Éléments d’une sociologie des agencements étatiques.
« L’État, c’est à la fois ce qui existe, mais ce qui n’existe encore pas assez. »
Michel Foucault
Introduction : Le lieu sociologique de l’État
La sociologie de l’État a-t-elle eu lieu ?
La question peut paraître insolite. Les sociologues n’ont-ils pas porté un intérêt soutenu à l’État ? N’ont-ils pas construit depuis la naissance de leur discipline un corpus de connaissances assurées qu’ils se sont régulièrement efforcés de parfaire par l’enquête et l’invention théorique ? Ainsi, ne disposerait-on pas aujourd’hui d’un ensemble de descripteurs permettant de rendre compte de la genèse de l’État, de sa forme et de son fonctionnement ? Ces questions appellent spontanément des réponses affirmatives. Et pourtant il persiste un doute. On constate que ceux qui ont fait de l’État l’objet principal de leurs recherches estiment souvent que la sociologie de l’État est un parent pauvre de la discipline. Le nombre et la qualité des travaux seraient en deçà de ce à quoi on s’attendrait, et les connaissances, faiblement cumulatives. Ainsi, au milieu des années 1980, un ensemble d’auteurs publie un ouvrage collectif présentant les travaux qu’ils ont consacrés depuis une dizaine d’années aux études sociales de l’État. Le titre qu’ils lui donnent est éloquent : Bringing the State back In. Il indique le sens de leur entreprise : accorder (enfin) à l’État la place qu’il mérite, l’installer au cœur des sciences sociales – ce qui, jusqu’ici n’aurait pas été fait [1]. Au même moment, Pierre Birnbaum, cherchant à développer la sociologie de l’État en France, en arrive à des conclusions similaires : l’État aurait fait « figure de grand absent » dans l’histoire de la sociologie [2]. Dans les années 1990, le constat ne change guère : Philippe Braud note également « qu’on ne peut qu’être frappé par la place extrêmement modeste occupée par l’État » dans la sociologie, « de Durkheim à Bourdieu [3] ». Au début des années 2000, Bob Jessop appelle de nouveau à « réintroduire l’État » : vingt ans après le premier appel, c’est un sec « yet again » qu’il adjoint au désormais fameux Bringing the State Back In dans le titre d’un article où il dresse un bilan de la sociologie de l’État depuis le début des années 1980 [4].
Ces quelques éléments attirent l’attention sur un phénomène singulier : la sociologie de l’État semble toujours s’énoncer sur le mode du scrupule. Si, d’un côté, on relève que la sociologie n’a jamais fait l’impasse sur l’État, cela n’empêche pas, de l’autre, de constater la faiblesse des énoncés sociologiques qui s’y rapportent. Une manière de préciser la nature de cette étrangeté consiste à s’interroger sur le mode de présence de l’État dans le discours sociologique. On s’aperçoit alors que ce mode est essentiellement de nature historique, au sens où la présence de l’entité étatique s’impose par son caractère ubiquitaire dans la l’horizon de réalité de la sociologie. Comme l’a montré Peter Wagner, la discipline sociologique entretient un rapport de dépendance quasi organique avec l’État [5] : la « société des sociologues » correspond au type de société qui s’offre à l’observation ; or, s’il y a un qualificatif qui sied à ces sociétés qui sont l’objet de la sociologie depuis sa naissance, c’est bien celui d’étatique [6]. Ainsi, dans la mesure où l’État est une puissance essentielle des sociétés que la sociologie étudie, il n’est guère étonnant qu’il s’incruste dans les énoncées qu’elle produit. Quel que soit le thème qu’on choisit d’étudier, l’on est toujours confronté à un titre ou un autre à l’État. Mais cette omniprésence ne constitue pas encore une sociologie de l’État en tant que telle. Elle est le reflet du monde que la sociologie s’efforce de décrire, mais ne fait pas pour autant de l’État un « objet épistémique ». Sous ce rapport la question de la présence de l’État amène une réponse plus nuancée.
