« Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, qu’il n’est rêvé dans ta philosophie »
W. Shakespeare, Hamlet I, 5
1. L’idée d’une « histoire globale », capable de restituer un autre regard sur le monde, s’impose de plus en plus aujourd’hui [1]. Si le projet doit être mené avec circonspection pour éviter une histoire trop abstraite, il demeure que l’écriture de l’histoire ne peut que s’enrichir en sortant des frontières que constituent les « passés nationaux ». La dimension comparatiste suscite de nouvelles interrogations qui révèlent souvent la richesse, autrement insoupçonnée, des sources. Pour l’illustrer, nous avons choisi de revenir sur un concept très actuel, celui de justice alternative, d’abord à cause du rapport étroit qu’il entretient avec les frontières qui partagent les grands systèmes juridiques – système de common law, systèmes continentaux -, aussi parce qu’il invite à dépasser les frontières du temps pour interroger différemment les sources de notre histoire judiciaire [2].
2. L’expression « justice alternative » désigne « l’ensemble des pratiques ou procédures, le plus souvent informelles, de résolution des conflits, impliquant habituellement l’intervention d’un tiers qui, à l’aide de techniques non juridictionnelles, permet de parvenir au règlement d’un conflit opposant deux ou plusieurs parties ». Il s’agit donc d’une forme de justice qui, dans le contexte d’un droit étatique, entend réagir contre le formalisme de la justice publique ou, hors de ce contexte, permet la résolution des conflits par des voies plus ou moins spontanées qui privilégient le retour à la paix. Par justice alternative, on entend également un mouvement de pensée qui, dès le milieu des années 1970, conteste la centralité des modes juridictionnels au profit de modes informels qui favorisent la participation des citoyens au règlement de leur litige [3].
3. Ce courant de pensée, l’Alternative Dispute Resolution, qui s’est développé d’abord aux Etats-Unis et dans les pays de Common Law, répond à une idée simple : le conflit n’ouvre pas nécessairement sur un procès, la communauté peut elle-même gérer le litige, le résoudre sans le trancher ; il s’agit de promouvoir une justice horizontale, une justice réparatrice du tissu social, par opposition au modèle dominant d’une justice verticale. Cette justice alternative, bien connue des pays de Common Law, s’introduit de plus en plus dans les systèmes de droit civil longtemps dominés par le primat de la loi et le syllogisme judiciaire. Les Principes Unidroit l’ont consacrée et de nombreux pays la mettent en œuvre, en Afrique ou en Asie. Elle est même appliquée à l’échelle des Etats dans le cadre des commissions Vérité et Réconciliation [4].
4. Mais l’application est parfois difficile et des critiques s’élèvent de part et d’autre de l’Atlantique qui dénoncent l’« idéologie de l’harmonie » induite par ce courant de pensée. Celle-ci revient à nier le conflit, son expression, non ses causes. Le risque n’est-il pas de reconnaître une forme de justice privée qui consacrerait la loi du plus fort ? N’y a-t-il pas quelque danger à opposer de façon radicale deux modèles de justice, d’un côté les procédures judiciaires, coûteuses et centrées sur le conflit, et de l’autre les justices alternatives, économiques et promotrices de l’esprit civique et communautaire [5] ? La question est importante qui concerne finalement la place respective de la société civile et de l’Etat, l’étendue de la compétence de l’Etat en matière de justice.
5. Dans le contexte de la mondialisation, les systèmes de droit écrit sont mis à rude épreuve [6]. La réception des justices alternatives dans les systèmes de droit civil traduirait-elle la difficulté de ceux-ci à résister au régime anglo-saxon de Common Law ? L’identité même du modèle issu du droit romain serait-elle mise en péril par de dangereuses novelletés ? Autrement dit, faut-il croire à une consubstantialité des modèles judicaires, chacun trouvant sa cohérence par rapport à une forme d’organisation des pouvoirs, à une certaine façon de penser la communauté des citoyens et sa relation à l’Etat ?
