1. Nous avons tous appris que la science du droit comparé vit le jour lors d’un Congrès international tenu à Paris en 1900, considéré aussi comme le point de départ d’une école française du comparatisme, rêvée (selon l’expression de Christophe Jamin [1]) par Saleilles et Lambert. Dès l’origine les comparatistes auraient été à la fois des partisans de l’internationalisme et des bâtisseurs d’écoles nationales. On serait tenté de croire que des dizaines de savants, venant de tous les pays alors indépendants dans le monde (environ une quarantaine), s’étaient déclarés comparatistes et avaient décidé d’un commun accord de jeter les bases d’une société transnationale dévouée à la cause universelle du droit comparé en choisissant de répondre à l’aimable invitation des leurs collègues français. Une telle vision irénique relève de la mythologie, entretenue jusqu’à nos jours par des juristes français, d’une origine proprement française du droit comparé. En 2009, Basil Markesinis avait déjà relevé cet excès de nostalgie de la part de la secrétaire générale de la Société de législation comparée dans sa présentation du développement du droit comparé en France publiée au sein du Oxford Handbook of Comparative Law [2].
2. Il suffit d’ouvrir les Procès-verbaux des séances et documents du Congrès international de Paris, publiés intégralement en français en 1905 [3] pour voir que cette réunion de cinq jours (31 juillet – 4 août 1900) fut proposée par la Société de législation comparée et organisée, sous la tutelle du Ministère du Commerce dans le cadre de l’exposition universelle, par un comité présidé par Georges Picot, dont Saleilles fut l’un des deux secrétaires-généraux adjoints (les avocats Daguin et Challamel étant respectivement secrétaire-général et secrétaire-général adjoint). Ce comité était composé de cinquante-et-un membres qui étaient tous français, de même que tous les auteurs de rapports « généraux ». Comme pour réparer ce manque d’ouverture à l’égard des invités étrangers, dont certains « représentaient » leur État (la Belgique, les États-Unis, l’Italie, le Japon, le Luxembourg, le Mexique, la Russie, la Turquie, Saint-Marin et Monaco, mais pas l’Allemagne, ni le Royaume-Uni dépourvus de représentant officiel), le bureau fut élargi au premier jour du congrès à des non-Français comme Huber et Pollock, puis des vice-présidences de séance furent accordées à de Bar, Zitelmann ou Bogisic [4]. Les procès-verbaux contiennent par ailleurs des textes ou rapports spéciaux de Zitelmann, Kohler, Cortuzzi, Huber, Liszt, Orlando et Sohm, mais rien n’assure qu’ils aient tous assisté personnellement au congrès. Lambert parle de rapports qui ne lui sont pas encore parvenus le 1er août [5] et les discussions dans les différentes sections ont réuni une trentaine de participants, dont peu d’étrangers étant intervenus oralement comme Kahn [6]. Dans plusieurs cas, il semblerait qu’il s’agissait de rapports écrits qui avaient été envoyés, puis traduits : Orlando et d’autres intervenants étrangers furent explicitement excusés [7]. Ces rapports sont minoritaires, en nombre et en longueur, par rapport à ceux des juristes français qui contrôlaient les six groupes thématiques qui avaient été constitués : théorie générale avec notamment Esmein et Lambert, droit international privé avec Renault et Darras, droit commercial avec Lyon-Caen, droit civil avec Lévy-Ullmann, droit public avec Deslandres et Michaud, criminologie avec Le Poittevin et Cuche. L’on sait que Saleilles, dans sa correspondance avec Huber, se plaignait des retards du comité d’organisation du Congrès et des difficultés rencontrées pour contacter des collègues suisses et allemands qu’il souhaitait inviter [8]. Manifestation scientifique française, émanant d’une société savante française ayant fait appel à quelques juristes étrangers venant d’un douzaine de pays, le Congrès de Paris se distingue d’autres réunions au caractère transnational plus affirmé comme le Congrès international de législation du travail tenu à Bruxelles en 1897 [9] ou le Congrès international des accidents du travail et des assurances sociales qui eut lieu aussi dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris [10].
3. Alors que se multiplient les études sur les réseaux transnationaux de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, dans la lignée de l’attention portée par Martti Koskenniemi à l’action de l’Institut de droit international fondé à Gand en 1873 (sous l’autorité de Rolin-Jaequemyns [11] avec à l’origine seulement onze membres et pas un seul Français [12]), il s’agit de s’interroger sur les développements entre les années 1860 et 1945 des relations entre des comparatistes, pour la plupart liés à des États-nations fortement enracinés et à la recherche d’une stratégie diplomatique à l’égard de leurs collègues d’autres pays. Sur cette question des tensions entre orientation comparatiste (ou si l’on préfère internationaliste [13]) et ancrage national, la Première Guerre mondiale correspond, à n’en pas douter, à une nette rupture : après l’ère des entreprises menées par des sociétés nationales pour affirmer une emprise (pour ne pas dire un empire) au-delà des frontières (I) est venu, de 1919 à 1945, le moment de la construction de réseaux plurinationaux conduisant, par la ruse de l’histoire, à une autre forme d’internationalisation du droit comparé (II).
