer de l’Empire britannique et à « promouvoir la démocratie et les droits de l’homme en recourant à la force et aux institutions juridiques » [30]. Face à cette nostalgie de la violence impériale, la réponse de Philip Alston, professeur à l’université de New York et éminent spécialiste des droits de l’homme, est sans équivoque : « dans la mesure où d’importants éléments de l’approche britannique étaient impérialistes, […] il devient d’autant plus important de faire preuve de prudence et de discernement en tirant des leçons pour l’avenir » [31]. On aura compris que ces trois critiques sont liées les unes des autres. En effet, si Jenny Martinez arrive à soutenir (à tort, selon les critiques) que le travail des commissions mixtes est à l’origine du droit international des droits de l’homme et que celui-ci fonctionne de façon optimale lorsqu’il associe force brute et mécanismes juridictionnels, c’est parce qu’elle aurait une vision idéalisée ou non-contextualisée du droit et des acteurs internationaux au xixe siècle. En d’autres mots, Jenny Martinez serait coupable d’anachronisme, ce péché mortel de l’historien qui consiste à ne pas interpréter un fait de société ou un événement à l’intérieur du cadre bien balisé des concepts et des attitudes de l’époque [32].
12. Comme je l’ai indiqué en introduction, la question de l’anachronisme a été au cœur des débats qui ont opposé les spécialistes de droit international et les historiens. C’est Anne Orford, professeure de droit international à l’université de Melbourne, qui a le plus clairement refusé d’adopter l’anachronisme comme critère de disqualification des histoires du droit international élaborées par les juristes. Elle a rappelé que l’anachronisme est un concept qui ne fait pas l’unanimité chez les historiens, en raison à la fois de ses enjeux épistémologiques (est-il possible de faire de l’histoire sans anachronisme ?) et de la complexité de son analyse. Elle a également souligné que le contexte dans lequel s’inscrit un fait de société ou un événement n’est jamais prédéterminé mais qu’il varie en fonction de l’expertise et des objectifs de chacun.e [33]. Dans le même ordre d’idées, Anne Orford a insisté sur la spécificité du droit comme objet d’étude historique, le droit ayant la capacité organique de voyager dans le temps et dans l’espace [34]. Il n’est donc ni possible ni même désirable pour les juristes d’adopter la méthodologie des historiens s’ils veulent comprendre le fonctionnement du droit international sur une longue durée : « il est impossible de demander à un juriste de réfléchir à un concept au seul temps présent. Le travail des juristes consiste précisément à invoquer l’histoire du sens qui a été donné aux concepts, aux principes et aux doctrines juridiques au fil du temps » [35].
13. Poussant ce raisonnement à l’extrême, certains auteurs ont affirmé qu’il existerait deux méthodologies, l’une juridique et l’autre historique, chacune venant avec ses propres modes de recherche et d’écriture. Dans sa variante positive, cette position insiste sur le fait que les partisans des deux méthodologies auraient beaucoup à s’apprendre mutuellement [36] ; dans sa variante négative, la méthodologie juridique est disqualifiée parce que « hautement contestable sur le plan analytique et aussi suspecte d’un point de vue moral » [37]. Je crois qu’il faut se méfier de ce genre de positions qui militent pour une stricte délimitation disciplinaire, dans la mesure où elles tendent à coller des étiquettes, à rigidifier la pensée et à dépolitiser les travaux historiques. Par ses interventions, Anne Orford n’a pas cherché à développer une méthodologie historique propre aux juristes ; elle a plutôt cherché à « réoccuper l’espace du droit et de l’innovation conceptuelle » [38] en rappelant que le but des juristes est d’écrire non pas l’histoire du passé mais bien l’histoire du présent. Pour le dire encore autrement, elle a refusé de dissocier la question du comment de celle du pourquoi en soulignant que les juristes ayant recours à l’histoire cherchent à se donner des moyens pour intervenir effectivement dans le temps présent. C’est à cela que servirait l’histoire dans une perspective critique [39].
