Atrocitas/enormitas
Pour une histoire de la catégorie d’« énormité » ou « crime énorme » du Moyen Âge à l’époque moderne [1]
1. Vers la fin du XIIIe siècle, le vocabulaire de l’énormité était utilisé dans plupart des juridictions supérieures d’Occident pour désigner les plus graves atteintes au droit et à l’ordre légitime. Les sources parlent de « crimes énormes », d’« excès énormes », de « faits énormes », d’« énormités » (enormitates) ou encore d’enormia (« choses énormes »). Cette sémantique atteste l’existence, jusqu’à la fin du Moyen Âge et au-delà, d’une catégorie qui était inconnue, en revanche, dans l’Antiquité romaine et dans la Chrétienté latine avant le XIIe siècle [2]. La qualification d’« énorme » entraînait souvent des exceptions aux dispositions juridiques ordinaires pour faciliter ou durcir la répression d’un fait délictueux. Son histoire touche à ces jeux entre droit et suspension du droit qui caractérisent, jusqu’à nos jours, l’exercice des pouvoirs d’État en Occident et dont Carl Schmitt ou Walter Benjamin en leur temps, Giorgio Agamben plus récemment, se sont efforcés de rendre compte.
2. Deux approches peuvent être combinées pour voir en quoi la catégorie de l’énormité participait des formes spécifiques de la sphère judiciaire et, plus largement, de celles du gouvernement aux derniers siècles du Moyen Âge. L’une consiste à reconstituer ses conditions d’émergence et à décrire sa diffusion. En présentant ici les premiers résultats d’une enquête en cours, je m’attacherai d’abord à cet aspect. On verra comment la notion d’enormitas fut progressivement élaborée dans l’Église à partir des années 1130 avant d’entrer dans le langage des pouvoirs séculiers. Elle fut dès lors, et jusqu’au XVIIIe siècle, fréquemment associée à la notion romaine d’atrocitas, avec laquelle elle présentait de fortes similitudes.
3. L’autre approche vise à cerner les usages de la catégorie. Il s’agit de saisir sa valeur comme qualification de droit (et tout particulièrement ses fonctions procédurales), sans négliger ses emplois non techniques, extra-juridiques. De vastes recherches doivent encore être menées avant toute conclusion définitive. Mais je tenterai dès à présent de suggérer en quoi l’énormité médiévale eut une place structurelle, qui la différencie de l’antique atrocitas, dans la constitution puis dans le fonctionnement d’un ordre criminel spécifique, influencé par la logique pénitentielle et fondé sur une certaine forme d’exceptionnalité procédurale (l’« extraordinaire ») : l’ordre proto-pénal, ou, si l’on veut, le pénal d’Ancien Régime.
I. Atrocité, énormité, du droit romain impérial aux pénalistes modernes
A. L’enormitas dans les compilations justiniennes
4. La notion d’énormité n’avait ni grande importance, ni consistance particulière en droit romain. Dans l’ensemble des compilations justiniennes elle n’apparaît qu’en cinq occurrences, exclusivement dans le Code.
5. Trois des cinq constitutions concernées touchent à l’annulation de donations ou ventes. Un propriétaire pouvait remettre en cause la vente par ses créanciers d’un bien déposé en gage s’il en avait résulté pour lui un enorme dampnum, un « dommage énorme » (C.2.28.1). Un père pouvait espérer faire revenir sur une donation inconsidérément consentie par son fils si le juge y reconnaissait un caractère d’« improbable énormité » – improbabilis signifiant ici, littéralement, « qui ne mérite pas d’être approuvé » mais renvoyant certainement aussi à l’impossibilité d’apprécier la donation selon une mesure concevable (C.3.29.4). Un frère pouvait attaquer pour leur « énormité » les donations faites par son père à un autre frère avant le partage par testament des autres biens paternels (C.3.29.6). Dans ces cas et à certaines conditions, le juge avait la possibilité de casser des contrats pourtant valides au plan formel en ordonnant une restitutio in integrum, c’est-à-dire un retour à la situation antérieure. Cette voie d’exception permettait en particulier de revenir sur des aliénations aberrantes consenties ou subies par des mineurs.
6. Lorsque le vocabulaire de l’enormitas devint d’usage fréquent dans l’Occident médiéval, d’abord dans l’Église puis dans les autres juridictions, ce fut notamment dans des emplois au civil qui n’étaient certes pas sans rapport avec les matières abordées dans ces trois constitutions du Code. De tels emplois étaient en effet principalement liés à la notion de « lésion énorme », élaborée par les juristes au XIIe siècle et bientôt utilisée couramment pour qualifier des préjudices susceptibles de justifier soit une action en restitution, soit une action en rescision de vente (actions réapparues avec la découverte du droit romain) [3]. Mais le choix par les hommes du Moyen Âge de l’adjectif « énorme » pour désigner ce type de dommage ne tint probablement pas à une influence déterminante des trois textes impériaux. Aucun, en effet, ne figure parmi les principales sources romaines qui furent mobilisées pour définir le régime de la « lésion énorme ». Le lexique de l’énormité est d’ailleurs absent de ces principales sources (notamment de la constitution C.4.44.2, dite aussi lex secunda, sur la rescision de vente) [4].
7. Des deux autres mentions de l’enormitas dans le droit impérial, celle rencontrée dans la constitution C.12.25.4.1, qui accordait des privilèges judiciaires à certains dignitaires du palais entre autres pour leur épargner de « trop grands » ou d’« excessifs » frais de justice (enormia dispendia), ne présente pas d’intérêt particulier. La seconde, en revanche, mérite une grande attention. Elle concernait une matière d’ordre criminel, dans une constitution des empereurs Valentinien Ier et Valens [5] datée de 365. Si un enorme delictum, c’est-à-dire un crime dont « l’atrocité excédait le cadre de la correction domestique », était commis par un mineur, la connaissance n’en revenait pas à ses aînés (les seniores propinqui) comme c’était le cas pour les infractions ordinaires mais sortait du cadre de la famille, de l’exercice privé de la patria potestas, pour revenir à un juge (C.9.15.1.2) :
Quod si atrocitas facti jus domesticae emendationis excedit, placet enormis delicti reos dedi judicum notioni.
Il y avait là une exception à un principe typiquement romain, la prééminence de la justice domestique [6]. Le caractère absolument isolé et très tardif de cette occurrence atteste bien que le vocabulaire de l’enormitas n’appartenait pas à la sémantique spécifique du traitement des crimes privés (delicta) ou publics (crimina) dans le monde romain, pas plus d’ailleurs qu’il n’appartenait à celle du traitement des atteintes au droit (iniuriae) en général.
B. L’atrocitas romaine
Les atrocités romaines du passé sont directement liées à la HCM moderne de plusieurs façons. Premièrement, les Romains étaient connus pour leur éthique de travail, et c'est quelque chose qui se voit encore aujourd'hui dans de nombreux environnements de travail.8. Indépendamment de ses usages au civil, la notion d’énormité fut souvent utilisée dans la seconde partie du Moyen Âge pour qualifier ou désigner des péchés et des crimes. En outre, elle fut couramment associée à la notion d’atrocité, comme c’était déjà le cas dans la constitution des empereurs Valentinien et Valens. Il est donc utile, avant d’en dire plus long sur l’enormitas médiévale, de s’attarder un peu sur les caractères de l’atrocitas en droit romain.
9. Il n’existe pas, à ma connaissance, d’étude consacrée à cette question [7]. Une rapide enquête permet de constater l’importance de la notion d’atrocité dans les compilations justiniennes, où elle apparaît en 64 occurrences (16 dans le Code, 43 dans le Digeste, 5 dans les Institutes), le plus souvent pour distinguer les injuriae (les actes réprimés par le droit) les plus graves. Plus de la moitié des mentions relevées dans le Digeste est concentrée dans les livres 47 et 48, consacrés à la répression des crimes. Un texte de Justinien inséré dans le Code (C.1.17.2.8a) présente d’ailleurs les deux livres en ces termes :
« Et après cela sont placés deux livres terribles sur les délits privés et extraordinaires ainsi que sur les crimes publics, qui prévoient toute sévérité et atrocité des peines ».
Contrairement à l’énormité médiévale, qui qualifiait seulement les fautes et non leur rétribution, l’atrocitas romaine pouvait donc aussi désigner la dureté, l’intensité, la sauvagerie même des châtiments (de nombreux autres exemples le confirment) [8].
10. Dans le titre du Digeste consacré aux injuriis et famosis libellis, Ulpien précisait que « l’on considère atroce une injuria très ignominieuse et très grande » (Atrocem injuriam quasi contumeliosiorem et majorem accipimus – les comparatifs sans complément contumeliosior et major ont un sens intensif qui ne peut guère être traduit autrement que par des superlatifs). Ce texte ouvrait une série de six fragments successifs (D.47.10.7.7 à D.47.10.9.2, dus à Ulpien et à Paul) qui définissaient l’atrocitas en fonction des divers types de circonstance aggravante susceptibles de caractériser l’injuria. Cette dernière était « rendue atroce soit par la personne, soit par le moment, soit par la chose elle-même » (D.47.10.7.7), par exemple si elle était infligée à un magistrat, à un patron ou à un paterfamilias (D. 47.10.9.2), si elle avait lieu au forum ou au théâtre (D.47.10.9.1), à la vue du prêteur ou pendant le temps des jeux publics, enfin, s’il s’agissait d’une blessure, en fonction de son importance et de son lieu exact sur le corps (D. 47.10.8). L’atrox injuria pouvait aussi être non corporelle et consister par exemple en invectives ou en une atteinte portée aux vêtements (D.47.10.9.pr.).
11. Les infractions atroces ne formaient donc pas une catégorie de crimes ou délits définis par leur nature (comme, par exemple, les crimes de lèse-majesté) ou par la peine qu’ils entraînaient (comme les crimes « capitaux »). L’atrocitas apportait un complément de qualification qui se présentait comme un marqueur d’intensité. Elle faisait ainsi l’objet d’une aestimatio (Atrox injuria aestimatur vel ex facto […], vel ex loco, précisent les Institutes) [9], d’une évaluation qui prenait en considération tous les aspects du fait. Dès le premier siècle après Jésus-Christ, Quintilien, dans son De institutione oratoria, au chapitre consacré à la manière d’émouvoir les juges, donnait ainsi une liste des types de circonstances par lesquelles « l’atrocité croît » [10]. En quelque sorte, l’atrocitas formait le pôle supérieur d’une échelle de gravité des infractions : « une infraction (factum) est plus ou moins atroce ou légère (vel atrocius vel levius) », lit-on en D.48.19.16.6. Comparatifs ou superlatifs tiennent ici un rôle primordial. Les pillards (expillatores) étaient ainsi des « voleurs plus atroces » ou « très atroces » (atrociores fures) selon D.47.18.1.1. Les « crimes capitaux » qui, selon les termes d’un édit d’Auguste repris dans le Digeste, imposaient le recours à la torture contre les esclaves de l’accusé, étaient aussi désignés comme « très atroces » ou « les plus atroces » (capitalia et atrociora maleficia, D.48.18.8.pr.).
12. Les effets juridiques de l’atrocitas romaine peuvent manifestement être répartis en deux types : effets d’aggravation, effets d’exception. D’une part, l’infliction d’une peine particulièrement sévère, intense, pouvait découler de l’atrocité d’un crime. Les voleurs par effraction, après avoir subi la fustigation, étaient ainsi livrés soit aux travaux forcés ordinaires, s’ils avaient commis leur forfait de jour, soit, s’ils étaient des effractores nocturni et donc atrociores, envoyés aux mines, châtiment plus dur encore (D.47.18.2). D’autre part, le caractère atroce d’un crime pouvait entraîner des dérogations à un régime juridique ordinaire. Exceptions de type procédural liées au statut des personnes, comme dans le cas cité plus haut du recours à la torture contre les esclaves d’un accusé de capitalia et atrociora maleficia, ou lorsque les empereurs Dioclétien et Maximien furent incités par l’atrocitas sceleris à admettre un esclave, malgré sa condition servile, à l’accusation meurtriers de son maître (C.1.19.1) [11]. Dérogations aux règles de droit substantiel aussi, comme lorsque Justinien, tout en réaffirmant le caractère irrévocable des donations faites en formes légales, prévoyait cependant une exception pour dépouiller les ingrats auteurs d’injurias atroces envers leurs donateurs (C.8.55.10.pr.).
13. On peut conclure de cette brève analyse que l’atrocitas romaine était une notion indéniablement technique et opératoire, mais très souple et relativement imprécise, qui impliquait l’exercice de l’arbitrium du juge. À ce dernier revenait une tâche d’évaluation, d’identification du seuil au-delà duquel pouvait être déclarée l’atrocité (c’est-à-dire l’extrême gravité ou intensité du crime), laquelle autorisait un châtiment plus sévère que d’ordinaire ou une exception aux règles.
