1. Associer emblématique, droit et anthropologie peut de prime abord surprendre. Tout en donnant lieu à de très nombreuses études [1], et à un dynamisme dont atteste la création d’une société savante et de revues spécialisées [2] puis de divers sites internet [3], l’emblématique, genre dit littéraire, défini, a minima, par l’association d’une image (icon, figura) et d’un texte concis et percutant (epigramma, subscriptio), lequel décrit l’illustration correspondante et en explicite le sens [4], est restée longtemps une affaire de bibliophiles et de spécialistes s’intéressant prioritairement à l’histoire du livre et à l’histoire de l’art comme à celle de la littérature. Ce sont les relations entre texte et image, le contexte d’émergence et d’édition des œuvres, leur contenu érudit ainsi que certaines des perspectives, notamment religieuses, qui les guident, qui ont suscité le plus grand nombre d’études. Le temps de l’épanouissement de ce type de littérature étant celui du développement de l’humanisme et n’allant pas au-delà de la fin du xviie siècle, ces œuvres, restées en partie méconnues, pouvaient d’autant moins susciter l’intérêt des historiens du droit, ou ceux de l’anthropologie, que ceux qui se sont jusqu’à ce jour penchés sur cette période sont restés pour l’essentiel focalisés sur les œuvres qui leur semblaient devoir présenter quelque intérêt au plan de leurs domaines respectifs de recherche, en premier lieu des traités savants ou dogmatiques pour les uns, les récits de voyage et les textes de philosophie pour les autres [5]. Dans l’un comme dans l’autre de ces champs de la recherche, d’importantes évolutions ont toutefois récemment contribué à ouvrir de nouvelles perspectives. Du côté de l’emblématique, les travaux se multiplient qui insistent sur la nécessité de resituer ce type d’écriture dans le cadre de l’importante crise épistémologique qui secoue la Renaissance, mettant en avant non seulement le grand intérêt des œuvres au plan symbolique et sémiotique mais aussi le rôle joué par les juristes dans la naissance et le développement du genre [6]. Du côté du droit, la multiplication des objets de recherches et le renouvellement des méthodes conduit aujourd’hui à un important élargissement du spectre à partir duquel se trouve pensée l’histoire du droit [7]. Et du coté de l’anthropologie, alors même que la Renaissance est de longue date pointée du doigt comme constituant un moment paradigmatique pour les questionnements intéressant ce domaine, le temps semble également venu d’élargir les sources documentaires et les perspectives permettant d’appréhender de manière plus fine l’archéologie de la discipline [8]. Dans le cadre de ce dossier, et dans le prolongement de cette triple évolution historiographique comme de travaux précédents, il nous a donc semblé pertinent de nous interroger sur la contribution éventuelle des premiers auteurs d’emblèmes à l’émergence de savoirs de nature anthropologique voire au développement de réflexions de cet ordre.
2. Traditionnellement, et bien qu’il faille resituer le genre dans une histoire non restreinte à l’histoire des imprimés illustrés, en lien avec d’autres usages qui reliaient, dans l’univers saturé de symboles qui est celui de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, textes et images [9], on considère que l’emblématique naît en 1531, avec l’édition des Emblemata du juriste italien, mais qui enseigne alors en France, André Alciat (1492-1550) [10]. L’œuvre connaît un tel succès que rapidement, dans son sillage, les ouvrages d’emblèmes se multiplient, plébiscités par l’imprimerie parisienne et lyonnaise qui voit là un marché porteur [11]. Les premiers sont dus aux plumes de juristes, sinon de profession, du moins de formation tels Le theatre des bons engins de Guillaume de La Perrière (1499-1553) [12], Picta poesis et L’imagination poétique de Barthélemy Aneau (1505-1561) [13] ou le Pegme de Pierre Coustau (xvie siècle) [14]. Puis, rapidement, portés par le succès de l’œuvre d’Alciat, qui connaît jusqu’à 200 éditions au cours des deux siècles suivants, les livres d’emblèmes se multiplient. De manière exponentielle : la production est estimée entre 2000 et 3000 volumes pour l’ensemble de la période moderne [15]. Et, au-delà du strict corpus identifié comme relevant de l’emblématique par les spécialistes, corpus au demeurant fort discuté, peuvent être associés à ces œuvres d’autres travaux de diverse nature, en lien avec les différentes problématiques qui animent le genre.
3. Née du vaste bouillonnement des savoirs qui fait le lit de la Renaissance, l’emblématique se trouve au croisement de questionnements de divers ordres. De ce fait est l’œuvre d’Alciat représentative. Comme cela a été magistralement démontré voilà quelques années, cette dernière est le fruit d’un travail qui intervient au creuset de plusieurs préoccupations caractéristiques de l’humanisme : inspirée des relevés épigraphiques qu’Alciat a pu effectuer tout jeune sur les antiquités milanaises, elle se nourrit, au-delà de cette source première, des réflexions que suscite à la Renaissance l’immense matériau symbolique redécouvert par les antiquaires [16], relevant aussi dans ce cadre de l’intellectuelle émulation qui réunit les plus grands humanistes autour des sources antiques [17], à commencer par l’Anthologie de Planude [18] ou les Hieroglyphica attribuées à Horapollo [19]. Fruit d’une sélection importante parmi des textes déjà en partie publiés dans les Epigrammata selecta de Janus Cornarius, les épigrammes constitutifs des Emblemata (les emblèmes sont étymologiquement pour Alciat « une espèce particulière d’épigramme ») [20] relèvent de trois catégories : des ekphrasis d’œuvres d’art, notamment de statues, des pièces funéraires à sujets symboliques, ou des descriptions donnant lieu à interprétation [21]. Tous ont semblé à Alciat susceptibles d’offrir non seulement « un sens exquis » mais aussi des perspectives décoratives importantes, des peintres, sculpteurs ou orfèvres pouvant s’en inspirer pour créer des médaillons ou écussons (scuta) à fixer sur des supports extrêmement variés, en architecture, dans les arts décoratifs comme dans le domaine vestimentaire, suivant l’étymologie souvent rappelée que donne Budé du terme emblema [22]. Il n’est pas impossible à cet égard que plusieurs de ces pièces aient eu vocation à intégrer un programme iconographique particulier, puisqu’Alciat a semble-t-il composé des inscriptions pour les peintures du réfectoire de San Michele in Bosco, et a pu inspirer les travaux de Georgio Vasari ou du peintre ferrarais Dosso Dossi [23]. Et le projet rejoint encore d’importantes perspectives sémiotiques qui taraudent le juriste, qui le relève, en inscrivant la composition des Emblemata dans ce cadre épistémologique :
Verba significant, res significantur. Tametsi et res quandoque etiam significent, ut hieroglyphica apud Horum et Chaeremonem, cujus argumenti et nos carmine libellum composuimus, cui titulus est emblemata.
Les mots signifient et les choses sont signifiées, bien que parfois les choses aussi signifient, comme les Hiéroglyphes d’Horus et de Chaerémon : un sujet sur lequel moi aussi j’ai composé un petit livre d’épigrammes intitulé Emblèmes [24].
4. Ainsi les épigrammes choisis répondent-ils à des perspectives plurielles : à l’élucidation du sens des images, signes ou symboles pris pour objet de l’exercice s’ajoute un travail stylistique de traduction et d’expression, et un travail esthétique lié à l’illustration des pièces. Chacun de ces moments de la facture de l’emblème permet aux différents acteurs intervenant dans le processus de création emblématique [25] de s’immiscer dans ce dernier pour y apposer sa touche personnelle et accentuer le caractère subjectif et singulier de chaque pièce. L’ensemble s’avère d’un abord d’autant plus délicat et d’une compréhension d’autant moins aisée que s’y trouvent en outre inclues des perspectives satiriques, ainsi chez Alciat, comme le suggère notamment le terme de libellus dont use le Milanais pour qualifier son œuvre [26]. En dépit de la reprise de certaines thématiques par les auteurs, au-delà de la logique d’imitatio, d’aemulatio, et de confrontatio qui est inhérente au genre comme plus généralement aux méthodes de travail des humanistes [27], et malgré le fait que les recueils qui se succèdent entrent en résonnance, chaque emblème reste ainsi unique. Chaque recueil l’est d’autant plus que, chez les auteurs qui emboîtent les pas d’Alciat, la part prise par les différentes perspectives qui avaient mû ce dernier s’avère variable, une importance plus ou moins grande étant accordée au modèle archéologique, à un musée de l’Antiquité issu de sources livresques ou aux perspectives décoratives qui restent essentielles dans le projet emblématique. Les emblèmes eux-mêmes peuvent prendre des formes changeantes, à l’épigramme et à la vignette constituant le noyau signifiant des pièces certains auteurs rajoutant un titre (inscriptio, motto) destiné à annoncer leur thème et préparer le lecteur à l’exposé qui en est fait (selon le modèle de l’emblema triplex) comme des commentaires ou narrations destinés à expliciter ces derniers, le rôle joué par les références savantes et le jeu constitué par les énigmes n’étant pas forcément évidents pour des lecteurs plus ou moins érudits. Au-delà de ces divergences, au demeurant non seulement dépendantes de choix épistémologiques propres aux auteurs mais aussi redevables de choix éditoriaux particuliers, les livres d’emblèmes du premier seizième siècle poursuivent ces perspectives complexes et dynamiques avec un bonheur intellectuel et esthétique rare, dialoguant les uns avec les autres et contribuant à alimenter la mens emblematica qui constitue l’une des caractéristiques du temps [28].
5. Ces recueils d’emblèmes relèvent donc de genres et de savoirs mêlés. Leur propos oscille entre la description des sources prises pour objet d’étude, l’interprétation savante des discours qu’elles recèlent et l’exposé des éventuelles prescriptions morales qu’il est possible d’y lire, lesquelles s’avèrent non seulement subjectives mais aussi variables en fonction de l’état des épigrammes [29]. Originairement, et jusqu’à l’édition procurée par Aneau, en 1549, des Emblemata d’Alciat, laquelle innove en proposant un classement thématique des emblèmes [30], les recueils sont construits sans ordre, recueillant de manière accumulative les épigrammes, les illustrations qui leur sont correspondantes, ainsi qu’éventuellement les titres qui leur sont donnés sans suivre d’autre logique ou structuration que celle tenant d’une discontinuité permanente. Le savoir comme les réflexions qui se trouvent là exprimés suivent une logique de bigarrure, reflétant la varietas si chère à la Renaissance et illustrant un mode de pensée qui, se jouant du coq-à-l’asne marotique comme des « sauts et gambades » qui seront chers à Montaigne, facilitent, au-delà de l’effet de surprise créé par ces schémas discursifs, à un regard critique de s’insinuer derrière l’apparente légèreté des propos [31]. Envisagé dans ses différentes composantes, soit dans le cadre des questionnements politiques tenant à la gouvernance des États et de la chose publique, soit en relation avec des normes éthiques et techniques relevant davantage du for privé, le droit y est cependant à ce point présent qu’il faut aujourd’hui constater à quel point la mens emblematica à l’œuvre dans ces ouvrages relève, en grande partie, d’un travail et de préoccupations juridiques, en fin de compte, pour paraphraser l’expression précédente, d’une mens juridica qu’il est essentiel de mettre au jour [32].
6. Étudier l’intérêt de l’emblématique au plan anthropologique nécessite dès lors d’avoir une vision large de l’anthropologie, suivant l’ouverture contemporaine de ce champ de recherche, que Françoise Héritier pouvait définir comme visant à « comprendre les lois qui régissent la mise en ordre des faits de société et des faits mentaux de représentation dans toutes les sociétés du monde » [33]. En cherchant à se garder de tout anachronisme. Comme l’a démontré voilà plusieurs années Claude Blanckaert, au xvie siècle, les perspectives poursuivies par l’anthropologie étaient doubles : 1. Viser, au profit du sujet, les règles de la sagesse et de bonheur basées sur l’économie de l’affectivité, la police des mœurs et les devoirs de l’homme de qualité, 2. Prendre l’homme pour objet d’analyse, dans sa phénoménologie concrète, tant anatomique que psychologique ou politique [34]. L’étude des sources ici envisagées confirme le grand intérêt des livres d’emblèmes sur ces deux plans. À dire vrai, la richesse de ces ouvrages à cet égard est telle qu’il s’avère impossible dans le cadre de cet article d’en donner toute la mesure. En suivant les perspectives dégagées par Claude Blanckaert, deux aspects qui paraissent essentiels dans le développement des premiers livres d’emblèmes seront donc ici seulement évoqués, via l’étude de quelques pièces seulement : la part prise, dans ces derniers, par l’observation d’un certain nombre de phénomènes humains, notamment rituels, dont l’analyse ouvre à l’étude de l’homme, envisagé dans ses différentes composantes, politiques, anatomiques ou psychologiques ; l’établissement, sur ces fondements, de réflexions philosophiques visant à proposer aux lecteurs des règles pratiques, et morales. Les Emblemata d’Alciat constituant le référent fondateur de l’emblématique, son étude fondera le premier temps de ce travail ; les ouvrages composés par La Perrière, Aneau ou Coustau ainsi que d’autres, liés aux pratiques emblématiques et s’inscrivant dans la mouvance de l’œuvre d’Alciat étant envisagés dans un second temps, avec en ligne de mire ces différentes perspectives.
I. Les Emblemata d’Alciat, creuset d’une réflexion sur les rites, symboles civiques, usages sociaux et phénomènes humains
7. Passionnante mais complexe, l’œuvre emblématique d’Alciat a donné lieu, dès le xvie siècle, à de multiples éditions, à plusieurs réécritures et commentaires, et encore aujourd’hui à d’importants débats [35]. Au-delà des différents auxquels son interprétation a pu et peut encore donner lieu, sa compréhension se trouve désormais grandement facilitée par plusieurs récentes éditions critiques, qui ont permis l’élucidation des sources et référents symboliques cachés par les emblèmes [36], et tout spécialement la mise au jour de l’importance du modèle archéologique ou antiquaire dans leur genèse [37]. Au reste, sans doute faut-il le reconnaître avec ceux qui ont permis ces essentielles découvertes, au-delà de sa forme, et d’une association entre image et texte qui avait déjà connu divers précédents, c’est sans doute dans « l’introduction massive d’un matériau culturel inédit, révélé simultanément par les textes et par les monuments antiques récemment mis à jour » que se trouve l’originalité et la nouveauté de ce travail [38]. De fait, c’est un important travail autour des symboles matériels et des rites des civilisations antiques, puis, au-delà, une importante réflexion sur l’humanité qu’illustrent ces Emblemata, comme le montrent diverses pièces auxquelles sera ici prêtée une attention particulière, qui s’intéressent à la foi et à la concorde via l’analyse de la dextrarum junctio inter conjuges, aux vertus et symboles fondamentaux de la vie civique ou encore à d’autres usages sociaux.
