1. S’intéresser aux pratiques judiciaires d’une société du passé, observer le déroulement d’un procès à l’aide des archives judiciaires conduit d’emblée à constater la place centrale que prend l’argumentation. Si les mots – dits et écrits – produits dans ce cadre sont pléthore, ils s’inscrivent généralement dans une visée stratégique qui a pour but de convaincre. Les plaideurs – souvent assistés par des juristes professionnels – cherchent à démontrer la légitimité de leur cause. La partie adverse réplique pour défendre ses propres intérêts. Dans les affaires criminelles, la recherche de la vérité se conjugue à la nécessité pour les uns d’établir la culpabilité, pour les autres de démontrer l’innocence ou l’irresponsabilité. Les avocats cherchent à leur tour à élaborer leur plaidoyer afin d’obtenir une issue favorable pour leurs clients. Autorité à convaincre, les juges doivent également argumenter lorsqu’il s’agit de délibérer et de formuler une décision, pour qu’elle soit recevable aux yeux des différents groupes d’opinions, de leurs pairs, du politique, mais aussi du “public”. Ces constats somme toute banals constituent le point de départ d’une réflexion sur ce qu’est l’acte d’argumenter dans un lieu de la justice.
2. Proposer ici une série d’articles s’intéressant au déroulement du procès au travers de la problématique d’argumentation correspond à une préoccupation – affirmée ces dernières années dans l’ensemble des sciences sociales – appelant à la prise en compte des activités langagières des acteurs sociaux [1]. Si une position exclusivement dogmatique clamant la modernité de ces propos ne serait guère fructueuse [2], il y a là très certainement une opportunité de questionner le statut même de cet objet et d’enrichir notre connaissance empirique de recherche [3]. Et cela d’autant que l’articulation de la thématique d’argumentation – même si elle n’est pas abordée en soi – avec celle de la justice relève d’un certain acquis en histoire et en histoire du droit. À cet égard, il convient en effet de signaler une série de remarques et travaux mettant en exergue le statut particulier des énoncés qui constituent les sources judiciaires. Dans un ouvrage désormais classique, Natalie Zemon Davis remarquait avec Hayden White la dimension « fictive » de la narration de crimes telle qu’on la rencontre dans les lettres de rémission [4]. Des travaux sur les mémoires judiciaires comme les factums ont à leur tour démontré comment ces écrits produits dans un contexte judiciaire et mis en circulation en dehors des tribunaux pouvaient avoir un rôle important pour l’émergence de l’opinion politique [5]. Les termes de « stratégie » qu’on trouve sous la plume des historiens analysant les sources judiciaires illustrent également le caractère actif des discours produits en relation avec la justice. Quant aux historiens s’intéressant à la question précise de la motivation du jugement, leurs analyses soulignent que la décision judiciaire relève en soi d’un travail d’argumentation [6], d’une part, et que ce processus cognitif intègre différents présupposés sociaux, politiques et religieux, « pour éviter d’employer le terme péjoratif de “préjugé” » [7] d’autre part.
3. Ainsi, s’inscrivant dans un parcours de recherches déjà esquissé, le présent dossier a pour originalité d’analyser les formes d’argumentation qui se sont développées à un moment précis d’un processus judiciaire. Quelques ensembles de réflexions mettront en lumière une pluralité de sources judiciaires révélatrices des propos et débats tenus au sujet de conflits de nature différente. Cela conduira notamment à évoquer une pluralité de règles régissant la marche des procédures dans différentes juridictions sur une période allant de l’Ancien Régime à l’époque contemporaine, en Europe occidentale, et en France, en particulier.
4. Au fil des articles, on remarquera d’emblée la place importante consacrée aux sources d’argumentation émanant des cours souveraines de l’Ancien Régime. Isabelle Arnal-Corthier analyse « les lettres de cassation » que certains accusés présentaient pour obtenir la cassation de la procédure en première instance devant le parlement de Toulouse à la fin du XVIIe siècle. Là où la loi – l’ordonnance criminelle de 1670 – prévoyait une procédure expéditive, il y avait en pratique la possibilité pour un accusé de s’appuyer sur une défense écrite rédigée par un procureur ou un avocat. Alain Wijffels s’intéresse à son tour aux procédures en révision au Grand Conseil de Malines. Alors que la loi n’admettait la révision qu’en cas d’erreur de fait, l’argumentation des demandeurs en révision, rédigée par leurs conseils – et servant de référence aux juges – faisait régulièrement abstraction de la distinction entre “fait” et “droit”, surtout lorsqu’il était question de l’application de la coutume. L’étude des argumentations permet ainsi d’interroger ces catégories juridiques aux regards des pratiques et d’expliciter la marge d’appréciation dont le juge disposait pour décider de la recevabilité de la demande. À partir de la pratique du parlement de Flandre, Jacques Lorgnier prend appui sur les arguments des parties tels que les registres de “sentences étendues”, notamment dans des conflits possessoires et pétitoires à la fin du XVIIe siècle. Suivre ces sources qui retracent les dires des parties le mène notamment à souligner une certaine souplesse de la procédure civile permettant aux parties de construire progressivement leurs débats, avec la possibilité le cas échéant de corriger ou rectifier des fautes ou des erreurs.
5. Avec Marco Cavina, notre regard se déplace vers l’Italie au début de l’époque moderne et vers une littérature juridique particulière, les « consilia pro veritate », qui étaient des argumentaires élaborés par les juristes savants à la demande des parties dans le cadre d’un procès. La polémique lancée par André Alciat remettait en cause leur structure dialectique ainsi que l’excès de citations auquel se livraient les auteurs des consultations. Si son opinion resta minoritaire, notons qu’elle explicitait les biais que ces écrits dotés d’une valeur doctrinale pouvaient contenir.
6. À regarder de près la fabrique de l’argumentation, on remarquera la présence indispensable des juristes – savants, praticiens, magistrats –, maîtres à la fois de l’écrit et du langage du droit. Qu’en était-il de la possibilité ou non de la prise de parole pour un simple justiciable ? S’intéressant à cette question, Naoko Seriu analyse les cas d’individus ayant acquis par achat ou par « troc » les uniformes de soldats déserteurs et poursuivis comme fauteurs de désertions par la prévôté de Bretagne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’analyse de leurs dépositions semble indiquer leur capacité à négocier, au moins par moments, avec la justice prévôtale pourtant réputée pour sa rigueur.
7. À ces réflexions menées à partir des sources de l’Ancien Régime, s’ajoutent deux contributions sur l’époque contemporaine. Bruno Debaenst s’est intéressé aux arguments déployés dans les procès d’accidents de travail en Belgique pendant les trois dernières décennies du XIXe siècle. Il montre notamment comment les demandeurs – à défaut d’une législation spécifique – cherchaient à faire appliquer les différents articles du code Civil concernant la « responsabilité non contractuelle ». On relève alors la dimension technique du langage mobilisé – due à la traduction opérée par les juristes. Quant à Frédéric Chauvaud, il souligne l’efficacité des « arguments qui mobilisent les affects » à travers l’analyse des scènes judiciaires jouées dans les cours d’assise pendant la Troisième République. En se fondant sur les chroniques judiciaires, il démontre comment la larme versée, la peur suscitée ou le rire provoqué pendant l’audience apparaissent comme autant d’éléments déterminant la décision du jury. Avec cet article, les apports de l’histoire des émotions [8] à l’analyse de l’argumentation judiciaire se révèlent probants et invitent à des rapprochements qu’on souhaite plus nombreux entre les différentes approches des discours tenus pendant et autour des processus judiciaires [9] .