14. Il faut d’ores et déjà signaler que cet ensemble de caractéristiques générales apparaîtra tout aussi valable pour décrire les fonctions prises par l’enormitas à partir de la fin du XIIe siècle.
C. L’atroce et l’énorme : une association de longue durée (XIIe-XVIIIe s.)
15. Aux derniers siècles du Moyen Âge et tout au long de l’époque moderne, atrocité et énormité furent associées de façon récurrente, dans la sphère ecclésiastique comme dans le monde laïc. La seconde notion paraît, en quelque sorte, avoir fait double emploi avec la première. Cette impression est confirmée par une source de la fin de l’Ancien Régime comme le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud (1787), selon lequel :
« énormité se dit quelquefois au propre, de la grandeur de la taille ; mais il s’emploie plus ordinairement au figuré, pour atrocité. L’énormité du crime, du fait, du cas, etc. » [12].
16. Á la fin du XIIe siècle, par exemple, le théologien parisien Pierre le Chantre désignait comme atrociora et enormia les péchés les plus graves (dont il faisait l’hypothèse qu’eux seuls justifiaient une exception à la règle du silence monastique pour appliquer le précepte évangélique de correction fraternelle) [13]. À partir du XIIIe siècle, la rhétorique pontificale associa souvent l’atroce et l’énorme dans ses jeux d’hyperbole et de redondance, notamment avec des formules du type atroces et enorme injurie [14]. Citons aussi une célèbre bulle d’excommunication, fulminée en 1254 par Innocent IV contre Ezzelino da Romano, le terrible seigneur gibelin d’Italie nord-orientale. Ce texte, fondateur de la tradition qui fit d’Ezzelino le modèle du tyran sanguinaire jusqu’à la Renaissance, dresse le portrait d’un monstre
« que l’énormité de sa malignité funeste a fait insigne et qu’a fait éminent la multitude de ses forfaits atroces » [15].
Les chancelleries séculières imitèrent vite celle du pape. En 1344, Pierre IV d’Aragon évoquait ainsi les « énormes injurie et atroces offenses » commises par le roi de Majorque Jacques III « contre lui et toute la chose publique », lesquelles « ne pouvaient être tolérées sans péché ni offense à la majesté divine » [16]. Les juridictions les plus modestes connaissaient le même vocabulaire. En 1512, par exemple, devant le tribunal seigneurial de Montreuil-Bellay, en Anjou, un dénommé Galays se vit reprocher d’avoir insulté un sergent qui lui signifiait une assignation en justice,
« lesquelles parolles ledit procureur disoit et dit estre mal dites, mal parlé et qui denote injures enormes et atroces, et aussi estre offensse mauvese faicte à mondit sieur de la court de ceans et aux officiers et supposetez de sa justice » [17].
Une pièce de théâtre allégorique, la Condamnation de banquet, dénonçait à la même époque comme « atroxitez enormalles » les méfaits de la bonne chère [18]… Le livre de conseils rédigés à l’intention de son fils par Jacques VI d’Écosse (futur Jacques Ier d’Angleterre) en 1598 peut encore fournir un exemple, tiré d’un autre type de contexte. Le roi recommandait à son héritier de modérer sa sévérité, sauf pour le châtiment de « certains crimes si atroces et énormes qu’ils ne permettent nulle rémission » [19]. Enfin, on peut illustrer la longue permanence de l’association entre les deux qualificatifs avec une lettre rédigée vers 1740 par un procureur du roi de France à Gaillac. L’officier se disait « inondé de fréquents mémoires sur des bandes de voleurs et des crimes énormes qui restent impunis », et concluait :
« Connaissant comme je connais le caractère des juges inférieurs […], il n’y a pas d’autre remède pour parvenir à la punition de crimes atroces que d’avoir l’œil à ce qui se passe dans leurs tripots […], ce qui ne peut être pratiqué sans faire la dépense » [20].
17. Dans les Practicae criminales des XVIe-XVIIIe siècles (commentaires des grands textes législatifs européens en matière pénale) [21], le vocabulaire de l’atrocité et celui de l’énormité apparaissent à peu près interchangeables – même si le premier est beaucoup plus usité que le second [22]. Benedict Carpzov, l’un des plus grands criminalistes européens du XVIIe siècle, pose par exemple (dans un traité daté de 1635) une limite à la règle de la confusion des peines
« si l’énormité et l’atrocité des crimes commis requièrent une sévérité particulière de la peine », ajoutant que « rien, assurément, n’empêche d’augmenter le supplice en raison de l’énormité du crime et d’aggraver la peine pour un crime très atroce » [23].
Antoine Bruneau (1640-v. 1720), dans la préface à la seconde partie de ses Observations et maximes sur les matières criminelles, a recours aux deux notions pour présenter l’échelle de gravité des crimes :
« Il y a des crimes graves, attroces & extraordinaires : cette gradation & division des crimes fait assez voir qu’il y en a de plusieurs sortes de degrez, plus ou moins énormes » [24].
Quant au Dictionnaire de droit et de pratique de Claude-Joseph Ferrière (mort en 1748), très utilisé en France, il explique dans sa définition du crime que « les circonstances [en] augmentent ou diminuent considérablement l’atrocité », tout en précisant un peu plus loin qu’« il y a des crimes si énormes qu’on ne peut pas s’imaginer qu’un homme puisse en être coupable » [25]. Comme le suggère cette dernière remarque, l’énormité semble avoir impliqué dans certains contextes au moins, de façon plus ou moins nette, un surcroît de gravité par rapport à l’atrocité [26].
18. Dans une tradition directement issue des compilations justiniennes, la gradation des crimes entre « légers » et « très atroces » ou « énormes » allait de pair, chez les pénalistes modernes, avec la possibilité d’une aggravation des peines par dérogation au régime juridique ordinaire. Le juge, en cas d’atrocité ou énormité du crime, pouvait ainsi être soustrait à l’obligation ordinaire de faire cesser l’instruction (et donc la torture) après les aveux de l’accusé, ou dispensé de minorer la peine lorsqu’une tentative de crime n’avait pas abouti. Il pouvait aussi refuser de prendre en compte les circonstances atténuantes (par exemple l’état de minorité du coupable), ou encore passer outre à la règle selon laquelle la peine de mort ne devait pas être infligée pour un crime ignoré des textes normatifs [27].
19. On pourrait être tenté de voir dans le dédoublement de la notion romaine d’atrocité par celle d’énormité un fait de langage superficiel, susceptible d’être expliqué simplement par une influence tardive de la constitution des empereurs Valentinien et Valens (dans laquelle, rappelons-le, l’enormitas delicti était associée à l’atrocitas facti). Je tenterai au contraire de suggérer que ce dédoublement constitue l’indice d’une profonde transformation de l’atrocité/énormité médiévale et moderne par rapport à l’atrocité antique. Mais pour saisir les différences entre l’une et l’autre, il faut commencer par définir les traits spécifiques de la catégorie d’enormitas au Moyen Âge.
20. Malgré de fortes similitudes, cette catégorie ne se confondait pas avec l’atrocitas des compilations justiniennes. Une constitution du Liber Augustalis (1232), la première grande somme législative séculière du Moyen Âge, est explicite à cet égard. L’empereur et roi de Sicile Frédéric II, dans ce texte, autorisait les transactions privées avant la citation des parties devant le juge en matière criminelle, mais exceptait de ce régime les enormes injurie, en précisant aussitôt qu’il entendait en la matière
« considérer comme énormes seulement celles [les injurie] désignées comme atroces par le droit commun » (preterquam in enormis injuriis, ex quibus illas tantum reputari censemus enormes que per jura communia designantur atroces) [28].
Le Hohenstaufen présupposait donc que les « injures énormes » de son temps étaient plus nombreuses que les « injures atroces » romaines, tout en sous-entendant que les juristes étaient alors susceptibles de confondre les unes et les autres.
21. Quelles caractéristiques distinguaient la nouvelle catégorie de l’ancienne et, finalement, pourquoi le second Moyen Âge a-t-il inventé l’enormitas ? On trouvera de premiers éléments de réponse en reconstituant les étapes de cette invention.
II. L’émergence de la catégorie d’ enormitas : réforme ecclésiastique et gouvernement pontifical au XIIe siècle
22. L’émergence du vocabulaire de l’énormité dans les textes de la pratique s’observe au XIIe siècle au sein du monde ecclésiastique. Et d’abord, semble-t-il, dans les lettres des papes.
A. Un tournant au deuxième quart du XIIe siècle
23. Au cours du haut Moyen Âge, seul l’adverbe enormiter était employé avec une certaine fréquence par les rédacteurs de la chancellerie pontificale. Les trois occurrences du vocabulaire de l’enormitas parmi les 159 lettres de Nicolas Ier (858-867) publiées dans la Patrologie latine [29] ou les neuf qui peuvent être relevées dans les 382 lettres de Jean VIII (872-882) [30] sont ainsi sous la forme adverbiale. L’usage de l’adverbe, mais aussi celui du substantif enormitas et de l’adjectif enormis, connurent une croissance inédite dans les lettres des papes de la période post-grégorienne – c’est-à-dire à l’époque dont on fixe traditionnellement le début en 1122 (date du Concordat de Worms, une étape majeure pour le renforcement de la position pontificale dans le rapport de force avec l’Empire) et la fin en 1198 (date de l’avènement d’Innocent III, qui ouvrit la période « théocratique »). L’existence d’une version numérisée de la Patrologie latine, où un grand nombre de lettres pontificales du XIIe siècle est édité, a permis d’établir quelques données statistiques. Celles-ci n’ont certes qu’une valeur indicative, étant fondées sur un corpus non exhaustif et arbitrairement délimité. Elles sont suffisantes, toutefois, pour première identification du phénomène [31].
Tableau 1. Occurrences du substantif enormitas, de l’adverbe enormiter et de l’adjectif enormis dans les lettres pontificales
(principalement d’après les éditions de la Patrologie latine [32])
Nombre d’occurrences | Nombre total de lettres éditées | Fréquence | |
Grégoire VII (1073-1085) | 1 | 445 | 1/445 |
Pascal II (1099-1118) | 0 | 538 | 0 |
Calixte II (1119-1124) | 0 | 530 | 0 |
Honorius II (1124-1130) | 1 | 112 | 1/112 |
Innocent II (1130-1143) | 2 | 598 | 1/249 |
Eugène III (1145-1153) | 11 | 592 | 1/54 |
Alexandre III (1159-1181) | 45 | 1521 | 1/34 |
Innocent III (1198-1216) | 171 | 3024 | 1/18 |
24. Le deuxième quart du XIIe siècle constitua un tournant. La sémantique de l’enormitas est totalement absente du corpus de plus de 1 060 lettres émises par Pascal II (1099-1118) et Calixte II (1119-1124). En revanche, on en trouve une occurrence parmi les 112 lettres d’Honorius II (1124-1130) publiées, deux parmi les 598 lettres d’Innocent II (1130-1143) – auxquelles on peut ajouter une occurrence dans un canon commun aux trois conciles de Clermont (1130), Reims (1131) et Latran II (1139), dont les actes furent rédigés sous l’autorité du même pape – et 11 (c’est-à-dire une toutes les 54 lettres) parmi les 592 lettres d’Eugène III. Sous ce dernier pape, la croissance de l’usage – déjà décelable dans les lettres du pontificat précédent, certes en portant un regard a posteriori – s’est donc accélérée. On peut parler de take off, puisque la fréquence monte ensuite à une occurrence toutes les 34 lettres rédigées pendant les 22 années du pontificat d’Alexandre III (1159-1181), puis à une toutes les 18 lettres au temps d’Innocent III (1198-1216). Cette augmentation est d’autant plus significative que le nombre de lettres annuellement émises par la chancellerie pontificale s’est continûment accru au cours de la période (les corpus considérés comprennent 1521 lettres d’Alexandre III et 3024 d’Innocent III). Le nombre de lettres d’Innocent III prises en compte est deux fois plus grand que celui des lettres d’Alexandre III, mais les occurrences du vocabulaire de l’« énormité » y sont 3,8 fois plus nombreuses. Vers 1200, l’enormitas apparaissait trois fois plus fréquemment que vers 1150 dans les lettres émises par le Siège apostolique. Elle était devenue un concept courant dans le langage pontifical.