A. La dextrarum junctio inter conjuges
8. Révélateurs de l’importance prise par le modèle archéologique dans la genèse des Emblemata, les emblèmes qu’Alciat consacre aux représentations antiques de la foi et de la fidélité ou de la concorde, saisies au travers du geste constitué par la dextrarum junctio inter conjuges, sont éminemment significatifs de la place que prend dans l’œuvre l’étude des rites et symboles civiques des sociétés antiques.
9. C’est sur des stèles milanaises, comme aussi sur un certain nombre de médailles, sinon sur quelques peintures ou mosaïques antiques qu’Alciat a manifestement découvert le geste de la dextrarum junctio inter conjuges [39]. Dès 1508, alors qu’il a à peine 16 ans, Alciat se passionne pour l’épigraphie. Et, avec les années, sa première œuvre, une histoire de Milan émaillée d’une collection d’inscriptions épigraphiques locales, ne cesse de s’enrichir, raison pour laquelle notamment elle restera longtemps inédite [40]. Y consignant le relevé des textes qu’il trouve gravés sur les stèles qu’il traque à Milan, Alciat prend soin d’y copier, ou d’y faire copier par son ami Bernardo Zenale (1436-1526), ami de Léonard, les bas-reliefs dont il admire la façon, en s’efforçant parfois d’assortir l’ensemble d’une signification morale [41]. Un texte court, un croquis, leur analyse symbolique : certaines pages des différents manuscrits conservés révèlent, déjà, le processus mental à l’œuvre dans les emblèmes. Il n’y a pas là hasard : plusieurs pièces directement inspirées de ces relevés se retrouvent dans les Emblemata. Fondateur, selon ce qu’en écrivait Theodor Mommsen, de l’épigraphie régionale [42], ce travail anticipe ainsi également en partie l’emblématique, inscrivant clairement cette dernière dans la continuité des préoccupations archéologiques développées par les juristes humanistes du premier seizième siècle [43]. Les relevés montrant des gestes de dextrarum junctio inter conjuges l’attestent. Celui effectué sur la pierre funéraire de Marcus Cassius Cacurius et de sa femme Atilia Manduilia [Illustrations 1 et 2], aujourd’hui conservée au Musée archéologique de Milan [44], représentant le couple assis, joint par la main droite, l’épouse, voilée, tenant en sa main gauche une branche de pommier, s’y trouve assorti du commentaire suivant :
On a ici dans le langage hiéroglyphique un témoignage éternel de fidélité et d’amour conjugal : car la jonction des mains droites est signe de fidélité ; quant au fruit dans la main il signifie l’amour, comme l’écrit le scoliaste d’Aristophane dans les Nuées : en effet on offre à Vénus ce genre de pomme, comme l’atteste Artémidore [45].
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Celui relatif au monument de Lucco et Billiena, représentant quant à lui un couple en buste se serrant la main droite, entouré d’animaux (un chien pour la fidélité, un taureau pour la tempérance, des lions pour la vigilance et un bélier pour la folie et la légèreté) [46], suscite quant à lui les analyses suivantes :
II y a encore cet antique monument de Lucco et Billiena, dont les mains jointes et le petit chien montrent qu’ils vécurent dans une union et une fidélité parfaites ; ils firent preuve d’une modération exemplaire, comme le prouve le taureau, dont Horus dit dans les Hieroglyphica qu’il est le symbole de la tempérance, parce que cet animal, une fois que la femelle a conçu, s’abstient du coït. Quant aux lions surmontant les têtes de bélier, ils signifient qu’il faut veiller sur la pudeur des femmes. Le bélier est en effet un symbole de folie et de légèreté, et à ce titre convient à la femme. Le lion quant à lui est l’emblème de la vigilance, en raison de sa capacité à dormir les yeux ouverts : c’est pourquoi on le place devant les portes des temples, comme l’atteste encore Horapollo [47].
La main droite étant liée à la Fides, la dextrarum junctio inter conjuges, intervenant dans le cadre des rituels propres à la célébration du mariage romain, symbolisait à Rome la foi jurée, la fidélité et le respect mutuel des époux [48]. Le geste était connu, attesté dans l’art grec (dexiosis) comme dans l’art sumérien pendant près de sept siècles, et représenté tant sur des stèles funéraires que sur des urnes cinéraires ou sur des mosaïques que sur des monnaies [49]. Mais peu de témoignages textuels en ont été conservés, et il reste absent des sources juridiques [50]. Le décryptage du langage symbolique qui accompagne ces diverses représentations nécessite dès lors la mobilisation par Alciat d’une culture savante, faisant appel aux hiéroglyphes comme à Aristophane, Artémidore, Théocrite ou Virgile.
10. Dans les Emblemata, jointe à l’image figurée, mais modernisée, de ces stèles, l’écriture épigrammatique lui permet d’en restituer une signification tout aussi précise que personnelle. Deux pièces se rapportent au thème. Opérant une sorte de synthèse entre les deux modèles funéraires précités, « In fidem uxoriam » figure un couple se donnant la main droite en signe de foi, assis au pied d’un pommier, avec à ses pieds un petit chien. La représentation actualisée du couple, vêtu d’habits luxueux, permet de donner aux lecteurs la vision d’une scène idéale, dans laquelle la foi échangée se trouve assurée par l’amour et la fidélité auxquels renvoient le pommier et le chien, notamment dans les éditions Bonhomme du milieu du siècle dont les vignettes sont très raffinées. Conformément à l’optique développée par l’auteur (homme et qui plus est juriste, en un premier seizième siècle marqué par le renouveau de thèses peu favorables au sexe féminin [51]) la scène est vue sous un angle particulier, indiqué par le titre, celui de la foi particulière qui est attendue de l’épouse [52]. Dans « Fidei symbolum », le motif du couple uni par la main droite est enrichi cette fois par la présence d’un enfant, probablement suivant le modèle proposé par d’autres stèles antiques dont l’interprétation reste complexe [53], et dont Alciat retient que la triade figure allégoriquement Honneur et Vérité autour de celui qui, couronné de roses, symbolise l’Amour [54] [Illustrations 3 et 4].
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11. Dans ces pièces, si les vignettes renvoient les lecteurs à de possibles applications contemporaines (les époux sont en tenue Renaissance, et l’expressivité donnée à leurs visages matérialise une mise en scène qui renforce avec réalisme le sens des épigrammes), les textes demeurent attachés à l’élucidation des sources antiques. Privilégiant, dans l’analyse du geste, l’harmonie et la concorde, les vertus privées ou publiques au cœur des modèles archéologiques, Alciat élude certaines implications possibles non identifiées ou non en rapport avec les sources en question [55], sans aller non plus trop avant dans un traitement contemporain de problèmes qui pouvaient par elles être posés. Il s’en tient à une approche prioritairement symbolique des questions abordées, via la reprise de thèmes et d’images issus du « Musée de l’Antiquité », suivant une interprétation conforme à la moralisation qui en a été faite aux premiers siècles de l’ère chrétienne. Dans « Mulieris famam, non formam, vulgatam esse oportere », qui ne manquera pas d’être repris par les emblématistes ultérieurs, cherchant à mettre en exergue les vertus morales exigées de la femme dans le couple, il dresse ainsi le portrait de Vénus posant un pied sur une tortue, pour signifier comment « femme doit rester à la maison / et se taire » [56]. Faisant écho aux importants débats politiques et juridiques de ce début de xvie siècle, attisés tant par la redécouverte des sources antiques que par le développement de la Réforme protestante, il n’aborde toutefois pas de front ces débats [57], son angle d’approche demeurant relativement statique, et relevant d’une sphère symbolique et interprétative qui préfère faire la part belle à l’énigme [58]. Les cadres descriptifs et analytiques exigés par la compréhension des symboles parfois complexes qu’il a choisi d’appréhender [59], et par leur restitution à l’attention d’un public plus ou moins érudit, ne lui permettent pas moins d’exprimer des choix personnels, et de déployer tout l’arsenal rhétorique mis à sa disposition par l’épigrammatique pour contribuer à l’accentuation de la gravité, voire à la dramatisation du sens découvert par la quête philologique [60]. Son talent poétique et son éloquence contribuent dès lors à l’orientation comme à l’amplification des leçons originelles, lesquelles sont d’autant moins dénuées de subjectivité que les sujets semblent primordiaux à Alciat et qu’il peut avoir l’occasion de les utiliser dans le cadre de ses activités professorales, comme le montre le travail qu’il effectue sur d’autres vertus et symboles fondamentaux de la vie civique, telle la foi ou la concorde.
B. Fides, concordia et civilitas
12. Dès la première édition des Emblemata, en 1531, les pièces sont nombreuses qui révèlent, à l’instar de celles qui s’ordonnent autour du thème de la Fides, l’importance accordée par Alciat aux symboles et aux images illustrant les vertus fondatrices de la vie civique. Et ici encore, c’est le modèle archéologique qui est initialement à l’œuvre, même si c’est davantage à partir de sources métalliques qu’à partir de sources épigraphiques qu’Alciat tire cette fois son inspiration, et même si, au fil du temps, il explore aussi d’autres veines, plus livresques ou plus savantes, pour alimenter ses réflexions sur la vie civique et l’État.
13. Ces pièces dévoilent s’il en faut l’importance du modèle archéologique comme la subjectivité avec laquelle Alciat n’hésite pas à traiter la matière première qu’il a pu avoir à sa disposition. Prolongeant le travail conduit sur le geste de la dextrarum junctio et la notion de concorde qu’il lui associe, Alciat consacre à ce thème, envisagé dans sa dimension civique, plusieurs emblèmes, révélant quelle importance la question revêt à ses yeux, et quelle vision personnelle il en a développée. Suivant l’iconographie impériale, politique et militaire, que les répertoires numismatiques évoquent sous le terme de duae dextrae junctae ou duae manus junctae, et respectant la signification inhérente à cette iconographie, laquelle contribuait à analyser le geste comme renvoyant à la concorde [61], il consacre une pièce pour expliciter comment, à Rome, l’usage s’imposa entre les alliés, « de se donner la main en gage réciproque » :
Quand Rome armait ses chefs pour la guerre civile,
Que la terre de Mars sous ses forces croulait,
L’usage s’imposa, entre les alliés,
De se donner la main en gage réciproque :
Image de l’accord, signe de la Concorde,
Pour ceux qu’unit l’amour, de joindre aussi les mains [62].
Représentant des chefs militaires échangeant leurs mains droites en présence de leurs troupes et devant des tentes richement ornées, les vignettes contribuent à rendre vivante cette image de concorde, sans trop s’éloigner du texte [Illustration 5].
- Illustration 5
- Alciat, Emblemata, « Concordia », Lyon, Macé Bonhomme pour Guillaume Rouillé, 1551, Alciato at Glasgow, by permission of University of Glasgow Library, Special Collections, https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/...
Dans « Concordiae symbolum » [Illustration 6], exploitant l’image des corneilles qu’il a pu trouver sur différentes stèles, sur des monnaies impériales (dont celle de Faustina Augusta qui aurait appartenu à Laurent de Médicis) comme dans les Hieroglyphica d’Horapollo (où elles représentaient le mariage) ou encore chez Elien, il ne se limite toutefois pas à retracer la symbolique inhérente aux modèles [63]. Alors que les vignettes renvoient à des représentations fort divergentes, et très librement inspirées de ces modèles, dans les épigrammes, c’est une analyse assez critique que l’on découvre. Alciat n’y dresse guère le portrait idyllique de la chose publique que certains modèles métalliques pouvaient chercher à offrir. Au contraire. Affirmant le caractère vital de la concorde civile au sein de l’État, c’est au rôle joué par le consentement du peuple pour faire et défaire les princes qu’il renvoie ; et cette analyse dynamique du jeu politique le pousse pour finir à avertir le prince ne sachant préserver avec la concorde civile l’assentiment du peuple :
Merveilleuse est l’entente où vivent les corneilles Qu’une foi inviolée attache l’une à l’autre.
C’est pourquoi cet oiseau est posé sur le sceptre :
L’assentiment du peuple fait et défait les princes ;
Ôte-le : la discorde accourt à-tire-d’ailes,
et la ruine des rois elle entraîne avec elle [64].
- Illustration 6
- Alciat, Emblemata, « Concordiae symbolum », Lyon, Macé Bonhomme pour Guillaume Rouillé, 1551, Alciato at Glasgow, by permission of University of Glasgow Library, Special Collections, https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/...
14. Cette orientation édifiante du discours épigrammatique touchant au politique, qui rapproche ici le discours emblématique des Miroirs des princes [65], se retrouve dans le traitement de nombreux autres emblèmes, pour l’essentiel tirés de monnaies impériales, tels « Virtuti, Fortuna comes », inspiré par l’image du caducée ailé enlacé de serpents (ou de dragons) éventuellement flanqué de cornucopies, qui constituait un autre symbole antique de la paix et du mariage [66], « Princeps subditorum incolumitatem procurans », représentant un dauphin s’enroulant autour d’une ancre [67], « Spes proxima », reprenant l’image du vaisseau symbolisant l’État [68] ou « In simulachrum Spei », traitant de l’allégorie féminine de l’Espérance, représentée sur maintes monnaies romaines [69]. Au portrait laudatif constituant la raison d’être des modèles métalliques à l’œuvre, l’humaniste substitue un discours moralisant, lequel emprunte tour à tour un verbe encomiastique dont la finalité est d’inciter à la vertu ou au contraire une rhétorique ressortissant du blâme voire de la menace à l’attention de ceux qui en négligeraient les enseignements. Avec « Optimum civis », la célébration du symbole essentiel de la vie civile antique que constitue le rameau d’olivier formant les couronnes triomphales, dont se trouve ici ceint le front du vaillant Thrasybule [70], participe de la fabrique des héros qui doit pousser le lecteur à suivre le modèle de vertu présenté par le personnage historique. Avec « Quod non capit Christus, rapit Fiscus », composé autour de l’image de l’éponge symbolisant la cupidité du prince, qu’Alciat avait pu tirer de Suétone (au sujet de Vespasien) comme possiblement de remarques que l’on trouvait chez Philippe de Leyde, Paston, Balde ou Bracton ou dans le Décret de Gratien (II, C. XVI, chapitre « Hoc tollit fiscus, quod non accipit christus »), perce au contraire une acide critique de l’avarice pouvant prévaloir au plus haut sommet de l’État comme au sein de l’Église ; et la vignette, qui représente au premier plan le prince serrant l’éponge, de se faire menaçante à l’arrière plan où un gibet attend les larrons [71].