Il ne fait pas de doute que le monde historique est, pour la sociologie, le terrain sur lequel les connaissances s’élaborent. La question qui se pose est celle du passage de la réalité des accomplissements historiquement situés à la production de connaissances à partir de ces accomplissements [7]. C’est là que se situe, en effet, la difficulté majeure en ce qui concerne l’État. Dans cet article, nous souhaiterions présenter une démarche qui nous semble susceptible de permettre d’avancer dans la résolution de cette difficulté. La notion topique que nous introduirons à cet effet sera celle d’« épreuve d’État ». Cette notion vise à jouer le rôle d’opérateur de passage entre, d’un côté, des accomplissements historiques de l’État et, de l’autre côté, la préhension de cette réalité étatique en train de se faire dans le régime de connaissance des sciences sociales. À première approximation, l’épreuve d’État peut donc être définie comme l’occasion génératrice d’un savoir sociologique. La notion devra donc être entendue simultanément comme « épreuve historique » en tant qu’elle produit des explicitations collectives orientées vers l’État et comme « épreuve de connaissance » qu’elle devient dès lors que ces explicitations sont saisies par un dispositif qui soumet l’expérience historique à un raisonnement de type expérimental.
La réflexion qui suit s’articulera de la façon suivante. Dans un premier temps nous préciserons la manière dont se présente le problème sociologique de l’État en mettant l’accent sur ce qui nous apparaît être sa dimension la plus constitutive : le hiatus entre, d’un côté, la contrainte empirique caractéristique du régime de production du savoir sociologique qui nécessite que les phénomènes observés soient situés, et de l’autre, la propriété de l’État de s’offrir toujours comme une totalité englobante. La question qu’on soulèvera est la suivante : comment situer une totalité ? La notion d’épreuve d’État permet précisément d’assigner un lieu empirique à l’analyse sociologique de l’État. Elle offre la possibilité de résoudre le paradoxe en isolant des séquences observables à travers lesquels l’État s’accomplit, dans la réalité historique, comme totalité. Ensuite, dans un second temps, on appliquera cette proposition à un cas d’étude circonscrit : on suivra ainsi l’installation, le déploiement et la clôture de l’épreuve du terrorisme à laquelle a été confrontée la République fédérale d’Allemagne au cours des années 1970. Il s’agira de montrer comment, à travers ce conflit, l’État se constitue en problème et comment, dans ce mouvement, il devient un objet d’explicitations et de spécifications collectives. À l’issue de ce parcours, nous pourrons revenir à notre question de départ afin d’indiquer certaines implications de la démarche engagée et d’approfondir, en la précisant, la valeur heuristique de la notion d’épreuve d’État.
Le problème de l’État dans les sciences sociales
Savoir si la sociologie de l’État a eu lieu, peut se comprendre comme une interrogation quant à son lieu – étant entendu qu’il s’agit alors d’une topique, d’une matrice par rapport à laquelle les énoncés qui, dans les sciences sociales, se rattachent à l’État prennent sens. Le doute quant à la réalité de la sociologie de l’État peut alors se retraduire en un constat d’indétermination de ce lieu : ce dernier apparaît en effet flou, indéfini, confus. Partons donc de cette question simple : où est l’État ?
Réalisme sociologique et paradoxe méréologique
À cette question, on répondra naturellement, tout d’abord, que l’État est le centre politique de la société. On dira ainsi qu’il s’incarne dans un ensemble institutionnel dans lequel opèrent des groupes sociaux repérables. On verra ainsi dans telle loi votée par le parlement, dans tel décret pris par une instance exécutive, ou encore dans tel règlement appliqué par un fonctionnaire, l’expression de l’État. Au-delà de ce premier repérage du lieu de l’État comme centre politique et administratif, il serait possible de débusquer d’autres expressions de l’État plus diffuses. Ainsi, par exemple, on pourrait voir l’État dans le policier réglant la circulation, dans le juge notifiant une décision ou encore dans l’agent administratif derrière l’hygiaphone de son guichet. Certains attribueraient peut-être même un caractère étatique aux prescriptions de toute sorte qui cadrent les activités les plus quotidiennes et qui sont dans certains cas matériellement présents sous la forme d’inscriptions, tandis que dans d’autres cas leur existence n’est rappelée qu’en cas de transgression. L’État, on pourrait encore le voir dans les bâtiments publics, dont le caractère étatique est d’autant plus prégnant qu’ils sont parés du drapeau national. De l’État, on connaît aussi les organigrammes, les tableaux synthétiques ou encore les annuaires de la fonction publique qui renseignent sur sa composition. La liste pourrait être allongée à souhait. Et à mesure qu’on avancerait, on s’éloignerait de la vision de l’État comme centre politique : l’État occuperait au contraire une série ouverte de lieux, manifesterait sa présence dans une multitude de situations, apparaîtrait sous la forme d’un réseau hétérogène.