B. L’énormité comme irrégularité canonique (v. 1130-v. 1150)
25. En latin classique, ce qui était « énorme » pouvait l’être en deux sens principaux. Soit il s’agissait de quelque chose de contraire à la règle, aux habitudes ou à l’harmonie (Tacite parle de vici enormes pour désigner des rues irrégulièrement bâties, Quintilien d’enormis toga pour désigner une toge bizarrement coupée [33]), soit il s’agissait de quelque chose de surabondant, disproportionné, dont la quantité, l’ampleur ou l’intensité étaient démesurées. Or lorsque le vocabulaire de l’enormitas commença à prendre une place nouvelle dans les lettres pontificales, ce fut immédiatement et, dans un premier temps, exclusivement avec une acception qui n’avait pas (ou guère) [34] eu cours dans l’Antiquité et qui était demeurée assez rare, marginale, dans les siècles du haut Moyen Âge.
Tableau 2. Le vocabulaire de l’enormitas dans les lettres pontificales, de Grégoire VII à Eugène III : formes et contextes des occurrences (relevé non exhaustif) [35]
Grégoire VII, 1075 | propter tam enormem inobedientie temeritatem [36] |
Honorius II, 1129 | ut enormitates regni tui corrigat [37] |
Innocent II, 1130, 31, 39 | prelati tantae enormitati consentientes et non corrigentes [38] |
Innocent II, 1138-40 | quatenus tantam enormitatem nullatenus attentare presumas [39] |
Innocent II, 1141-43 | ut alii eamdem enormitatem non audeant attentare [40] |
Innocent II, 1142 | pro enormitatibus corrigendis destinamus [41] |
Eugène III, 1146 | de incontinentiis clericorum et sacerdotum et aliis enormitatibus [42] |
Eugène III, 1146 | de clericorum incontinentia et aliis enormitatibus [43] |
Eugène III, 1146 | enormitates illius populi et precipue clericorum incontinentias [44] |
Eugène III, 1146 | istis enormitatibus tanquam catholicus princeps contradicis [45] |
Eugène III, 1147 | pro multis enormitatibus propellendis concilium celebrare decrevimus [46] |
Eugène III, 1147 | pro multis enormitatibus propellendis concilium celebrare decrevimus [47] |
Eugène III, 1150 | vir discretus qui enormitates monachorum ejusdem loci corrigeret [48] |
Eugène III, 1150 | unde enormitates fratrum quietem disturbantes audivimus provenire [49] |
Eugène III, 1150 | monasterium in quo clerici seculares enormiter conversati sunt [50] |
Eugène III, 1150-52 | ecclesia enormitatibus et excessibus prioris turbata est [51] |
Eugène III, 1152 | ut ubi omnis enormitatis malitia exstitit regularis ordo refloreat [52] |
26. Dans les 16 premières occurrences repérées pour le XIIe siècle – celles des pontificats d’Honorius II, Innocent II et Eugène III –, l’enormitas a en effet le sens très précis d’infraction aux canons. Par opposition, l’adjectif enormis a un sens purement rhétorique dans l’unique occurrence parmi les lettres de Grégoire VII, citée à la première ligne du tableau 1 (il se réfère à la démesure et non à un éventuel caractère illégal de la témérité reprochée à un évêque désobéissant). Chez Honorius II, Innocent II et Eugène III, l’enormitas désignait, littéralement et au plus près de l’étymologie, ce qui est extérieur à la norme (e-normitas) ; mais la norme ici concernée, contrairement à celle qui était en cause dans le premier sens classique (dans l’expression enormis toga de Quintilien, par exemple), n’avait rien de générique, de variable ou d’indéterminé. Elle n’avait qu’une nature possible : il s’agissait exclusivement des lois ou, plutôt, des règles de l’Église. Dans les lettres des premiers papes post-grégoriens, une « énormité » est une irrégularité, avec une acception étroitement technique de ce dernier terme, qui exclut toute référence à une disharmonie. « Irrégularité », ici, au sens strict de non-conformité à la règle canonique.
27. Ainsi lorsque Honorius II, en 1129, recommandait à la protection du roi de Castille un légat qu’il lui envoyait pour que « soutenu par la puissance royale et avec la grâce du Saint Esprit, il corrige les énormités du royaume et confirme ce qui est bien établi (bene statuta) » [53] ou lorsqu’Eugène III, en 1146, encourageait le duc de Bohême Wladislas à « extirper vigoureusement les énormités de son peuple » [54]. Les enormitates sont ici les infractions à la discipline chrétienne commises par des populations récemment ou mal christianisées, ou encore rétives aux nouvelles normes pro-mues depuis la réforme grégoriennes et imposées avec une rigueur croissante par l’Église du XIIe siècle. Ce sont aussi les infractions commises par les clercs, tout particulièrement à l’égard des canons qui leur imposent avec une rigueur inédite le célibat et la continence, et les manquements des moines à tel ou tel article de leur règle de vie.
28. Dès 1130 (c’est la seconde occurrence relevée), la « correction » des « énormités » était évoquée dans un canon conciliaire, le cinquième promulgué lors d’une assemblée de prélats réunie à Clermont sous la présidence d’Innocent II. En l’occurrence, l’« énormité » à corriger consistait en une « mauvaise coutume » (prava consuetudo) selon laquelle certains moines ou chanoines réguliers, au mépris des règles de saint Benoît et de saint Augustin, avaient pris l’habitude d’enseigner le droit et la médecine. Ce canon fut ensuite repris par le même pape au concile de Latran II [55]. Huit ans plus tard, en 1147, Eugène III avertit des prélats allemands de la tenue d’un concile destiné à « chasser (propellere) les énormités » [56]. En 1178 enfin, dans la lettre circulaire par laquelle il convoqua les prélats d’Occident au concile universel de Latran III – le plus important du XIIe siècle –, Alexandre III fixa pour mission à la future assemblée de
« faire ce qui devrait l’être tant pour corriger les énormités que pour établir ce qui agréerait à Dieu » [57].
Comme dans la première occurrence relevée, celle de la lettre d’Honorius II au roi de Castille en 1129, le gouvernement ecclésiastique consistait donc à la fois à éradiquer les mauvais usages en les corrigeant (enormitates corrigere) et à établir (statuere) de bonne règles.
29. Les papes du haut Moyen Âge avaient certes utilisé de temps à autre l’adverbe enormiter pour taxer certains faits d’irrégularité canonique. Tel était le sens de ce mot, par exemple, dans les occurrences signalées plus haut chez les papes du IXe siècle Nicolas Ier et Jean VIII (il s’agissait souvent d’élections ou de consécrations épiscopales effectuées enormiter) [58]. En l’absence de traces plus consistantes dans les sources, on peut toutefois considérer que le concept d’enormitas n’était pas pleinement constitué à cette époque. Par opposition, il est frappant de constater que 14 des 15 premières occurrences du lexique de l’énormité repérées pour le XIIe siècle se présentent non pas sous la vieille forme adverbiale des siècles précédents mais sous une forme substantive – et même sous une forme substantive absolue (non pas « l’énormité de quelque chose » mais « une énormité » tout court). Auparavant, le mot « énormité » n’était pas – ou très peu – employé de cette façon [59]. Entre 1130 et 1150, l’émergence d’une catégorie spécifiquement post-grégorienne de l’enormitas est donc allée de pair avec la diffusion inédite de l’usage du substantif dans une acception (le sens d’irrégularité canonique) et un usage linguistique (la substantivation absolue) qui étaient jusque là demeurés rares, voire inconnus ou quasi inconnus.
C. L’émergence d’un nouveau sens composite (seconde moitié du XIIe siècle)
30. Après le pontificat d’Eugène III, dans la seconde partie du XIIe siècle, non seulement le lexique de l’« énormité » se fit de plus en plus courant dans les lettres des papes, comme on l’a vu, mais la notion elle-même connut une mutation déterminante. Première observation : alors que presque toutes les occurrences des années 1130-1150 étaient des substantifs, l’adjectif et l’adverbe devinrent ensuite tout aussi fréquents. Les 73 mentions que j’ai pu relever en dépouillant la quasi-totalité des lettres d’Alexandre III éditées (soit environ 3 000 lettres), par exemple, se répartissent assez également entre enormitas (25 occurrences), enormis (30) et enormiter (un peu moins courant, avec 18 occurrences) [60]. Le substantif ne se rencontre d’ailleurs plus seulement, chez Alexandre III, dans un usage absolu (par exemple quand le pape déplore que les clercs anglais « offrent l’exemple de la dissolution et de l’énormité » aux laïcs) [61], mais aussi avec un complément de nom qu’il caractérise (« énormité d’une élection » [62], « énormité des péages » imposés par le comte de Melgueil dans la province ecclésiastique de Narbonne [63]…).
31. L’évolution la plus remarquable est toutefois d’un autre ordre. Elle réside non seulement dans la réapparition massive du sens quantitatif ou superlatif (l’« énormité » comme démesure ou excès), qui cohabite désormais avec le sens d’irrégularité, mais aussi et surtout dans l’indistinction, la fusion de ces deux sens en bien des occurrences.
32. Les exemples qui suivent sont extraits, là aussi, de lettres d’Alexandre III. Lorsque le pape qualifie de « mauvaise et énorme » (prava et enormis – expression habituelle) telle « coutume » des maîtres du royaume de France qui font payer aux clercs l’attribution de la licencia docendi [64], on peut sans doute considérer que l’« énormité » ne désigne que la simple irrégularité canonique sans se référer directement à la gravité du fait – tout comme dans les trois exemples d’emploi du substantif enormitas cités un peu plus haut (« énormités » commises par les clercs, « énormité » d’une élection, d’un péage) ou dans la lettre de convocation au concile de Latran III « pour corriger les énormités ». De même lorsque le pontife souligne que la mission de l’archevêque de Canterbury consiste à « corriger ce qui a été fait enormiter et contre la justice » [65] (on pourrait aussi traduire ici par « ou » la conjonction seu, qui dénote aussi bien une équivalence qu’une alternative).
33. En revanche, l’enormitas est clairement entendue au sens d’ampleur démesurée, dans les lettres d’Alexandre III, non seulement quand il est question d’enorme dampnum ou detrimentum d’une église [66] (en relation avec le régime civil de la « lésion énorme », dont l’élaboration a désormais com-mencé), mais aussi lorsque le pontife qualifie des désordres d’« énormes » ou parle de crimes comme d’« énormités ». De tels cas sont désormais très fréquents – alors qu’on n’en rencontre aucun dans les lettres des années 1130-1150. Le pape évoque ainsi les « maux non seulement énormes, mais aussi intolérables » [67] qui proviennent en Suède de la collation des bénéfices par des laïcs, ou les « énormités des scélérats » [68] responsables de l’assassinat de l’archevêque de Tarragone (esquels, selon une formule désormais courante, graviter et enormiter delinquerunt) [69].
34. L’enormitas renvoyait à la magnitude, en particulier, lorsqu’elle était associée à la notion d’« excès » [70]. Cette dernière prit une place importante dans les lettres des papes, précisément au XIIe siècle, pour désigner les graves infractions aux canons. Dans une lettre émise entre 1150 et 1152, vers la fin de son pontificat, Eugène III avait déjà parlé des « nombreux énormités et excès » commis par un prieur au détriment de l’église romaine de Sainte-Marie Nouvelle [71]. Il y avait peut-être là déjà un peu plus qu’une simple redondance – même si l’enormitas et l’excessus correspondaient aussi bien l’une que l’autre à la définition formulée un peu plus loin dans la même lettre, quand le pape affirmait la nécessité de « ramener à la règle de rectitude ce qui excède la norme et l’ordre » [72]. Une e-normitas, un ex-cessus étaient alors encore de simples sorties du cadre légitime. Dans les lettres d’Alexandre III, en revanche, on observe une association courante des deux notions non pas sur le mode de l’équivalence, mais dans des expressions où l’« énormité » qualifie l’« excès ». L’implication des clercs dans les duels judiciaires [73] constitue ainsi un « excès énorme », tout comme la pratique par les laïcs du mariage consanguin ou l’entretien public de concubines par les clercs en Angleterre [74], l’allégeance prêtée par un abbé italien aux antipapes soutenus par l’empereur Frédéric Barberousse [75] ou encore la violation par l’évêque de Pampelune du privilège d’immunité accordé par le Siège apostolique à un monastère de son diocèse [76]. L’enormitas n’est plus ici simple synonyme d’excessus norme, d’effraction du cadre imposé par la norme, mais vient indiquer la très grande gravité d’une infraction. Les formules l’associent d’ailleurs à la gravitas dans plus d’un quart des 73 mentions relevées chez Alexandre III (gravis et enormis excessus [77], enormiter et graviter excedere [78], gravia plurima et enormia perpetrari [79]).