15. Via la mise en exergue des vertus civiques et des règles fondant le politique comme via l’élucidation des processus sociaux et humains qui les fondent, ce discours sévère et menaçant sert également des perspectives critiques. Les référents antiques qui tirent la signification des pièces vers le passé peuvent à l’occasion masquer des allusions à l’actualité [72], la victoire de Charles Quint sur les Turcs [73] tout aussi bien que les espoirs de pai x entre les cités italiennes [74] ou entre les souverains européens [75]. Et ce sont de très piquantes saillies qui dénoncent les excès fiscaux des institutions temporelles et spirituelles dans « Quod non capit Christus rapit Fiscus », comme dans « Non tibi sed religioni », visant l’erreur grossière de ceux qui parce qu’ils en portent la châsse se prennent pour Dieu [76], ou dans le cinglant « Ficta religio », étrillant les doctrines qui égarent les ignorants [77]. La plasticité des emblèmes et la subtilité permise par les énigmes facilitent naturellement ce type d’attaque. Alciat pourtant semblait se les être permises avec d’autant plus d’allant que ses textes avaient été dans un premier temps destinés à un cercle d’intimes, tout acquis à ces analyses critiques. Il est aisé d’imaginer à quel point la publication par Steyner d’une version non expurgée put dès lors causer son irritation et pourquoi, après avoir vertement dénoncé cette édition comme fautive, il s’empressa dans les éditions ultérieures d’en altérer les passages les plus acides [78].
16. La critique elle-même sert des perspectives didactiques. Par l’image comme par le texte, les emblèmes donnent chair à des vues qu’Alciat pouvait par ailleurs développer dans d’autres écrits, comme dans le cadre de ses enseignements. L’Oratio in laudem juris civilis délivrée en 1520 à l’université d’Avignon fournit à cet égard divers éclaircissements [79]. Démontrant l’éminente utilité des symboles pour cultiver la vraie justice, la pièce traite de l’incorruptibilité des juges en évoquant les anciens Thébains via Plutarque, relate le développement de la civilisation via Mercure, Ulysse, Prométhée, Saturne et la vraie justice via Chrysippe, Phaeton, les Cyclopes, Phineus, Cacus, Midas et Paris [80]. Partisan d’une langue simple, Alciat rejette l’emploi de styles trop raffinés et de figures empruntées qui rebuteraient les élèves [81]. Mais il préconise d’étendre l’usage de Quintilien aux études juridiques afin d’y inclure l’analyse des tropes et des figures, métaphores, symboles et allégories, qui permettent de donner à une entité abstraite une forme sensible. Il s’agit, à ses yeux, d’user pleinement des potentialités des notions rhétoriques d’enargeia, consistant à « mettre devant les yeux », par « évidence » ou « visibilité » [82]. De ce projet les emblèmes participent pleinement. Bien des figures du reste évoquées par l’Oratio de 1520 se retrouvent dans les Emblemata [83]. Et bien des emblèmes sont l’émanation de réflexions développées ailleurs dans ses œuvres, notamment dans les Parerga, dans lesquelles Alciat ne dédaigne pas de renvoyer expressément aux épigrammes qu’il a pu composer sur les thèmes qu’il aborde [84]. Ainsi, dans l’Oratio in laudem juris civilis qu’il prononce en 1520 en Avignon, c’est en se référant à une représentation des magistrats de Thèbes qu’il traite de la justice : inspirée par un passage de Diodore de Sicile repris par Plutarque, cette représentation montre une assemblée de juges aux mains coupées, présidée par un chef aveugle, pour signifier que la justice ne doit ni accepter de présents, ni laisser approcher personne jusqu’à elle [85]. En s’y référant, Alciat use d’une image immédiatement signifiante, marquant sans détours, et même brutalement, les vertus attendues des juges et magistrats à l’attention d’étudiants qui seraient nombreux à avoir affaire avec la justice. « In Senatum boni principis », l’emblème qu’il en tire, amplifie l’effet attendu grâce à la vignette permettant la visualisation de l’image [Illustration 7] [86].
- Illustration 7
- Alciat, Emblemata, « In senatum boni principis », Lyon, Macé Bonhomme pour Guillaume Rouillé, 1551, Alciato at Glasgow, by permission of University of Glasgow Library, Special Collections, https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/...
Plusieurs pièces rajoutées plus tardivement aux Emblemata montrent qu’Alciat continue bien après 1531 d’enrichir avec ce vocabulaire visuel dont il nourrit ses enseignements son répertoire de symboles civiques. Trouvant dans les motifs sculptés sur les bas-côtés de diverses tombes observées à Milan, l’urceus (jarre) et le malluvium (lave-doigts), une illustration de la pureté et de l’intégrité des juges, il ajoute cette note dans le manuscrit des antiquités milanaises conservé à Dresde :
Quant aux vases qui ornent le côté, ils paraissent signifier l’innocence et l’abstinence, c’est-à-dire la pureté des mains. Servent en effet, semble-t-il, à se laver les mains, d’un côté la cruche (urceus) ou vase sacrificiel à col étroit (gutturnium), de l’autre le bassin ou la cuvette (polubrum), qu’Homère appelle lébès,… d’autres malluvium, d’autres encore truellum… [87].
Inspiré par ces motifs, il insère dans l’édition donnée en 1548 des Emblemata une nouvelle pièce, « Abstinentia » [Illustration 8] [88]. Et, dans les éditions postérieures, apparaissent encore de nouveaux emblèmes qui, suivant divers modèles métalliques, sont l’occasion de méditations sur « Salus publica » [89], « Respublica liberata » [90], ou de l’énoncé de conseils pratiques : il s’agit de mettre en garde, via la reprise d’un apophtegme de Trajan, contre tout gouvernement tyrannique [91], de préconiser, via l’image de la reine des abeilles (privée d’aiguillon) la clémence du prince [92], de donner une image idéale du consiliarii principum [93], de noter l’importance de la préservation des secrets [94] comme encore d’illustrer, par des lions tirant un char, avec la fin de l’éloquence romaine assimilée à la mort de Cicéron, le joug subi par les meilleurs [95]. Une nouvelle fois, le regard d’Alciat se pose sur les symboles de la vertueuse citoyenneté, s’attardant cette fois sur le rameau d’Amaranthe dont fut orné le tombeau d’Achille [96], la fibule d’or mordue par une cigale qui illustrait la noblesse et le caractère autochtone des Athéniens [97], ou la chaussure à lunule autrefois portée par les principaux magistrats de la république romaine [98].
- Illustration 8
- Alciat, Emblemata, « Abstinentia », Lyon, Macé Bonhomme pour Guillaume Rouillé, 1551, Alciato at Glasgow, by permission of University of Glasgow Library, Special Collections https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/...
17. Mettant l’accent sur ces manifestations figurées et symboliques de la vie civile et du politique, Alciat relève leurs fondements, leurs usages, les messages qu’elles véhiculent. Il en use lui-même pour faciliter une prise de conscience sur le fonctionnement et les logiques institutionnelles ou politiques. Ce faisant, l’emblématique participe de la mise au jour des pratiques sociales et personnelles constitutives du politique. Elle est le lieu d’un questionnement essentiel portant sur les enjeux et les représentations du pouvoir, les rites et le sacré qui s’y trouvent liés. L’ensemble est envisagé de manière duale. D’un côté, les emblèmes relèvent en partie de l’exposé théorique, constitué par l’élucidation des objets pris pour étude et dressant le portrait des vertus attendues du prince, du magistrat, des époux en même temps que de tout citoyen. D’un autre côté, c’est un point de vue pragmatique qu’ils expriment, en explicitant les conséquences concrètes de tel ou tel comportement, telle la pendaison qui attend le magistrat coupable. Alciat pointe les gestes, les phénomènes et les représentations mentales associées à ces fondamentaux : le roi présidant son sénat, les juges aux mains coupées, le couple uni par les mains droites, la couronne de laurier ceignant le front du vertueux citoyen, la chaussure à lunule apanage du magistrat. Et ces représentations mentales associées à des situations concrètes révélatrices de phénomènes particuliers, Alciat ne manque pas de les envisager aussi sur un plan plus intime que celui de la sphère juridique ou politique, ainsi dans les emblèmes « In colores » ou « In silentium ».
C. In colores et In silentium
18. Le regard porté par Alciat sur les usages sociaux et humains qui s’ordonnent autour des couleurs s’avère particulièrement intéressant [99]. Voyant la couleur comme un fait de civilisation tout comme un fait reflétant la subjectivité inhérente à l’homme, il consacre au thème l’un des emblèmes les plus longs du corpus, « In colores », intégré à l’édition aldine de 1546 [100] [Illustration 9].
- Illustration 9
- Alciat, Emblemata, « In colores », Lyon, Macé Bonhomme pour Guillaume Rouillé, 1551, Alciato at Glasgow, by permission of University of Glasgow Library, Special Collections, https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/...
Peut-être influencé par le Blason des couleurs attribué à Bartolomé de Sicilia et de multiples fois réédité dès 1505 [101], ou par le De Coloribus libellus de l’humaniste Antonio Telesio (1482-1534), lequel passait en revue l’ensemble des couleurs, leurs propriétés « naturelles », leurs usages ainsi que leurs origines lexicales [102], cet emblème reflète encore le travail qu’il a pu lui-même conduire dans ses Parerga, servi par la connaissance de nombreuses autorités s’étant intéressées à la question (Julius Pollux, Servius, Aulu-Gelle, Pline, Plaute, Ovide, Virgile, Homère, Oppien, Cicéron, saint Jérôme, Columelle, Maternus, Frontin, Hygin, Properce et le juriste Paul) [103]. La forme épigrammatique toutefois ne pouvait se prêter à un exposé systématique. Dans « In colores », Alciat énumère les usages et les pratiques sociales de neuf couleurs choisies (noir, blanc, vert, faulveau, rouge, bleu, bureau, roux jaune, violet clair si l’on suit la traduction donnée par Aneau en 1549) [104], consacrant un distique à chacune, avant un distique conclusif. Mettant l’accent sur leur fonction symbolique, il questionne les constructions culturelles relatives à chacune, explicitant ici certaines fonctions sociales jouées par la couleur (le noir, couleur de deuil), renvoyant là à des rapports plus intimes reflétant des états moraux (la rougeur, expression de la pudicité enfantine) que l’on retrouve dépeints dans la vignette en damier qui représente ces neuf couleurs et fonctions [105]. Cherche-t-il à déduire de ces divers constats un quelconque message moral ? Rien n’est moins sûr, ou le résultat en tout cas est rien moins qu’incertain. Attaché d’un côté à l’univocité du sens donné à certains usages (ainsi du noir en matière de deuil, « utimur omnes hoc habitu »), lesquels tendent dès lors à illustrer l’unicité des pratiques humaines qu’ils expriment, il semble en effet conclure de l’autre à la reconnaissance de la diversité des usages humains en matière de couleurs : faisant comme écho à l’adage érasmien « Suum cuique pulchrum » [106] : « Ut varia est natura coloribus in gignendis, / Sic aliis aliud : sed sua cuique placent », traduit par Pierre Laurens : « Diverse est la nature en le choix des couleurs / Chacune a sa raison, à chacun plaît la sienne » [107]. Au-delà des questions spécifiques posées par les usages des couleurs, au-delà de l’éventuelle leçon qu’il conviendrait d’en déduire, l’emblème pose ainsi la question de la diversité des normes. Attaché à son tour à analyser les rôles joués par les couleurs, Rabelais n’hésitait pas quant à lui, après avoir moqué le ridicule de ceux qui prétendaient interpréter le sens des couleurs à leur guise, à renvoyer la signification des usages relatifs au noir et au blanc au « droit universel, valable par toutes contrées », appelé « jus gentium » [108].
19. À l’instar de chaque couleur portant en elle sa « raison » naturelle, chaque élément de la création porte en elle sa propre raison, les choses comme les hommes. Exploitant une autre veine de l’anthologique grecque, suivant cette logique, Alciat se livre à un certain nombre de descriptions de choses [109]. Des arbres, il se montre attentif à découvrir, à l’aide d’une rhétorique savante qui fait appel aussi bien à la prosopopée qu’à l’apostrophe ou au dialogisme, la symbolique propre [110]. De l’homme, dont il semble considérer qu’il porte également en lui sa propre raison, il cherche à découvrir les caractéristiques principales, brossant un portrait pour le moins univoque, conformément aux usages et aux convictions du temps [111]. S’il choisit le Juif comme archétype de la paresse [112], note qu’il s’avère impossible de « nettoyer un nègre » (dans une pièce sans doute prioritairement destinée à illustrer la vanité et l’impossibilité d’aller à l’encontre de la nature [113]), met à part certaines caractéristiques propres à la nature féminine [114], il en véhicule un portrait somme toute pour le moins unitaire. Cette unité s’avère complexe, elle-même faite de diversité car, mi-dieu, mi-animal [115], l’homme est écartelé entre des perspectives opposées, les ris et pleurs d’Héraclite et Démocrite [116]. Elle reste par ailleurs évolutive, car, portée par la civilisation (comme l’indiquent l’oraison avignonnaise de 1520 et divers emblèmes autour des figures de Mercure, Ulysse, Prométhée et Saturne [117]), l’humanité se trouve glorifiée par les découvertes contemporaines et notamment par la pratique des lettres [118]. Mais son essor reste fragile, menacé, en permanence, de toutes parts, et en premier lieu par elle-même, l’homme étant constamment abusé par l’amour de soi-même [119].