14. À l’aune de ces remarques, que faut-il penser des thèses défendues par Jenny Martinez ? Certains internationalistes ont fait remarquer que les commissions mixtes ne peuvent se comprendre, d’un point de vue juridique, que comme des juridictions chargées de protéger des droits de propriété et non pas les droits humains (dont le droit de ne pas être soumis à l’esclavage) comme on l’entend aujourd’hui. Ils ont souligné que l’objet des litiges portait sur la légalité de la saisie des navires concernés ; par conséquent, les seuls individus pouvant invoquer des droits à l’encontre d’un État devant les commissions mixtes – et ainsi prétendre à une indemnisation en cas de violation de ceux-ci – n’étaient pas les esclaves trouvés sur les navires, mais bien les propriétaires de ces derniers [40]. Sachant ceci, on est en droit de se demander pourquoi Jenny Martinez affirme-t-elle que les commissions mixtes constituent « les premières juridictions internationales en matière de droits de l’homme » [41] ? Pourquoi insiste-t-elle pour faire remonter les origines du droit international des droits de l’homme à des institutions ayant pour principale compétence d’adjuger la capture de navires et pouvant indemniser les capitaines en cas de saisie infondée de leurs navires, voire demander aux capitaines d’indemniser les propriétaires des esclaves lorsque ceux-ci étaient libérés ?
15. Pour répondre à cette question, il peut être bon de relever que la thèse de Jenny Martinez a connu un succès notable et qu’elle a été reprise par d’autres juristes internationalistes. On en trouve un exemple dans le numéro spécial sur l’esclavage publié en 2016 dans la revue internationale pour la justice pénale. Bien que ce numéro fût intitulé « L’esclavage et les limites de la justice pénale internationale », l’objectif était en réalité de promouvoir le rôle du droit international pénal dans la lutte contre l’esclavage. Pour cela, les trois directeurs du numéro spécial – tous impliqués institutionnellement dans la lutte contre les formes d’esclavage moderne – ont fait valoir que leur projet professionnel trouvait son origine dans le processus d’abolition de la traite négrière transatlantique. Selon James Cockayne, Nick Grono et Kari Panaccione, « l’esclavage est le moteur qui a mis en marche le train de la justice pénale internationale, il y a de cela 200 ans » [42]. Pour étayer cet argument sur les origines anciennes de leur discipline, ils ont eu recours à l’ouvrage de Jenny Martinez. Tout en modifiant légèrement sa thèse, ils ont affirmé que les commissions mixtes établies au xixe siècle ont joué un rôle de catalyseur dans l’émergence du droit international pénal. Certes, disent-ils, ces tribunaux (comme ils les appellent) ne pouvaient pas imposer de sanctions pénales aux équipages ou aux propriétaires de navires négriers. Mais ils avaient un effet dissuasif dans la mesure où ils étaient autorisés à confisquer les navires et leur marchandise, et aussi à libérer des captifs. En outre, étant donné que ces tribunaux étaient compétents pour arrêter les capitaines ressortissants des États parties aux traités et que ces États étaient ensuite obligés de les juger devant leurs propres tribunaux, les commissions mixtes doivent être considérées comme « un précurseur du système moderne de complémentarité » [43].
16. Ce que les directeurs du numéro spécial ont retenu de la démarche de Jenny Martinez, c’est de faire remonter les origines de leur discipline aux commissions mixtes afin de promouvoir leur propre projet institutionnel. La question des origines sert donc un argument d’autorité qui vise à donner à celui ou celle qui l’invoque un rôle proéminent dans le présent. Parce que le droit international des droits de l’homme ou le droit international pénal aurait rendu possible l’abolition de la traite négrière, ces disciplines (et leurs mécanismes institutionnels) seraient les plus aptes à combattre les phénomènes contemporains ; ce sont elles qui devraient bénéficier de l’attention du public et recevoir les fonds nécessaires de la part des bailleurs internationaux. Le problème est que la question brûlante, celle du présent, est esquivée : à l’instar de Jenny Martinez, les directeurs du numéro spécial évitent de poser la question de l’adéquation ou de la pertinence des mécanismes actuels en se réappropriant l’histoire de l’abolition de la traite. Aucune réflexion critique n’est menée sur « la face sombre de l’humanisme international » [44] ou encore sur la structure, le fond et la justification du « projet de droit international pénal » [45]. L’histoire agit ici comme un mystificateur du présent [46].