35. Pour de nombreuses occurrences, il est toutefois très difficile ou impossible de déterminer si l’enormitas renvoie plutôt à l’irrégularité d’un fait ou plutôt à sa gravité. Quand Alexandre III évoque les « énormités et les crimes » commis par les prêtres de l’église de Bruxelles – qui s’adonnent aux « voluptés » et célèbrent la messe plusieurs fois par jour à des fins lucratives [80] –, quand il dénonce dans une série de lettres « les énormités et les vices » ou « l’énormité et l’impureté des vices » du peuple irlandais – qui ne respecte aucune des règles de la discipline chrétienne, pratique l’inceste, refuse de payer la dîme et méprise les ecclésiastiques [81]–, l’irrégularité canonique et l’ampleur démesurée des fautes sont en cause indistinctement. Or cette indistinction dans l’usage tendait à rapprocher, à faire fusionner les deux sens.
36. Au vrai, les cas sont d’ailleurs minoritaires où l’enormitas se référait de façon tout à fait univoque soit à la simple irrégularité, sans allusion possible à sa gravité particulière, soit au contraire à la seule magnitude. Il n’est pas possible d’exclure que la qualification d’« énorme » attachée à une « mauvaise coutume », par exemple, ait pu renvoyer non seulement à sa non-conformité aux canons, mais aussi, comme en sourdine ou de façon « subliminale », à son caractère excessivement nuisible et répréhensible. L’autre sens de l’« énormité », celui qui se référait à la démesure, n’était en effet ignoré par personne et demeurait toujours susceptible de contaminer plus ou moins nettement le sens du substantif, du verbe ou de l’adverbe employés dans une acception technique. Et lorsqu’à l’inverse la référence à la magnitude était manifestement dominante, l’énormité n’en renvoyait pas moins aussi, dans la plupart des cas et de façon plus ou moins claire, à un aspect qualitatif particulier du méfait – c’est-à-dire à son caractère d’irrégularité canonique.
37. L’association de l’enormitas à l’excessus ou à la gravitas dans les lettres d’Alexandre III – qui demeura par la suite très fréquente dans la langue ecclésiastique jusqu’au XVe siècle inclus – n’était donc pas simple redondance. Un « excès énorme » était une infraction, ou irrégularité ou encore effraction du cadre normatif (c’est le simple sens d’excessus), tenue pour extrêmement grave et répréhensible (enormis) parce qu’elle portait atteinte à un certain type de norme et par là-même aux fondements de l’ordre ecclésial post-grégorien. Graviter et enormiter delinquere ou excedere, c’était se rendre coupable d’une faute non seulement « grave », mais aussi « énorme », parce qu’attentatoire aux canons en tant qu’ils visaient à l’imposition de la nouvelle discipline chrétienne, à la préservation des « libertés » cléricales ou à la réforme ecclésiastique sous quelque aspect que ce soit (à commencer par l’affirmation de la prééminence pontificale). Dans la plupart des occurrences relevées parmi les lettres Alexandre III, l’enormitas recouvre effectivement des infractions aux normes qui 1/ soit définissaient le bon chrétien (prohibition de la sexualité extra-matrimoniale, respect des interdits de parenté pour le mariage, etc.), 2/ soit déterminaient la séparation de statut entre clercs et laïcs (imposition du célibat des clercs, prohibition de la simonie ou de l’accès au bénéfice par l’intermédiaire des laïcs, etc.), 3/ soit encore fondaient la prééminence des premiers sur les seconds (obligation de payer la dîme, interdiction de toute violence à l’endroit des clercs, etc.), 4/ soit enfin faisaient prévaloir le principe hiérarchique dans les relations de pouvoir internes au monde clérical (obligations des évêques envers les archevêques, par exemple [82]) et tout particulièrement l’autorité supérieure du Siège apostolique (imposition de l’exemption, condamnation des schismatiques, etc.).
38. D’où cette conclusion : le concept d’enormitas désigna, à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, un mixte d’irrégularité, de péché et de subversion au moins potentielle de l’ordre chrétien. C’est bien à juste titre que le Mediae latinitatis lexicon minus de Niermeyer donne à l’adjectif enormis le sens composite d’« impie, criminel, immoral » (un sens inconnu, il faut le souligner, dans l’Antiquité) [83]. Et l’on pressent la nécessité de mesures d’exception pour la répression des énormités.
39. Un marqueur linguistique de l’avènement de cette nouvelle catégorie peut être identifié avec l’émergence de l’adjectif substantivé au neutre pluriel enormia pour désigner « des choses énormes » (selon le même principe de substantivation qui permettait par exemple de parler des spiritualia ou des temporalia [84]). La plus ancienne occurrence, à ma connaissance, se rencontre dans une lettre d’Adrien IV datée de 1155 : Verum quoniam in pastoris absentia plura enormia consueverunt ecclesiis provenire [85]… Le cas est isolé, puisqu’on ne trouve qu’un seul exemple parmi les lettres émises au cours du très long pontificat d’Alexandre III (1159-1181), le successeur d’Adrien IV [86]. Innocent III (1198-1216), en revanche, utilisait couramment le neutre pluriel substantivé [87].
40. Résumons la chronologie à grands traits – quitte à simplifier par souci de clarté. Durant le haut Moyen Âge, les papes ne connaissaient pas la notion d’« énormité » (même si l’on pourrait considérer rétrospectivement qu’elle existait à l’état latent, puisque l’adverbe enormiter était occasionnellement employé pour qualifier des actions ou des faits contraires aux canons). Les années 1130-1150 virent la pleine émergence d’une catégorie de l’enormi-tas. Dans sa première forme, éphémère, cette catégorie regroupait les irrégularités canoniques – tout particulièrement celles qui entravaient la réforme ecclésiastique – sans leur donner une nette connotation de gravité ou d’immoralité. À cette enormitas que l’on pourrait dire strictement post-grégorienne s’en substitua progressivement une nouvelle, à partir des années 1150-1160, qui désignait un caractère composite d’infraction, de souillure et de subversion potentiellement radicale attribué à un fait répréhensible [88]. Cette nouvelle catégorie demeura fonctionnelle pendant des siècles.
41. Ce schéma d’ensemble trouve quelques éléments de confirmation avec une rapide analyse des définitions de l’adjectif enormis dans les grandes œuvres qui jalonnent l’histoire de la lexicologie médiévale – des sources certes éloignées de la pratique gouvernementale, mais dont la confrontation peut illustrer des changements généraux dans les usages linguistiques. Isidore de Séville, dans les Étymologies (début du VIIe siècle), s’en tenait aux deux sens hérités de l’Antiquité en définissant l’énorme comme « ce qui dépasse la norme et la mesure » sans suggérer une acceptation spécifiquement juridique ou canonique du mot norma : Aenormis, eo quod normam et mensuram excedat [89]. La thématique de l’excès, notons-le, était donc déjà liée à celle de l’énormité. Au XIe siècle, l’italien Papias Vocabulista laissait de côté toute référence à l’infraction aux habitudes ou aux règles et ne retenait que les idées de diformité et de magnitude infinie (Enormis ingens, sine mensura vel forma, cui nihil addi minuive potest) [90]. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, en revanche, les Derivationes du grammairien Huguccio de Pise [91] intégraient à la définition d’enormis des composantes de la nouvelle notion d’enormitas alors en cours d’élaboration à la faveur de la réforme ecclésiastique. Pour Huguccio, l’adjectif « énorme » pouvait qualifier non seulement ce qui était « diforme » (deformis) ou « très grand » (grandis), ou encore ce qui n’était « pas circonscrit, limité » (illimitatus), mais aussi ce qui était « irrégulier » (entre autres, probablement, au sens canonique) et, par ailleurs, ce qui était répréhensible au plan moral : le terme renvoyait d’une part à turpis, c’est-à-dire « honteux », « dégoûtant » ou « déshonorant » [92], et, d’autre part, à immanis, qualificatif qui pouvait signifier « démesuré », mais aussi « horrible » ou « sauvage » (ce qui le rapprochait d’atrox) [93]. À fin du XIIIe siècle enfin, dans son Catholicon (qui devint le principal « dictionnaire » latin de la fin du Moyen Âge), le frère Prêcheur et évêque de Gênes Giovanni Balbi reprit les éléments de définition donnés par Huguccio (en remplaçant immanis par inanis, c’est-à-dire « vain » ou « frivole ») [94]. Le sens composite qui fut celui de l’enormitas pendant la seconde moitié du Moyen Âge était donc fixé dès la fin du XIIe siècle.
42. À l’évidence, la formation de la catégorie d’enormitas résulta d’une dynamique religieuse et politique générale à l’œuvre au XIIe siècle dans la sphère cléricale. Il faudra bien sûr, pour mieux décrire le processus, étendre les recherches à d’autres types de sources. De premiers sondages dans les corpus numérisés de textes narratifs permettent déjà d’avancer l’idée que la sémantique de la norme et de l’« énormité » connut une vogue particulière auprès des lettrés (encore tous des clercs) dès la première moitié du XIIe siècle – à tel point qu’un moine de Waulsort (province de Namur) put créer dans une chronique datée des années 1130-1140 la forme verbale enormitare, au sens d’« enfreindre la norme » [95] (mais ce néologisme n’eut pas de perénnité). Il faudra par ailleurs explorer les nombreuses correspondances, en particulier celles des prélats (celle de l’archevêque de Canterbury et grand réformateur Thomas Beckett, par exemple, recèle de nombreuses occurrences de l’« énormité »).
43. En outre, une attention toute particulière devra être accordée aux sources juridiques, c’est-à-dire aux summe rédigées au second XIIe siècle par les commentateurs de Gratien. On partira de cette observation : chez Rufin, Étienne de Tournai, Simone Da Bisignano et les autres décrétistes, l’enormitas était une notion courante, ordinairement utilisée [96] pour gloser des passages du Décret qui eux, en revanche, ignoraient le vocabulaire de l’énormité. Ce vocabulaire ne tient en effet aucune place notable ni dans les textes compilés par Gratien, ni dans ses dicta [97]. C’est donc seulement à partir des années 1150-1160, époque des premières œuvres des décrétistes, que la nouvelle notion s’est imposée dans le langage de la science canonique. Son émergence était alors en cours depuis plusieurs décennies déjà dans les lettres des papes. Le travail théorique des juristes intervint donc seulement dans un second temps. L’impulsion était survenue dans la pratique de la réforme ecclésiastique, dans l’exercice gouvernement pontifical en pleine croissance. Ces origines romaines de l’énormité étaient assurément ignorées des anglicans, en 1547, lorsqu’ils introduisirent dans la liturgie de leur Église nouvellement émancipée la prière suivante :
« From all sedition and privy conspiracy, from the tyranny of the bishop of Rome and all his detestable enormities, from all false doctrine and heresy, from hardness of heart and contempt of thy word and commandment, Good Lord deliver us » [98]…
D. La diffusion dans les contextes non techniques (un aperçu)
44. Ainsi constituée, la catégorie médiévale de l’enormitas eut, au moins jusqu’au XVe siècle inclus, des usages spécifiques qui la distinguèrent de l’atrocitas héritée du monde romain. Quelques mots, avant de suivre son devenir dans la sphère judiciaire, sur les occurrences fréquentes de la nouvelle notion dans des sources narratives. Le phénomène atteste qu’elle était pleinement entrée dans l’univers commun des lettrés. Dès 1146, l’évêque Otton de Freising évoquait les hommes retirés du monde pour s’adonner au service de Dieu comme de « bienveillants intercesseurs de notre énormité », en conclusion du livre VII de sa Chronique [99]. L’enormitas avait ici à peu près le même sens que dans les lettres d’Eugène III, le pape contemporain. En 1189, le curialiste anglais Giraud de Cambri vantait les mérites de Richard Cœur de Lion en le créditant d’avoir, dans le duché d’Aquitaine, « remis en forme ce qui était informe et ramené à la norme les enormia » [100]. Moins d’une trentaine d’années après, le cistercien Pierre des Vaux-de-Cernay, dans son Hystoria Albigensis, justifiait la confiscation des terres du comte de Toulouse par sentence pontificale (en relation avec la Croisade contre les Albigeois) en dressant un terrible portrait de Raymond VI, dont il vaut la peine de citer ce passage :
« Il était si luxurieux et lubrique que, comme nous l’avons établi avec certitude, il abusait de sa propre sœur au mépris de la religion chrétienne. Depuis sa prime jeunesse, il recherchait avec ardeur les concubines de son père et couchait avec elles avec beaucoup d’appétit, car nulle femme ne lui plaisait s’il n’avait pas appris que son père avait déjà couché avec elle. Ainsi, même son père lui prédisait très souvent son exhérédation, tant à cause de son hérésie qu’à cause de cette énormité » [101].
