1. Ce dossier spécial est consacré à l’histoire du droit international. Il regroupe sept contributions portant sur divers aspects de cette sous-discipline de l’histoire du droit qui connaît un essor historiographique majeur dans le monde, mais plus relatif en France [1]. En effet, aucune section ne portait sur l’histoire du droit international dans l’ouvrage collectif récent qui présentait les tendances actuelles et les nouveaux champs de l’histoire du droit en France [2]. Néanmoins, on ne peut omettre de mentionner les travaux d’Emmanuelle Tourme-Jouannet, de Dominique Gaurier ou encore ceux de Dzovinar Kévonian et Philippe Rygiel qui font exception dans un champ académique français relativement peu fréquenté ni institutionnalisé [3].
2. Depuis les ouvrages pionniers de Marti Koskenniemi, figure emblématique des Critical Legal Studies, la discipline n’a cessé de se renouveler [4]. Nous disposons dorénavant de plusieurs ouvrages de référence publiés au début des années 2010 à l’image de l’Oxford Handbook of the History of International Law ou du Elgar Research Handbook on the History and Theory of International Law [5]. Par le biais des revues comme la Revue d’histoire du droit international (Brill, depuis 1999) ou Jus Gentium. Journal of International Legal History (The Lawbook Exchange, depuis 2016) et des collections de monographies (The History and Theory of International Law, Oxford University Press, depuis 2013 ; Studies in the History of International Law, Brill, depuis 2010 ; Studien zur Geschichte des Völkerrechts, Nomos Verlag, depuis 2001), de nouvelles approches et perspectives ont émergé ces dernières années [6]. Cet essor ne concerne pas seulement la littérature, mais également les sources primaires. La collection de traités rassemblés par Clive Parry (Consolidated Treaty Series) vient d’être numérisée et éditée à nouveau sous la direction de Randall Lesaffer (Oxford Historical Treaties) [7].
3. Il est possible de ranger les nouvelles approches dans trois axes principaux [8]. Tout d’abord, l’histoire intellectuelle attentive aux contextes, ainsi qu’aux influences sociales, culturelles et politiques en lien avec les recherches menées par l’école de Cambridge et ses émules et la Begriffsgeschichte de Koselleck et ses héritiers [9]. Ensuite, une histoire globale basée sur des approches post-coloniales et transnationales et une analyse des empires et des administrations coloniales [10]. Ici, les recherches les plus récentes cherchent à analyser dans quelles mesures « les autres acteurs » (publics et privés) et les soi-disant « périphéries » ont conditionné le développement du droit international. Cette approche mène en outre à des tentatives de chronologies géographiquement ou culturellement différentes, censées refléter les multiples influences réciproques entre cultures juridiques du droit international, à l’image du récent ouvrage interpellant d’Anthea Roberts : Is international law international ? [11] Enfin, une troisième approche se concentre sur histoire sociale et culturelle du droit international. Les études les plus récentes portent sur la production et les circulations des savoirs juridiques, les lieux et les acteurs de la diffusion, l’analyse des réseaux et une prosopographie des « juristes internationalistes » [12]. Cette histoire sociale prend aussi en compte les différents types de sociétés internationales étudiées en relation avec les systèmes de régulation correspondants [13].
4. Si les approches méthodologiques peuvent varier, les objets de l’histoire du droit international sont tout aussi multiples. Dans un puissant article de synthèse, Ignacio de la Rasilla del Moral a esquissé des histoires des « idées et théories internationalistes », des « institutions internationales », des « normes internationales » ou encore du droit international économique menant à une « fragmentation sous-disciplinaire » de l’histoire du droit international [14].
5. Le tournant historiographique de l’histoire globale, mondiale ou transnationale [15] a inspiré les historiens du droit comme indiqué plus haut [16]. Cependant, il convient de souligner que cette démarche ne mobilise pas seulement les sources et traditions culturelles extra-européennes, mais également les archives très riches et vastes des chancelleries européennes [17]. En revisitant les traités conclus par les puissances européennes de l’époque moderne et contemporaine, [18] l’historien du droit peut juxtaposer et comparer les logiques appliquées au contrôle du territoire, au droit des conflits armés ou encore à la régulation du commerce [19].