Que l’on opte pour une version restrictive et concentrée ou pour une version extensive et délayée, la question du lieu de l’État reste pourtant ouverte. Car en quoi, en effet, ces diverses expressions, ces manifestations, ces présences, ces actions, ces objets, ces institutions, ces fonctions, ces entités peuvent-elles être dites d’État ? En quoi précisément est-ce l’État qui prend une décision lorsqu’un ministre procède à un arbitrage ? En quoi est-ce l’État qui règle la circulation lorsqu’un fonctionnaire de police se substitue à un feu tricolore ? En quoi le bâtiment est-il étatique dès lors qu’il est protégé par des gendarmes ? En quoi encore l’organigramme fonctionnel des instances de décision politique désigne-t-il, en effet, l’État ? La question, on le voit, pourrait être soulevée pour tout événement, situation, objet, forme, entité, fonction, personne, institution que nous qualifions ordinairement d’étatique. Elle pointe vers un constat général : avoir affaire à l’État, c’est toujours uniquement avoir affaire à des singularités qui ne sont jamais l’État en tant que tel, mais des morceaux, des parties, des éléments d’une totalité qui, en tant que telle, reste insaisissable mais dont l’existence est pourtant une condition pour que la qualification d’étatique puisse intervenir [8].
Cette configuration recèle une difficulté pour la sociologie. Les sciences sociales constituent un programme empirique qui repose sur l’identification de la société comme ordre factuel, historique et consistant [9]. Or, qui dit programme empirique, dit observer, décrire et expérimenter [10]. Et observer, décrire, expérimenter réclame de se confronter à la concrétude des « choses ». Qu’en est-il dès lors que le phénomène envisagé est l’État ? Le régime de présence particulier de l’État, qui est celui d’un être qui se dérobe dans le mouvement même de sa localisation, constitue pour le réalisme sociologique un défi tout particulier : si la contrainte empirique implique qu’il convient de repérer le lieu où l’objet de connaissance se rend observable, descriptible et expérimentable, l’opération conduit, dans le cas de l’État, à l’effacement de l’objet de connaissance visé. Cette difficulté a été maintes fois évoquée tout au long de l’histoire des tentatives d’appréhender sociologiquement l’État. Georges Burdeau l’a formulé avec une particulière clarté en écrivant que l’État « n’appartient pas à la phénoménologie tangible » et qu’il est « au sens plein du terme, une idée [11] ». Si ce constat était vrai, il signerait l’impossibilité d’une sociologie de l’État (car au mieux on parviendrait dans cette perspective à formuler une sociologie de l’idée étatique). Mais alors, comment pourrions-nous rendre compte de cette multiplicité de situations, d’êtres, d’objets, de fonctions, de formes, d’événements qui traversent les sociétés dans lesquelles nous vivons et dont nous disons qu’elles sont, en effet, des manifestations de l’État ?
Ce paradoxe de l’État est constitutif du problème sociologique de l’État [12]. Et il est de taille : du fait de la structure même du programme sociologique qui prescrit que les énoncés doivent procéder de l’observation, de la description et de l’expérimentation, l’absence de lieu empirique pour capter l’État en tant que tel conduit immanquablement à l’absence de lieu théorique. La prégnance de ce problème est si grande qu’il constitue un traceur de choix pour rendre compte de la carrière de l’État dans l’histoire de la sociologie.