I. Des sociétés nationales aux ambitions impérialistes
4. L’histoire du Congrès de Paris en 1900 doit être replacée dans celle de la Société de législation comparée, elle-même contextualisée dans l’essor fantastique des congrès internationaux au début du XXe siècle (on passe de 26 congrès internationaux de 1850 à 1859 à 1350 de 1900 à 1909 [14]) et de la tendance à l’impérialisme des sociétés savantes. Par cette notion d’impérialisme, il s’agit de faire le lien avec les entreprises coloniales dans leur dimension « scientifique » (la création à Bruxelles d’un Institut colonial international en 1894 qui servait les intérêts de propagande de l’Empire colonial français [15]) et de marquer la différence avec des réseaux plus anciens constitués à partir de revues. La première moitié du XIXe siècle avait vu, notamment grâce à l’action de Mittermaier à la tête d’une très vaste correspondance, la création de revues consacrant une part non négligeable de leurs articles aux droits étrangers et posant les bases d’une méthode comparative (la Kritische Zeitschrift für Rechtswissenschaft und Gesetzgebung des Auslands de 1829 à 1856 [16], la Revue Foelix en France de 1833 à 1850 [17]). Ayant leur siège en Allemagne ou en France, avec des articles publiés en allemand ou en français, ces revues avaient un caractère transnational, mais dépendaient presque exclusivement des relations personnelles de leur rédacteur en chef, ce qui explique la fragilité de ces entreprises et leur disparition dans les années 1850.
5. La Société de législation comparée présente, parmi de nombreuses spécificités (son appel à toutes les professions du droit, ses orientations politiques libérales… ), l’originalité de placer une société savante, avec une organisation destinée à durer, en amont d’une revue (le Bulletin de la SLC) qui joue au départ un rôle assez limité. Laboulaye, le principal initiateur de la SLC, s’est manifestement inspiré d’exemples étrangers, qu’il évoque de manière allusive en parlant d’un retard français par rapport à des précédents en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Belgique et en Allemagne [18]. Le modèle britannique est l’Association for the Promotion of Social Sciences fondée en 1857 par le dernier des Benthamites, Lord Brougham, et qui comportait parmi ses objectifs la réforme du droit pénal. Parmi ses fondateurs se trouvait l’avocat John Westlake (1828-1913) qui se fit connaître au niveau international par un traité de droit international privé [19]. En 1865 était créée une American Society for the Promotion of Social Sciences dont firent partie quelques juristes des États-Unis tournés vers les échanges intellectuels avec l’Europe [20]. Surtout l’initiative anglaise avait été relayée par des libéraux belges et français qui avaient établi en 1861 une Association internationale pour le progrès des sciences sociales. Ayant tenu quatre congrès de 1862 à 1865, cette association revendiqua jusqu’à près de 1000 membres et se donna comme premier objectif l’étude de la « législation comparée » [21]. Cette association disparut en 1866-1867, probablement sous l’effet des tensions internationales autour de la guerre entre la Prusse et l’Autriche. À la même époque le Deutscher Juristentag, le Congrès des juristes de langue allemande fondé en 1860 (et qui constituait probablement l’association allemande évoquée par Laboulaye au sujet du droit comparé en Allemagne) cessait aussi de réunir du fait de cette guerre.
Le réseau constitué par des juristes de plusieurs pays au sein de l’Association internationale pour le progrès des sciences sociales ne disparut pas pour autant en 1867. C’est dans le cadre de cette association que le Britannique Westlake, le Belge Rolin-Jaequemyns et le Néerlandais Asser [22] firent connaissance, ce qui les amena en 1868-1869 à fonder en Belgique la Revue de droit international et de législation comparée, qui précéda de quatre ans l’Institut de droit international. Laboulaye ne faisait pas partie des ces associations, mais il en eut connaissance, soit par des relations françaises –l’avocat républicain Ernest Desmaret (1815-1893) était un des militants de l’Association internationale pour le progrès des sciences sociales et il figure dans la liste des premiers membres de la Société de législation comparée [23]– soit du fait de son intérêt pour les développements du droit international en Europe et aux États-Unis [24]. D’ailleurs, Laboulaye ne manqua pas de rendre compte dans un article de la Revue de droit international et de législation comparée de la fondation de la Société de législation comparée qui intervint quelques mois après la décision du réseau centré en Belgique de créer cette revue.
6. Malgré cette imitation de modèles étrangers, en 1869, la SLC est exclusivement française et même parisienne avec une liste de 260 membres, presque tous domiciliés à Paris, sauf 12 d’entre eux résidant dans les départements et placés dans une liste spéciale [25] ! Il est prévu néanmoins dans les statuts de faire appel à des correspondants étrangers, des contacts sont pris en priorité avec des Italiens (11 noms dont ceux des professeurs E. Vidari, L. Luzzatti, Fr. Schupfer [26]), des Belges (3 noms dont l’avocat de Gand Rolin-Jaequemyns et le professeur Rivier), un Néerlandais (Asser), un Britannique (Westlake), un Prussien (Franz von Holtzendorff alors professeur extraordinaire à Berlin qui fut un directeur de collections encyclopédiques et un promoteur de l’étude comparée des systèmes pénitentiaires [27]), un Suédois (Knut Olivecrona, un juge, grand-père du théoricien du droit Karl Olivecrona), un Danois, un Autrichien et un Roumain [28]. Manifestement Laboulaye a voulu s’appuyer sur le réseau tissé par la Revue de droit international autour de la Belgique et a pensé faire appel à des juristes libéraux susceptibles de partager ses idées. Il n’était pas pour autant question de faire de la SLC une société proprement internationale.