6. La nécessité d’établir un dialogue entre le droit privé et le droit diplomatique dans l’histoire du droit international est au cœur de l’essai de Dante Fedele [20], qui étudie l’aspect fondamental de la diplomatie, à savoir le concept de la représentation du souverain par l’ambassadeur à travers les différentes positions prises par les juristes médiévaux, tels que Bernardus Parmensis, Bartolus da Sassoferrato, jusqu’à Alberico Gentili. Fedele encourage une étude de l’histoire du droit international plus attentive aux sources médiévales et se concentre sur le rôle que le concept de représentation en droit privé a assumé dans la création de la représentation de l’ambassadeur.
7. Une figure-clé du xviiie siècle, l’abbé de Saint-Pierre, qui a connu une grande renommée pour la publication en 1712, lors des négociations du congrès d’Utrecht, du Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, est le protagoniste de l’essai de Frederik Dhondt. Par le biais de l’étude des éditions suivantes du traité en 1713 et 1717, il apparaît que le but de Saint-Pierre était de convaincre les élites politiques françaises et étrangères. Cela aurait-il pu avoir une chance sans référence aux opérations politico-légales en cours du système interétatique ? Les principaux décideurs de la France de l’après-Louis XIV apparaissent derrière le rideau de la philosophie.
8. Notre dossier thématique couvre également l’histoire des juristes, aussi bien comme artisans du discours académique du droit international, que comme acteurs de sa pratique politique. La théorie et la pratique s’interpénètrent, tout comme dans les débats scientifiques plus généraux de l’époque contemporaine à partir de Kant. Nous pouvons constater ce mélange aux deux extrémités du continuum, allant de la formation diplomatique de la Restauration jusqu’à l’école de droit renommée de Vienne.
9. Raphaël Cahen exploite des matériaux d’archives inédits pour enquêter sur le comte d’Hauterive, une figure majeure de la bureaucratie française des affaires étrangères. Le rôle d’Hauterive ne fut pas seulement politique mais également institutionnel. Il fut à l’origine d’une académique diplomatique (École des diplomates). Pas moins de quatre-vingt-dix de ses élèves occupèrent des postes dans l’Europe de la Restauration. L’analyse que fait le comte du droit public de l’Europe, de la neutralité et du droit des gens en général, révèle les contours du nouveau paradigme des relations internationales issu de la Révolution française. Hauterive condamne Vattel, dont le traité « contradictoire » est accusé de favoriser la perfide Albion. Pufendorf et Wolff ne trouvent pas grâce non plus, mais Rayneval et Grotius bénéficient bien de sa faveur. Cahen démontre comment six heures de travail par jour dans les archives avec un maître de stage contribuaient à la professionnalisation de la diplomatie. Les pupilles d’Hauterive étaient envoyés en mission diplomatique, afin de bénéficier immédiatement de l’interpénétration optimale du droit des gens et de la politique étrangère. L’article conclut en indiquant le succès remarquable de trois des élèves d’Hauterive, qui ont favorisé la juridicisation des relations internationales par leur activité au sein du Comité consultatif du contentieux du ministère des Affaires étrangères : Portalis (fils), Mounier (fils) et Siméon (fils).
10. Sebastian Spitra analyse la production en droit international de l’école de Vienne autour de Kelsen, à partir d’un paradigme d’histoire intellectuelle, combiné avec la méthode d’analyse du discours. Selon Spitra, les juristes viennois essayèrent de compenser l’amputation territoriale effectuée par le traité de Saint-Germain-en-Laye (1919). La République d’Autriche ne consistait plus qu’en un territoire relativement petit. Cependant, la communauté des juristes visait à « s’intégrer dans la communauté plus large et transnationale, ainsi que dans ses discours ». Les juristes autrichiens contribuèrent à non moins de cent entrées du Wörterbuch des Völkerrechts und der Diplomatie. Ils traitèrent des questions très larges, allant de la souveraineté aux implications économiques du traité de Saint-Germain-en-Laye. Spitra démontre la généalogie de la doctrine internationaliste, qui trouve ses racines dans le droit constitutionnel de l’empire austro-hongrois (1867-1917, la Staatsrechtslehre autrichienne). Lammasch, dernier premier ministre de l’Empire autrichien, défendait les avantages de l’empire multinational, comparé à ceux de l’État-nation de 1919. Strisower et Verdross combinaient les ordres internationaux et nationaux. Ainsi, l’école de Vienne du droit international était l’héritière de celle des constitutionalistes.