II. Une histoire ambivalente ?
17. La deuxième façon d’expliquer la multiplication contemporaine des « formes sournoises d’appropriation du travail » [47] en dépit de l’abolition du statut juridique d’esclave insiste sur l’étroitesse de la définition d’esclavage. Cette dernière, fondée sur la notion de propriété et issue du modèle de droit romain, se réfère « largement à des pratiques historiquement disparues (l’esclavage colonial) ou devenues rares (certaines sociétés sahéliennes africaines) ; elle peut occulter certaines autres pratiques de l’esclavage qui remettent entièrement en question la notion de droit de propriété et, par conséquent, la nature de l’inégalité du rapport social entre le détenteur d’esclaves (slaveholder) – plutôt que le propriétaire (slaveowner)– et l’esclave contemporain » [48]. Les conditions de ce « nouvel esclavage » ne rentrent pas dans les catégories juridiques existantes, explique pour sa part Kevin Bales, étant donné que l’assujettissement et le contrôle des personnes sont obtenus sans droit de propriété formel. C’est pourquoi il y aurait aujourd’hui plus d’esclaves dans le monde qu’à aucun autre moment de notre histoire [49].
18. Cette explication, on le voit, insiste sur la façon dont l’interdiction de l’esclavage a été étroitement codifiée en droit international. L’histoire de cette codification – et en particulier son inscription au sein de l’impérialisme colonial européen – a été récemment mise en lumière par des spécialistes de droit international. Je voudrais rappeler quelques-unes de leurs contributions (a) avant d’examiner comment ils interviennent dans les débats contemporains (b).
A. La définition de l’esclavage au cœur des ambivalences impériales
19. Dans les suites des travaux de Jean Allain [50], professeur de droit international à l’université Monash, les chercheurs Joel Quirk [51] et Michel Erpelding [52] ont montré les liens étroits qui existent entre, d’une part, la lutte contre la traite négrière et l’esclavage, et d’autre part, les pratiques interventionnistes. Ils ont en effet montré que la prohibition de la traite négrière et de l’esclavage a été invoquée et utilisée par les États occidentaux dès la fin du xixe siècle pour intervenir en Afrique, occuper les territoires et exploiter de la façon la plus brutale les peuples colonisés qui, parce qu’ils pratiquaient encore l’esclavage, n’avaient pas encore atteint le degré suffisant de « civilisation » [53] pour les rejoindre et échapper à leur domination. Ces pratiques interventionnistes furent justifiées et avalisées par la première génération de juristes spécialisés en droit international et réunis au sein de l’Institut de droit international [54]. Le cas de l’État indépendant du Congo créé par le roi des Belges Léopold II (1835-1909) est l’un des plus révélateurs, même si la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne furent tout aussi concernées. Lorsque Léopold II réunit en 1876 dans son palais de Bruxelles une conférence internationale pour lancer « une croisade digne de ce siècle de progrès », un « mouvement civilisateur » dont le but était d’« ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n’ait point encore pénétré [et de] percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières » [55], cette initiative fut favorablement accueillie par l’Institut de droit international. Celui-ci y vit avant tout un projet « désintéressé » dont le principal mérite était de « contribuer à la suppression de l’esclavage des nègres » [56]. Or la colonisation belge, alors même qu’elle était menée au nom de la lutte contre l’esclavage, n’empêcha pas l’exploitation du travail des autochtones dans des proportions sans précédent. En effet, l’adoption par l’État indépendant du Congo d’une législation antiesclavagiste particulièrement ambitieuse au nom de la « mission sacrée de civilisation » ne l’empêcha nullement de mettre en place un programme de travail forcé qui fit des centaines de milliers de morts [57].