6. L’anthropologie a grandement contribué à diffuser l’idée de justice réparatrice. Telle qu’elle apparaît dans les récits des ethnologues, il s’agit d’un mode de justice inhérent à de petites communautés, dépendant de la volonté des parties et encadrée par des rituels et à laquelle l’ensemble de la communauté se trouve associée. La relation entre ces justices traditionnelles et nos modernes justices alternatives est évidente mais la difficulté réside peut-être dans celle qu’il y a à transposer à l’échelle des nations un mode de règlement des conflits reposant sur la participation active d’une communauté de populations. Ce contexte initial permet peut-être de comprendre la réception inégale des justices alternatives de part et d’autre de l’Atlantique, leur succès, les réticences aussi qu’elles suscitent.
7. En latin, alternare désigne le fait de faire tantôt une chose, tantôt une autre et c’est sans doute cette alternance qui tout à la fois séduit les partisans des justices alternatives et irrite leurs détracteurs. Mais, ce sont peut-être les conditions d’intervention des modes alternatifs qu’il convient de cerner pour comprendre le fonctionnement de ces justices, les risques qu’elles peuvent représenter, les bénéfices que les parties peuvent en tirer. Comment l’autre s’organise par rapport ce qui est pensé comme l’un ? Quelle relation entretiennent les justices alternatives avec la justice publique ? Plutôt que de raisonner en termes d’opposition, sans doute faut-il saisir les interactions entre ces modes de résolution des litiges. Ce qui nous amène à dresser un bref inventaire du passé, l’occasion de montrer que l’opposition des modèles droit écrit-Common Law n’est peut-être pas si radicale, des modes alternatifs de résolution des conflits se rencontrant aussi dans le passé des systèmes de droit civil.
I . Les justices alternatives et leur domaine géographique
8. Les soft justices, comme on les appelle aussi, apparaissent dès 1880 en Amérique du Nord, essentiellement pour les affaires commerciales. Dans le courant du XXe siècle, leur champ d’application s’étend. Ce sont désormais toutes sortes de petits litiges qui sont susceptibles d’être résolus de la sorte, conflits de voisinage, affaires mettant en cause des mineurs. De nouveaux niveaux juridictionnels voient le jour, Domestic Relations Courts, Small Claims Courts, Neighbourhood Justice Centers, en relation avec cette conviction qu’il faut privilégier l’ « informalisme » et cette idée défendue par le réalisme juridique qu’au droit des livres, il convient d’opposer le droit en action [7].
9. Le contexte politique de la décolonisation, les revendications des peuples autochtones participent sans doute au succès des justices alternatives. Etats-Unis, Canada, Australie, Nouvelle Zélande sont confrontés aux difficultés judiciaires que leur posent les communautés tribales. Aborigènes ou Inuits sont surreprésentés dans les prisons, leur taux de suicide est plus fréquent et leur réinsertion quasi impossible. A l’évidence, il y a décalage entre la justice étatique et les valeurs des communautés indigènes. Le jugement ne convainc pas et la sanction, surtout l’emprisonnement, contribue à égarer encore davantage celui qui la subit. Il faut trouver d’autres voies de résolution du conflit [8].
10. L’anthropologie avait alors bonne presse et le choix est fait, parfois à l’instigation des peuples autochtones, de renouer avec les formes traditionnelles de résolution des conflits. Les enquêtes sur le terrain ont montré que, dans les sociétés traditionnelles, c’est par la conciliation que se règlent l’essentiel des litiges. Le conflit ne concerne pas seulement les parties, il intéresse la communauté dans son ensemble et c’est la société tout entière qui va s’efforcer de rétablir la paix entre les parties. C’est pourquoi, le litige débouche sur des rencontres entre les parties, leurs familles, leurs amis, l’intervention de tiers qui vont s’efforcer de trouver un consensus acceptable par tous. Au point qu’on a pu dire parfois que le conflit, plutôt que d’être le syndrome d’un malaise du groupe, permettait de renforcer sa cohésion, de souder sa solidarité [9]. C’est donc une justice restauratrice du tissu social que pratiquaient les communautés autochtones, une justice davantage préoccupée de rétablir la paix que d’établir quelque vérité, une justice qui privilégiait le dialogue, le compromis.