Á peu près au même moment (vers 1223 au plus tard), Giraud de Cambri recourait lui aussi au vocabulaire de l’énormité pour évoquer ce que l’on qualifierait aujourd’hui d’inceste du deuxième type :
« Le comte d’Anjou Geoffroy, alors qu’il était sénéchal de France, avait abusé de la reine Aliénor. On dit qu’à plusieurs reprises il interdit à son fils [Henri Plantagenêt] de la posséder, parce qu’elle était l’épouse de son seigneur [le roi de France Louis VII] et parce qu’il l’avait lui-même connue auparavant. Pour comble d’excès très énormes, le roi Henri, comme l’a répandu la rumeur, osa souiller cette soi-disant reine de France par un commerce adultérin ; et il l’enleva ainsi à son propre seigneur et de facto s’unit à elle maritalement. Comment, je me le demande, d’un tel mariage pourrait-il naître une descendance heureuse ? » [102].
Vers 1315 enfin, le juge guelfe de Crémone Gasapino Antenati, dans des notes sur l’histoire de sa ville, déplorait qu’elle ait pu être par le passé un lieu de ralliement des hérétiques. Les déviants y convergeaient en effet, selon lui, au temps de la domination du vicaire impérial Oberto Pelavicini, qui les y laissait tenir en toute impunité leurs enormia concilia [103]… Il serait inutile de multiplier les exemples. Notons qu’au moins dans les trois derniers cas cités (incestes imputés au comte de Toulouse et au roi d’Angleterre, réunions d’hérétiques), l’énormité est invoquée dans des contextes qui renvoient directement aux origines canoniques de la catégorie. La diffusion de cette sémantique dans les sources narratives de la fin du XIIe siècle au XVe siècle mériterait une étude spéciale. On se contentera ici de remarquer que le vocabulaire de l’atrocité ne fit pas l’objet d’emplois comparables.
III. Enormitas et « arbitraire du juge », XIIIe-XVe siècles
A. Juridictions d’Église
45. Concernant le langage des juridictions – auquel la catégorie de l’énormité appartenait au premier chef –, il faut d’abord souligner que le vocabulaire de l’« énorme » fut jusqu’à la fin du Moyen Âge beaucoup plus présent dans la documentation ecclésiastique que dans celle produite par les pouvoirs séculiers. Il est d’ailleurs frappant de constater que l’enormitas, bien qu’elle fût assurément un nomen juris, pourvu d’une valeur technique même dans les juridictions laïques, ne semble pas (sous bénéfice d’inventaire) avoir fait l’objet de définitions dans les vocabularia juris, les dictionnaires de droit compilés à partir du XIIIe siècle. Á l’inverse, les manuels du confesseur et les sommes pénitentielles lui consacraient le plus souvent une rubrique.
46. Même si ses usages ne se limitèrent pas au cadre ecclésial, la catégorie demeura typique de la sphère du droit canonique et du gouvernement pastoral. Dans cette sphère, le vocabulaire de l’enormitas était systémati-quement privilégié pour remplir des fonctions similaires à celles tenues par l’atrocitas dans les textes romains (et dans ceux des civilistes médiévaux qui les commentaient). Alors que les canons réunis dans le Décret de Gratien [104] (dont les versions ont été compilées entre 1139 et 1158) contenaient 10 occurrences du lexique de l’atrocité, le Liber extra (promulgué sous l’autorité de Grégoire IX en 1234) n’en présentait plus que trois, dans des contextes très romanisants [105]. En revanche, le même Liber extra mentionnait l’enormitas dans une acception criminelle à 15 reprises [106] – et même à 28 reprises si l’on tient compte des partes decise [107], c’est-à-dire des passages du texte originel des décrétales coupés par le compilateur et rétablis au XIXe siècle dans l’édition d’Emil Friedberg (par opposition, les textes du Décret ne mentionnaient l’énormité qu’à 5 reprises) [108]. Le droit canonique classique, que l’on a pu décrire comme un « droit romain second » [109] tant il fut influencé par les modèles issus des compilations justiniennes (et notamment par le modèle de l’injuria), n’opéra donc aucun réinvestissement spécifique de la notion d’atrocitas et lui préféra l’enormitas.
47. Tout comme l’atrocitas était située au sommet de l’échelle de gravité des injurie dans les compilations justiniennes, l’enormitas, chez les décrétistes puis dans le Liber extra ou chez les décrétalistes et dans les sommes pénitentielles, distinguait couramment les crimes et péchés les plus graves, par opposition aux levia ou modica et aux mediocria crimina [110]. Le modèle général pour évaluer l’intensité de l’infraction était bien celui du droit romain, même si les clercs utilisaient plus volontiers la notion d’énormité que celle d’atrocité. Les statuts synodaux du diocèse de Cambrai datés de 1287-1288 en offrent une bonne illustration. Au chapitre des cas réservés, pour éclaircir les conditions d’application d’une décrétale de Clément III (1187-1191) qui différenciait les offenses « énormes » et « légères » faites au clercs [111], l’évêque expliquait aux confesseurs de son diocèse comment définir une gravis vel enormis injuria. Pour ce faire, il reprenait telle quelle la typologie des circonstances qui définissaient l’atrocitas dans le Digeste et dans les Institutes (ex facto, ex persona, ex loco) [112]. Dans le même texte, l’évêque parlait d’ailleurs aussi d’atrox injuria et d’atroces percussiones [113]. Semblablement, le dominicain de Pise Bartolomeo da San Concordio, dans une Summa de casibus consciencie rédigée au début du XIVe siècle, complétait sa définition des enormia, menée secundum canones, par un paragraphe consacré à l’enormis injuria qui renvoyait finalement au passage des Institutes sur les « injures atroces » [114]. Au XVIe siècle, l’évêque espagnol Juan Bernal Diáz de Lugo, dans sa Practica criminalis canonica, divisait principalement les crimes des clercs entre levia, gravia, graviora et gravissima [115] (et l’on peut voir là un indice d’une probable perte de vitalité de la catégorie d’énormité à l’époque moderne y compris dans la sphère ecclésiastique). Le même auteur, cependant, n’ignorait pas l’enormitas comme pôle supérieur d’intensité du crime. Mais il en faisait un usage beaucoup plus restreint que ses prédécesseurs médiévaux. Il la réservait à la qualification du cas le plus extrême, celui de « parricide », c’est-à-dire d’homicide d’un père biologique ou spirituel (évêque ou prêtre) [116].
48. Comme l’atrocitas romaine, l’enormitas canonique entraînait des aggravations de peine et des exceptions aux régimes juridiques ordinaires. En général, le caractère « énorme » d’une infraction en faisait échapper la connaissance aux juridictions ordinaires. Dans tous les diocèses d’Occident, à partir de la fin du XIIe ou de la première moitié du XIIIe siècle, les peccata enormia ou enormes injurie des fidèles exigeaient ainsi des conditions d’absolution exceptionnelles, qui les soustrayaient aux compétences des confesseurs habituels, prêtres de paroisse ou autres [117]. Ces « péchés énormes » constituaient des « cas réservés » dont les coupables, pour obtenir l’absolution, devaient de se rendre auprès de leur évêque ou même, de plus en plus fréquemment à la fin du Moyen Âge, auprès du pape, à la Pénitencerie apostolique. De même, les commissions ou privilèges pontificaux du XIIIe siècle qui permettaient à des prélats de conférer l’absolution dans des circonstances particulières ou à des laïcs de la recevoir selon un régime spécial imposaient toutefois une exception pour les péchés ou crimes « énormes », avec une formule usuelle. Ainsi Martin IV, dans une lettre datée de 1281 où il permettait au roi de France Philippe III de choisir son confesseur, donnait à ce dernier le pouvoir d’absoudre le monarque, y compris des sentences d’excommunication, « sauf si les excès sont si graves et énormes qu’ils nécessitent la consultation du Siège apostolique » [118].
49. Du point de vue des peines encourues, l’énormité allait également de pair avec l’exceptionnalité. Dans sa Summa de penitentia le grand canoniste (et compilateur du Liber extra) Raimon de Penyafort rappelait qu’une pénitence de sept ans était traditionnellement imposée pour les principaux crimes, mais affirmait aussi que
« de très nombreux cas font exception à cette règle, dans lesquels une plus grande pénitence est imposée en raison de la dignité du pécheur ou de l’énormité du crime » [119].
Le dominicain Jean de Fribourg (mort en 1304), dans son influente Summa confessorum, réservait une forme exceptionnelle de pénitence, dite « solennelle » (qui s’opposait aux pénitences « publique » et « privée »), aux crimes qui avaient « bouleversé la ville » (autrement dit la société locale) à la fois par leur fort degré de publicité et par leur énormité, c’est-à-dire leur fort degré de gravité intrinsèque [120]. Cette solennis penitentia, dont le rituel prévoyait une cérémonie publique tenue pendant le Carême, était particulièrement infamante ; elle entraînait pour un ecclésiastique une irrégularité définitive [121]. Par ailleurs, dans le domaine de la discipline des clercs, la Summa de casibus de Bartolomeo da San Concordio témoigne de l’existence au début du XIVe siècle d’une définition restreinte des enormia fondée sur le caractère exceptionnel de leur sanction (définition qui cohabitait toujours avec d’autres, beaucoup plus larges). Pour le Prêcheur de Pise, une acception des enormia les limitait en effet aux seuls crimes qui interdisaient la promotion du coupable aux ordres et aux offices ecclésiastiques ou imposaient de le déposer de son office et lui interdisaient l’exercice de son ordre (car la pénitence exigé par de tels crimes ne pouvait jamais être achevée) [122]. Ces enormia compris stricto sensu étaient au nombre de trois : l’hérésie, la simonie in ordine (c’est-à-dire dans l’administration des sacrements) et l’homicide. À la fin du XIIe et au XIIIe siècle, les décrétistes et les décrétalistes, tout comme Raimon de Penyafort dans sa Summa de Penitentia, considéraient déjà que la simonie et l’homicide se distinguaient des autres crimina enormia par leurs conséquences exceptionnelles. Contrairement à tous les autres, ils entraînaient en effet la déposition ou interdisaient la promotion du coupable même si la pénitence était dûment accomplie et même s’il s’agissait de « crimes occultes », c’est-à-dire secrets et donc non susceptibles de susciter le scandale [123]. Bien plus tard, Juan Bernal Diáz de Lugo justifiait par le caractère « énorme » du crime de parricide le fait que les clercs qui s’en étaient rendus coupables devaient être dégradés et livrés aux bras séculier pour être suppliciés. Il y avait là une dérogation à l’immunité ecclésiastique comme à toutes les règles du droit canonique. Les auteurs d’autres types d’homicides, même aggravés (graviora), devaient seulement être déposés et incarcérés au monastère dans des conditions plus ou moins dures [124].
50. Comme l’ancienne atrocitas encore, l’enormitas supposait l’exercice de l’arbitrium du juge qui devait l’évaluer. « Nous confions à votre arbitrium le soin de décider si leur injuria est légère ou énorme » [125], disait l’évêque de Cambrai aux confesseurs de son diocèse en 1287-1288 à propos des auteurs de violences contre les clercs, reprenant ainsi une formulation du Liber extra tirée d’une lettre de Clément III (X, 5, 39, 17) [126]. Une différence fondamentale entre l’ordre juridique romain et le système canonique tenait toutefois, précisément, à l’importance fonctionnelle et à la latitude beaucoup plus grandes données, dans l’Église des XIIe-XVe siècles, à l’« arbitraire du juge ». La tradition romaine et civiliste lui avait toujours posé d’étroites limites [127]. Le droit canonique classique, au contraire, le promouvait très largement [128]. Or la spécificité de l’enormitas médiévale était indissociable d’une telle extension, inédite, structurellement conférée à la libre faculté du juge d’évaluer et de décider en conscience.
51. La sphère pénitentielle fournit assurément un modèle pour cette extension. Le principe dominait, depuis l’Antiquité tardive, selon lequel la nature et la durée des pénitences à infliger pour l’absolution des pécheurs étaient laissées à l’appréciation du confesseur [129]. Ce dernier avait certes à tenir compte de certaines règles traditionnelles (comme celle, évoquée un peu plus haut, des sept années de pénitence imposées pour les principaux crimes). Mais ces règles demeuraient indicatives. Le prêtre devait moduler la peine « en fonction de ce qu’exigeaient la grandeur ou la modicité du crime et les autres circonstances », selon les termes de Raimon de Penyafort dans sa Summa [130]. La flexibilité générale des règles de jugement qui caractérisaient depuis toujours la sphère pénitentielle tendit à marquer fortement aussi les sphères disciplinaire et judiciaire à partir du moment – les XIIe-XIIIe siècles – où les justices d’Église prirent leur autonomie. La différenciation entre for interne et for externe qui s’affirma alors progressivement n’allait évidemment pas sans la persistance de continuités structurelles – à commencer par celle qui, depuis saint Augustin, faisait du crimen un peccatum grave [131]. La catégorie de l’énormité avait précisément pour caractéristique d’aller de pair, au for interne comme au criminel, avec une souplesse des normes canoniques et une extension de l’arbitrium judicis poussés au maximum.