Dans le Bulletin de la SLC, une liste d’une vingtaine de correspondants étrangers apparaît en 1872 (à côté d’environ 300 membres français) avec les noms, familiers aux historiens du comparatisme, des juristes européens et américains intéressés dès cette époque par les contacts internationaux : à Rolin-Jaequemyns, Asser, Luzzatti [29], Schupfer [30] se sont joints l’Italien Filippo Serafini (romaniste, professeur à Bologne, puis à Pise), le Français (professeur à Lausanne) Paul-Ernest Lehr [31] ou l’Américain Dudley Field [32]. En 1873, la SLC comporte 452 membres et une quarantaine de correspondants étrangers : Italiens, Belges, Néerlandais arrivent toujours en tête, les Allemands sont absents, sans doute un contrecoup de la défaire de 1870/1871 [33]. En 1876, ces correspondants étrangers sont au nombre de 32 (parmi eux des Allemands comme le commercialiste Goldschmidt) auxquels s’ajoutent 71 membres résidant à l’étranger (dont des Français comme Pradier-Foedéré, parti fonder l’Université de Lima) [34]. L’ouverture internationale de la SLC se poursuit dans les années 1890 : parmi les 49 correspondants étrangers en 1890 on trouve désormais le comparatiste allemand Josef Kohler [35], l’Autrichien Unger [36], l’Espagnol Torres-Campos (membre de l’Institut de droit international) [37] et le Vénézuélien Caracciolo aux côtés d’Asser, Field, Olivecrona, Westlake déjà cités [38].
7. Nous avons choisi la liste des membres de la SLC en 1897 pour faire un bilan de son réseau international peu avant le Congrès de Paris [39]. Les membres français de la Société de législation comparée sont alors plus de 750 et les membres « résidant à l’étranger » au nombre de 372. Parmi eux figurent une dizaine d’expatriés, diplomates ou juristes installés à l’étranger. C’est le cas par exemple de Pierre Arminjon (1869-1960), qui avait alors vingt-huit ans et était juge au tribunal mixte d’Alexandrie en Égypte, après une thèse sur l’administration locale de l’Angleterre [40]. Les membres étrangers de la SLC sont des ressortissants de 38 pays différents. 254 d’entre eux sont des Européens : arrivent en tête les Belges (42), les Espagnols (31), les Italiens (25), les Suisses (22), puis les Allemands (17), les Autrichiens (15), les Hongrois (15), les Roumains (15), les Russes (14), les Néerlandais (11), les Britanniques (10), les Grecs (8) et les Portugais (7). Les pays scandinaves (dans l’ordre Suède, Norvège, Danemark, Finlande), comme ceux des Balkans (Bulgarie, Serbie, Dalmatie) sont représentés par quelques juristes. L’Amérique latine, du Mexique au Chili, est très présente avec 78 membres : des Brésiliens (29), des Chiliens (16), des Haïtiens (11), des Argentins (6), quelques Mexicains, Colombiens, Péruviens, Cubains, un seul représentant pour l’Uruguay, le Honduras, la République dominicaine. Les États-Unis ont dix ressortissants membres de la SLC, alors que le Canada est curieusement absent. Restent les cas particuliers de l’Égypte (16 membres), de l’Empire ottoman (6 membres plus un pour la Palestine), du Japon (7 membres dont les anciens élèves de la Faculté de Lyon, codificateurs du droit civil japonais, Tomii et Umé orthographié Oumé) et de l’île Maurice (1 membre).
Outre l’absence du monde colonial (qu’il soit français ou relevant de l’Empire britannique, ce qui pourrait expliquer le cas du Canada traité comme les autres dominions), de la Chine ou du Siam, l’on peut relever les zones où « l’influence française » dont parlait Laboulaye est la plus forte : la Belgique, l’Espagne, l’Italie, l’Amérique latine (l’on pense bien sûr au rayonnement du Code Napoléon dans ces pays ou groupes de pays), dans une moindre mesure la Suisse, les Pays-Bas, la Grèce et le Portugal. Ce sont ces pays qui mêlent le plus des professeurs (Bensa, Chironi, Fiore, Schupfer en Italie, Torres-Campos en Espagne, Brants, Galopin, Nyssen en Belgique, Bridel, Meili, Roguin en Suisse), des avocats et des juges parmi les adhérents de la SLC. Pour l’Allemagne, les professeurs dominent avec quelques grands noms : Bar, Jellinek, Liszt, Mittermaier (le petit-fils [41]) à côté de quelques avocats et juges (Felix Meyer que nous allons retrouver) et deux Alsaciens comptés à part de manière significative. Pour la Grande-Bretagne, il s’agit d’un groupe hétéroclite : le professeur Pollock, des juges et avocats, un solicitor diplômé de la Faculté de droit de Paris. On peut penser que les liens avec la Faculté de droit de Paris expliquent également la présence d’une partie des membres Grecs et Roumains. Pour les États-Unis un professeur de Yale voisine avec un des avocats Coudert de New York dont on sait qu’ils furent parmi les premiers conseils juridiques étrangers à Paris [42]. L’internationalisation de la SLC semble réussie et son rayonnement sur le papier va bien au-delà du cercle plus restreint des participants au Congrès de 1900. Sur la base d’une adhésion volontaire, soutenue par des parrainages français, on voit bien dans cette carte l’idée d’un réseau « impérial » destiné à promouvoir l’influence du droit français au dehors. Il ne s’agit pas d’un réseau colonial dans la mesure où il n’était pas question à l’époque de susciter des vocations de juristes dans les populations indigènes de l’Empire français, mais d’une forme d’impérialisme intellectuel des juristes français qui s’appuie sur le rayonnement de la codification napoléonienne et de la Faculté de droit de Paris.