11. Dans le contexte politique des années 1970, le concept séduit. Loin d’être appliquée aux seules communautés autochtones, il va connaître des applications multiples. L’idée de justice alternative est reprise par les Community boards de San Francisco qui voient dans l’évitement de la justice publique un moyen pour redonner sens à la solidarité dans les quartiers [10]. Le principe séduit aux Etats Unis et au Canada, à cause du pluralisme confessionnel et de la réticence de certains mouvements confessionnels, tels les mennonites, à admettre la légitimité de la justice publique [11].
12. Aujourd’hui, les pays de Common Law sont largement gagnés par cette justice alternative. Aux Etats-Unis, ce sont seulement cinq à dix pour cent des litiges qui sont traités par les cours, l’essentiel des affaires étant réglées soit par voie de transaction, soit par des instances informelles [12]. Au pénal, elle s’inspire beaucoup des pratiques des sociétés traditionnelles. Ainsi, les conférences en famille ou en communauté, imitées des traditions maories de Nouvelle-Zélande où le règlement de l’infraction est trouvé par les parties, leurs familles et leurs amis [13].
13. Ces dernières années, on constate une tendance à transposer cette justice alternative dans les pays de tradition romaine. Le terme "alternatifs(ves)" s’introduit dans le discours des juristes dans les années 1970-1984. La première occurrence apparaît dans la Revue de sciences criminelles, le droit pénal, avec la sociologie du droit (Droit et Société), faisant œuvre de pionnier. Après 1985, le mot acquiert une certaine fréquence et, en 1996, il trouve à s’employer dans les manuels. Depuis cette date, la littérature sur la question est en constante augmentation et concerne tous les domaines du droit, avec une prédilection en droit processuel civil et droit de la famille [14]. Les considérations sont majoritairement d’ordre technique et le discours rarement théorique. Il a par ailleurs été observé que les mentions relatives à l’origine nord-américaine des modes alternatifs se font plus rares, comme s’il y avait une sorte de "naturalisation" du terme [15].
14. Les modes alternatifs de résolution des conflits ont été consacrés par les Principes Ali/Unidroit de procédure civile transnationale. Le Principe 24 dispose : « Le Tribunal, en respectant le droit des parties de poursuivre le procès, encourage la transaction et la conciliation lorsqu’elles apparaissent raisonnablement possibles. Le tribunal favorise à tout stade de la procédure la participation des parties à des modes alternatifs de résolution du litige. Les parties, avant et après le début du procès, coopèrent à toute tentative raisonnable de conciliation ou transaction. Dans sa décision sur les frais de procédure, le tribunal peut tenir compte du refus déraisonnable d’une partie de coopérer ou de son comportement de mauvaise foi lors des tentatives de conciliation ou transaction » [16]. Au pénal, une recommandation du Conseil de l’Europe du 17 septembre 1987 préconise l’adoption du plea guilty [17]. De fait, en Belgique, une loi du 22 juin 2005 organise la médiation entre auteurs et victimes à tous les stades de la procédure et, en France, la loi du 9 mars 2004 - la loi Perben II - prévoit une procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, une sorte de « plaider coupable » comme on a coutume de l’appeler [18]. Mais, la réception est loin d’être totale et les critiques sont nombreuses, parfois virulentes. Jean Carbonnier les exprimait déjà à sa façon, déclarant voir dans le succès des justices alternatives une "sorte d’acharnement conciliatoire, réconciliatoire, unanimiste", substituant à "un échange d’argumentations rationnelles et une pesée des argumentations", un "échange de baisers de paix à tout prix" [19].