L’impossible proscription de l’État
Deux tendances contraires peuvent, sous ce rapport, être caractérisées. La première consiste purement et simplement à se dégager de l’État. Comment qualifier autrement le geste mille fois accompli qui consiste à évacuer l’État comme objet d’investigation sur la base du constat de son inconsistance et à se déporter sur d’autres catégories jugées plus pertinentes et d’autant plus aptes à approcher la réalité des phénomènes politiques qu’elles percent l’écran de fumée de l’État. Pour les représentants de cette première tendance, il n’y a, tout d’abord, aucune utilité à faire une place à l’État dans le vocabulaire descriptif des sciences sociales : d’autres notions désigneraient de manière plus appropriée les phénomènes que le mot vise à décrire. Ensuite, s’y ajoute parfois l’argument selon lequel garder la notion d’État constituerait un encombrement heuristique dans la mesure où le recours au mot à lui tout seul impliquerait qu’on véhicule automatiquement toute une série de significations qui se sont attachées à lui : ainsi, parler d’État, c’est toujours en même temps parler de souveraineté, de frontières, de pouvoir central, de nation, etc. – notions qui du même coup restent non-interrogées. Que l’accent soit mis sur l’un ou l’autre versant de cette argumentation, la notion d’État a été régulièrement soumise à la critique [13]. Il a été affirmé la nécessité de lui substituer pour décrire les phénomènes qu’il recouvre, des notions considérées comme plus opératoires scientifiquement. La notion de « système politique », si cruciale dans la sociologie politique américaine de l’après-guerre, avait explicitement été conçue dans ce dessein [14], de même que, plus récemment, le concept de « gouvernementalité » [15]. De manière moins explicite, le déplacement vers les problématiques de l’analyse des classes, de la bureaucratie ou des politiques publiques peuvent également conduire au contournement de la question de l’État.
La seconde tendance prend le contre-pied de la première. Elle peut se définir, pour reprendre les termes de Timothy Mitchell, à partir du constat que « l’État refuse de disparaître [16] ». Ce constat est à entendre de la manière suivante : en dépit des efforts des sociologues et des politistes, la réalité de l’État continue à s’imposer. Les sciences sociales se rendraient donc coupable d’un « oubli de l’État » auquel il convient de remédier car il occulterait, par un aveuglement tenant au mieux à l’incompétence, au pire à des options idéologiques, que l’État est une puissance essentielle des sociétés modernes qui en détermine de manière décisive l’évolution. Peut-on, s’interroge-t-on, omettre de prendre en considération cette entité qui redistribue les richesses et codifie les comportements à l’échelle de tout un pays ? Qui condamne les criminels et organise la démocratie ? Qui jugule les épidémies et déclenche les guerres ? Les représentants de cette tendance se présentent comme les défenseurs d’un « étatisme » dans les sciences sociales qui consiste à affirmer que l’État est un ordre causal indépendant et par conséquent en lui-même déterminant pour le devenir historique des sociétés ; ils s’opposent ainsi notamment aux approches qui chercheraient à localiser les déterminations de l’État dans les besoins et les intérêts de la société et négligeraient ainsi de prendre en compte la capacité spécifique de l’État d’agir par lui-même et ainsi d’être non pas déterminé, mais déterminant [17]. En dépit de la diversité des combinaisons qui ont servi à l’intérieur de cette tendance à rendre compte de l’État, en dépit aussi de la pluralité des terrains d’étude, il reste une constante : l’affirmation selon laquelle l’État est un accumulateur de forces considérables qu’il détient en propre. Ces forces façonnent la forme qu’il prend et les fonctions qu’il accomplit. Elles lui confèrent une autonomie et une indépendance qui l’autorisent à affronter d’autres forces sociales, et souvent lui permettent de l’emporter. Dans sa version la plus radicale, cette tendance conduit à pousser aux extrêmes le schème de la dissociation entre État et société pour en faire deux entités situées sur un même plan ontologique [18].
La sociologie de l’État évolue dans l’échange de coups entre ces deux tendances. Pourtant, les représentants de l’une comme de l’autre se trompent dans la mesure où ils font de la présence ou de l’absence de l’État, de son caractère déterminant ou déterminé un préalable qui nécessiterait d’être tranchée a priori. Ou bien l’État ne serait qu’une (fausse) idée et il faudrait en faire fi. Ou bien il serait une présence impérieuse et il faudrait lui accorder tout son poids de Léviathan. Une telle configuration ne laisse aucune place à une troisième solution qui consiste à reconnaître que la tension entre sa présence et son absence, entre sa force et son effacement, entre son emprise et sa fragilité est une caractéristique de la réalité étatique elle-même, et est donc à ce titre susceptible de faire l’objet d’une enquête empirique. Au lieu de prendre cette tension comme objet d’investigation, on s’est longtemps cantonné à opter pour l’un ou l’autre des pôles qui la constituent. Les résultats obtenus n’en sont pas pour autant invalides. Il convient cependant, au lieu de les retrancher, d’apprendre désormais à les additionner en faisant ainsi de l’« évanescence » de l’État non pas seulement une difficulté conceptuelle propres aux sciences sociales, mais une caractéristique qui appartient aussi à l’objet d’investigation. Opérer, à partir de là, un retour réflexif sur les savoirs sociologiques à propos de cet objet revient à installer l’hypothèse selon laquelle il y a, entre les savoirs portant sur un phénomène et l’accomplissement de ce phénomène, un rapport de continuité. S’inscrire dans cette hypothèse permet d’aborder le problème sociologique de l’État autrement : d’un problème abstrait, il devient une affaire d’enquête – une affaire d’observation, de description, d’expérimentation.