8. À la fin du XIXe siècle, la SLC est désormais en concurrence avec deux autres sociétés de droit comparé, allemande et britannique, qui participent au même phénomène de construction de réseaux internationaux à partir d’une base nationale. En Allemagne a été fondée, en février 1894, l’Internationale Vereinigung für vergleichende Rechtswissenschaft und Volkswirtschaftslehre. Sa création résulte d’un processus d’association des juristes intéressés par le droit et l’économie comparés qui s’est déroulé en plusieurs temps. En 1878, un jeune professeur (il a alors 26 ans) de Rostock, Franz Bernhöft, élève du romaniste Bekker, fonde avec Georg Cohn (alors professeur extraordinaire à Heidelberg, plus tard parti pour enseigner à l’Université de Zurich, peut-être du fait de sa confession juive) une revue de droit comparé : la Zeitschrift für vergleichende Rechtswissenschaft [43]. Josef Kohler s’associe à cette revue à partir de 1882, alors qu’il est professeur à l’Université de Wurtzbourg. Il continue à la diriger après sa nomination à Berlin en 1888, où il acquiert rapidement la réputation d’un historien, philosophe et comparatiste hors pair. Ce n’est pourtant pas Kohler, investi dans une multitude de projets dont la fondation en 1909 de la Rheinische Zeitschrift für Zivil- und Prozeβrecht des in-und Auslandes (destinée à devenir une référence en droit comparé avec la contribution postérieure de Rabel) qui va proposer la création d’une association. L’initiative revient d’abord à l’avocat et professeur de Zurich, Friedrich Meili (qui avait fait une partie de ses études en Allemagne) qui présente, en 1889, un rapport à la Société juridique de Berlin, appelant à imiter le modèle des Unions internationales (des télégraphes, de la poste, de la propriété industrielle) et de la Société de législation comparée pour créer une association de droit comparé réunissant les juristes de langue allemande, dans un esprit de « patriotisme » [44]. Quelques années plus tard, d’anciens étudiants des séminaires de Kohler, de Schmoller et de Wagner (à Berlin) et un juge de Berlin, d’une quarantaine d’années (dont la carrière était peut être entravée par sa religion juive) Felix Meyer ont l’idée d’une association réunissant juristes et économistes intéressés par le comparatisme, en majorité Allemands, mais aussi avec quelques jeunes étrangers venus étudier à Berlin [45]. Parmi les 31 fondateurs de l’association on trouve le suisse Walther Burckhardt (terminant à 23 ans ses études à Berlin, avant de passer sa thèse avec Huber et de devenir un professeur réputé de droit public), deux Grecs, deux Danois, deux Russes, un néerlandais, un Français du nom de Célestin Sarda [46] et parmi les Allemands, Max Weber, alors jeune professeur de 31 ans à Fribourg [47]. L’Association prend modèle sur l’Union internationale de droit pénal, une société savante d’environ 200 membres fondée en 1889 par Liszt avec le Belge Prins, les Italiens Ferri et Garafolo, les Français Garraud, Garçon et Duguit, l’Espagnol Torres-Campos [48], ou encore Jellinek alors en poste à Vienne [49]. En organisant des conférences (données notamment par Liszt, Max Weber, Meili) et en se dotant d’une revue, le Jahrbuch der internationalen Vereinigung für vergleichende Rechtswissenschaft und Volkswirtschaftslehre dirigée par Bernhöft, associé à Meyer et au Néerlandais Asser (ce qui était peut-être un moyen d’évincer Kohler, qui continua jusqu’en 1918 à diriger la Zeitschrift für vergleichende Rechtswissenschaft fonctionnant indépendamment de la société), la Vereinigung parvint rapidement à élargir son réseau. Le terme de Netz est expressément utilisé [50] pour qualifier un groupe de 300 membres en 1895 élargi à 800 en 1897-1898. En 1895, plus d’un tiers (soit 124 membres) viennent de pays étrangers à l’Allemagne [51]. La répartition entre les 25 pays concernés en 1895 permet une comparaison avec la Société de législation comparée qui comportait en 1897 aussi un tiers de membres étrangers dans 38 pays. La part des Français dans la Vereinigung est relativement comparable en pourcentage à celle des Allemands (17 pour trois fois plus de membres) dans la SLC (les 7 premiers Français membres de la Vereinigung sont les professeurs de droit Beauchet, Lyon-Caen, Renault, Saint-Marc, les inconnus Sarda et Faucheux, ainsi que Durkheim qui fut donc co-associé de Max Weber dans cette entreprise [52]), celle des Britanniques (dont Holland, Jenks, Westlake) est presque identique en chiffres absolus (9 membres pour 10 dans la SLC), les Espagnols, les Russes, dans un moindre mesure les Italiens (parmi eux Lombroso) sont plutôt moins nombreux dans l’association allemande qui réunit au contraire davantage de Danois (7) et de Grecs (15) que la SLC. On voit bien dans cette comparaison en quoi pouvaient différer les aires d’influence des juristes allemands et français : tandis que les seconds ont des relais en Belgique (seul Rolin-Jaequemyns est membre de la Vereinigung) et dans tous les pays d’Amérique latine, les premiers ont leurs correspondants en Europe du Nord et de l’Est, dans les Balkans et en Grèce, dans la Suisse alémanique et commencent à avoir des contacts avec les États-Unis, le Brésil, le Japon, voire à Alger (deux membres dont un professeur, L. Vincent). Réunissant les professeurs de droit et d’économie les plus novateurs en Allemagne (Bergbohm, Brentano, Fuchs, Heck, Jellinek, Laband, Lenel, Lilienthal, le