15. La même recommandation du Conseil de l’Europe qui préconisait la médiation en matière pénale, incitait à la prudence : « Les "assemblées villageoises ou tribales traditionnelles" se rattachent à des coutumes très anciennes en vertu desquelles l’ensemble de la communauté se réunit pour régler des conflits ou juger des crimes impliquant certains de ses membres. Les assemblées de ce type se rencontrent encore souvent dans les pays les moins avancés et dans les zones rurales. Elles ne peuvent exister qu’au sein de communautés très soudées et ne correspondent guère à la réalité des sociétés modernes. Elles cherchent en général à préserver l’intérêt de l’ensemble de la communauté. Antérieures au droit occidental, elles ont inspiré maints programmes modernes de médiation, qui essayent d’ailleurs souvent de transposer les avantages de l’assemblée tribale dans une forme compatible avec les structures sociales modernes et les droits individuels consacrés par la loi » [20]. La référence à l’anthropologie est explicite : la justice alternative prend sens dans des sociétés communautaires relativement égalitaires. Parce qu’elle consacre la médiation, le consensus, elle suppose une solidarité des groupes et un équilibre entre eux qui, seuls peuvent garantir la résolution juste du litige. Dès lors est-il possible de transposer les justices alternatives dans des sociétés où l’Etat a laminé les solidarités, s’est imposé comme gardien des droits des citoyens ?
16. Il est courant d’évoquer la différence fondamentale entre les pays de Common Law et les pays de droit romain, entre des pays ouverts aux organisations citoyennes et d’autres marqués par l’Etat providence, soumis au primat de la loi et à la méthode déductive. Jean-Pierre Bonafé-Schmitt insiste sur la notion d’historicité, la « nécessité de replacer l’action des acteurs dans un cadre structurel car ... on ne peut pas analyser la place et le rôle de la médiation sans se référer au modèle de régulation sociale développé par chaque pays » [21]. Il est temps maintenant d’interroger le passé. Que nous rapportent les sources anciennes de la place de la justice publique dans la résolution des conflits ?
II . La justice alternative à l’épreuve du passé
17. Penser l’histoire de façon globale, ce n’est pas seulement dépasser des frontières géographiques ou chronologiques, c’est aussi s’affranchir de cadres mentaux, abandonner certains des présupposés qui conditionnent notre perception de l’altérité. Les travaux menés par les anthropologues sur la résolution des conflits dans les sociétés traditionnelles ont aidé les historiens à penser différemment les sociétés du passé, à réviser leur questionnement des sources : et si nos sociétés anciennes partageaient quelque chose avec les sociétés exotiques des anthropologues ? Et si, dans le passé, à côté du procès proprement dit, il avait existé d’autres voies de résolution des litiges ? Le fait même de poser la question amène à comprendre différemment les sources, voire à découvrir de nouvelles sources [22].
18. Dès les années 1970, certains historiens appliquent les leçons de l’anthropologie à l’Ancien régime français. Nicole Castan souligne que la justice publique ne connaît qu’une minorité des infractions effectivement constituées. La solidarité dans les villages incite au règlement interne du litige par voie de conciliation [23]. La thèse est remarquée, critiquée aussi à cause de son manichéisme, la « bonne justice » des villageois s’opposant de façon trop radicale à celle de l’Etat. Il n’empêche, l’idée est maintenant admise et de nombreux travaux ont révélé les modes alternatifs à la justice publique tant pour l’époque médiévale que pour l’Ancien Régime [24].
19. Pour désigner ces formes de justice, les historiens emploient souvent l’expression infrajudiciaire ou « pratiques molles », l’idée sous-jacente étant qu’il s’agissait de formes souterraines, étrangères, voire opposées, à la justice publique. L’historiographie insiste aujourd’hui sur la nécessité qu’il y a de mettre en perspective l’ensemble des modes de résolution des litiges, les justices alternatives n’existant que par leur relation à la justice publique. Il faut comprendre les stratégies d’évitement des parties, comment l’action publique joue comme moyen de pression, car c’est finalement dans ces circonvolutions que se situe l’essence même des justices dites informelles, leur caractère alternatif [25].