20. L’Humanisme a-t-il cru un temps à la toute puissance de l’homme, contribuant par ses pratiques à servir un idéal éthique au service d’une humanité glorieuse ? Les Emblemata attestent le fait que l’enthousiasme n’eut qu’un temps. Participant de l’ambition de développer un nouveau langage, une « écriture muette », l’œuvre constitue en soi une défense et illustration du rôle qu’un juriste-poète pouvait entendre jouer dans la société civile, commandant, « par vers bien ordonnez et mesurez », aux esprits des hommes aussi bien « que les roys font avec leurs armees » [120]. Mais, pour la génération d’Alciat, portée dès le début du siècle par l’espérance du renouveau, la désillusion ne tarde pas. Dès 1531, Alciat met en garde l’homme contre toute recherche de connaissance outrepassant l’entendement humain. Consacrés à Prométhée et Phaeton, plusieurs emblèmes sont l’occasion pour lui de défendre l’humilité contre la présomption [121]. Dans « In silentium », suivant une tradition romaine probablement trouvée dans l’Anthologie de Planude et déjà adaptée dans les Epigrammata éditées par Cornarius, son interprétation du signe harpocratique invite le sage à garder le silence, signifiant aux initiés et aux dépositaires de secrets qu’il faut savoir ne pas divulguer des savoirs interdits ou troubler les esprits moins éclairés, bien loin du sens originaire du signe renvoyant à l’innocence de l’enfance [122]. Les emblèmes ajoutés en 1546 au corpus emblématique témoignent de l’ampleur de la déconvenue et du désenchantement subis : « Sustine et abstine », assure l’un, suivant Epictète [123] ; « Omnia meam mecum porto » note un second, inspiré par le mot attribué par Bias (ou Stilpon, selon les sources) au tyran Démétrius [124] ; « Sobriè vivendum : et non temerè credendum » affirme encore un troisième [125]. S’il reste impossible d’évoquer ici seulement la richesse intellectuelle présentée par ces emblèmes, il faut souligner l’importance de leur inspiration stoïcienne, le poids qu’y prennent les doctrines de Pythagore [126]. Pour le développement du stoïcisme, les décennies 1530 et 1540 constituent une période cruciale. Après la traduction du De clementia par Calvin, tandis que le raidissement de la répression à l’encontre des protestants s’accuse, alors même que la crainte de la répression s’abat sur tous les lettrés, encourageant chez ces derniers le repli sur soi et une certaine résignation, la réhabilitation de Sénèque est à l’ordre du jour [127]. Alciat a-t-il fait partie de ces évangéliques qui s’étaient pris à rêver, un temps, à l’apaisement des tensions et à la cohabitation de sensibilités religieuses diverses ? [128] A-t-il simplement fait partie de ceux qui assistaient impuissants à la montée des tensions religieuses et regardaient d’un œil critique les prises de positions belliqueuses des puissants ? Plusieurs de ses emblèmes renferment des mises en garde sévères à l’attention des princes incapables de respecter les préceptes d’un bon gouvernement. Un seul exemple ici : l’emblème « Sobriè vivendum : et non temerè credendum ». Alciat y reprend l’image de la manus oculata, main dotée d’yeux, thème très connu de la littérature classique (on le retrouve chez Lucien, Plaute, Pline, Plutarque, Quintilien, Thémistius et Cicéron notamment). Renvoyant pour sa part au conseil d’Épicharme suivant une tradition transmise par la Souda et mettant en scène Héraclite, c’est une lecture de Cicéron qui oriente le message qu’il a choisi de transmettre : selon ce dernier, la maxime invite non seulement à agir prudemment, dans la sobriété et la prudence, mais fait référence aussi à l’intérêt pour le gouvernant d’user des vertus du pouliot pour calmer et mâter « la foule soulevée par un vent de révolte » [129]. On est bien loin là de certaines interprétations classiques de l’œil dans la jurisprudence, dont les implications serviront à la construction d’une idéologie à la gloire de l’État [130].
21. Portant sur l’un des symboles forts de l’imaginaire politique, cette pièce révèle une nouvelle fois l’importance des Emblemata dans la mise au jour des images, figures, symboles et rites antiques, comme leur rôle dans leur transmission et leur vulgarisation à l’époque moderne, dans le cadre d’une analyse qui mêle inextricablement philologie, histoire, philosophie, psychologie et politique, pour aboutir à la mise au jour de règles morales susceptibles d’aider l’homme à atteindre la sagesse. Elle montre aussi à quelle créativité et quelle subjectivité donne lieu l’interprétation de ces images. Pour Alciat comme pour les auteurs qui suivent ses traces, la création emblématique laisse libre cours à l’inventio, sur un plan formel et intellectuel. L’inventio poétique porte sur la trouvaille, imagière, langagière et figurative ; l’inventio intellectuelle sur la subtilité du message énigmatique qu’il convient d’énoncer pour l’expliciter. L’emblème qui en résulte peut rarement être réduit à un exposé neutre. La résolution de l’énigme qu’il constitue à elle seule s’y oppose. Tout ainsi que, dans la conception antique de la conversio telle que la conçoit Quintilien, la traduction ne doit pas être une simple version, mais une lutte (certamen, aemulatio) [131] avec le modèle, la création emblématique procède de la confrontation inéluctable entre un objet qui est envisagé comme recélant en soi une raison cachée, et l’esprit propre à l’emblématiste auquel il appartient de la faire apparaître. Le résultat reste lié au travail philologique comme au contexte particulier de la réflexion dont il procède, révélant des prises de positions singulières, quand bien même le processus créatif à l’œuvre relève pour tous les auteurs d’un même schéma intellectuel, et reflète des préoccupations similaires.
II. Autour des Emblemata, vitalité des savoirs et réflexions portant sur les rites, symboles civiques, usages sociaux et phénomènes humains
22. Si l’emblème, en tant que genre, est une invention humaniste, née du travail conjoint du juriste André Alciat et de l’imprimeur Henri Steyner [132], les Emblemata s’inscrivent, les exemples précités le montrent, dans la continuité de précédents antiques, tout en relevant d’un cadre épistémologique qui dépasse largement la figure de l’humaniste milanais et procède des traditions antiquaires et philologiques, comme le révèle le contexte qui est celui des traductions de l’Anthologie de Planude. S’inscrivant en outre dans son temps, il illustre aussi clairement l’engagement qui est celui des auteurs d’emblèmes dans la vie civile, dans le cadre notamment des triomphales entrées royales offertes à François Ier ou Henri II.
A. L’emblématique, entre philologie et recherches antiquaires
23. Alciat fut-il le premier à développer le projet de ces Emblemata rapidement propulsés sur le devant de la scène éditoriale, ils étaient nombreux les humanistes qui se livraient à des pratiques similaires autour du « Musée de l’Antiquité » [133]. C’est d’ailleurs dans le cadre d’échanges savants avec d’éminents antiquaires et lettrés que le Milanais compose ses emblèmes. Son intérêt marqué pour les inscriptions l’incite à collecter ces dernières partout où il le peut : celle-ci lui est montrée par un ami qui l’a sortie de son jardin, celle-là lui a été indiquée par une autre de ses relations et il en communique le dessin à un tiers, sans oublier d’en indiquer aussi la localisation exacte [134]. L’attention qu’il prête aux médailles, également partagée par divers humanistes, est encore l’occasion d’échanges érudits avec d’autres collectionneurs [135], tel Konrad Peutinger (1465-1547) [136] ou Boniface Amerbach (1495-1562) [137], lesquels lui permettent d’avoir entre les mains plusieurs pièces rarissimes [138]. Autour de questionnements historiques, philologiques, artistiques et politiques, ces pratiques cimentent la communauté la plus érudite de l’Europe. Dans l’entourage d’Alciat, elles sont communes à Jacques Sadolet (1477-1547) [139] ou Andrea Fulvio (†1527) [140], et on en trouve encore des traces au-delà de son cercle de proches, ainsi dans la production de l’un des plus prolifiques imprimeurs romains du début du xvie siècle, Giacomo Mazzocchi (xve-xvie). Lui-même collectionneur d’inscriptions, Mazzocchi fait paraître en avril 1521 (bien que le privilège date de 1517) l’Epigrammata antiquae urbis, superbe In-folio de 400 pages se présentant comme un recueil épigraphique propre aux antiquités romaines, la première grande collection d’inscriptions antiques de Rome, comptant pas moins de 153000 inscriptions, de la république romaine jusqu’à Justinien [141]. Assortie de gravures sur bois des monuments romains les plus remarquables, elle propose certaines représentations graphiques de thèmes chers à l’humaniste, telle la représentation de la stèle aujourd’hui conservée à la Galleria Lapidaria du Vatican, ici présentée comme « Fidii simulacrum », et qui avait pu inspirer l’emblème « Fidei symbolum » d’Alciat [142][Illustration 10].
- Illustration 10
- G. Mazzochi, Epigrammata antiquae urbis, « Fidii simulacrum », Rome, Mazzochi, 1521, fol. 122 v. BnF, RES-61130-MAZ-4 Source gallica.bnf.fr / BnF.
Ce commerce érudit participe s’il en faut de cette érudition circulaire chère à Budé [143], dans le cadre qui plus est d’une sociabilité littéraire qui se joue autour de dons et de contre-dons. À l’instar d’un Martial distribuant à ses proches des « cadeaux » et « étrennes » (xenia et apophoreta) à l’occasion des saturnales, ces humanistes se plaisent à s’échanger leurs poèmes, nourrissant là la pratique dite des libri amicorum [144]. Tel More adressant à Budé le Libellus que l’on a coutume d’appeler l’Utopia [145], c’est à l’occasion des fêtes de fin d’année 1519 qu’Alciat envoie un recueil d’épigrammes à Conrad Peutinger [146], avant d’adresser en 1523 quelques pièces de sa composition à Boniface Amerbach (1495-1562), et de composer « un petit livre d’épigrammes que j’ai intitulé Emblèmes », « pour être agréable à Ambrogio Visconti » [147].
24. À ces recherches et échanges savants se trouve adossé un important travail sur les antiquités romaines, envisagées dans leurs différentes dimensions, politique, institutionnelle ou civilisationnelle notamment, lequel travail s’inspire des sources épigraphiques ou monétaires récemment mises au jour. En 1517, Mazzocchi publie ainsi le recueil d’effigies d’empereurs et d’hommes illustres tirées par Andrea Fulvio de sources numismatiques et dédié à Sadolet, comportant, outre les portraits en médaillons, de superbes gravures et de courtes notices [148]. Puis, reprenant le flambeau transmis par Flavio Biondo (Roma instaurata, 1440-1446), Pomponius Leto (Notitia regionum urbis, début du xvie siècle) et Bernardo Rucellai (De orbe romana, c. 1500), Andrea Fulvio publie en 1527 ses Antiquitates urbis, et Bartolomeo Marliani (1488-1566) son Antiquae Romae topographia en 1534 [149]. Quant aux monnaies, ayant inspiré à Budé son fameux De Asse, tant de fois republié depuis 1515, soit dans son intégralité soit sous sa forme abrégée [150], et si importantes dans la genèse des Emblemata, elles donnent lieu autour des années 1530 à trois publications nouvelles : le De arte supputandi publié à Paris, chez Robert Estienne, en 1529 par Cuthbert Tunstall (1474-1559) déjà en charge d’importantes responsabilités publiques [151], le Libellus de ponderibus et mensuris publié par Alciat à Haguenau, chez Secerius, en 1530, puis le Libri quinque de mensuris et ponderibus de Georgius Agricola (1494-1555), paru à Paris, chez Christian Wechel, en 1533, bien moins connu que son De re metallica [152]. À Rome, Dès 1540, Bernardino Maffei (1514-1553), qui a étudié la jurisprudence à Padoue sous Marino Socino, a entrepris un livre sur les revers monétaires (De inscriptionibus et imaginibus veterum numismatum) et, à l’Académie Vitruvienne, est espérée la publication d’une somme des connaissances sur l’Antiquité, en vingt livres, dont l’un serait consacré aux monnaies, comme l’indique une lettre de Claudio Tolomèi (1492-1556) datée de 1542 [153]. Si ce dernier projet n’aboutit pas, l’immense travail de collecte et d’inventaire de données archéologiques entrepris depuis la fin du xve siècle permet à la génération suivante d’aller plus avant dans le développement d’une histoire antique qui fera, dans la décennie 1550, la part belle à l’iconographie comme à la poésie, via l’association de représentations d’effigies antiques, notamment monétaires, et d’épigrammes, comme l’attestent sur les empereurs les travaux, au milieu du siècle, des numismates et médailleurs Hubertus Goltzius (1526-1583), Enea Vico (1523-1567) ou Jacopo Strada (1507-1588) [154]. En France, c’est à Guillaume Du Choul (v. 1496-v. 1560-1561), docteur en droit formé à Valence devenu conseiller du roi et bailli des montagnes du Dauphiné, savant antiquaire et collectionneur de renom, que revient le prestige d’œuvrer alors à l’écriture d’une histoire antique romaine renouvelée par ces sources, et attachée de ce fait non seulement à la redécouverte d’une histoire institutionnelle ou politique classique, mais aussi à la mise en lumière de la représentation du pouvoir fixée par l’iconographie et la statuaire antique, à la mise en avant d’une analyse du politique passant aussi par l’institutionnalisation des fêtes, jeux et triomphes, les rites et sacrifices antiques. Avec succès. Bien qu’une partie de ses travaux ait été semble-t-il perdue, plusieurs de ses ouvrages furent au xvie siècle des succès éditoriaux, se trouvant édités non seulement en français et latin mais aussi en espagnol et italien, en particulier le Discours de la religion des anciens Romains « illustré d’un grand nombre de médailles et de plusieurs belles figures retirées des marbres antiques, qui se treuvent à Rome, et par nostre Gaule » [155]. L’immense travail conduit là, portant sur près de 500 médailles et inscriptions, redevable des recherches effectuées, plusieurs décennies durant, par les antiquaires, n’est pas sans liens avec l’emblématique. On y retrouve d’ailleurs de nombreuses reproductions de médailles et de motifs relatifs à la concorde et à la foi ayant pu inspirer Alciat, telle en particulier cette « Figure de la foy, retirée du marbre antique qui est à Rome » reprise quasiment à l’identique de Fulvio [Illustration 11] [156]. Et l’on note avec grand intérêt également la reproduction d’une médaille en bronze montrant Janus à deux visages, ici présenté comme une figure de civilisateur, frappée pour montrer « le visaige double du legislateur, qui signifioit le changement et forme de leur vie », puisque c’est une pièce consacrée à Janus qui ouvre du Theatre des bons engins de Guillaume de La Perrière [Illustration 12] [157].