juge ethnologue Post, le jeune Hugo Preuss, Zitelmann), la Vereinigung a su associer des membres de l’Institut de droit international (alors présidé par Louis Renault, avec Bar, Olivecrona) et des membres de la SLC (Goldschmidt, Torres-Campos, Fiore, le Norvégien Platou, le Serbe Jovanovic, l’Autrichien Unger appartiennent aux deux sociétés). S’il est question d’échanges « chaleureux » de correspondance entre les deux sociétés [53], la rivalité internationale ne fait guère de doute. La Vereinigung a bien, parmi ses nouveaux membres en 1897 [54], une quinzaine de Français « germanophiles » (Daguin, le secrétaire-général de la SLC, les professeurs Blondel, Bry, Flach, Garsonnet, Pillet, Surville, Gide, Pradier-Foedéré, Wahl, le magistrat polygraphe Raoul de la Grasserie, l’avocat alsacien Ernest Lehr qui a enseigné à Lausanne et beaucoup écrit sur les droits étrangers, l’avocat Ernest Eisenmann plus tard compromis dans une affaire d’espionnage entre la France et l’Allemagne [55]), mais le Congrès de 1900 est manifestement organisé par la seule SLC sans faire appel à la Vereinigung et à ses membres (si Zitelmann et Khan, rapporteurs au Congrès de 1900 faisaient partie de la Vereinigung, ce n’était plus le cas de Kohler) [56]. L’entrée dans la Vereinigung du Hongrois Eugen Balogh (également membre de l’Union internationale de droit pénal), du Brésilien Clovis Bevilaqua (le futur rédacteur du Code civil [57]), de Philipp Lotmar (professeur à Berne), de Valtazar Bogišić (le célèbre juriste du Monténégro [58]) du Britannique Kenneth Muir Mackenzie (secrétaire du Lord Chancellor) indique comment la société allemande était en mesure d’étendre son emprise par rapport à la SLC. Ce n’est pas un hasard non plus si Felix Meyer et l’administrateur français Chailley-Bert (fondateur de l’Union coloniale française, membre de la Vereinigung, mais non de la SLC), étaient tous les deux intéressés par les questions coloniales [59].
9. Cette rivalité impériale nous paraît confirmée par la comparaison avec une autre société de droit comparé, créée à Londres en 1894, la Society of Comparative Legislation, et dotée elle aussi d’une revue à partir de 1896, le Journal of the Society of Comparative Legislation. Non seulement le modèle de la SLC est à nouveau clairement présent (aux côtés de ceux de l’Institut de droit international et de l’American Bar Association), mais il est expressément question de réunir les pays de common law (60 législations dépendant de l’Empire britannique et 50 des États-Unis) en affirmant que le modèle à répandre dans le monde n’est plus le droit romain et le Code Napoléon [60]. Nous ne connaissons, à travers le Journal, que les listes des 60 à 80 membres du Council de la société et nous ne savons pas pour cette époque quels étaient les membres ordinaires [61]. Ce Conseil est composé majoritairement de juges (le premier président est le Lord-Chancellor Herschell) et d’avocats britanniques, avec quelques représentants des dominions (Canada, Australie, Afrique du Sud) et de l’Université (Dicey, Holland, Maitland, Pollock). L’élargissement à des membres étrangers, notamment français, intervient seulement après 1901. Il faut peut-être voir un effet du Congrès de Paris dans l’entrée dans la société britannique (en plus du baron de Courcel, ambassadeur de France à Londres, membre dès 1896), des professeurs Lyon-Caen et Saleilles, du conseiller à la Cour de cassation et membre de l’Institut Dareste (en même temps apparaissent les Allemands Liszt et Sohm). En l’absence d’associations nationales de droit comparé dans les autres pays avant 1914 [62], l’on peut maintenir l’hypothèse d’une rivalité entre Français, Allemands et Britanniques pour faire de leur société de législation comparée le centre d’un réseau certes international, mais non dénué d’ambitions en faveur de leur nation d’origine.
II. Des réseaux portés par des institutions transnationales
10. Les tensions qui s’étaient manifestées dans les années 1900 (avec des phénomènes comme la rivalité entre le BGB [63] et le Code Napoléon centenaire, la dénonciation par la France des conventions de La Haye sur le mariage, le divorce et la tutelle en 1913 [64]) préfigurèrent les effets délétères de la Grande Guerre sur les sociétés de droit comparé. Si les noms de Listz et de Sohm étaient encore maintenus dans les volumes du Journal of the Society of comparative legislation, les Allemands disparaissaient de la SLC, y compris dans les années 1920, et les Français de la Vereinigung qui organisait une conférence de Stresemann sur la guerre. À l’issue de la guerre, les comparatistes français cherchaient à se rapprocher de leurs collègues britanniques en invoquant la « fraternité d’armes ». Lévy-Ullmann, qui avait été sous les drapeaux et avait été profondément marqué par la maladie et les images de la guerre, développait ses recherches sur le common law, tandis qu’Édouard Lambert présentait le droit français et la « jurisprudence » anglaise comme les deux systèmes juridiques appelés à dominer le monde [65]. En Allemagne, où Ernst Rabel (né en 1874, ce qui en faisait le cadet de Lévy-Ullmann de seulement quatre ans) [66] avait fondé un Institut de droit comparé à Munich pendant la guerre (1916), il s’agissait de reconstruire une structure nationale alors que la Vereinigung voyait le nombre de ses membres décliner et était appelée à disparaître après la mort de Felix Meyer en 1925 [67].