Épreuve d’État : une définition préalable
C’est ce déplacement qu’on se propose d’accomplir avec la notion d’épreuve d’État. Celle-ci découle d’une spécification, dans le cas de l’État, de la méthodologie caractéristique des sociologies pragmatiques de l’épreuve [19]. Une épreuve d’État doit être entendue comme un processus opérant dans la réalité empirique, définissant une configuration historique à travers laquelle la réalité de l’État se constitue comme problème collectif et, à ce titre, l’éprouve. L’intérêt de la notion est qu’elle permet de décrire les manières dont la réalité de l’État se spécifie dans le cours de ses accomplissements collectifs et de faire découler de l’étude de ces derniers les connaissances sociologiques sur l’État. La tâche du sociologue ne consiste plus alors à énoncer ce dont l’État est effectivement fait, mais à suivre le jeu des attributions et de retranchements à travers lequel celui-ci se réalise. Les épreuves d’État sont variables à la fois dans leur extension temporelle, dans leur intensité et dans les enjeux qu’elles soulèvent. Une épreuve d’État, cela peut être aussi bien une bavure policière ou une guerre à grande échelle, le vote d’une nouvelle loi ou une alerte sanitaire, une émeute ou une grève des transports publics, une crise internationale ou une surprise électorale telle que la présence d’un candidat inattendue, mais jugée dangereux, au deuxième tour d’une élection présidentielle. Et pourtant, tous ces événements et bien d’autres peuvent aussi bien ne pas donner lieu à une épreuve d’État. Le seul critère qui compte est de savoir si l’épreuve en question pose, sous l’angle spécifique de l’épreuve, le problème de l’État.
Il est possible de distinguer les épreuves selon deux axes principaux. Le premier axe oppose les épreuves de fondation aux épreuves de réitération. Les premières renvoient aux épreuves d’un type inédit, suscitées par un enjeu encore inconnu tandis que les secondes constituent des reprises, la différence avec les premières résidant dans le fait qu’elles engagent une mémoire des épreuves passées. Ceci ne signifie pas que les secondes soient de simples avatars et qu’elles ne produiraient pas d’effets propres, mais simplement que pour les comprendre, il convient de tenir compte des épreuves passées dont elles partagent un air de famille et qui sont, en outre, souvent mobilisés comme des précédents dans le cours même d’une nouvelle épreuve. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, l’épreuve du terrorisme en Allemagne dont il sera question dans ce texte s’inscrit dans la famille des épreuves de fanatisme dont il est possible de situer l’origine dans les guerres de religion du XVIe siècle [20]. Le second axe oppose quant à lui les « épreuves d’extériorité » aux « épreuves de composition ». Les premières sont induites par l’action d’entités extérieures à l’État qui poussent celui-ci à réagir. Le cas paradigmatique est celui des guerres. Mais on peut y inclure aussi bien les crises sanitaires, environnementales ou technologiques. Les secondes découlent de la nécessité de recomposer l’État de l’intérieur. Il ne s’agit pas, alors, de faire face à une menace ou un risque venu de l’extérieur, mais à des enjeux qui ont trait notamment à l’efficacité de l’action de l’État qui conduit à l’explicitation de ses rouages, de ses mécanismes, de des articulations internes. Les épreuves de ce type relèvent donc de ce que Philippe Bezès a appelé le « souci de soi de l’État [21] ». Dans ce groupe, on peut par exemple inclure les épreuves de « réforme de l’État » ou encore l’épreuve de la dette publique. Il va de soi qu’il s’agit là de distinctions analytiques : il convient de les considérer comme les pôles d’un continuum et d’être attentif, dans la description de cas réels, aux déplacements qui peuvent s’opérer à l’intérieur de cet espace de variation.