25. Dans ces œuvres, l’imbrication de problématiques extrêmement variées permet la prise au corps de l’histoire antique dans ses différentes dimensions. La philologie participe à un intense renouvellement des savoirs en amenant les antiquaires qui la pratiquent à appréhender de manière plénière les phénomènes qu’ils étudient, et, ce faisant, tandis que s’amorce la compréhension de l’importance des symboles dans l’expression des phénomènes sociaux, s’annonce aussi la prise de conscience de l’altérité culturelle qui distingue les peuples, dans le temps comme dans l’espace. Les importants passages consacrés par Du Choul aux sacrifices par les Romains, augures, litui, vases, sympula, maillets et couteaux, « enseignes de leur religion » [nous soulignons], en constituent d’admirables illustrations [158]. Avant la découverte des Amérindiens, c’est l’histoire antique, et notamment l’histoire romaine, qui apparaît comme un vivier, un réservoir d’exemples et d’anecdotes dans lesquelles les érudits puisent pour construire le projet humaniste de cette érudition circulaire qui parvient à embrasser l’ensemble des savoirs sans les enfermer dans des perspectives ou des schémas réducteurs, et constitue le décentrement qui leur permet ensuite de prendre du recul et d’envisager avec pertinence les temps contemporains [159]. La manière dont Alciat, et les jurisconsultes humanistes qui sont comme lui attachés à l’élucidation des mystères recélés par le passé, confrontent ainsi les données de recherches épigraphiques contemporaines à des questions juridiques et éthiques qu’éclairent une connaissance des plus érudites de la littérature antique et moderne comme des réflexions inspirées par l’actualité l’attestent. Par leur travail, il ne s’agit pas seulement de sonder les arcanes de rites et d’institutions antiques, il s’agit aussi d’interroger la réalité contemporaine et de proposer une réflexion, voire un langage, rendant compte de l’expérience humaine, dans sa complexité comme sa diversité. Le regard s’aiguise sur ce qui constitue l’environnement familier, suivant en cela du reste des traditions encore issues de l’Anthologie de Planude, laquelle fondait la création épigrammatique sur des descriptions des choses, objets insignes du quotidien permettant l’élaboration d’une réflexion entre la petite histoire et la grande, le microcosme et le macrocosme, le terre-à-terre du quotidien et la philosophie [160]. Le De Coloribus libellus d’Antonio Telesio, source probable de l’emblème « In colores », relève d’une telle logique [161]. En 1531, Geoffroy Tory (1480-1533) fait quant à lui paraître un très intéressant Aediloquium, dont la première partie (la seconde, assortie de vignettes, est inspirée par des épitaphes de stèles doubles unissant dans la mort les corps d’amants inséparables) constitue un « énoncé de la maison » par le biais de distiques épigrammatiques décrivant les éléments constitutifs d’une maison à l’antique et du domaine rural environnant. Conduit « de la cour au jardin, de la cave au grenier, de la cuisine à la ‘‘salle et chambre’’, sans oublier la chambre secrète ou retrait » le lecteur est amené à envisager chacun de ces lieux comme autant de valeurs symboliques et morales [162].
26. Ces pratiques intellectuelles qui portent à appréhender le monde, et son histoire, avec ce regard particulier que l’on a pu qualifier de mens emblematica sont loin d’être propres aux juristes. Il faut pourtant le constater : c’est chez ces derniers que les pratiques emblématiques s’épanouissent. Avant que dans la seconde moitié du siècle les perspectives pédagogiques et politiques portées par les emblèmes n’expliquent la profusion d’œuvres cherchant à capter l’attention d’un lectorat selon telle ou telle perspective partisane [163], l’emblématique reste un quasi apanage de juristes, et liée à des pratiques qui ne sont pas sans rapports avec les questionnements juridiques et politiques. La chose est évidente pour Alciat, chez qui l’emblématique fait clairement écho à des problématiques qui s’avèrent fondamentales pour l’appréhension de la matière juridique, et qui trouvent maintes résonnances dans ses autres œuvres [164]. Et il n’en est différemment ni pour La Perrière, ni pour Aneau ni pour Coustau, dont les œuvres rendent compte d’une pratique ayant une affinité profonde non seulement avec la culture juridique et politique de l’humanisme érudit mais aussi avec le negotium, voire avec l’apprentissage du droit [165]. Dès lors, la question doit être posée : Faut-il voir dans l’emblématique un loisir, un otium cultivé par des juristes que leurs fonctions premières appelaient prioritairement vers des savoirs et des pratiques dont il faudrait le dissocier ? Alciat lui-même, suivi par une partie de la critique contemporaine, le suggère, en inscrivant la composition des emblèmes dans le cadre d’écritures festives, fruit d’une certaine oisiveté [166]. Il ne faut toutefois pas s’y tromper. Pour cette génération de jurisconsultes humanistes qui se veut investie de la responsabilité de contribuer au renouvellement de la science juridique, l’acquisition et le maniement des savoirs constituent un jeu en soi. Associant la Prudentia à la représentation d’une divinité charnelle et reliant l’acquisition du savoir au vin, le Milanais revendique du reste cette imbrication du savoir et du plaisir [167]. Au-delà de la métaphore du jeu, c’est un intense travail d’écriture et de composition qui se profile. Ce sont des œuvres soigneusement « polies » que ces jurisconsultes s’offrent [168]. Des Libelli ou des Nugae [169] certes, des bagatelles soit, mais des plus érudites et de plus savantes, et dont les liens avec les occupations propres aux statuts et aux occupations de leurs auteurs s’incarnent encore dans les liens qu’elles recèlent avec les rôles qu’ils peuvent jouer auprès de magistrats contemporains et lors d’entrées royales, où l’emblématique apparaît tel un théâtre politique, reflet d’un théâtre du monde contemporain.
B. L’emblématique ou le théâtre du monde
27. La société, et le droit, sont-ils théâtres ? Filant la métaphore inspirée par le stoïcisme [170], les juristes qui se lancent, à la suite d’Alciat, dans la création d’emblèmes semblent le croire. Les recueils qu’ils composent en effet ne manquent pas de reprendre la métaphore, que l’on retrouve en particulier dans le Theatre des bons engins de Guillaume de La Perrière ou dans le Pegme de Pierre Coustau. Il faut dire que, suivant les perspectives évoquées par Alciat dès 1523, dans la dédicace de son opus à Conrad Peutinger comme dans la lettre adressée en 1523 à l’imprimeur romain Francesco Calvi, les emblèmes ont été conçus avec des perspectives décoratives explicites [171]. Ici un autre modèle que le modèle archéologique se trouve mis à l’œuvre : la tradition des proverbes moralisés tel que l’on les connaissait notamment dans le royaume de France via les travaux d’Henri Baude (1430-1496 ?) [172]. Et, par-delà ces perspectives destinées à enrichir le mobilier voire les murs des plus distinguées maisons, les auteurs d’emblèmes ont manifestement en vue d’autres pratiques : celles liées aux entrées royales. Si la participation d’Alciat à la préparation de programmes iconographiques royaux reste hypothétique [173], il faut relever en effet que chacun des emblématistes suivants joue un rôle important lors d’entrés royales. Tel est le cas d’Antoine Arlier, que l’on pourrait probablement considérer comme le premier emblématiste français si nous avions conservé le Logistorium qu’il compose à l’occasion de l’entrée de François Ier à Nîmes en 1533 [174], comme celui de Guillaume de La Perrière, qui participe aux programmes iconographiques de l’entrée royale de François Ier à Toulouse en 1533 et à la préparation de l’entrée royale des souverains de Navarre dans la même ville en 1535 [175], également le cas de Guillaume Du Choul et de Barthélemy Aneau, qui contribuent à la mise en place des fastes de la réception d’Henri II à Lyon en 1548 [176]. Et si l’on ne peut intégrer avec certitude Pierre Coustau dans cette liste, le titre qu’il donne à son ouvrage, renvoyant aux ornements mobiles ou aux échafaudages gigognes permettant de s’élever ou de s’abaisser en fonction des besoins d’un spectacle, fait une très explicite référence à cette fonctionnalité [177]. Dès lors, comment s’en étonner, dans leurs recueils, ces auteurs usent à plein non seulement de la théâtralité des images, bien souvent augmentée par de soigneuses mises en page, mais aussi profitent de cette théâtralité dans l’analyse des objets qu’ils choisissent de mettre en scène.
28. De cette théâtralité les emblèmes de Guillaume de La Perrière constituent d’éclatantes illustrations, à commencer bien sûr par ceux qui composent le Theatre des bons engins. Dans cette œuvre, initiée dès 1535, à l’occasion de la première entrée toulousaine de Marguerite de Navarre mais achevée seulement en 1536, une esthétique particulièrement raffinée, ainsi qu’un dispositif textuel soigneusement pensé permettent une extraordinaire mise en scène de la vie humaine, et l’exposé d’une vision somme toute assez globale de l’humanité [178]. Une centurie d’emblèmes est consacrée là, pêle-mêle, à des questions extrêmement variées, comme c’était le cas dans le recueil d’Alciat. Bien que l’influence du modèle archéologique dans cette œuvre n’ait pas été étudiée, il faut constater qu’elle reflète elle aussi un important travail d’antiquaire, comme l’atteste la majestueuse pièce qui ouvre le recueil, et qui est consacrée à Janus [Illustration 13] [179].
- Illustration 13
- Guillaume de La Perrière, Morosophie, Lyon, Macé Bonhomme, 1553.
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Formé au droit à Toulouse, où il a été marqué par les enseignements de Nicolas Bertrand, et en Avignon, où il a pu côtoyer Alciat, La Perrière compte parmi ces érudits qui, très tôt, s’intéressent à l’épigraphie et aux vestiges archéologiques [180]. Dans son recueil, la statuaire antique est omniprésente dans les représentations, et les sujets possiblement liés à des modèles métalliques, et en toute hypothèse à l’iconographie et à d’antiques représentations mythologiques ou mythographiques ne sont pas rares [181]. Toutefois, La Perrière tire aussi ses leçons d’objets concrets, de la représentation des humbles réalités de la vie quotidienne que les vignettes de son recueil reproduisent en toute simplicité, en les inscrivant dans une esthétique relevant du temps présent. Il fait pénétrer le lecteur dans l’imaginaire des métaphores, des bestiaires ou des fabliaux, renvoyant encore à des lieux communs ou à des proverbes, à la matérialité quotidienne de la condition et des pratiques humaines. Au-delà de l’apparent désordre ou éparpillement des pièces, l’ensemble peut être ramené à un sujet unique, l’Homme, qui se trouve là analysé sous bien des aspects, peint dans son intériorité, par l’analyse critique des vices et des vertus, comme dans les manifestations extérieures et concrètes de sa sociabilité [182]. Et le titre donné au recueil le suggère : rappelant les dispositifs scéniques utilisés lors des entrées, le théâtre évoquant l’échafaud ou l’estrade sur lesquels se trouvaient mis en scène les tableaux vivants [183] comme l’engin figurant l’artefact qui se développe à la Renaissance [184], c’est aussi à la métaphore du theatrum mundi [185] qu’il renvoie, promettant le traitement complet d’un thème, des perspectives d’ordre encyclopédique tendant au dénombrement, à l’inventaire et à l’indexation [186].
29. Dans la perspective qui était celle des théâtres anciens, mais avec une force décuplée par le type emblématique comme par les qualités esthétiques qui sont les siennes, l’œuvre donne à voir ce que la somme de Theodor Zwinger nomme le « theatre de la vie humaine » [187]. Contrairement au modèle alciatique qui, suivant des perspectives tout aussi érudites que décoratives, inscrit la plupart de ses emblèmes dans un espace intemporel, La Perrière tire ses leçons de la représentation des humbles réalités quotidiennes. De nombreux emblèmes mettent en scène l’homme aux prises avec les difficultés de la vie. Permettant une approche du corps en situation, les vignettes livrent au regard (theaomai, regarder) [188] un spectacle des plus vivants, et des plus parlants. Leur solennel encadrement circonscrit et souligne, en le dramatisant, le sens qui est donné à une série d’épisodes de vie particuliers [189]. Il y est question d’activités ayant un rapport clair avec la vie réelle, de situations relevant de fonctions professionnelles [190], de divertissements ludiques [191] tout comme d’images allégoriques qui évoquent les méandres de la vie humaine [192]. Derrière l’étude du geste, sous le masque de la fable, sous celui de l’allégorie, à l’aide d’un impressionnant bestiaire et d’un intéressant répertoire végétal, la grande question posée est ainsi celle de l’humanité [193]. Dans la tradition de la Poétique, dont une nouvelle édition paraissait justement en 1536, le théâtre est ici « imitation » (mimesis) des « hommes en action », « au moyen d’une action », et non d’un récit, via l’utilisation d’un outil qui n’est pas exclusivement textuel mais se trouve également constitué de signes et d’images, comme le préconisait aussi Aristote [194]. Parallèlement à l’évocation de personnages mythologiques, allégoriques ou historiques, La Perrière privilégie la représentation de figures neutres qui, possiblement venues de la tragédie [195], font appel à une codification gestuelle connue de tous, commune à la rhétorique et aux arts plastiques. Suivant une rhétorique de l’évidence et de l’exhibition chère à la tradition romaine, laquelle assignait au visible une efficacité plus grande qu’à la parole, il frappe ainsi directement l’imagination du spectateur, le persuade en lui faisant partager un sentiment, non en cherchant à le convaincre de la vérité d’un énoncé par une argumentation [196]. S’articulant autour d’une structure bipartite, dans la tradition épigrammatique antique, les dizains bien souvent décrivent les gravures avant d’en découvrir la signification morale [197]. Par-delà le plaisir esthétique procuré par les emblèmes, l’ambition affichée par l’œuvre est de procurer un « esbatement », une « intellectuelle recreation » [198]. Comme l’indiquent clairement certaines pièces : « chacun » est acteur de ce théâtre.