52. Telle qu’elle était conçue et maniée en pratique par les ecclésiastiques, l’enormitas était en effet une notion structurellement instable, protéiforme. Le périmètre de son champ d’application comme qualification variait selon l’appréciation du juge. Lorsque les Constitutions narbonnaises de l’ordre des frères Mineurs (1260) prévoyaient que « nul ne soit expulsé ni emprisonné, sinon pour excès manifeste et énorme », par exemple, il était aussitôt précisé qu’
« un excès est dit énorme soit en raison du type de péché, comme la faute de chair (lapsus carnis) ou la perfidie d’hérésie, soit en raison des circonstances, comme l’est le vol d’une chose importante ou fait de façon notoire ou fréquemment réitéré ».
Cette définition revenait à étendre le crime énorme (et l’exception qui permettait d’expulser ou emprisonner son auteur) à tous les actes que les juges considéreraient opportun d’inclure dans cette catégorie – d’autant plus que la constitution se terminait par une généralisation : « Et que l’on rende le même jugement pour les faits similaires » [132]. La présentation de l’enormitas donnée par Bartolomeo da San Concordio au début du XIVe siècle dans sa Summa de casibus suggère bien, de façon condensée, à quel point la catégorie avait pour qualité intrinsèque (peut-être au terme d’une certaine évolution depuis la fin du XIIe siècle) le fait d’être « à géométrie variable ». Après avoir commencé, au début de sa rubrique consacrée aux enormia, par les restreindre à l’hérésie, à l’homicide et à la simonie in ordinatione, comme on l’a vu [133], le frère pisan en donnait une deuxième définition bien distincte, plus large mais encore marquée par l’exception, puisqu’elle recouvrait « toutes les infractions qui n’admettent pas de dispense » (il faut comprendre par là tous les cas qui échappaient à la faculté de dispense conférée aux évêques et imposaient donc le recours au pape, sans certitude de succès, du reste, lorsque les infractions les plus graves étaient en cause) [134]. À l’entrée Crimen du même ouvrage, Bartolomeo avait d’ailleurs indiqué que certains enormia autres que les trois plus graves (sans plus de précision sur leur nature), s’ils étaient « occultes », n’empêchaient pas l’exercice des ordres ou des offices [135]. Mieux, la rubrique Enormia s’achevait par une brusque généralisation : « On dit aujourd’hui ‘énormes’ tous les crimes (delicta) qui entraînent l’infamie civile » [136]. Ce qui tendait à inclure en définitive sous cette qualification la plupart des infractions à l’ordre public.
53. De fait, dès le XIIIe siècle, dans certains contextes ecclésiastiques, la notion d’enormitas s’étendait potentiellement à tout crime. Il en allait ainsi, par exemple, dans le cadre de la répression des excessus prelatorum par le Siège apostolique. À partir du pontificat d’Innocent III et au moins jusqu’à la fin de leur séjour avignonnais, les papes firent fréquemment mener des enquêtes judiciaires (inquisitionis negocia) contre les archevêques, évêques ou abbés de toute la Chrétienté accusés d’infractions graves dans l’exercice de leur office et/ou dans leur conduite personnelle [137]. Dans les lettres qui lançaient ces procédures ou intervenaient au fil de leur développement, le terme d’enormia recouvrait tous les types de fautes imputées. Par exemple celles de l’évêque de Vintimille Nicola Lercari, finalement déposé par Innocent IV en 1244 (entre autres pour simonie, incontinence, dilapidation) [138], ou celles de l’archevêque de Trèves Heinrich von Vistingen, qui fut pendant plus de dix ans l’objet de poursuites (entre autres pour profanation du culte, parjure, homicide, simonie, dilapidation, pillages et incendies) avant d’être relaxé par Grégoire X en 1272 [139]. À partir des première années du XIVe siècle au plus tard, certains préambules-types utilisés à la chancellerie pontificale pour les lettres relatives à ces affaires employaient enormia, enormitates, sinistra et excessus comme des termes à peu près équivalents [140]. Un autre indice probant de l’extension tendancielle de l’enormitas à tout le champ criminel peut être trouvé dans deux summaria du Liber extra (anonymes mais assurément rédigés au XIIIe ou au XIVe siècle) qui parlaient d’enormitates pour désigner ce que l’une des décrétales résumées, due à Alexandre III, appellait seulement crimina, et ce que l’autre, due à Clément III, présentait comme le fruit d’actions qui consistaient simplement à excedere, « commettre des excès » [141].
54. La variabilité des infractions qu’elle qualifiait, tout comme l’élargissement potentiel de ses emplois, étaient des traits qui distinguaient radicalement l’enormitas ecclésiastique de l’atrocitas romaine. Une telle malléa-bilité était étrangère à l’esprit du droit romain. En outre, comme on l’a vu, le statut de marqueur aggravant qui était celui de l’atrocité dans les compilations justiniennes excluait toute possibilité de concevoir une catégorie qui réunirait les crimes intrinsèquement atroces. Rien de surprenant, donc, à ce qu’il n’y eût pas de neutre pluriel pour désigner des atrocia, des « choses atroces », comme les enormia désignaient les « choses énormes », ni de forme substantive absolue pour désigner des atrocitates. Cette différence linguistique correspondait à une profonde différence de nature entre les deux notions.
55. Au for externe, la grande latitude laissée au juge pour définir le périmètre d’extension de l’« énorme » allait de pair avec la croissante flexibilité des procédures mises en œuvre pour réprimer les faits ainsi qualifiés. L’institution par Innocent III (dans le canon 8 du concile de Latran IV, Qualiter et quando, en 1215) [142] d’un « mode inquisitoire » ordinaire pour réprimer les « excès », puis le développement des usages de la procédure sommaire [143], en particulier à partir de la décennie 1260 avec l’introduction de la clausule sine figura judicii, donnaient au juge des pouvoirs de modulation de l’ordo inconnus jusque-là dans la tradition juridique. La pratique des inquisitiones pontificales contre les prélats en offre une bonne illustration [144]. Les règles du modus inquisitionis permettaient dans une très large mesure au pape ou au cardinal auquel il déléguait l’affaire d’infléchir, d’orienter à leur gré la procédure. Dès l’ouverture de l’instance, le choix leur revenait soit d’imposer à ceux qui avaient signalé les fautes du prélat une constitution en partie accusatrice (inscriptio), soit de les laisser « promouvoir la cause » comme simples dénonciateurs (ce qui diminuait les risques qu’ils encouraient), soit encore d’agir ex officio en invoquant la seule fama denuncians. Dans ce dernier cas, le pape ou son juge délégué décidaient ou non d’accorder à l’accusé un enquête préalable sur la réalité de l’infamia. Nulle décision, toutefois, n’était absolument définitive à cet égard. Il arrivait qu’au cours de l’affaire, le pontife ordonne de passer d’un modus à un autre, pour faire apparaître à tel ou tel stade un dénonciateur (ce que fit par exemple Boniface VIII dans un procès contre l’évêque de Coventry et Lichfield Walter Langton [145]) ou même un accusateur (ce que fit Jean XXII dans un très long procès contre l’archevêque de Bénévent Monaldo de’ Monaldeschi [146]). Toutes les modalités de développement de l’ordo étaient modulables selon des considérations d’opportunité (nombre de témoins examinés à charge et à décharge, temps imparti pour les auditions, relances éventuelles par l’ouverture de nouvelles phases d’enquête à titre de justitie complementum, rythme de progression de la procédure [147]…). L’issue de l’instance, enfin, était évidemment laissée à l’arbitrium du pape. Là encore, la gamme des possibilités était multiples, du simple abandon des poursuites sans sentence aucune (cas le plus fréquent, semble-t-il) [148] à la déposition [149], en passant par le rétablissement de l’accusé en état de bonne fama au moyen d’une restitutio in integrum [150], rare, ou, plus courante, l’imposition d’une purgation canonique (dont les modalités – lieu et nombre de compurgateurs – étaient elles aussi à l’appréciation du pape) [151]. La place tenue par l’« arbitraire du juge » dans les « affaires d’enquête » contre les prélats était certes plus importante que dans tout autre contexte le juge y était le pontife suprême, investi de la plenitudo potestatis et soustrait à toute possibilité d’appel. Les dispositions du canon Qualiter et quando, toutefois, valaient pour la répression de tous les « excès », qu’ils soient commis par les subditi ou par les prelati. Il y a lieu de penser que la pratique épiscopale de la procédure inquisitoire dans les diocèses était similaire à celle des papes à l’échelle de la Chrétienté.
56. La flexibilité de l’ordo judiciarius et celle de la qualification d’enormitas n’étaient certes pas directement liées. Le « mode inquisitoire » pouvait être mis en œuvre pour tous les « excès », qu’ils soient ou non expressément dits « énormes » (le canon Qualiter et quando, du reste, ne faisait pas référence à l’énormité). Mais le développement considérable des pouvoirs conférés à l’arbitrium judicis dans l’un et l’autre des deux domaines – droit procédural, droit substantiel touchant en l’occurrence à la qualification d’enormitas – tenait à une même tendance générale. Cette convergence est bien illustrée par le fait que, dans les mandements pontificaux d’enquête contre les prélats, les énumérations d’enormitates imputées aux accusés étaient souvent présentées comme non exhaustives, susceptibles d’être augmentées par d’autres accusations qui pourraient surgir ultérieurement au cours des affaires (en particulier par l’intermédiaire de nouvelles mauvaises fame découvertes lors des auditions de témoins) [152]. Tel fut le cas, par exemple, dans le procès mené en 1317-1318 par Jean XXII contre l’archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin, au cours duquel le nombre d’articles d’accusations passa de 11 à 15 entre le 7 et le 14 janvier 1318 [153]. Une telle ouverture de la liste des chefs d’inculpation aurait été inconcevable dans le cadre procédural qui prévalait jusqu’à la fin du XIIe siècle. Toute instance accusatoire passait en effet par une phase de litis contestatio au cours de laquelle l’objet du procès était précisément et définitivement délimité. Avec le développement du mode inquisitoire, les choses n’étaient donc plus si claires. Une forte tradition juridique maintenait le principe théorique de la protection des accusés contre l’apparition de nouveaux griefs en cours de procédure. Dans la pratique, cependant, le pape (et probablement d’autres juges ecclésiastiques) tendaient à se réserver la possibilité d’élargir le champ de leurs investigations à d’éventuels alia enormia [154].
B. Juridictions séculières
57. Dans la langue des juridictions séculières aussi, même si elle apparaissait beaucoup moins fréquemment que dans celle des autorités d’Église, la catégorie de l’enormitas eut aux XIIIe-XVe siècles une vie propre qui la distinguait, beaucoup plus nettement qu’à l’époque moderne, de la notion d’atrocité. Les usages laïcs du vocabulaire de l’énorme résultèrent bien davantage de l’influence exercée par le droit canonique et par la pratique ecclésiastique depuis la mi-XIIe siècle que d’une connaissance de la constitution des empereurs Valentinien et Valens où atrocité et énormité étaient rapprochées. On reviendra un peu plus loin sur cette prépondérance de l’influence ecclésiastique, mais on peut déjà remarquer qu’une chancellerie particulièrement encline à l’imitation des modèles pontificaux [155] comme celle de Frédéric II recourait volontiers au lexique de l’énormité, parfois dans des emplois ou des formulations directement empruntés au Siège apostolique. Ainsi lorsque l’empereur supprimait toutes les communes urbaines de Germanie en qualifiant leur existence d’enormitas (1232) [156] ou lorsqu’en tant que roi de Sicile il qualifiait d’enormis insinuatio, dans l’incipit d’une lettre, la nouvelle qu’un ordre de sa part n’avait pas été respecté à Salerne [157]. La même observation vaut pour certains documents rédigés par les légistes de Philippe le Bel au cours d’une période où la royauté française connaissait un fort accès de « pontificalisation », en relation avec une série de procès retentissants qui la confrontaient au Siège apostolique [158]. Guillaume de Nogaret, le célèbre conseiller royal, parla de l’« énormité des crimes » imputés à l’évêque de Pamiers Bernard Saisset et qualifia d’enormitas horribilis la personne même de ce champion de l’immunité ecclésiastique (1301) [159]. Il dénonça quelque temps après les manifesta crimina enormia infinita (1303) [160] ou les enormitates sodomitice (1307) [161] du pape Boniface VIII, accusé d’hérésie. Un peu plus tard, Guillaume de Plaisians, le second de Nogaret, déplora les « énormités » ou l’enormitas flagitiorum des « perfides templiers » (1308), dont l’hérésie menaçait tout le royaume [162].