L’article programmatique sur la tâche et la nécessité du droit comparé, publié par Rabel en 1925 dans la Rheinische Zeitschrift für Zivil- und Prozeβrecht des in-und Auslandes (où il avait pris le suite de Kohler), est significatif de la renaissance de rivalités nationales entre comparatistes. Rabel constate les effets dévastateurs pour les comparatistes allemands d’une guerre perdue et relève les ambitions des Français pour étendre leur influence (au nom du culte de la France et du culte de l’Humanité associés) dont témoignait la publication en 1922 des actes du cinquantenaire de la Société de législation comparée [68]. Le rapport de Lévy-Ullmann, qui avait minimisé le rayonnement du BGB (notamment au Japon) et le maintien d’innovations allemandes en Alsace-Moselle, est qualifié avec ironie de « gentille » (niedliche) méthode de droit comparé. Refusant l’Isolierung du droit allemand dont avait parlé à la même époque Isay [69], Rabel en appelait à la promotion de la science juridique allemande en poursuivant des travaux de comparaison avec le droit anglais, comme ceux d’Ernst Heymann et en ouvrant les instituts allemands (comme celui de Munich) au monde entier [70].
En Grande-Bretagne, la Society of comparative legislation ne vivait que par le Journal (grâce notamment à l’action de Walton [71]) et la SLC (avec seulement une vingtaine de correspondants étrangers) ne pouvait prétendre réorganiser un Congrès comparable à celui de 1900. Les sociétés nationales s’effaçaient devant les instituts et centres de recherche en droit comparé à base universitaire : l’Institut pour le droit privé étranger et international créé par Ernst Rabel à Munich dès 1916, transporté avec son fondateur à Berlin en 1926 (et transformé en centre de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft), l’Institut de droit comparé de Lyon fondé par Édouard Lambert en 1920, celui de Paris dirigé par Lévy-Ullmann à partir de 1932, autant de centres dédiés principalement au droit privé et séparés des Instituts de droit international (celui de Paris créée en 1921, celui de Genève en 1927 où enseigna l’internationaliste pacifiste Hans Wehberg, auteur de l’article sur la Vereinigung dans les Mélanges Lambert où il prit en 1938 la défense du juif Felix Meyer).
11. Les contacts entre comparatistes spécialisés se firent désormais dans des cercles apparemment plus étroits que les sociétés savantes d’avant 1914, des structures plurinationales dont l’histoire, encore largement à faire, montre la persistance de stratégies inspirées par le nationalisme juridique. L’Académie internationale de droit comparé fondée en 1924 à Genève (dans les locaux du BIT) et transportée à La Haye en 1935 (auprès de la Cour Permanente de Justice Internationale dans le Palais de la Paix financé par la Fondation Carnegie) est la première de ces nouvelles structures paraissant dépasser les frontières. Elle est forment liée à la Cour Permanente de Justice Internationale qui lui donna son premier président, le français André Weiss [72]. Si nous ne connaissons pas les travaux préparatoires à la fondation de cette Académie, les statuts font clairement apparaître la volonté de créer un « corps scientifique » restreint à un maximum de 30 membres, associant un groupe latin (de 10 membres), un groupe anglo-américain (de 7 ou 8 membres), un groupe d’Europe centrale et orientale (de 7 membres) et un groupe des « droits orientaux et coloniaux » (de 5 membres) [73]. La prédominance des vainqueurs de le Première Guerre mondiale était combinée avec l’élargissement du réseau de droit comparé aux continents extra-européens. Les Français étaient au nombre de quatre dans le groupe latin (Lyon-Caen, Weiss, Lambert et Lévy-Ullmann qui faisaient le lien avec le Congrès de 1900) et de deux dans le groupe des droits orientaux et coloniaux (Blanchard enseignant à l’école du Caire et Morand pour l’Algérie). Suivaient les Britanniques avec trois représentants dans le groupe anglo-américain (Vinogradoff remplacé après son décès par Holdsworth, Jenks, Pollock) et trois autres (Frederick Goadby et Frederick P. Walton tous les deux professeurs au Caire et Salmond juge en Nouvelle-Zélande remplacé après son décès par Lee, professeur à Oxford en 1925). Les juristes américains faisaient une entrée remarquable dans ce cercle de comparatistes avec Pound (d’Harvard), Moore (de Columbia), Scott (de Georgetown), Monroe Smith (mort en 1926) et Harlan Fiske Stone (doyen de la Columbia Law School, United States Attorney General en 1924, juge à la Cour suprême à partir de 1925). Quatre Italiens (Anzilotti juge de la Cour Permanente de Justice Internationale, les professeurs Bonfante, Scialoja et Vivante [74]) formaient le dernier groupe national important. Seuls deux juristes allemands étaient présents dans l’Académie : Heymann de Berlin et Siber de Leipzig [75]. Les autres nationalités avaient un seul représentant : Altamera y Crevera (un historien du droit de Madrid) pour l’Espagne, Antonio de Bustamante (juge à la CPJI, auteur du fameux Code Bustamante de droit international privé approuvé en 1928 par plusieurs pays d’Amérique latine) pour Cuba, Jean-Charles Naber (professeur de droit romain à Utrecht) pour les Pays-Bas, le Hongrois Elèmer Balogh alors enseignant en Lituanie [76], remplaçant rapidement le néerlandais Jitta, Hjalmar Hammarskjöld (1862-1953, professeur à Uppsala puis Premier ministre de 1914 à 1917) pour la Suède, Paul Moriaud (1865-1924, professeur de droit romain puis de législation civile comparée à Genève) puis Alfred Wieland (professeur à Bâle) pour la Suisse, Leo Petrazycki (1867-1931, professeur de sociologie du droit à Varsovie) pour la Pologne [77]. Sept « correspondants » furent ajoutés en 1925 : le Belge Georges Cornil, le Français Jean Escarra (en mission en Chine), José Matos Pacheco du Guatemala, Fredrik Stang (1867-1941) d’Oslo [78], le Chinois Chung-Hui et les Japonais Yorozu Oda (juge à la CPJI) et Kenzo Takayanagi (professeur à l’Université de Tokyo). Les membres de l’Académie se cooptant (ce qui conduisit suite à des décès à l’entrée d’Henri Capitant ou de John Wigmore), il est difficile de ne pas voir une stratégie politique dans ces choix et dans l’avantage donné aux Français et aux amis des Français dans la direction de l’Académie : Weiss en fut le premier président, Elèmer Balogh et Lévy-Ullmann les secrétaires généraux, Pillet avait été un des premiers membres avant d’être remplacé par Altamera. Même si Weiss avait parlé lors de la première réunion de l’oubli des « haines meurtrières », l’Académie apparaissait dominée d’un côté par les Français et Italiens (rapprochés depuis la guerre par l’élaboration d’un projet de code commun des obligations [79]) et de l’autre par les Britanniques et les Américains. Ces derniers, sensibilisés à l’étude du droit comparé depuis l’organisation d’un Congrès à Saint-Louis en 1904 [80], avaient renforcé leurs contacts avec des collègues français et britanniques à l’occasion de la Première Guerre mondiale et de la négociation des traités de paix (les professeurs Moore et Scott étant plus des internationalistes que des comparatistes). Les juristes américains cooptés (Edwin Borchard qui remplaça Monroe Smith, John Wigmore devint le huitième membre du groupe anglo-américain, très actif pour faire la publicité de l’Académie auprès des Law Schools et des Bar Associations) s’investirent clairement dans l’Académie et participèrent au développement de son réseau au-delà de l’Europe.