20. Cette exploitation des travailleurs autochtones a été possible juridiquement grâce à l’adoption de nouvelles catégories en droit et plus précisément grâce à la distinction qui a été établie entre l’esclavage et le travail forcé [58]. Ces sujets étaient devenus brûlants pour les politiques coloniales des puissances européennes : comment pouvaient-elles condamner l’esclavage – après tout, comme on vient de le rappeler, la lutte contre l’esclavage avait été l’une des justifications pour coloniser l’Afrique – sans pour autant mettre en péril le besoin d’une main d’œuvre de type esclavagiste dans leurs colonies ? Cet équilibre complexe a été atteint en séparant, en termes juridiques, la question de l’esclavage de celle du travail forcé et en définissant les deux notions de manière étroite. Les membres de la Société des Nations ont ainsi pu bannir l’esclavage (entendu comme fondé sur le droit de propriété) tout en introduisant à grande échelle le travail forcé (entendu comme fondé sur la puissance publique) [59].
21. D’un côté, les rédacteurs de la Convention relative à l’esclavage de 1926 se sont mis d’accord sur une définition formelle de l’esclavage comme étant « l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux » (article premier). À partir de ce moment-là, l’esclavage fut interprété comme ne s’appliquant qu’à des situations où un maître bénéficiait de droits sur une personne, et non pas à la simple manifestation d’actes de possession. Cette définition a permis aux autorités coloniales de fermer les yeux sur les mœurs et coutumes africaines telles que le servage domestique et le mariage servile ; ces pratiques étaient considérées comme ne relevant pas de la définition formelle de l’esclavage. De l’autre côté, les grandes puissances coloniales se sont opposées à l’inclusion du travail forcé dans la Convention de 1926, invoquant une atteinte à leur souveraineté. Les rédacteurs ont donc été amenés à transférer cette question au Bureau international du travail. Un comité, composé de plusieurs administrateurs coloniaux, s’est attaqué à la rédaction du traité. L’objectif était clair : il s’agissait d’encadrer la mobilisation forcée des travailleurs indigènes et non pas de l’interdire par une stricte application du principe de la liberté du travail. Au final, les États parties à la Convention sur le travail forcé de 1930 ont simplement convenu d’abolir progressivement « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré » (article 2). Le travail forcé restait possible s’il était demandé par les autorités coloniales en vue de la réalisation de travaux publics. À vrai dire, le travail forcé (que l’on retrouve sous la forme de la réquisition, le portage, la construction de routes, les cultures obligatoires, etc.) était jugé nécessaire pour que les puissances coloniales puissent, « dans l’intérêt de l’humanité », développer « les richesses et les ressources des pays africains placés sous leur souveraineté » [60].
22. Selon Michel Erpelding, ce n’est qu’avec la Seconde Guerre mondiale et le traumatisme vécu par les Européens eux-mêmes du travail forcé que celui-ci sera considéré comme pouvant parfois se confondre avec l’esclavage [61]. Cependant, la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, adoptée en 1956 dans le cadre de l’ONU, reprit la stricte définition conventionnelle de 1926, tandis que la Convention de l’OIT n° 105 de 1957 sur l’abolition du travail forcé ne traita que des formes de contrainte émanant de la puissance publique, ce qui semblait conforter la validité de ce critère de distinction. Il faudra attendre la fin des années 1990 – et surtout la jurisprudence des juridictions chargées de la protection des droits de l’homme – pour que les pratiques de l’esclavage et du travail forcé soient présentées non plus comme mutuellement exclusives mais comme formant les éléments d’un continuum.
B. La fragmentation du droit international anti-esclavagiste
23. Les juristes internationalistes ayant mis en lumière les ambivalences impériales du processus de codification de l’esclavage entendent également parler du présent. Une grande partie de leur discussion porte sur les effets ou les conséquences de la « fragmentation » [62] du droit international anti-esclavagiste. Ils constatent en effet que l’esclavage est désormais régi par différentes sous-disciplines du droit international (telles que le droit de la mer, le droit des droits de l’homme, le droit international pénal, le droit international des réfugiés, etc.), chacune d’elles venant avec ses propres institutions et son mode de pensée spécialisé. Dans quelle mesure cette fragmentation donne-t-elle lieu à des interprétations contradictoires de la prohibition de l’esclavage ? Le débat s’est peu à peu concentré sur la définition contenue à l’article 1 de la Convention de 1926 : devrions-nous conserver cette définition de l’esclavage qui ne s’applique qu’à des situations où un maître, à l’image de la dominica potestas du droit romain, bénéficie effectivement de droits sur une personne, ou devrions-nous concevoir la relation esclavagiste plus largement comme une relation d’« assujettissement » [63] ou de domination permanente, telle que la reconnaissent certains systèmes juridiques ? Les juristes internationalistes prenant part à ce débat peuvent être divisés en deux camps, que j’appellerai schématiquement « les restrictivistes » et « les expansionnistes ». J’insisterai sur la façon dont les uns et les autres font appel à l’histoire pour défendre leurs positions.