58. Plus important : les occurrences du vocabulaire de l’énormité n’étaient pas rares – quoiqu’assez sporadiques en général – dans des contextes séculiers où, par opposition à ces cas particuliers, l’imitation directe du langage pontifical n’avait aucune place. Hormis sa moindre prégnance, les caractères généraux de la catégorie telle qu’elle avait cours en milieu laïc n’apparaissent guère différents de ceux qu’elle revêtait dans le monde ecclésiastique.
59. L’enormitas pouvait à l’occasion désigner le degré maximal de magnitude d’une infraction, comme dans le dixième article des privilèges de la ville de Lille confirmés par Charles VI en 1392, qui interdisait la saisie des biens des citadins criminels y compris dans « les plus enormes et villains cas qui puissent estre » [163]. Par ailleurs, la qualification d’énorme était typiquement invoquée quand une atteinte à l’autorité supérieure était en cause. Par exemple lorsque le sénéchal d’Agen, à une date située entre 1256 et 1263, présentait au comte de Toulouse Alphonse de Poitiers la rupture de la paix publique par des nobles comme « un fait détestable, impie et énorme » [164], ou lorsque l’empereur Henri VII, au cours de sa descente en Italie, en 1311, procédait contre les villes de Tuscie coupables de rebelliones et alia enormia contra regiam majestatem et Romanum Imperium [165]. De même lorsque les statuts de la République florentine des années 1322-1325 envisageaient les possibles offenses in facto vel dicto enormi contre le capitaine du Peuple et les membres de sa familia [166], ou encore quand le roi de France, dans des lettres datées de 1411-1412, confisquait les biens d’un partisan des Armagnac coupable, selon une formule assez courante, de
« grands rebellions et desobeissances et autres enormes excez, crimes et deliz commis et perpetres contre nous et nostre royal majeste » [167].
60. La qualification d’enormitas allait souvent de pair avec des exceptions aux règles de droit ordinaires, comme dans la constitution du Liber augustalis, citée plus haut, où Frédéric II autorisait les transactions privées en matière criminelle sauf en cas d’enormes injurie [168]. Il en allait de même dans les articles des ordonnances de réforme émises par saint Louis en juillet et décembre 1254 qui interdisaient aux officiers royaux, « sauf si l’énormité du crime le requérait », de se saisir des personnes des justiciables mis en accusation mais prêts à « se purger » ou « donner réparation » (satisfacere) [169]. Ainsi, encore, dans le statut du Breve del Comune de Pise (1287) qui prévoyait que tous les crimes non prévus au livre III (De maleficiis) seraient punis d’amendes de 20 à 25 livres sauf les enormia maleficia (en particulier la trahison), punis d’amendes plus lourdes [170]. L’énormité du crime commis par un clerc pouvait justifiait aussi une exception au privilège du for ecclésiastique pour le faire juger par une juridiction séculière. Dès la fin du XIIe siècle, le décrétiste Huguccio prévoyait ainsi une dérogation de consuetudo aux principes du droit canonique afin de déposer et livrer aux tribunaux laïcs tout clerc coupable de publicus et enorme crimen [171]. Et vers 1335, par exemple, le style du Parlement de Paris tel qu’exposé par Guillaume du Breuil donnait à cette cour
« auctorité de deffendre à l’ordinaire de non procéder à l’absolucion ou condampnacion du clerc emprisonné pour delict énorme, comme port d’armes ou sauvegarde enfreincte » [172].
61. En outre, tout comme on a pu l’observer dans la sphère canonique, l’enormitas des juridictions séculières, dans certains contextes, paraît avoir tendanciellement couvert l’ensemble du champ criminel (même si elle était dans le monde laïc beaucoup plus fortement concurrencée et même, en général, supplantée par d’autres terminologies, en particulier par celle de la gravitas). Le Breve del Popolo de Pise (1287) faisait ainsi obligation au capitaine du Peuple et aux Anciens de veiller à ce que le podestat punisse effectivement tout grave seu enorme maleficium (en particulier ceux commis par les magnates contre les populares) [173]. Le même texte statutaire exceptait les prisonniers condamnés pro aliquo gravi, turpi seu enormi maleficio du bénéfice des libérations traditionnellement accordées « pour miséricorde de la Passion de notre seigneur Jésus-Christ et de la bienheureuse Marie », étant précisé qu’il fallait en ce cas entendre par enormia maleficia non seulement l’homicide, mais aussi le vol prouvé « par témoins ou renommée publique » et de nombreuses autres infractions [174]. À Trévise, une constitution des statuts de 1313 assimilait à un enorme crimen aussi bien l’homicide ou le vol que l’intrusion nocturne dans la maison d’un tiers et le faux témoignage [175]. La même acception élargie à la plupart des faits criminels, y compris les plus ordinaires, prévalait en France dès la fin du XIIIe siècle, par exemple en 1291 lorsqu’un officier du roi enquêtait au sujet de plura mala et facta enormia commis par des habitants d’Albi contre ceux d’un village voisin suite à une rixe lors des festivités de la saint-Jean [176]. Dans le monde laïc aussi bien que dans l’Église, l’énormité présentait en définitive une caractéristique commune avec la lèse-majesté : elle comportait « dans son indétermination même le principe de son déploiement », pour reprendre une formule de Yan Thomas [177].
62. Comme dans la sphère ecclésiastique, l’apparition de la qualification d’enormitas fut concomitante de l’extension des pouvoirs conférés à l’arbitrium judicis, tout particulièrement en matière procédurale. Il y a là, me semble-t-il, un point essentiel pour saisir la nature et le rôle historique de la catégorie : elle contribua à la délimitation du champ où s’appliquait la procédure dite « extraordinaire ». La formation de cette procédure commença dans la pratique des juridictions séculières dès le XIIIe siècle et fut entérinée dans les textes législatifs à la fin du Moyen Âge – par exemple, en France, dans l’ordonnance de Blois de 1498 (articles 110-112). En France comme ailleurs, aux derniers siècles du Moyen Âge et pendant toute l’époque moderne, l’« extraordinaire » se caractérisait par un règne à peu près absolu de l’arbitraire du juge – une sorte de situation d’exception généralisée qui impliquait le secret, le recours à la torture (y compris éventuellement après les aveux, pour rechercher d’autres crimes non compris dans l’accusation de départ), l’absence d’avocat et de la plupart des garanties en faveur de la défense. Le « criminel », par opposition au civil, ou le « grand criminel » par opposition au « petit », comme on disait en France, se définissait par le recours à la procédure extraordinaire. Ce recours était en général laissé, là encore, à l’appréciation et à la décision du juge [178].
63. Dans les corpus documentaires qu’il m’a été possible d’aborder jusqu’ici – qui sont évidemment loin de concerner toutes les juridictions supérieures de la fin du Moyen Âge et de l’époque moderne, mais se limitent au contraire, on s’en est rendu compte, à des textes produits par la royauté française, l’Empire et les cités italiennes –, il n’y a pas de lien systématique qui soit explicitement institué entre l’enormitas et la mise en œuvre de la procédure extraordinaire. Un cas particulièrement clair est toutefois constitué par la République de Venise à l’époque moderne, dont le système pénal, récemment étudié par Giovanni Chiodi et Claudio Povolo, prévoyait le passage à l’extraordinaire dans trois situations, dont celle où le juge décidait de qualifier un crime d’« énorme » [179]. Reste que de façon générale, en France par exemple, cette qualification n’était ni unique, ni indispensable, ni même spécialement fréquente, dans les documents produits par la pratique ou visant à la réglementation du « grand criminel », pour désigner les in-fractions concernées (et l’on peut d’ailleurs faire la même remarque pour le vocabulaire de l’atrocité, qui était moins fréquent encore, me semble-t-il, en tout cas aux derniers siècles du Moyen Âge) [180]. Le plus souvent, les textes parlent simplement de « crimes » ou nomment le type de crime (par exemple « homicide ») sans autre précision.
64. Il n’en reste pas moins que la qualification d’énorme , même si le processus d’élaboration des droits pénaux n’a pas ou a rarement abouti à lui donner une valeur formelle exclusive d’opérateur de l’extraordinaire, fut à tout le moins, dans bien des contextes de la fin du Moyen Âge, un marqueur de cette procédure et du mouvement qui tendait à sa constitution. Dès le début du XIIIe siècle, par exemple, la coutume de Carcassonne autorisait le seigneur à intervenir dans les « discordes » et, donc, le passage à une procédure inquisitoire, s’il y avait eu « effusion de sang, ou mort, ou enlèvement, ou vol, ou s’il s’en était suivi quelque chose d’autre d’énorme » [181]. Mais le meilleur indice est à trouver dans la Somme rurale, un coutumier de France du nord rédigé à l’extrême fin du XIVe siècle par Jean Boutillier, officier royal des bailliages de Vermandois puis de Tournai. Cette « encyclopédie pratique », qui devint le « vade mecum synthétique des juges du ressort de Paris et la référence pour plusieurs générations de juristes », selon les termes de Jacques Foviaux [182], fut l’une des premières œuvre doctrinales à poser clairement une distinction entre « procès ordinaire » et « extraordinaire ». Or par deux fois, Boutillier relie l’« extraordinaire » au caractère « énorme » des crimes à juger. D’abord dans une définition, bien connue des historiens du droit pénal, qui commence avec l’affirmation selon laquelle, par opposition à l’« ordinaire »,
« le procès extraordinaire doit estre traicté et fait en tout autre terme, par especial en grans crimes et énormes qui sont deniez et qui ont esté faicts repostement [c’est-à-dire en secret] » [183].
Et, plus loin, en évoquant le cas d’un écuyer grièvement blessé par un chevalier qui avait traîtreusement rompu une paix conclue avec lui. La victime avait requis auprès du Parlement
« que, consideré le cas tel et si enorme comme il estoit, que la verité en fust sçeuë par procez extraordinaire et comme la matiere le desiroit de justice et de raison » [184].
65. On le sent bien, l’enormitas eut partie liée aux XIIIe-XVe siècles avec l’émergence de procédures criminelles, inquisitoires ou « extraordinaires », qui se définissaient d’abord par une dilatation sans précédent de l’arbitrium judicis et donc, comme on l’a déjà souligné, par une situation d’exceptionnalité généralisée eu égard aux règles procédurales traditionnelles. Il est nécessaire de revenir brièvement sur la nature mixte de l’enormitas, indissociablement criminelle et pénitentielle, pour mieux saisir la relation structurale entre cette qualification et la formation de l’ordre pénal pré-moderne.
IV. Répression, régulation et toute-puissance : l’enormitas et la constitution de la sphère pénale à la fin du Moyen Âge (conclusions provisoires)
A. Énormité et régulation de la vie : les origines pénitentielles du pénal
66. Dans la sphère canonique, l’enormitas impliquait un type d’intervention qui relevait de la correctio – et non de la sanctio, au sens que revêtait ce dernier terme en droit romain [185]. L’observation est valable aussi bien pour l’acception strictement post-grégorienne de simple irrégularité, dans les années 1130-1150, que pour celle d’infraction grave et immorale qui s’imposa ensuite. « Corriger » une « énormité », pour les ecclésiastiques, ce n’était pas rétribuer un délit ou un crime par le châtiment afférent selon la loi, mais amender, rectifier, réformer des comportements. Non seulement la nature de l’intervention, mais aussi son champ d’application étaient donc bien spécifiques. Il ne s’agissait pas de protéger un objet clairement circonscrit, une chose ou une personne, comme en droit romain, mais, beaucoup plus largement, de ramener des individus et des groupes à l’observation de règles de vie.
67. Le vocabulaire des lettres pontificales est très clair à cet égard, aussi bien au XIIe siècle que par la suite : les « énormités » devaient être « corrigées » (c’est le verbe qui leur est le plus fréquemment associé) [186], « extirpées » [187] ou « éradiquées » [188], ce qui impliquait souvent, bien sûr, que les auteurs d’ « excès énormes » fussent « punis » [189], mais après de « charitables monitions » et toujours avec pour objectif primordial un retour à la rectitudo, à la droite voie. Cet objectif concernait aussi bien le coupable que la communauté et les appréhendait l’un et l’autre dans le temps long, dans la durée de leur existence. La « correction », par opposition à la sanctio ou à l’ultio romaines, visait à la satisfactio, c’est-à-dire, littéralement, à un amendement suffisant (satis facere) de la part du coupable pour que le bon cours des choses soit rétabli.