L’Académie internationale de droit comparé ne se contenta pas de réunions annuelles, à la Haye, de deux ou trois jours où ses membres discutaient de droit comparé et de droit international privé, mais décida en 1929-1930 de préparer la réunion d’un Congrès international avec des « comités nationaux » (en fait des sociétés savantes ou des instituts choisis comme correspondants). Le Congrès réunit à La Haye en 1932 compta 305 délégués venant de 31 pays : en tête figuraient 72 Américains (dont 28 professeurs), 52 Français, 33 Allemands, 17 Néerlandais, 12 Italiens, 12 Tchécoslovaques, 11 Vénézuéliens et 10 Suisses [81]. Grâce à l’entremise de Balogh et de Lambert, le Congrès admit comme rapporteurs spéciaux des personnalités aussi différentes que Bonnecase, Donnedieu de Vabres, Olivier-Martin, Maunier, Hamel, Trotabas, Julien-Laferrière, Percerou, Paul Esmein (pour la France), Rabel, Walter Schücking, Walter Jellinek, Ernst Wolff, Claudius Schwerin [82] (pour l’Allemagne), Alfredo Rocco (le ministre de la Justice de Mussolini) et Vivante pour l’Italie, Adolf Merkl pour l’Autriche, Harold Cook Gutteridge pour le Royaume-Uni, Hessel Yntema pour les États-Unis. L’Académie avait réussi, bien plus que le Congrès de Paris en 1900, à réunir les comparatistes du monde entier sur pratiquement toutes les branches du droit [83]. Elle parvint même à organiser un deuxième Congrès international en 1937 avec 240 délégués, dont 47 Américains, 31 Français, 29 Allemands, 29 Britanniques, 23 Néerlandais et 24 Italiens [84]. Malgré une baisse du nombre des participants, ce Congrès élargit encore le champ des domaines abordés, incluant l’ethnologie juridique, la théorie du droit, le droit oriental ou l’enseignement du droit, et la réunion confronta les positions antagonistes (notamment du point de vue du droit pénal) des juristes des pays libéraux et des délégués allemands ralliés au nazisme. Il n’y eut pas d’autre congrès avant 1950, mais l’Académie avait dépassé le stade d’un club élitiste dominé par les vainqueurs de 1918 pour devenir un forum plurinational de débats sur le droit comparé.
12. L’histoire d’Unidroit, qui est encore à écrire en exploitant les archives conservées par l’Institut à Rome, illustre aussi le changement de perspective intervenu dans les années 1920 et 1930. Il est bien connu que l’Institut Unidroit fut fondé par la SDN en 1924, sur une proposition de Scialoja, avec le soutien du Gouvernement de Mussolini qui obtint, en échange d’une promesse de financement de l’organisation, son installation à Rome en 1926-1928 [85]. L’inauguration eut lieu le 30 mai 1928 avec un discours de Mussolini en faveur de l’unification du droit privé afin de faciliter les échanges entre nations. D’un point de vue juridique, Unidroit était un organisme de coopération inter-gouvernementale entre les États-membres (43 en 1940). Toutefois, les universitaires italiens, avec à leur tête Scialoja, étaient aux commandes pour former le Conseil de direction avec une quinzaine de membres. Dans ce comité furent désignés, probablement par cooptation, en 1928 les trois Italiens Vittorio Scialoja (président de l’Institut jusqu’à sa mort en 1933, ministre d’État et délégué de l’Italie à la SDN), Mariano d’Amelio (premier président de la Cour de cassation unifiée par Mussolini en 1923), Alfredo Rocco (professeur à Rome, ministre de la Justice de Mussolini), un Français (Ambroise Colin remplacé dès 1929 par Henri Capitant), un Britannique (Cecil Hurst, avocat, conseiller juridique du Foreign Office, puis juge à la CPJI), un Belge (Jules Destrée, ancien ministre des Arts et des Sciences), un Néerlandais Bernhard Loder (juge à la CPJI), un Allemand (Ernst Rabel), un Espagnol (Felipe Sánchez-Román y Gallifa, un professeur libéral qui fut plus tard révoqué par le régime de Franco), un Roumain (Nicolas Titulesco, professeur de droit civil, puis ministre des Affaires étrangères), un Suédois (Östen Unden, professeur de droit civil, lui aussi ministre de Affaires étrangères), un Polonais (Szymon Rundstein), un Brésilien (Raoul Fernandes, ambassadeur), un Chilien (Enrique Vilegas, également ambassadeur) et un Japonais (Mineiteiro Adatci, ambassadeur puis juge à la CPJI à partir de 1930) [86]. Si les arrière-pensées nationalistes de Mussolini étaient bien présentes dans la localisation de l’Institut à Rome puis dans les désignations de d’Amelio pour succéder à Scialoja à la Présidence et du romaniste Pietro de Francisci comme secrétaire général de 1928 à 1932 [87], le choix des membres du comité directeur associait, de manière éclectique et équilibrée (les membres décédés furent remplacés dans les années suivantes par des représentants de même nationalité), d’anciens ministres, des juges à la CPJI et