20. Peut-on poser la question des justices alternatives pour l’époque romaine ? Rome est bien sûr connue comme la civilisation juridique par excellence, celle qui a développé la res publica, le ius. Res iudicata pro ueritate accipitur : le propos d’Ulpien est entré dans l’histoire et fonde l’adage qui exprime aujourd’hui le principe de l’autorité de la chose jugée. Le procès dans la Rome impériale relève de tribunaux hiérarchisés, débouche sur un jugement censé exprimer une vérité qui s’enracine dans la force de la loi. Le syllogisme judicaire a ses mystères et l’application de la loi aux faits établirait une vérité transcendantale. Un point de vue cohérent avec l’affirmation de l’existence d’une science du droit, d’un ordonnancement rationnel des normes autour de principes qu’il s’agit de comprendre. Là serait le modèle des droits civils continentaux, modèle aujourd’hui menacé par la vogue des justices alternatives.
21. L’idée d’une vérité unique, érigée en dogme incontesté et incontestable, est certes rassurante. Le droit révélateur et fondateur d’une vérité absolue vaut religion et les Romains sont là comme de grands ancêtres, Moïse des temps désacralisés, garants des Tables de la loi. Ce point de vue est sans doute fondé si l’on s’en tient au droit dans son acception la plus stricte. Mais la règle est parfois évanescente, la rationalité pure est d’abord un objet intellectuel, et la norme se construit aussi autour de l’émotion. La régulation d’une communauté humaine passe par l’irrationnel et, parce que le conflit est aussi une histoire qui appartient aux parties, sa résolution est un cheminement qui passe par des voies de traverses aux méandres sinueux.
22. Pour Rome aussi, il faut tenter de restituer la pluralité juridique, insister sur la diversité des droits, les différentes façons de juger, et tenter de comprendre le rapport qui existe entre la structure de la société, sa représentation de la norme et sa façon de gérer le conflit. L’histoire dépend évidemment des sources que l’on sollicite. Se réfère-t-on aux sources officielles, elles nous révèlent l’histoire officielle. Lit-on le code Théodosien, le Digeste, on aura bien sûr le point de vue de l’empereur, des bureaux, des jurisconsultes. Pour autant, leurs écrits reflètent-ils la réalité ? Ce modèle, si important eût-il été pour la construction de notre science juridique, fut-il parfaitement et totalement reçu dans toutes les provinces ? Autrement dit, pour la matière du procès qui nous occupe, est-on sûr que la totalité des litiges étaient portés à la connaissance des gouverneurs, au moins à celle des juridictions municipales ? La question mérite sans doute d’être posée, surtout dans les provinces les moins « civilisées ».
23. Ces dernières années, l’île de Bretagne a livré quantité de nouvelles sources, des tablettes de bois à Vindolanda, ou des prières judicaires dans les sanctuaires de la Severn [26]. Ces sources ont été largement étudiées par les archéologues qui en ont proposé des éditions tout à fait remarquables qui les rendent accessibles presque au grand public. Il nous semble que ces sources intéressent l’histoire du droit, qu’elles permettent de restituer une nouvelle histoire du droit romain [27].
24. Les tablettes de Vindolanda, un des forts du mur d’Hadrien, révèlent l’étendue de la justice militaire au début du IIe siècle. Nous sommes là aux confins de l’Empire, dans une région où le cadre civique manque. Ici pas de juridiction municipale, quant au gouverneur, il est bien loin. Les sources nous montrent que la justice militaire, autrement dit la discipline, s’applique non seulement aux soldats mais aussi aux commerçants en compte avec l’armée. Une tablette conserve la plainte d’un de ces commerçants, qui, bien que citoyen, doit subir la bastonnade ordonnée par un des sous-officiers [28].
25. Tandis qu’au Nord prévalait cette justice militaire, le sud-ouest de l’île connaissait une autre forme de justice. Dans plusieurs sanctuaires de la région de la Severn, les archéologues ont exhumé quelques centaines de fines lamelles de plomb, souvent dénommées defixiones. Les plaquettes étaient roulées, puis clouées, d’où le nom de defixiones, et déposées dans une source. Au sens strict, les defixiones sont des formules de malédiction, adressées à une divinité. Elles sont très répandues dans l’Orient hellénistique. Le plus souvent les demandes sont amoureuses, éconduire un ou une rivale, ou bien visent à la réussite dans le cadre de compétitions sportives, bref des demandes non juridiques. A priori, les defixiones n’intéressent pas l’histoire du droit.