30. La tâche de la philosophie spéculative étant de définir l’homme tel qu’il devrait être, les figures du sage ou de l’honnête homme, le modèle « surhumain » du personnage tragique voire la personne du roi sont donnés en modèle [199]. Si l’œuvre revisite à son tour, ce faisant, à l’attention de Marguerite de Navarre, la tradition médiévale des miroirs des princes, et en glissant, au passage, de très amères et récurrentes remarques sur la société de cour, les flatteurs et les princes qui les écoutent [200], son projet est ainsi non seulement d’inviter le lecteur à méditer sur le sens de la vie, mais aussi de l’inciter à prendre celle-ci à bras-le-corps, en suivant les leçons de prudence qui lui sont ici prodiguées. Mettant en garde contre la plupart des péchés capitaux définis par le catholicisme, il n’emploie pas le terme, trop connoté. Au contraire d’un théâtre chrétien, théocentrique et focalisé sur la métaphysique, son Theatre est un théâtre païen, anthropocentrique et par conséquent focalisé sur l’éthique [201]. Ainsi, l’homme ne s’y trouve-t-il pas écartelé entre le Bien et le Mal, le salut et la damnation, mais entre la folie et la vertu, identifiée à la raison. Ce sont ses désirs, sa volonté, ses choix, ses refus et ses erreurs qui se retrouvent de ce fait au premier plan. À l’instar d’un héros de théâtre, placé en face des décisions à prendre, l’homme « est le sujet dans le caractère duquel s’enracine la décision tragique, enfermé dans la sublime solitude de la morale » [202]. Cette vision très anthropocentrique et très volontariste de la nature humaine aboutit à un rétrécissement de la scène : le théâtre s’intériorise : « le théâtre de la conscience a remplacé celui du monde ». Le lieu, cette fois, est « le cœur de l’homme » [203]. Dans ces emblèmes, c’est du cœur de l’homme dont est sondée la conscience. Le cœur de celui des lecteurs qui assistent et méditent le spectacle de ses errances qui est interrogé.
31. Des remarques similaires peuvent être faites sur les ouvrages d’Aneau ou de Coustau, et ceci d’autant plus que si les dispositifs textuels de ces différentes œuvres varient, un soin croissant est porté aux illustrations, désormais aussi richement encadrées que dans les œuvres de La Perrière, et confiées comme ces dernières aux meilleurs graveurs de la Renaissance par des éditeurs soigneusement choisis sur la place lyonnaise qui est à la mi-temps du siècle, après Paris, la place de choix pour la facture des ouvrages illustrés les plus raffinés [204]. Picta poesis, le titre donné par Aneau à l’un de ses recueils est à cet égard explicite : comme l’écrivait Philostrate au sujet de Théophraste décrivant des tableaux, qui entendait « parler » les figures peintes, voir « les cris aigus des Bacchantes » en regardant un tableau, il s’agit de faire parler des figures peintes [205]. Pour la peinture comme pour la poésie et pour ce projet conjoint, l’homme est bel et bien l’objet d’étude le plus approprié, et la représentation idéalisée de ses faits et gestes constitue le thème par excellence de la peinture humaniste [206]. Le traitement fait, dans tous ces recueils, du thème de la dextrarum junction inter conjuges et des rites matrimoniaux, le confirme.
C. Dextrarum junctio inter conjuges
32. L’emploi fait par les premiers emblématistes français des rites matrimoniaux romains montre à quel point non seulement ces derniers se trouvent théâtralisés, mais aussi à quel point ils sont l’occasion pour les auteurs de développer un discours critique, et moral, sur le couple et l’institution matrimoniale.
33. Chez La Perrière, les rites matrimoniaux sont traités à diverses reprises, dans le Theatre des bons engins comme dans la Morosophie. Le modèle alciatique a-t-il joué dans l’invention de ces pièces ? Ni dans l’une ni dans l’autre de ces œuvres l’évocation de ces rites n’est l’occasion de dresser un portrait idéal du couple. Tout au contraire. Dans le Theatre des bons engins, si la poignée de mains des époux reste signe de foi, c’est un certain scepticisme quant à la portée qui doit lui être accordée que véhicule l’emblème XCIII dont voici le dizain [Illustration 14] :
Bendé doibt estre homme qui se marie :
Car qui prend femme au souhaict de ses yeulx,
Pour la beaulté, de son sens trop varie,
Dont à la fin est melancolieux.
Les poingz liez doibt avoir pour le mieulx :
Car ne la doibt prendre pour son doüaire.
L’homme est bien fol, & plus que temeraire,
Qui par les mains ou yeulx prendra femme
Prendre on la doibt par l’aureille, à bien faire,
C’est par bon bruict, par bon renom & fame [207].
- Illustration 14
- Guillaume de La Perrière, Theatre des bons Engins, Paris, Denis Janot, s.d.
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La vignette qui accompagne le dizain est riche d’enseignements sur la portée qui, in fine, doit être accordée au rite : les futurs époux y sont représentés somptueusement vêtus, dans un décor à l’antique, mais reliés par de géantes chaînes, entourant un prêtre qui semble presque forcer le geste de l’échange des mains, accompagnant du regard, et de la main, la main droite d’une femme aux lèvres pincées, et dont le visage exprime un déplaisir manifeste, vers celles de son futur époux, dont les yeux sont bandés, les mains attachées, et dont l’expression comme la gestuelle signifient un positionnement contraint. Ainsi le mariage apparait-il pour l’un comme pour l’autre des époux tel un engagement forcé, la symbolique dont il se trouve paré signifiant non plus un certain idéal, mais la violence de faits qui semblent constitutifs de l’institution. Ayant manifestement de la nature féminine une vision peu amène, La Perrière considère les femmes comme intrinsèquement manipulatrices, volages, trompeuses [208]. Comme l’affirme l’emblème LXXXVII :
Si tost se perd (en amours) foy de femme,
Comme l’Anguille eschappe de la main.
Qui plus s’y fonde, entre plus fort en flamme :
Car sa cautelle excede esprit humain.
Maint bon auteur Hebrieu, Graec, & Romain,
En ha d’escript exemples memorables,
Nous recitant que plusieurs gents notables,
Se sont perdus, en si meschant pourchas.
Les femmes sont en caquet tant affables,
Qu’elles nous font prendre Souriz, pour Chatz [209].
S’il faut bien sûr prendre toute la mesure de la portée ironique de ces pièces, il faut relever la force de la satire, soulignée ici encore par la vignette : ce ne sont pas leurs mains droites qu’échangent les époux mais leurs mains gauches, la main droite de l’époux étant occupée à serrer une anguille. Une autre pièce du même recueil, qui semble reprise du « mulieris famam » d’Alciat, donne l’exemple du geste harpocratique pour signifier la pudicité qui est attendue des femmes [210], et même si, dans la Morosophie, un autre emblème applique ce geste aux hommes [211], cette vision de la nature féminine pèse manifestement sur le regard porté sur le mariage.
34. Dans la Morosophie, deux nouvelles pièces consacrées à des rites matrimoniaux romains non traités par Alciat révèlent encore toute l’ambivalence du regard que porte La Perrière sur le mariage. Cette ambivalence à dire vrai procède en partie de l’interprétation des rites eux-mêmes ou à tout le moins de l’interprétation que pouvait en faire la littérature qui lui sert de référent. Dans les temps anciens de l’histoire romaine, la célébration de tout mariage commençait par une interrogation des dieux. Le sacrifice auspicial, l’invocation des divinités et la présence d’auspices, venus de rites agraires, avaient été dédiés à des dieux archaïques, puis c’est à Junon, comme l’indique Virgile, que l’on avait confié le soin d’établir les engagements nuptiaux et de les présider [212]. Telle une pronuba divinisée, Junon avait la charge de donner aux époux l’assurance d’une union chaste, accordant cette garantie de pudeur au cours du sacrifice qui manifestait son consentement à la cérémonie et plaçait l’union sous le patronage des Dieux [213]. Avec le temps, le rite était toutefois devenu symbolique et l’interprétation du sens qui devait lui être attribué n’avait pas manqué de varier. Comme l’expliquait Plutarque dans les Préceptes du mariage, tant de fois édités à la Renaissance, lors du sacrifice offert à Junon à l’occasion de la cérémonie, on ôtait le fiel de la victime pour indiquer « qu’en mariage il n’y doit point avoir de fiel, c’est à dire amertume de colere, ni de courroux quelconque » [214]. C’est fidèlement à ce passage que La Perrière compose l’emblème 70 qu’il dédie à ce rite, dont voici le quatrain :
Quand l’on faisoit à Juno sacrifice,
Le fiel estoit tousjours mys à l’escart,
Pour demonstrer que toute ire et malice
Des vrays espoux doit estre mise à part [215].
Dans la vignette, agenouillés au pied de l’autel sur lequel a lieu le sacrifice d’un animal qui pourrait être un bélier [216], les époux implorent pieusement Junon, qui est représentée dotée de ses attributs, assise sur son trône, accompagnée d’un paon, arborant un diadème et tenant semble-t-il un sceptre, tandis qu’un prêtre (ajout allant dans le sens d’une modernisation de la pièce) procède au sacrifice [Illustration 15].
- Illustration 15
- Guillaume de La Perrière, Theatre des bons Engins, Paris, Denis Janot, s.d.
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Dans l’emblème 93, c’est une autre tradition qui se trouve exploitée : celle qui consistait, à Rome, à accomplir le rite de la communication de l’eau et du feu, qui était connu notamment par un épithalame consacré par Stace au remariage de Violentilla [217]. Entre tous les rites propres au mariage romain, ce rite s’avérait à ce point essentiel qu’il semble qu’en cas de litige le mariage n’était considéré réalisé qu’à l’issue de son accomplissement, ce qui explique que l’on puisse considérer aujourd’hui qu’il pouvait « à lui seul résumer l’ensemble des cérémonies nuptiales » [218]. Commentant une vignette qui tend à en transmettre l’image, laquelle représente la jeune épouse faisant face à son époux, tenant une torche nuptiale enflammée dans sa main gauche et une cruche dans sa main droite, La Perrière en explicite toutefois la portée avec des perspectives particulières :
Pourquoy est ce que ceste belle dame
Porte le feu & l’eau à son espouz,
C’est pour montrer, qu’entre mary & femme
N’est rys sans pleurs, ni playsir sans courroux [219].
L’illustration va dans le sens du texte, qui montre les époux, comme craintifs, à distance, séparés par le prêtre qui va sceller, ici encore, un destin qui manifestement ne sera point lisse : penchée, la cruche que tient la jeune femme laisse s’écouler l’eau précieuse qu’elle renferme [Illustration 16] [220].
- Illustration 16
- Guillaume de La Perrière, Morosophie, Lyon, Macé Bonhomme, 1553.
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Conforme à la vision ambiguë que porte La Perrière sur le mariage (et, au vrai, sur toute chose), conforme aussi au jugement négatif qu’il jette sur la femme (laquelle porte ici, par sa négligence, la responsabilité de la perte de l’élément vital que constitue l’eau, et, au-delà, la responsabilité des maux qui ne viendront pas d’encombrer le cours du mariage), cette interprétation procède toutefois d’une lecture du rite qui n’est pas celle qui peut être déduite de la plupart des sources disponibles. La Perrière ignorait-il les différents commentaires de ce passage qui indiquaient « l’accueil » de l’épouse par la famille comme le passage du Digeste évoquant la « réception » de la jeune femme par l’eau et le feu, suivant la formule consacrée, « aqua et igni accipere », qui tend à lever toute ambiguïté sur l’origine des éléments évoqués ? [221] Les spécialistes s’accordent aujourd’hui, sur la base de ces textes, à considérer que l’eau et le feu présentés à la nouvelle épouse, éléments essentiels au culte domestique, devaient lui permettre de partager le culte de son époux [222] ; « accueillir la nouvelle épouse aqua et igni, lui offrir l’eau et le feu, c’est l’intégrer dans la vie de la domus, c’est l’accepter dans son foyer, c’est s’engager à partager avec elle tous les biens de la vie en commun » [223]. S’il pouvait avoir connaissance de ces textes et du sens qu’il fallait leur accorder, il faut croire que La Perrière entendait privilégier dans son travail emblématique une autre signification, liée peut-être à l’emblème 70 et qui n’était pas par ailleurs absente d’autres sources antiques : d’après Servius, en effet, l’eau et le feu pouvaient symboliser la déesse Junon, renvoyant donc ce faisant à la question de la vertu et, suivant les explications qui peuvent être déduites d’autres sources, au thème du partage devant constituer désormais le lot d’époux appelés à faire cause et maison commune dans le cadre d’une union totale et indissoluble [224]. Suivant un tel schéma interprétatif, les ris et les pleurs pouvaient être envisagés comme constitutifs de ce tout antinomique à partager. En toute hypothèse, cet emblème 93 va dans le sens des finalités édifiantes qui sont celles de la Morosophie. En lieu et place d’une restitution authentique du rite qu’il n’était peut-être pas en mesure de faire du fait des sources à sa disposition, il livre là une analyse morale propre à former les esprits contemporains. Dans le Miroir politique, une dernière anecdote portant sur les rites matrimoniaux révèle à quel point ces finalités morales lui tiennent à cœur. Soucieux de fonder le mariage sur des normes éthiques, il dresse dans cette œuvre une liste de « lois des mariés » devant régir les relations entre conjoints. Évoquant dans ce cadre la deductio uxoris in domum mariti, imposant au nouveau marié de prendre dans ses bras sa jeune femme sur le seuil pour l’amener à l’intérieur de leur future maison, il l’explique, la raison de ce rite serait :
pour faire souvenir à la mariée (par la douleur du coup qu’elle prenoit à la teste) de ne sortir guiere souvent hors la maison du mary, si elle vouloit avoir bruit & nom de femme honneste [225].