24. D’un côté, les expansionnistes rejettent la définition de l’esclavage de 1926 au motif qu’elle a été élaborée par un club colonial européen, la Société des Nations, qui cherchait à mettre fin à l’esclavage pour ses non-membres tout en légalisant le travail forcé dans ses propres colonies. Il n’y a aucune raison de continuer à accepter l’argument colonialiste selon lequel le travail forcé et l’esclavage constituent des pratiques substantiellement différentes. Les expansionnistes soutiennent également que si nous devions conserver la définition de 1926, cela conduirait à un nouveau double standard : lorsque l’esclavage est interprété de façon minimaliste, il permet aux autorités de fermer les yeux sur – et ainsi de soutenir – un large éventail de pratiques hautement contestables et coercitives. « Lorsque l’esclavage est conçu comme une relique historique plutôt que comme un problème dynamique », affirme Joël Quirk, « on devient forcément aveugle aux problèmes contemporains. Pour contrer cet héritage culturel, une vision plus globalisante est nécessaire. Plutôt que de réduire l’esclavage à une anomalie historique « particulière », nous devrions le considérer comme une composante répandue et profondément enracinée de la vie contemporaine » [64].
25. De l’autre côté, les restrictivistes ne nient pas les origines coloniales de la définition de 1926. Mais, disent-ils, l’élargissement de la notion d’esclavage aux « pratiques analogues à l’esclavage » dans la Convention supplémentaire de 1956, puis à l’apartheid et au colonialisme dans les années 1960 par les États nouvellement indépendants, a également été fait pour des raisons politiques [65]. Cette expansion de la définition a entraîné une confusion qui est particulièrement évidente dans les travaux du Groupe de travail des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage (1975-2006). Sous la rubrique « formes contemporaines d’esclavage », le Groupe de travail a examiné un grand nombre de maux sociaux qui sont certes condamnables mais qui ne constituent pas de l’esclavage, comme l’exploitation des prostituées (1989), la pornographie enfantine et les enfants dans les conflits armés (1990), les enfants soldats (1991), le prélèvement d’organes (1992), l’inceste (1993), les travailleurs migrants, le tourisme sexuel (1994), l’adoption illégale (1996), les mariages précoces et les mineurs détenus (1997). Le problème est le suivant : lorsque l’esclavage est interprété de manière à inclure toutes les injustices sociales, il devient si large qu’il perd son sens [66].
26. En raison de leurs critiques respectives, les deux camps s’efforcent de trouver un terrain d’entente. D’un côté, les expansionnistes s’accordent sur la nécessité de limiter les sujets qui peuvent être qualifiés d’esclavage moderne. Si tout va bien, les sujets sélectionnés acquerront une plus grande importance juridique et politique, et seront traités efficacement. N’est-ce pas ce que font les juridictions chargées de protéger les droits de l’homme et en particulier la Cour européenne des droits des l’homme [67] ? Ce parti-pris en faveur des juridictions de protection des droits de l’homme présente toutefois un inconvénient majeur, car la logique du « tout-ou-rien » [68] (caractéristique du droit à ne pas être soumis à l’esclavage) s’applique mal à certaines réalités : « invoquer l’esclavage peut être une action polarisante, réduisant l’espace pour des stratégies d’amélioration qui dépendent de la bonne volonté des personnes concernées » [69]. De l’autre côté, les restrictivistes acceptent d’assouplir la définition de 1926 en affirmant qu’elle ne couvre pas seulement les situations de propriété de jure mais aussi les situations de possession de facto, lorsqu’un humain exerce un attribut du droit de propriété sans posséder réellement l’autre humain [70]. Il n’est toutefois pas possible d’élargir davantage la définition de l’esclavage si l’on veut qu’elle respecte le « paradigme du droit pénal » [71]. Les restrictivistes estiment en effet que la CPI a « déjà fait plus […] pour faire avancer la jurisprudence et la lutte contre l’esclavage que tout ce qui a été fait sous l’égide du droit international des droits de l’homme » [72]. Mais ici aussi, une objection peut être émise à l’encontre du parti-pris pour la CPI : qui peut sérieusement croire que la criminalisation de l’esclavage, qui se concentre presque exclusivement sur la punition des auteurs, pourra résoudre la question extrêmement complexe de l’exploitation humaine [73] ?