26. D’Orient, les defixiones sont passées en Occident et sont parvenues jusque dans l’île de Bretagne où elles ont reçu entre le IIe et le IVe siècle après J.C. une application particulière. Les lamelles de Bath, comme celle des autres sanctuaires de la région, présentent en effet cette particularité qu’elles portent dans leur grande majorité des demandes judicaires. Elles réclament à la divinité auxquelles elles s’adressent la restitution d’un objet volé. Elles sont rédigées en latin et utilisent un vocabulaire juridique [29].
27. C’est en fait une véritable procédure qui avait cours dans les sanctuaires. Une procédure en deux temps dont les tablettes portent trace. La première étape privilégiait la conciliation. Le prêtre tentait d’abord d’organiser la rencontre entre les parties, jouait donc le rôle de médiateur. Si le défendeur rechignait à comparaître, le demandeur rédigeait à partir d’un formulaire sa requête : un document décrivant l’objet volé, la personne suspectée et la demande de restitution accompagnée de la menace de transférer l’affaire à la divinité. La demande était ensuite affichée durant 18 jours.
28. Si à l’expiration du délai, la chose n’était pas restituée, la seconde phase débutait. Il s’agissait cette fois de solliciter l’intervention de la divinité. Les parties accompagnées du prêtre allaient à la source requérir le jugement de dieu. Le prêtre prélevait quelques gouttes de sang au défendeur qu’il mélangeait dans un chaudron empli de l’eau de la source. Dans ce liquide, ce serum, il ne lui restait plus qu’à lire le verdict du dieu [30]. A défaut, ou bien si le défendeur ne s’était pas présenté, la requête était inscrite sur une lamelle de plomb et déposée dans la source, malédiction qui devait poursuivre définitivement le coupable jusque dans l’éternité.
29. Cette forme de justice était-elle spécifique à l’île de Bretagne ? Le champ d’application des prières judiciaires est vaste, qui concerne tant l’Orient que l’Occident [31]. La comparaison entre les tablettes grecques et latines est édifiante ; grosso modo, ce sont les mêmes formules, les mêmes mots du pouvoir qui se retrouvent [32]. En Bretagne, comme ailleurs prédomine un langage administratif [33]. C’est dans les termes du vocabulaire juridique romain que la plainte est exprimée, la menace formulée [34]. La maiestas du dieu est invoquée qui fonde ses pouvoirs d’investigation, l’enquête qui permettra de découvrir (invenire) les coupables, de réclamer (exigere) la restitution du bien. C’est bien la justice du dieu qui est sollicitée, celui-ci jugeant à son tribunal, « in suum rostrum ». En certains endroits de l’Empire, le sanctuaire semble bien avoir été le lieu d’une justice alternative à celle des tribunaux et la récurrence de formules types, le recours à un langage administratif illustrent la volonté de l’Empire d’encadrer strictement ces procédures [35].
30. Mais si l’analyse comparatiste met en lumière une forme de croyance répandue et un certain modèle commun d’action, cela ne signifie pas pour autant que partout les conduites, les aspirations aient été les mêmes [36]. Car, il ne faudrait pas l’oublier, les prières judiciaires mettent en œuvre des procès qui sollicitent l’intervention d’un dieu et c’est dans cette utilisation de l’irrationnel qu’elles pouvaient trouver des applications qui variaient selon les lieux et les mentalités [37].