des professeurs de droit de 13 pays membres de la SDN, dix en Europe et trois hors d’Europe. La présence de Rabel contrastait avec sa contribution plus restreinte (comme participant au Congrès de 1932) à l’Académie internationale de droit comparé et donna un caractère scientifique aux entreprises très ciblées de préparation de conventions internationales portant sur le droit uniforme d’une matière particulière. Unidroit fut le premier réseau de droit comparé à produire des propositions d’harmonisation du droit, plutôt que des contributions à des revues ou à des congrès, un phénomène qui peut être relié à son caractère d’institution internationale et au déclin des stratégies nationales à l’œuvre dans les précédents regroupements de comparatistes. Différents projets furent préparés par des comités où travaillèrent comme experts, outre les membres du Conseil de Direction, l’Allemand Hans Ficker, le Suédois Martin Fehr, le Britannique Gutteridge, le Belge Charles de Visscher (professeur à Louvain et juge à la CPJI), l’Américain Borchard (également membre de l’Académie internationale de droit comparé), les Français Josserand, Hamel et René David. Jeune émoulu de l’agrégation à 23 ans, René David fut, sur les conseils d’Henri Capitant, délégué à Unidroit où il travailla quatre ans (et resta même six ans en fonctions, même s’il passa les deux dernières années à étudier à Cambridge avec Gutteridge) comme secrétaire général adjoint [88]. Il présenta notamment, en 1932, un rapport sur l’arbitrage international en droit privé. Le principal résultat des travaux d’Unidroit fut, sous l’impulsion de Rabel et d’un comité réuni onze fois de 1930 à 1934 (dont faisaient partie Capitant, Gutteridge et Hamel), la rédaction d’un projet de convention sur la vente internationale qui, malgré l’opposition de certains gouvernements puis l’exil de Rabel pour les États-Unis en 1939, fut le modèle pour les futures conventions de La Haye (1955) et de Vienne (1980). En dépit du retrait de l’Italie de la SDN en 1937, Unidroit survécut avec de nouveaux statuts adoptés en mars-avril 1940 juste avant l’invasion de la France. Avec un rôle plus faible des Français que dans l’Académie de La Haye et une implication forte des Italiens et des Allemands (qui n’avait rien à voir avant 1936 avec l’Axe Rome-Berlin), Unidroit illustre une autre forme de réseau plurinational de droit comparé, dans lequel les Américains (du fait de la non participation des États-Unis à la SDN) étaient beaucoup moins présents et qui montra sa capacité à proposer, avec la contribution majeure d’universitaires, des textes de droit uniforme.
13. L’arrivée au pouvoir d’Hitler, conduisant à la révocation de pratiquement tous les comparatistes allemands (Ernst Rabel, Martin Wolff, Otto Kahn-Freund) et à leur émigration vers la Grande-Bretagne ou les États-Unis, est une manifestation supplémentaire des effets du nationalisme exacerbé sur les différentes formes d’internationalisation du droit comparé. Paradoxalement, le destin tragique de ces « juristes déracinés » [89] aboutit à renforcer la place du droit comparé au Royaume-Uni et aux États-Unis et d’une certaine manière à amoindrir le poids des nationalismes. Le fait que l’Académie de La Haye et Unidroit aient pu continuer leurs activités après 1945 est la preuve que ces réseaux plurinationaux orientés vers des tâches pratiques d’harmonisation des droits marquaient une étape bien plus décisive dans l’essor du droit comparé que le Congrès de Paris en 1900.
L’histoire du comparatisme doit, selon nous, intégrer cette dimension politique et prolonger jusqu’�� nos jours la réflexion sur la vigueur des nationalismes. Il ne s’agit pas de rabattre les travaux des comparatistes, par définition tournés vers l’étranger, sur de douteuses ambitions nationalistes, mais de tirer les conséquences des liens étroits, depuis le XIXe siècle, entre le principe de nationalité et les circulations internationales des idées juridiques. La sociologie des comparatistes, amenés plus tôt que les autres juristes à collaborer au sein de réseaux, ne peut rester aveugle à cette composante des stratégies associatives des juristes, à ces affinités électives qui ont existé entre les ressortissants de certains États et à ces rivalités agissantes entre citoyens de pays en conflit. Si le droit comparé est une discipline juridique, qui peut être envisagée de manière désintéressée et scientifique, c’est aussi depuis le XIXe siècle un ensemble de pratiques, susceptible d’impliquer les Gouvernements, qui comprend des aspects politiques et reste perméable à des idéologies ou des mythologies de caractère national.
Jean-Louis Halpérin
École normale supérieure-Paris Sciences et lettres
Institut universitaire de France