27. Tels sont, en somme, les arguments défendus par les uns et les autres dans le débat actuel sur la « bonne » définition de l’esclavage. Il n’aura pas échappé au lecteur que le recours à l’histoire a perdu en chemin son ambition ou sa portée critique. Il n’est plus question de mettre à jour les « liaisons intimes et dangereuses entre le droit international et l’exploitation des êtres humains au nom de valeurs libérales et humaines » [74]. Les préoccupations relatives aux « ambivalences impériales » [75] du droit international anti-esclavagiste ont disparu ; nul ne semble tenir compte des critiques virulentes formulées à l’encontre des institutions internationales contemporaines et de leur caractère néo-impérial [76]. Le problème n’est évidemment pas que les juristes internationalistes utilisent le passé à des fins actuelles. Le problème est que les références à l’histoire ne servent au final qu’à justifier le choix de la juridiction chargée de lutter contre l’esclavage : est-ce la Cour européenne des droits de l’homme ou la CPI ? En d’autres mots, l’histoire se trouve elle-même instrumentalisée dans la lutte institutionnelle qui se joue sous le nom de « fragmentation du droit international » [77].
Conclusion
28. Que penser du « regain » [78] d’intérêt chez les juristes internationalistes pour l’histoire de l’esclavage transatlantique et plus spécifiquement l’histoire de son abolition ? Cet article a cherché à montrer que le regain d’intérêt actuel de la discipline du droit international pour l’histoire est indéniablement ancré dans le présent, au sens où les juristes internationalistes qui s’intéressent à cette histoire veulent mieux comprendre le passé pour mieux agir dans le présent. Comme l’a suggéré Anne Orford, ce présentisme n’est pas un problème en soi. Il devient problématique lorsque le recours à l’histoire cesse d’être critique et sert simplement à justifier (et ainsi à pérenniser) les projets professionnels et les institutions existantes.
29. Cette conclusion ouvre de nouvelles perspectives de recherche. Les travaux examinés dans cet article et menés par les juristes internationalistes sur l’abolition de l’esclavage et le rôle du droit international souffrent, à mon sens, de trois points aveugles. Le premier est l’absence de prise en compte de l’économie politique. Or pratiquement toute l’argumentation qui a été développée en Europe sur la traite négrière et l’esclavage aux xviie et xviiie siècles s’est faite dans le langage de l’économie politique. Aussi bien les arguments en faveur du maintien de l’esclavage que les arguments militant pour son abolition tentaient de répondre à la question sise au cœur de l’économie politique : comment les intérêts (égoïstes) des individus pouvaient-ils donner naissance au bien public ? Comment concilier les intérêts des esclaves, privés de leur liberté, et ceux des propriétaires ? Une réponse a été donnée par le juriste et économiste bordelais Jean-François Melon dans son Essai politique sur le commerce (1734). Puisque l’esclavage était autorisé dans les colonies, explique-t-il, cela signifiait qu’il n’était contraire ni à la religion ni à la morale. La seule interrogation pertinente était de savoir si l’esclavage était utile ou non. Or le calcul de l’utilité ne devait pas se faire au niveau des individus mais au niveau de la collectivité, c’est-à-dire de l’État. L’application de ce principe utilitariste fut immédiat : « les colonies sont nécessaires à la nation et les esclaves sont nécessaires aux colonies » [79]. Une autre réponse, tout aussi célèbre, fut donnée par Adam Smith dans la Richesse des Nations (1776). Il a cherché à montrer que l’esclavage n’était pas rentable ou plus exactement que le travail accompli par des esclaves était en définitive plus cher que l’activité libre [80]. Ces raisonnements ont déjà fait l’objet d’analyse socio-historique mais ils n’ont pas encore été examinés de manière approfondie par les juristes internationalistes [81].