La chose étonne-t-elle aujourd’hui ? Rite de passage par excellence, le franchissement de la porte constituait le moment de la cristallisation de bien des superstitions, intervenant du reste à Rome après l’accomplissement d’autres rituels. De nombreuses sources évoquent l’importance d’éviter tout contact entre la jeune épousée et le seuil, pour la raison même évoquée par La Perrière, comme le confirment les analyses contemporaines procédant de l’analyse comparée des rites funéraires et des rites matrimoniaux, même si l’évocation qu’il fait d’un coup porté à la tête, évocation symbolique potentielle de la violence d’un rapt ancestral, reste surprenante [226].
35. Ainsi le travail sur le signifiant que constitue le rite, se frottant à la logique interne au symbole, n’est-il pas sans contribuer à en déconstruire les fondements. Comme tout rite, les traditions antiques propres au mariage romain expriment, et conjurent, « les relations complexes et menaçantes entre le profane et le sacré », traduisant « d’une manière scénographique et descriptible le fonctionnement d’un ordre symbolique » dans la société [227]. Or, force est de constater que pour La Perrière, qui se pose en observateur réaliste et ironique des faits sociaux et humains, ici du fonctionnement du couple, la magie de ces rites opère mal, ou n’opère pas. Si les auteurs contemporains d’emblèmes ne seront pas tous aussi sceptiques, leur regard sur le mariage comme sur les traditions et symboles qui lui sont relatifs reste tout aussi ambivalent. Dans « Doulceur en mariage », l’imprimeur Gilles Corrozet (1510-1568), inspiré par une coutume de Béotie selon laquelle on portait à la femme, après les épousailles, « ung chappellet faict d’une estrange sorte, car il est faict de chardons et d’espines », en tire l’idée que si « le chappellet est trop mal gracieux », « autour est le fruict delicieux », et qu’en conséquence ni hommes ni femmes ne doivent craindre le mariage, mais espérer y trouver, « entre picquantz chardons, / De tresbons fruictz delicieulx & bons » [228]. En dépit de l’identification des difficultés inhérentes au mariage, la note finale qui conclut la pièce reste donc positive. Un sentiment plus mitigé est toutefois exprimé dans l’Imagination poetique de Barthélemy Aneau. Dans une sorte de surenchère du symbolique, l’auteur semble avoir voulu réunir dans la pièce qu’il consacre au mariage l’ensemble des attributs pouvant signifier, à un titre ou à un autre, les vertus qui lui sont nécessaires : l’anneau pour la foi, la chaine pour le lien volontaire du mariage, un joug sur leur tête pour la servitude, dessous, une balle soufflée pour la douceur du mariage, puis, sur un arbre fruitier, une colombe, une paire de tourterelles, une palombe, un pélican, des corneilles, le tout renvoyant à l’amour comme à la fidélité, à la chasteté, au dévouement, à la piété, au labeur et aux efforts nécessaires pour faire vivre le lien matrimonial. Et cette accumulation, qui ne manque pas de s’avérer cocasse pour célébrer les vertus « d’un convenable, & bien faict Mariage » de jouer plus encore sur l’ironie : « Figure de mariage » représente un hermaphrodite, entouré d’un sage et d’un satyre ! [Illustration 17] [229]. Deux autres pièces confirment ces mêmes perspectives contradictoires : dans l’un, « Divorce de mariage, par disconvenance des parties », envisageant le problème juridique classique posé par le cas du mariage d’une « jeune fillette », conclu « tout en despit / De ses amours, à un vieil decrepit », il affirme que « Ces qualitez contraires (ce vray semble) / Ne peuvent donc longuement estre ensemble » et qu’en fin le mariage sera rompu, « Avec grand bruyt du peuple mal-parlant » [230] ; dans l’autre, « L’origine et termination humaine », il célèbre au contraire le merveilleux accord constitué par la « conjonction en un » de l’homme et de la femme [231].
- Illustration 17
- Barthélemy Aneau, « Figure de mariage », Imagination poétique, Lyon, Macé Bonhomme, 1552. French emblems, by permission of University of Glasgow, Library, Special Collections, https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/...
D. Discorde et servitude, ou comment l’homme devient un loup pour l’homme
36. De tels retournements dans l’analyse des gestes et symboles antiques se retrouvent dans le traitement qui est donné par ces auteurs à des questions civiles et politiques. Et le recours à l’ironie ne parvient guère en l’espèce à expliquer la virulence des critiques qui percent contre le fonctionnement des sociétés politiques, antiques ou contemporaines, comme contre les insuffisances de leurs institutions.
37. L’écriture des emblèmes que consacre La Perrière aux questions juridiques ou politiques doit être replacée dans le cadre des travaux qu’il conduit au sein de la municipalité toulousaine. Le rôle qu’il a pu jouer lors des entrées royales toulousaines de François Ier et de Marguerite de Navarre en effet ont convaincu les magistrats toulousains de recourir à ses services dans le cadre de la gestion courante de la maison commune. Sollicité par les magistrats municipaux pour l’invention de différents décors appelés à orner la maison commune, il contribue à la rédaction des annales et chroniques municipales relatant les hauts faits des capitouls, œuvre à la remise en ordre des archives de la ville et à la rédaction de pièces de circonstances [232]. Et, ce faisant, il se prend à la rédaction d’un manuel de gouvernement destiné à enseigner aux magistrats l’art du gouvernement. Intégrant « sommairement » et « par Epitome », tout ce qui concerne « l’art de doctrine politique » tiré des auteurs grecs et latins, il y brosse un portrait complet du politique, analysant successivement les différents types de gouvernement puis les éléments fondateurs de la République que constituent à ses yeux la famille comme les différents types de citoyens [233]. Les réflexions développées dans l’œuvre lui inspirent naturellement divers emblèmes. Et, il faut le constater, le Miroir politicque, publié de manière posthume, en 1556, dans lequel certains voient la synthèse et le commentaire des emblèmes de La Perrière [234], se présente à bien des égards comme une œuvre emblématique : pouvant être tout à la fois lu, médité et regardé, il est en effet agrémenté de plusieurs « pourtraictz et arbres » qui en rythment la lecture, dont cette splendide allégorie de la Prudence qui reste considérée comme l’une des plus belles vignettes produite par l’imprimerie lyonnaise dans les années 1550, et qui n’est pas sans rappeler le traitement par Du Choul de pièces relatives à Janus [Illustration 18] [235].
- Illustration 18
- Guillaume de La Perrière, Le Miroir politicque, Lyon, Macé Bonhomme, 1555 [a.s.].
Source gallica.bnf.fr / BnF
38. Ce travail a manifestement contribué à développer chez La Perrière une analyse du juridique qui tend à privilégier une approche pour le moins pragmatique, qu’il sait à l’occasion teinter d’un regard ironique destiné à pointer les travers de la société, et qui ne manque pas de dramatiser les dysfonctionnements qu’il observe en permanence, à l’un ou l’autre niveau, en lien avec les perspectives didactiques qui sont inhérentes à ses travaux auprès des magistrats municipaux. La reprise de l’image des mains occulées déjà utilisée par Alciat le révèle, tant il l’applique à un propos différent de celui du Milanais : chez lui, elle illustre en effet la rapacité des avocats et praticiens qui « ont les mains pleines d’yeulx, et voient cler quand on leur faict largesse » [236]. Celle du thème de la dextrarum junctio au plan politique et militaire est l’occasion d’observer un nouveau décalage possible entre le geste et la réalité de la foi échangée : son emblème est dès lors l’occasion de mettre en garde ses lecteurs contre le danger d’alliances fondées sur des assurances incertaines, principe qui peut valoir non seulement du point de vue général (on le retrouvera dans le Miroir politicque), comme sur un registre amical auquel renvoie la pièce en vers, ou comme encore du point de vue stratégique militaire proposé par la vignette, en une possible allusion à la situation politique de 1535 dans laquelle la dédicataire du Theatre des bons engins, Marguerite de Navarre, se trouvait engagée [237]. Reflétant ce faisant le contexte de cette décennie dramatique que constituent les années 1530, comme possiblement un caractère craintif propre à l’auteur que ces circonstances, voire l’âge, ne faisaient qu’accroître [238], ce glissement de l’analyse et du traitement du thème se retrouve chez d’autres auteurs, ainsi chez Coustau, qui l’exploite en envisageant jusqu’à la manière dont on donne la main dans une pièce qu’il intitule éloquemment « Sur le pourtrait d’un flateur » [239].
39. Au-delà de perspectives ici encore didactiques, le message véhiculé par les emblèmes se durcit : reprenant la pièce « Quod non capit Christus, rapit Fiscus », La Perrière ne craint pas d’expliciter l’avertissement donné par Alciat, allant même jusqu’à relever que le plus grand châtiment doit être donné au larron ayant usé de son office pour piller les biens de ses administrés [240]. D’autres emblèmes vont dans ce sens, adressant des messages sans équivoque sur le sort qui doit attendre les « larrons publiques » [241], tel celui qui s’ordonne autour du traitement du symbole que constitue la lumière et qui signifie à l’attention des prélats déviants à quel point, lorsque la droiture exigée de ces derniers fait défaut, le châtiment sera exemplaire tant « des subjectz Dieu requerra le sang » [242]. Et la punition que ne doit pas manquer de prodiguer la justice divine de s’ajouter aux méfaits commis par les sujets, dont La Perrière voit la cause première dans les abus de tels prélats. Une même leçon peut être tirée d’un autre emblème inspiré par la balance. L’évocation de cet outil classique, présent sur de nombreuses stèles et monnaies romaines, symbole s’il en faut de la justice mais aussi du commerce [243], est pour La Perrière l’occasion d’en remontrer sur la mesure nécessaire au gouvernement : à la figuration de Moneta ou Justitia, allégories antiques personnifiant la force morale fondatrice de la justice sur de nombreux modèles métalliques, se trouve dans son emblème substitué un homme manifestement soucieux d’obtenir lors de la pesée qu’il prépare le meilleur équilibre possible, les cornes d’abondances ou les sceptres que l’on trouvait parfois associés à la balance sur les monnaies ayant laissé place à la représentation du geste en situation, au sein d’une demeure dont les détails ont été soignés [Illustration 19] :
Dit d’advantaige, un motet d’exellence,
C’est, Que sur tout se doibvent les humains
Contregarder de passer la balance,
Suyvre le poix juste, ne plus ne moins.
Et qu’ainsi soit, les monarques Romains
Furent heureux soubz le poix de justice.
Mais puis que vint, en leur cœur, avarice,
Et contre droict furent gras & refaictz,
Discord civil les meit en telle lice,
Que de leurs mains mesmes se sont deffaictz [244].
Comme dans la pièce précédente, la responsabilité de la discorde pèse sur ceux qui ont les premiers rompu l’équilibre nécessaire au corps politique, « contre droict », par l’oubli des vertus exigées d’eux.
- Illustration 19
- Guillaume de La Perrière, Theatre des bons Engins, Paris, Denis Janot, s.d. French emblems, by permission of University of Glasgow, Library Special Collections,
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40. Chez La Perrière, le traitement de thèmes relatifs au politique aboutit ainsi non à un exposé théorique destiné à mettre en valeur les vertus attendues des gouvernants mais à l’énoncé d’observations pratiques sur les responsabilités et les risques concrets liés à un mauvais exercice du pouvoir. Tout ainsi que la représentation de la poignée de main, scellée ou pas, révèle la possible mésentente, l’image de la concorde porte en germe celle de la discorde. Et la discorde aboutit à la chute des gouvernants, à la ruine de l’État. Sans autre issue possible. En observateur attentif du fonctionnement des institutions, La Perrière n’a de cesse de mettre en exergue l’importance du respect des équilibres nécessaires à la chose publique. Si les vertus attendues des gouvernants figurent encore en ligne de mire, la raison [245], la douceur [246] comme la ruse [247], le secret [248] comme encore la force et le conseil [249], c’est l’efficacité des institutions elles-mêmes qui est passée au crible de l’analyse. Possiblement inspiré par le célèbre dit d’Anacharsis à Solon rapporté par Plutarque et que l’on retrouvait évoqué par nombre d’auteurs (notamment par Érasme) [250] comme par d’éventuels modèles mobiliers (puisque ce dit avait déjà inspiré un poème destiné à figurer sur des tapisseries à Henri Baude) [251], La Perrière consacre ainsi un emblème à l’image de la toile d’araignée, dont il fait le symbole de l’oppression qu’il observe, en son temps, sur les pauvres par la loi [252].
41. En filigrane de ces réflexions, perce l’importance accordée dans ces emblèmes aux notions de servitude et de liberté. Chez La Perrière, la servitude est envisagée de manière plurielle. Son danger semble omniprésent. Il vise non seulement les époux, enchaînés par les liens du mariage, mais aussi le courtisan, qui, pour gloire et vanité, « semble au Lyon qui se rend en servaige », se rend « serf, pour honneur terrien » [253] voire, le plus haut magistrat, dont la couronne porte en soi maint douleur [254]. À titre individuel, il appartient au sage d’user de fortitude pour éviter autant qu’il le peut de se placer en servitude [255]. Du point de vue collectif qui est celui du politique, c’est par le maintien de la concorde civile qu’il sera possible d’éviter la mise en servage d’une partie de la population. L’emblème 38 de la Morosophie est à cet égard assez clair, qui fait de la servitude des citoyens une conséquence de la discorde civile :
Pendant que sont les nauchers contendans,
La nef perist par tempeste & naufrage :
Pendant que sont entre soy discordans
Les Cytoyens, ilz sont mys en servage [256].
Le thème se retrouvera chez Aneau [257] ou Coustau [258], dont les œuvres s’avèrent, au plan politique, elles aussi d’une exceptionnelle richesse, laquelle pourrait bien sur ce thème avoir inspiré La Boétie [259]. À défaut de pouvoir ici approfondir ces questions, il suffira pour en attester d’évoquer une dernière pièce composée par Aneau sur l’image célèbre, tirée de Plaute et reprise à la Renaissance par Érasme ou Rabelais avant que Hobbes n’en tire les leçons que l’on connaît, « Les loups garous » [260].