« Il incombe à notre sollicitude de ramener à la règle de rectitude (ad rectitudinis regulam revocare) ce qui excède la norme et l’ordre dans cette église » [190],
écrivait Eugène III entre 1150 et 1152 dans une lettre citée plus haut.
« Il incombe à notre sollicitude de corriger les excès et les énormités des autres et de les ramener au mode et à la forme de rectitude (ad modum et formam rectitudinis revocare),
répétait Alexandre III quelques années plus tard [191]. Ce genre de formulation (dont les éléments autres que l’enormitas, comme la sollicitudo ou la regula rectitudinis, n’étaient d’ailleurs pas nouveaux), demeura typique de la langue pontificale pendant des siècles.
68. La catégorie médiévale de l’enormitas participait ainsi d’une normativité différente de la juridicité romaine, vouée non pas à sanctionner des torts mais à organiser, gérer, réguler la vie. Un normativité d’ordre disciplinaire, donc, caractéristique d’un pouvoir de nature pastorale (pour reprendre une notion souvent mise en avant par Michel Foucault [192]). L’enormitas des XIIe-XVe siècles était issue de la matrice évangélique, puisqu’elle renvoyait, par son traitement nécessaire, à la tradition de la correction et de la dénonciation fraternelles fondées dans Matthieu, 18, 15-17. Elle avait aussi une généalogie monastique, puisque la communauté cénobitique était depuis l’Antiquité tardive le lieu par excellence de rapports de pouvoirs ordonnés non pas au respect des lois, mais à l’observation d’une règle de vie. La Règle de saint Benoît (VIe siècle), aux origines du monachisme occidental, affirmait explicitement le caractère proprement normatif (et non légal) du cadre voué à régir la vie chrétienne en soulignant que « toute page ou toute parole de l’Ancien ou du Nouveau Testament » avait valeur de « très droite norme de vie humaine » (rectissima norma vitae humanae) [193]. Ce principe était mis en avant à la fin de la Règle, dans un chapitre conclusif qui insistait sur la pluralité des normes possibles, sur le caractère ouvert du système normatif du monastère. La primauté d’un objectif unique, la perfection de vie chrétienne, était ainsi opposée à multiplicité et à la flexibilité des moyens normatifs de l’atteindre [194].
69. L’« énormité », quel que soit le contexte dans lequel elle était invoquée, impliquait donc toujours une référence à la dimension morale, peccamineuse de l’infraction. Mixte par essence, la catégorie impliquait une continuité entre le domaine du péché et celui du crime. Dans la sphère canonique, elle avait place au sein d’une zone d’indistinction entre le pénitentiel et le judiciaire ; elle participait des chevauchements et des tensions entre for interne et for externe (récemment étudiés par Jacques Chiffoleau [195] pour la fin du Moyen Âge, à la suite des analyses générales de Paolo Prodi [196] et en écho critique aux recherches canonistiques de Stefan Kuttner [197]).
70. Dans la sphère séculière aussi, il n’est guère douteux qu’il y ait eu du péché dans tout « crime énorme » [198] – et dans tout châtiment d’un tel crime une part primordiale d’amendement, de correction, certes imposée d’abord au coupable, mais qui touchait au destin de toute la communauté des fidèles (fidèles de Dieu et/ou du prince). Cette dimension religieuse était absente, en revanche, de l’enormitas delicti rapprochée de l’atrocitas facti dans la constitution des empereurs Valentinien et Valens.
71. L’usage laïc de la notion d’énormité à partir du XIIIe siècle trahit ainsi les origines partiellement pénitentielles de l’ordre pénal. L’« extraordinaire » ou « grand criminel », en tant qu’il se caractérisait par la dilatation de l’arbitrium judicis, par l’exception généralisée, présentait d’ailleurs une homologie formelle avec le cadre régulateur de la normativité canonique. Comme l’abbé gouvernant son monastère ou le juge ecclésiastique corrigeant les enormia, le juge séculier agissant en « procès extraordinaire » était affranchi de toute rigidité juridique, de toute règle formelle susceptible de le gêner inutilement, et modulait son action en fonction de son seul objectif final (dans un cas la perfection chrétienne, dans l’autre le maintien de l’ordre public indissociablement princier et chrétien). Certes, la cognitio extra-ordinem de la fin de l’Antiquité romaine fournissait le principal modèle de procédure criminelle laissant toute latitude à l’arbitraire du juge [199]. Mais l’« extraordinaire » tardo-médiéval et moderne était fondé sur une conception spécifiquement chrétienne de l’ordre public et des fonctions du juge – conception dont la catégorie d’enormitas était un indicateur.
72. L’extension tendancielle de la qualification d’énormité à tout le champ du criminel, que l’on a constatée aussi bien pour la sphère ecclésiastique que pour le monde laïc, paraît bien correspondre dans l’un et l’autre domaine à une forte finalisation de l’activité judiciaire au service d’un gouvernement que l’on pourrait dire réformateur ou disciplinaire. D’un côté le « mode inquisitoire », mis en œuvre pour la répression de tous les « excès », qu’ils soient ou non explicitement dits « énormes », fut l’instrument privilégié de la « révolution pastorale » engagée au XIIIe siècle, c’est-à-dire de l’imposition bien plus effective qu’auparavant des normes de vie chrétienne aux populations. De l’autre, le passage à l’« extraordinaire » qui pouvait être décidé par le juge laïc pour un large éventail de « grands » ou « énormes » crimes permettait la progressive émergence aux derniers siècles du Moyen Âge de ce que Mario Sbriccoli a nommé le « pénal hégémonique » ou « l’ordre pénal public » [200].
B. Énormité, lèse-majesté et potentialité permanente de l’exception
73. Le vocabulaire de l’énormité ménageait un continuum entre le domaine restreint des crimes suprêmes, qui portaient directement atteinte aux plus hautes autorités (c’est-à-dire à la majesté divine et aux majestés humaines), et le domaine plus vaste des crimes que l’on dirait aujourd’hui « de droit commun » parce que, si terribles fussent-ils, ils ne s’attaquaient pas à l’ordre politique et religieux en tant que tel, à ses fondements ou à ses représentants. L’hérésie était occasionnellement désignée comme enormitas [201] et les crimes de lèse-majesté parfois qualifiés d’énormes [202], à l’instar des autres grands crimes ou péchés (toutefois sans l’insistance particulière à laquelle on pourrait s’attendre, eu égard à la gravité particulière de ces chefs d’accusations). Si la notion tardo-médiévale d’énormité inglobait indifféremment tous ces crimes (et si le même type de procédure, sommaire ou extraordinaire, pouvait les réprimer), c’est que la défense de la discipline chrétienne et celle de l’ordre public étaient désormais structurellement placées sur le même plan que la défense des majestés divine et humaines. L’énormité, c’est-à-dire, potentiellement, tout crime, était en quelque sorte un crime de majesté en mode mineur – au quotidien, pourrait-on dire. Elle impliquait la possibilité d’appliquer à de banals actes crapuleux, homicides ou vols, le même traitement procédural exceptionnel qu’à la lèse-majesté [203]. Possibilité, et non obligation légale, puisque le juge déterminait au cas par cas, selon des considérations d’opportunité, le champ d’application et les conséquences procédurales précises de la qualification d’énorme. L’histoire de l’énormité dévoile ainsi l’état permanent d’exception potentielle qui caractérisait le pénal d’Ancien Régime.
74. Dans le langage des papes à partir du second XIIe siècle, comme on l’a vu, l’enormitas qualifiait les infractions aux canons en tant qu’elles portaient atteinte aux fondements de la nouvelle société chrétienne et donc au salut commun. C’est-à-dire, aussi, en tant qu’elles constituaient des actes de résistance ou de désobéissance à la plenitudo potestatis des pontifes romains (« plénitude de puissance » dont la phase cruciale d’élaboration eut lieu, précisément, entre le pontificat d’Alexandre III et celui d’Innocent III). Incommensurable (du moins potentiellement) par définition, l’offense « énorme » impliquait un défi à la toute-puissance divine, qui seule pouvait ignorer la mesure. Il y a là une différence structurale entre l’enormitas médiévale et l’atrocitas romaine. Atrox vient de l’adjectif ater, qui signifiait « sombre », « noir ». L’atrocitas ne se référait en rien à un ordre de grandeur ou à l’infini, à la mesure ou à la démesure. Elle renvoyait, sur un tout autre plan, à une intensité de noirceur – et, par là, à la violence, à la sauvagerie et au sentiment de terreur afférent [204]. Si le Moyen Âge a inventé l’« énormité » pour, en quelque sorte, dédoubler la notion d’« atrocité », c’est sans doute parce que l’ordre du monde y était garanti par une puissance située hors de toute mesure, celle du Dieu unique des chrétiens. Les papes, représentants du Christ sur terre, tenaient leur plenitudo potestatis de la toute-puissance divine. La « plénitude de puissance » pontificale constitua le principal modèle, à partir du début du XIIIe siècle, pour la construction des souverainetés séculières [205] (c’est-à-dire des « majestés », pour s’en tenir au terme médiéval). Les princes laïcs, dont les majestés étaient, comme celle du pape, des toute-puissances, étaient fondés à définir « énormes » les infractions susceptibles de subvertir l’ordre du monde dont ils étaient les garants. Tout comme ils étaient fondés, en conséquence de cette qualification, à supprimer les règles de droit susceptibles d’entraver leur salutaire intervention ou celle de leurs juges. L’histoire de l’enormitas apporte en définitive une confirmation des réflexions de Michel Foucault, qui se risquait, dans une conférence donnée en 1974, à discerner « autour du XIIe siècle une curieuse conjonction entre l’atteinte à la loi et la faute religieuse » [206]. « Léser le souverain et commettre un péché sont deux choses qui commencent [alors] à se réunir », précisait-il, ajoutant encore : « [Ces deux choses] seront profondément unies dans le droit classique ».
75. On comprend donc, finalement, à quel point il serait abusif de réduire l’association courante des notions d’atrocité et d’énormité chez les criminalistes des XVIe-XVIIIe siècles à un fait de langage sans signification (en la faisant éventuellement dériver du rapprochement entre enormitas delicti et atrocitas facti dans la constitution impériale C.9.15.1.2). L’atrocité des modernes était très différente de celle des Romains. Elle avait ceci de plus qu’elle était aussi une énormité au sens médiéval, c’est-à-dire qu’elle allait de pair avec l’extraordinaire, avec un « grand criminel » marqué par une exceptionnalité procédurale potentiellement généralisée. En droit romain, les exceptions liées à l’atrocitas étaient très limitées. Il s’agissait essentiellement, on l’a vu, de dérogations au statut ordinaire des personnes, dont l’impact procédural était relativement restreint. En aucun cas l’atrocité des compilations justiniennes ne pouvait entraîner une dilatation des pouvoirs de l’arbitrium judicis comparable à celle constatée à partir du second Moyen Âge. L’atrocitas n’était pas une notion centrale dans le système pénal romain, contrairement à l’atrocité/énormité dans celui des XVIe-XVIIIe siècles. Lorsqu’ils parlaient de crimes atroces ou énormes, les pénalistes modernes se référaient à un découpage procédural du « grand criminel » qui n’existait pas dans l’Antiquité romaine, mais s’était affirmé bien plus tard, au temps de l’enormitas médiévale. Ferrière en témoigne lorsqu’il reprend dans son Dictionnaire de droit et de pratique la distinction romaine entre crimes (publics) et délits (privés) mais limite les premiers aux « crimes atroces qui blessent directement le Public » [207]. La logique qui relie ici atrocité et atteinte au bien public n’a rien de romain ; elle est d’origine médiévale.
76. Avant de devenir à peu près interchangeable avec la notion d’atrocité à l’époque moderne, la catégorie d’énormité avait donc eu au Moyen Âge une consistance spécifique sur deux plans différents. D’une part, elle avait constitué dans la sphère canonique une qualification qui désignait un mixte d’infraction, de souillure ou péché et de subversion tendanciellement radicale de la discipline chrétienne. D’autre part, sa diffusion dans la sphère séculière avait été un marqueur de l’émergence du « criminel » au sens d’ordre proto-pénal. L’enormitas médiévale, tout comme l’atrocité/énormité moderne, étaient nécessairement liées à l’exception procédurale car susceptibles d’entraîner, de par leur nature et pour la défense de la toute-puissance divine ou princière, l’extension potentiellement illimitée de l’arbitrium judicis, à des fins aussi bien régulatrices que répressives [208].
Julien THÉRY
Centres d’Études Médiévales de Montpellier, Université Paul-Valéry – Montpellier III
julthery gmail.com