30. Réintroduire l’histoire de l’économie politique permettrait de comprendre que l’abolition ne fut pas le résultat de la force progressiste du droit mais bien le résultat d’une critique du droit. Les juristes internationalistes tendent en effet à voir le rôle du droit uniquement dans le processus d’abolition. Or le droit était là bien avant pour autoriser et réglementer l’esclavage. Si l’on se concentre sur le droit international, il a été mobilisé bien avant le xixe siècle pour établir et maintenir la traite négrière transatlantique. Ce point était fondamental pour le jeune George Scelle qui, dans sa thèse d’État, a proposé une étude approfondie de « l’histoire politique de la traite négrière aux Indes de Castille. Contrats et traités d’assiento » [82]. Au lieu d’examiner les relations entre le droit international et l’esclavage à travers le prisme de l’abolition, il s’est concentré sur ce qui s’est passé avant le xixe siècle. Il tenait pour acquis que l’esclavage des Africains avait été rendu possible par le droit – et c’est ce droit qui constitue son objet d’étude. Ainsi l’approche de George Scelle contraste-t-elle avec la tendance profondément ancrée dans notre discipline qui consiste à célébrer le rôle que le droit international a joué pour mettre fin à la traite négrière. L’analyse de George Scelle vient nous rappeler que l’esclavage transatlantique était un système juridique mondialisé et que nous devrions l’examiner comme tel.
31. Le troisième point aveugle est l’insurrection de Saint-Domingue en 1791 : l’abolition la plus importante au monde a eu lieu à la suite d’une révolution des esclaves noirs, en Haïti, et non pas par les Européens. Cette révolution a déjà été étudiée par les juristes français mais elle est absente des réflexions des juristes internationalistes sur l’abolition de l’esclavage [83]. L’ouvrage de Malick Ghachem, The Old Regime and the Haitian Revolution, publié en 2012 pourrait servir de point de départ pour étudier l’influence que les juristes et le droit international ont eu sur la révolution haïtienne [84]. Malick Ghachem montre en effet que l’émancipation d’Haïti est un produit à long terme de l’histoire de son droit colonial, lequel visait à maintenir l’esclavage en mettant fin aux pratiques cruelles des maîtres inhumains [85]. La clé de cette interprétation réside dans le Code noir, ce recueil fabriqué par des éditeurs du xviiie siècle rassemblant des textes concernant la législation esclavagiste (dont l’édit de mars 1685) [86]. Il faudrait également revenir sur l’indemnisation octroyée par la France à ses propriétaires d’esclaves de Saint-Domingue et sur la « compensation » financière reçue par la France de la part d’Haïti en échange de la reconnaissance de son statut d’État. Cette histoire jette un autre éclairage sur la question contemporaine des réparations et la réticence extrême des États occidentaux à offrir des formes de réparation significatives pour l’esclavage [87].
32. Ces trois pistes de recherche – à savoir : réintroduire l’économie politique, examiner le rôle du droit non pas dans l’abolition mais bien dans la mise en place et le maintien de l’esclavage, et finalement étudier la révolte servile d’Haïti sous l’angle du droit international – ont un impact sur la problématique avec laquelle j’ai commencé cet article. En effet, la soi-disant contradiction entre le droit (l’interdiction de l’esclavage) et la réalité (la persistance de l’esclavage) n’est plus un élément déterminant lorsque nous concevons l’esclavage comme un régime juridique dont les contours se sont modifiés dans le temps et dans l’espace [88]. Un changement de perspective s’offre à nous. Nous pouvons commencer à réfléchir à la façon dont l’oppression et l’exploitation fonctionnent dans le monde par le prisme du régime juridique de l’esclavage [89]. Le défi pour les juristes internationalistes qui s’intéressent à l’histoire de l’esclavage est de comprendre pourquoi la liberté et la richesse restent si inégalement réparties au xxie siècle, et quel(s) rôle(s) y jouent le droit international et ses institutions.
Anne-Charlotte Martinea
Chargée de recherche au CNRS
CENTRE DE THÉORIE ET ANALYSE DU DROIT (CTAD – UMR 7074)