Pour conclure
42. Au terme de cette évocation, à maints égards trop rapide et à d’autres bien longue, des premiers recueils d’emblèmes de la Renaissance et de leur intérêt au plan anthropologique, il faut constater à quel point les perspectives autrefois définies par Claude Blackaert se trouvent ici suivies. Bien que venus d’horizons divers et suivant des finalités également disparates, les jurisconsultes auteurs d’emblèmes, dans leur travail, ont pris l’Homme pour objet d’analyse, l’envisageant tant dans sa phénoménologie concrète, par l’étude des symboles et des rites qu’il se donne, que par celle de gestes et de moments particuliers qui rythment l’écoulement de sa vie, que ce soit dans la sphère intime de sa psyché ou dans le cadre des activités diverses qu’il est amené à exercer. Ce faisant, ces emblématistes promeuvent aussi l’énoncé, et espèrent la mise en pratique, de règles de sagesse et de bonheur basées sur les définitions de la vertu [261]. Et ces perspectives manifestement fascinent. Elles fascinent bien sûr toute la génération de jurisconsultes humanistes qui voit dans l’emblématique non seulement un plaisir intellectuel et esthétique mais aussi une manière d’appréhender les problèmes juridiques comme les différents aspects qu’ils incluent, et auxquels ils sont confrontés. Et elles fascinent encore les innombrables lecteurs qui font de l’emblématique, tout au long des xvie et xviie siècles, un immense succès éditorial.
43. Renouant avec les fondements et les pratiques liées à l’épigrammatique grecque, l’emblématique contribue ainsi, à l’instar de cette dernière, à jouer un rôle majeur dans l’expression des phénomènes de sociétés, des vertus individuelles et des rôles sociaux affectés à chacun [262]. Par l’attention qu’elle porte aux gestes et motifs symboliques, aux rites, aux allégories et aux mythes, elle s’attache à décrire et comprendre le rôle du symbolique dans l’histoire tout en renouvelant son appropriation par la société contemporaine. Quelles que soient les origines des objets considérés, « artefacts (œuvre d’art peinte ou sculptée, bouclier, enseigne, monnaie), productions de la nature (animal aux mœurs spécifiques, plante aux formes ou aux propriétés étranges), mais aussi gestes, coutumes, prophéties, proverbes, fables, récits historiques ou faits d’actualité, ces derniers apparaissent comme autant d’éléments structurants pour la communauté des hommes et signifiants tant au niveau individuel qu’au niveau sociétal. Ils apparaissent comme le moyen d’appréhender des réalités humanistes et institutionnelles dans leur plénitude, pour comprendre leur fonctionnement, voire atteindre jusqu’à la conscience collective de la société [263]. Pour ce faire, se trouvent mobilisés tous les aspects de la culture humaniste dans sa relation à l’Antiquité : philologie, droit, littérature, philosophie, et archéologie pour commencer, au service d’une analyse qui, pour être à chaque fois des plus personnelles, tend à n’occulter aucune de ses importantes dimensions psychiques, symboliques, et même sacrées, allant de ce fait sur les différents terrains qui ont pu constituer les champs privilégiés de l’anthropologie contemporaine [264].
44. L’importance fondatrice du modèle archéologique justifie que soit accordée dans ces emblèmes une place particulière aux questions touchant aux institutions et à l’État. Et, ce faisant, le rapport à l’Antiquité fondé sur les sources et le caractère singulier des analyses se conjuguent pour faire sur ce plan des emblèmes des contributions de premier plan à l’histoire de la pensée juridique comme à l’histoire de l’anthropologie du politique. Cette contribution s’avère d’autant plus intéressante qu’elle se trouve émancipée de tout carcan propre aux manuels ou aux traités, bien loin d’un discours théorique contraint par un quelconque cadre énonciatif. La création emblématique, assurément, constitue un exercice qui fait la part belle à l’auctorialité, confère aux auteurs une liberté décuplée par la dimension savante et les perspectives éventuellement satiriques des pièces. Le travail sur les symboles, qui implique nécessairement de faire appel à des raisonnements analogiques, permet de ne pas s’enfermer dans des formules, de rechercher des liens entre des réalités qui ne sont pas toujours apparentes, parfois, « entre ce qui est présent dans le monde d’ici-bas et ce qui a sa place parmi les vérités éternelles de l’au-delà » [265]. Dans le commentaire iconographique des inscriptions et des stèles antiques, s’esquisse un programme de déchiffrement des symboles funéraires qui sera repris, avec une tout autre méthode, par Franz Cumont [266]. Aux plans juridiques et notamment politiques, avec ces emblèmes, l’analyse gagne ainsi une dimension que l’étude raisonnée caractérisant des ouvrages plus conformes aux types d’écrits attendus dans ces matières ne permet pas d’atteindre. Même lorsque l’on retrouve dans les emblèmes, au fond, des idées et des théories qui sont devenues à ce point communes qu’elles se trouvent en voie de proverbialisation (ainsi l’assimilation de la loi à la toile d’araignée), le caractère visuel des pièces comme le processus mental qu’elles mettent à l’épreuve font pénétrer le lecteur au cœur du fonctionnement des institutions, au plus près des intrigues et des arcanes du pouvoir. Le politique y est pensé comme un objet complexe, dynamique, comme un « processus » en mouvement, pas seulement sous un angle spéculatif et vu d’en haut, d’un point de vue institutionnel, mais aussi vu d’en bas, du point de vue des plus humbles, dans un cadre multidimensionnel. Cette perspective permet de donner à voir, et doublement, par le texte comme par l’image, les expressions et les mises en scène du politique, révélant l’intrication de ce dernier avec le social, cette dimension même qui caractérise la fécondité de l’approche anthropologique actuelle [267].
45. Au-delà du cas particulier des emblèmes centrés sur des questions politiques ou en rapport avec des problèmes institutionnels, notamment rituels, qui ont pu occuper ici une place importante, il faut souligner quelle richesse exceptionnelle ces emblèmes recèlent encore pour ce qui est de l’histoire de la pensée portant sur l’Homme, envisagé non seulement via l’étude des phénomènes qui révèlent sa dimension sociale, la famille ou le pouvoir, mais aussi via l’étude des phénomènes physiques, morphologiques ou psychiques qui le caractérisent. Le Theatre des bons engins ou la Morosophie à eux seuls, ainsi, recèlent bien des éléments de réflexion pour qui voudrait écrire une anthropologie des passions à la Renaissance. Au-delà de ce cas particulier, au-delà de la structure des livres d’emblèmes, laquelle peut s’avérer comme décousue pour ne pas dire dévertébrée, au-delà de l’approche parcellisée des phénomènes humains qui se trouve favorisée par leur structure qui isole des objets, des moments ou des activités particulières, ces recueils procèdent d’une même volonté de donner une vision d’ensemble de ce Theatre de la vie humaine qu’ils se sont attachés à décrire.
46. Passionnés par la philologie, l’épigraphie, l’archéologie, ces juristes, quels qu’ils soient, éminents professeurs de droit, praticiens investis de charges publiques ou polygraphes ayant semble-t-il cherché à dédier leur vie aux humanités, se plaisent à confronter dans leurs travaux une approche théorique, nourrie d’une culture éminemment savante, à des perspectives plus pragmatiques, ouvertes sur l’actualité et le présent sur lequel ils entendent jouer. Loin d’être enfermés dans leurs bibliothèques, ces « savants de cabinets » intègrent ainsi à leur réflexion tous les éléments concrets qui leur semblent opportuns. Certes, ils ne semblent pas prendre acte des Grandes découvertes et n’intègrent donc pas dans leurs emblèmes des réflexions sur l’altérité qui pourraient inclure la connaissance des populations amérindiennes. Il ne faut pas s’en étonner. En Europe, en cette première moitié du xvie siècle qui est celle de la génération de ces jurisconsultes, la conquête du Nouveau Monde semble ne pas avoir eu lieu [268]. Dans leurs œuvres, l’Esclave n’est pas encore celui des colonies. Mais l’esclave est bien présent, pauvre hère qui s’est lui-même laissé enchaîner, et dont la condition se trouve en partie pensée suivant des analyses psychologiques de l’esclavage naturel qui seront réutilisées pour l’analyse du comportement des sauvages d’Amérique [269]. L’Autre n’est pas non plus absent. Il est un autre social, celui qui vit dans le passé comme, dans le présent, la femme, l’enfant, l’adolescent, le vieillard, tout autant que le courtisan, le praticien, le magistrat ou le cultivateur, celui qui dans son quotidien opte pour des choix différents. L’emblème « In colores » le suggère, et les interprètes d’Alciat, dans la seconde moitié du siècle, ne manquent pas de tirer une leçon très explicite de la pièce. Mignault la résume d’un trait, dans le contexte sanglant des guerres de religion, non sans une certaine amertume : « Quot capita, tot sensus : autant de têtes, autant d’opinions » [270].
47. Ces juristes ce faisant endossent-ils le rôle de conservateurs, voire de censeurs qui leur est souvent attribué ? [271] La chose ne saurait être niée. En dépit de l’innovation considérable que constitue l’emblématique, et en dépit de l’ironie qui lui est souvent propre, il faut reconnaître que celle-ci contribue à réaffirmer, et à préserver, un certain nombre de symboles attachés à des statuts sociaux qui demeurent quelque peu figés. Le travail sémiotique auquel ils se livrent fait de ces auteurs des passeurs et des créateurs. À leurs contemporains ils choisissent de présenter un certain nombre de signes et de valeurs, affirmant la légitimité de ces derniers dans leur propre monde et contribuant aussi à leur érection dans le présent [272]. Or c’est la définition d’une éthique rigide que l’on trouve en maints emblèmes. Pour reprendre la terminologie fameuse d’Austin, leur parole se fait acte, le connaître devient faire [273]. Et l’audience des ouvrages d’emblèmes étant ce qu’elle est, les messages qu’ils transmettent se diffusent à l’envi. Ils se diffusent dans les centaines de recueils qui reprennent inlassablement les mêmes thèmes, bien qu’en les adaptant, jusqu’à la fin du xviie siècle. Ils trouvent écho, bien au-delà de ce cercle restreint, dans maintes autres œuvres, politiques, théâtrales, poétiques ou historiques, et même sur d’autres supports que livresques, via la mise en application des perspectives pratiques qui avaient été celles de ces premiers créateurs d’emblèmes. Dans des maisons communes, sur les murs des maisons bourgeoises, sur des coffrets et de précieuses pièces de mobilier, les emblèmes essaiment, répondant à l’une de leurs vocations premières. Tandis que le motif de la dextrarum junctio est repris sur de nombreuses médailles de la Renaissance [274], l’image des juges aux mains coupées se trouve peinte en 1604 dans l’hôtel de ville de Genève [275].
48. Pourtant, par son projet même, l’emblématique emporte aussi un notable bouleversement épistémologique. Avec elle, la figure parle. Le sens caché des signes, symboles et allégories se trouve déchiffré. Et les mystères qui en sont fondateurs perdent de leur sacralité. Certes, l’emblématique conserve encore en elle une part de mystère. Son propos comme son langage érudit ne parlent pas à tous. Seuls les « bons engins » peuvent en entendre le sens profond et mystique, voire le sens caché que seule une imposante culture et une conscience aiguë des enjeux du temps permettent de découvrir. Pour la plupart des esprits, ces images « surcodées » sont des images incompréhensibles [276]. Mais la reprise des pièces, l’explicitation sans cesse plus grande des énigmes qu’elles recèlent, l’ajout de gloses (Coustau), « briefves expositions » ou commentaires (Aneau) facilitent leur compréhension. Répétées d’un livre à l’autre, consignées dans des recueils à grand succès, les images et allégories sont de plus en plus rapidement déchiffrées [277]. En fin de compte, la magie du rite s’efface derrière l’exposé langagier qui en explicite les ressorts et les fondements. La mise au jour des machines qui ont servi au spectacle ternissent son éclat. Par-delà la volonté sans cesse réaffirmée de promouvoir une éthique particulière, l’emblématique ainsi n’est pas sans contribuer à miner les fondements de cette dernière. L’ambivalence des institutions est révélée au grand jour. Les insuffisances des institutions également. L’époux n’ignore pas les difficultés auxquelles l’expose son mariage, l’humble a conscience de l’iniquité des lois, et le sujet attend de ses gouvernants qu’ils administrent avec sagesse les responsabilités qu’ils ont à charge : il sait qu’à défaut, un châtiment sévère doit attendre les déviants, et qu’il aura juste cause de se rebeller le cas échéant. L’idéal espéré reste fragile. Les certitudes chancellent.
49. Le doute épistémologique qu’a fait naître l’humanisme opère. Les questionnements portés par les Emblemata participent à cet égard de la crise qui s’accuse à la Renaissance autour de la question du sens. Les questions sémiotiques liées aux terrains épigraphiques, aux découvertes linguistiques, aux Hiéroglyphes comme à l’analyse des arcanes de la société et de l’humain se posent avec acuité au juriste historien. Elles se posent avec une acuité plus aiguë encore à l’emblématiste attaché à élucider des symboles puisqu’en ce cas l’écart entre le signe et la signification laisse toujours une part d’ambivalence, ouvre la porte à une pluralité sémantique et sémiotique. Alciat le premier en a une claire conscience, qui consacre à cette difficulté d’interprétation un emblème centré sur l’image de Protée. Budé l’avait noté avant lui : dieu omniscient et métamorphique, Protée devait être enserré étroitement pour être consulté, et, suivant une étymologie plausible, il avait assimilé l’Antiquité à une vetustas paraissant elle aussi se dérober au moment où on croyait l’atteindre [278]. Figurant Protée tantôt sous forme humaine, tantôt sous forme animale, Alciat confirme à sa suite, en renvoyant à cette divinité, ses doutes sur l’artificialité du rapport à l’histoire, le caractère arbitraire de l’interprétation historique [Illustration 20] [279]. Comment le mieux montrer que par cette image : Incarnation de la mens emblematica qui constitue l’un des points d’ancrage de l’humanisme juridique en ses débuts et, donc, d’une mens juridica qui embrasse le projet humaniste d’érudition circulaire porté par lui, l’emblème se confronte, et nous confronte, à une question anthropologique première : la fragilité de la connaissance, fragilité constitutive de l’humanité. Mens anthropologica.
- Illustration 20
- Alciat, Emblemata, « Antiquissima quaeque commentitia », Lyon, Macé Bonhomme pour Guillaumé Rouillé, 1551. Alciato at Glasgow, by permission of University of Glasgow, Library Special Collections, https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/...
Géraldine Cazals
Institut universitaire de France
Université de Rouen-Normandie