31. Pour mieux comprendre ce type de procédure où la malédiction est utilisée comme moyen de pression sur l’adversaire, il peut être utile de se référer aux travaux des anthropologues. Autrement dit de passer outre la frontière du temps pour comparer les tablettes judiciaires de l’Antiquité avec les récits des ethnologues rapportant les coutumes en vigueur dans les sociétés exotiques [38]. Voici ce que dit Frazer à propos des Dayak de Bornéo. En cas de vol, la victime commençait par maudire en public et solennellement le voleur. Elle adjurait tous les esprits des eaux, des montagnes ou des airs de prêter l’oreille à ses paroles, puis donnnait les faits. En dernier lieu, venaient les imprécations maléfiques : « Si le voleur est un homme, qu’il échoue dans toutes ses entreprises ! Puisse-t-il souffrir d’un mal qui ne le tue pas mais le rende impotent, le torture sans répit et le mette à charge à autrui, que sa femme soit infidèle …S’il va à la guerre, qu’il s’y fasse tuer … Si le voleur est une femme, qu’elle reste stérile, ou si elle se trouve enceinte, puissent ses espoirs être déçus et son enfant mort-né ; ou mieux encore qu’elle meure en couches ! Que son, mari lui soit infidèle et la méprise et la maltraite… ». Le lendemain soir, le bien était restitué, déposé devant la porte du plaignant [39]. On peut encore citer les travaux de Catherine Baroin sur un mode extrême de résolution des conflits, chez les Rwa de Tanzanie [40]. A côté de la justice publique et en dépit des efforts de l’Eglise, lorsque les voies habituelles ne suffisent pas à régler un litige, est organisé un rituel qui exploite la crainte de la malédiction divine. Soumis à cette pression, le fautif est incité à se dénoncer et à payer la compensation pour le dommage causé. Les leçons de l’anthropologie sont claires et permettent de restituer le sens des prières judiciaires dans l’Empire romain. La malédiction vaut d’abord comme moyen de pression car, en fin de compte, le but de l’action est de restaurer la paix, fondamentale pour le bien-être de la communauté. Ce n’est qu’à défaut de restitution que le sort est jeté, le maléfice recherché, le châtiment divin requis.
32. Quant aux leçons de l’histoire, elles témoignent que quelles que soient les époques, à côté de la justice publique, fonctionnaient des justices alternatives, d’autres formes de justice qui, chacune à sa façon, devaient conduire à apaiser le conflit. Il faut donc se représenter un vaste éventail de procédures, une articulation complexe où chaque action prend son sens par rapport aux autres. C’est à jouer cette partie que les plaideurs s’employaient. Stratégies où chaque action vaut conduite et également enjeu en considération d’autres procédures plus contraignantes ou plus risquées.
33. Dès lors que penser de l’intrusion des justices alternatives dans les systèmes juridiques continentaux ? Menacent-elles véritablement leur structure ? Ou faut-il considérer qu’il ne s’agit finalement que de renouer avec le fil d’une certaine histoire ? Le fétichisme juridique a vécu. A l’aube du XXIe siècle, l’enjeu est important car c’est en saisissant mieux la réalité des passés nationaux que les juristes des systèmes continentaux pourront résister plus efficacement à certaines tentatives de marginalisation des justices publiques. L’essentiel est dans l’altérité et aussi dans les rapports de force, la densité des réseaux de solidarité. Lorsque ceux-ci ne sont définitivement plus, mieux vaut sans doute s’en remettre à la justice publique.
34. Réécrire l’histoire du droit impose de sortir des frontières spatiales et temporelles, de tenter aussi de s’affranchir des frontières de l’esprit. « Le droit est plus petit que les relations entre les hommes », disait Jean Carbonnier. Les rapports sociaux s’accommodent mal du strict rationalisme juridique et il faut penser le droit comme un phénomène social dont les hommes sont les acteurs ; les hommes avec leurs exigences, leurs limites, le besoin qu’ils ont de faire du procès un moment particulier de leur histoire, un temps fort qui leur appartient, où leur parole est entendue, quitte à être mise en forme. Procès passant par la conciliation, procès réalisant une théophanie, tout cela ne se laisse guère capturer et enfermer au sein d’une parfaite rationalité juridique. L’histoire, l’anthropologie montrent l’inanité du juridisme absolu. Le droit – et le terme même le dit bien, directum – est autre chose, doit être autre chose, une combinaison entre une certaine fiction et des réalités construites autour de consensus, la réalité de ceux qui la vivent [41]. La représentation du droit est à l’image des hommes qui le fabriquent, diverse car il est bien vrai qu’il y a plus de choses dans les vastes champs de la pratique que quelques juristes ne veulent parfois l’imaginer.