11. L’article d’Elisabetta Fiocchi s’inscrit dans une approche d’histoire intellectuelle et globale et d’analyse des réseaux des juristes internationalistes. Le but de son article est de redéfinir la signification du droit international dans la pensée des internationalistes italiens de la fin du xixe et du xxe siècle et d’étudier la circulation des savoirs juridiques tant dans la péninsule italienne qu’à travers l’Europe, les colonies et les empires. Elle analyse dans un premier temps la tension entre internationalisation et nationalisation des sociétés et des États pendant le xixe siècle et souligne l’internationalisation du discours légal à travers les expériences coloniales. En Italie, c’est Mancini qui enseigne le droit international à Turin dès 1851 puis Pierantoni à Modène en 1865. Ainsi, le principe de nationalité et la fondation du droit international coïncident. Par ailleurs, c’est par l’histoire et la comparaison que le droit international va se construire dans un lien intime avec le droit constitutionnel comparé. Pendant longtemps les deux matières sont enseignées ensemble. De plus les traductions et le mouvement de codification du droit vont permettre les liens et les échanges et la circulation des savoirs juridiques entre les juristes internationalistes. Enfin, l’éducation coloniale et la scuola diplomatico coloniale ont accéléré la diffusion du droit international dans une perspective globale.
12. L’argument central de l’article de Maria Adele Carrai [21] est de fournir le point d’observation de la Chine dans la formation du droit international, en analysant la position chinoise dans le turn to history avec le but de mettre en évidence des stratégies visant, comme dirait Dipesch Chakrabarty, à « provincialiser l’Europe » [22]. L’auteur, à travers un dialogue entre l’histoire du droit international chinois au xixe siècle et celle plus récente, réfléchit sur la nécessité d’inclure dans l’approche globale l’étude non seulement du droit mais aussi de l’imbrication des ordres normatifs. Cela permettrait de placer le droit international dans un ordre normatif et dans une perspective spatio-temporelle plus large.
13. Anne-Charlotte Martineau rappelle au préalable trois apports historiographiques dans le développement des études sur l’histoire du droit international à travers les « Critical Legal studies », la socio-histoire et le « Turn to History » en droit international. Un débat entre internationalistes positivistes et les historiens incite à poser la question du « comment » et du « pourquoi » étudier l’histoire du droit international notamment dans le domaine de l’histoire de l’esclavage. Un autre débat de l’historiographie se concentre sur la tension entre la réalité de l’esclavage moderne et son interdiction par le droit international, de même que sur l’anachronisme lié à l’étude de l’abolition de la traite négrière transatlantique dans le cadre du droit international contemporain. Anne-Charlotte Martineau étudie l’histoire de la définition de l’esclavage et la tension entre esclavage et travail forcé. Elle souligne la fragmentation du droit international anti-esclavagiste et l’existence de deux écoles de pensées dans la définition juridique de l’esclavage : les « restrictivistes » et les « expansionnistes ». Enfin, elle indique que de nouvelles perspectives en lien avec l’économie politique et l’histoire des compensations financières (Haïti et République dominicaine notamment) s’ouvrent aux chercheurs dans le domaine de l’histoire du droit international.
14. Ainsi, l’objectif de ce volume est de présenter, à travers différentes perspectives spatio-temporelles, l’histoire du droit international dans sa polyvalence, dans ses relations avec d’autres ordres normatifs et dans la multiplicité de ses acteurs. Nous remercions les contributeurs et les lecteurs anonymes désignés par le comité de rédaction de la revue Clio@Thémis de leur précieux apport [23]. Ce panorama ne peut qu’être incomplet, vu la richesse des publications indiquées en note de bas de page. Cependant, nous formulons le pieu souhait que le lecteur soit guidé vers l’élargissement de son propre horizon [24].
Raphael Cahen (Vrije Universiteit Brussel), Frederik Dhondt (Vrije Universiteit Brussel/Université d’Anvers) et Elisabetta Fiocchi Malaspina (Zurich University)