Soazick Kerneis soazick.kerneis orange.fr
Paris Ouest – Nanterre
Centre d’Histoire et d’Anthropologie du Droit (CHAD-EA 4417)
1 - Pomponius Mela, De Chorographia (éd. A. SILBERMAN, Paris, 2003, p. 71-72) 3, 2, 18 : Gentes superbae superstitiosae aliquando etiam immanes adeo, ut hominem optimam et gratissimam diis uictimam crederent. Manent uestigia feritatis iam abolitae, atque ut ab ultimis caedibus temperant, ita nihilominus, ubi deuotos altaribus admouere, delibant.
2 – Les prières judicaires
TOMLIN R.S.,”The Curse Tablets”, in B. CUNLIFFE (éd.), The Temple of Sulis Minerva at Bath vol. 2 : The Finds from the Sacred Springs (Oxford University Committee for Archaeology Monograph 16, Oxford 1998), p. 159-277. R.S.O. TOMLIN, « Votive objects : the inscribed lead tablets », in A. WOODWARD & P. LEACH, The Uley Shrines : Excavation of a ritual complex on West Hill, Uley 1977-1979, Londres, 1993, p. 113-130.
Concordia
Tab. Uley 72 : Deo sancto Mercurio Honoratus/conqueror numini tuo me per/didisse rotas duas et vaccas quat/tuor et resculas plurimas de/hospitiolo meo/roguaverim genium numinis tui ut ei qui mihi /fraudem/fecerit sanitatem(manque : tolleat) et non per/mittas nec iacere nec sedere nec/bibere nec manducare si baro/si mulier si puella si servus/si liber nisi meam rem ad me/pertulerit et meam concordiam/hanuerit itratis precibus ro/go numen tuum ut petitio mea/statim pareat me vindica/tum esse a maiestate tua
Au chaudron, eau et sang
Tab.Sul. 4 (capitales) : Qu(i) mihi Vilbiam in(v)olavit/Sic liquat com
Tab.Sul. 31 ( cursive ancienne) : Si cus (=quis) vome/rem Civilis/involavit/ut aini(o) conce/suua in tem/plo deponat/(c)o(m) vom/(erem) (.......)/(.. si se)rvus/si liber si li/bertinus (..)/in annio/finem faci/(e)m
Tab.Sul. 44 (cursive ancienne) : (avers)(courte lacune : le nom ?) dono si mul(ier) si/baro si servus si lib/er si puer si puel/la eum latr(on)/em qui rem ipsa/m involavi(t) d/eus (i)nveniat
(revers) ain(o me)um qui levavit (e)xc/on(v)ic(tu)s s(i)t templo Sulis/dono si mulier si baro si ser/vus si liber si pure (=puer) si puella/et qui hoc fecerit san/guem suum in ipsmu (=ipsum) aen/um fundat
Tab. Brandon (Norfolk) (cursive nouvelle) : sera duas oris duas /si servus, si ancilla si libertus si/liberta si mulier/si baro popia ferr/ea enec ( ?) furtum fece/rit domino Neptuno/corulo parentatur
Tab.Sul. 40 : Qui Calamae ea / negat, sanguine / (suo) in eniio / deticat
Tab.Sul 98 (en cursive nouvelle, plaquette plus épaisse, non roulée) : Seu gentilis seu c/h(r)istianus quaecumque utrum vir/(u)trum mulier utrum puer utrum puella/utrum s(er)vus utrum liber mihi annia(n)/o ma
Tab.Sul. 37 (cursive ancienne) : (avers) illorum anima /lassetur (=laxetur)/ Titumus Sedileubi /(filius) Sediacus / aque sanum. (revers) Exsibuus/Lothuius/Masc(e)ntius/Aesibuas/Petiacus