Le cas d’espèce qui sera décrit dans ce qui suit relève donc d’une épreuve d’extériorité réitérée. La perspective adoptée est de suivre au plus près le déroulement du conflit qui a opposé, au cours des années 1970, l’État allemand à un ensemble d’entreprises de guérilla urbaine, recourant à des formes d’action qualifiées de terroristes, en en décrivant ses modalités et son évolution depuis le milieu des années 1960 [22]. Le but est de comprendre comment dans ce processus conflictuel, l’État a été soumis à l’épreuve, c’est-à-dire comment, dans le cours même du conflit, c’est bien l’État en tant que tel qui s’est spécifié comme un enjeu du conflit.
Critique et provocation : engagement et installation de l’épreuve
« Ennemis d’État » : l’expression a rapidement qualifié les membres des groupes armés clandestins et leurs « sympathisants ». Elle a d’abord été utilisée par la presse conservatrice, inquiète des développements sur le front du militantisme radical. Elle a été reprise ensuite par les représentants de l’État, hommes politiques, policiers ou juges. Elle servait à stigmatiser l’infamie des agissements des « terroristes » [23]. De manière plus étonnante, elle a également été reprise par les membres des groupes armés eux-mêmes qui, pour leur part, la valorisaient puisqu’elle permettait de faire valoir qu’ils ont réussi à se constituer en une authentique menace. La satisfaction avec laquelle les membres des groupes armés se sont réappropriés l’appellation montre que le fait d’être désigné par l’État comme son ennemi est loin d’aller de soi. Il s’agit au contraire d’un succès, dû à une forme de virtuosité militante. Cette performance implique à son tour un préalable : elle suppose que l’État ait lui même d’abord été constitué en ennemi. Comprendre ce double processus rend nécessaire de s’intéresser au dispositif d’hostilité mis en place par les organisations de lutte armée, de décrire la configuration d’inimitié par lequel les militants ont façonné une figure de l’État comme ennemi et, dans le même mouvement, à se faire reconnaître par ce dernier comme tel.
À cet égard, un retour sur le mouvement social des années 1960 est indispensable. La guérilla urbaine telle qu’elle s’est déployée dans les années 1970 s’inscrit en effet dans le prolongement immédiat du mouvement étudiant et de l’opposition extraparlementaire dont elle constitue l’un des prolongements [24]. Les étapes qui mènent du militantisme des années 1960 à celui des années 1970 dessinent un processus de radicalisation progressif. On insistera essentiellement sur la formation, au cours des années 1960, d’un sens commun militant que les membres de la guérilla urbaine de la décennie suivante ont reconduit sur le mode de l’évidence. On distinguera deux composantes de ce sens commun : la maximisation de la critique d’une part, et la provocation d’autre part. Communes au mouvement social des années 1960 et à la multitude de groupes – dont les organisations de guérilla urbaine – qui sont issus de son délitement, elles permettent non seulement de rendre compte de la logique interne de la radicalisation, mais également d’expliciter la place qu’y occupe l’État.
Critiquer l’État
La recherche de formules de maximisation de la critique est une caractéristique des milieux militants allemands des années 1960. Elle s’ancre pratiquement dans un imposant travail collectif d’annotation, de référencement, de mise en circulation et de recombinaison d’énoncés critiques. On ne compte plus, au cours notamment de la seconde moitié des années 1960, les lieux de discussion, les brochures, les librairies alternatives, les bibliographies commentées, les reproductions illégales de textes constitutifs de ce qui était conçu comme un espace public d’opposition. Des pans entiers de la littérature sociale, contestataire et révolutionnaire sont redécouverts, lus, commentés, discutés. Dans ce processus, les militants amalgament entre eux des œuvres théoriques issus d’époques et de traditions différentes, tirent des leçons de la lecture de textes traitant de l’histoire des servitudes et des rébellions, des échecs et des réussites des mouvements révolutionnaires, et confrontent les écrits avec des données issues de leur environnement immédiat, de leur expérience, des journaux, d’études et d’enquêtes. Dans ce mouvement, les objets de la critique sont systématiquement reliés entre eux. La sexualité, la famille, l’éducation, le travail, la consommation, la culture, le capitalisme, le système international, toutes ces sphères et bien d’autres sont passées au crible du démontage des ressorts de la violence qui s’y exerce.
C’est d’abord dans ce travail théorique de la critique que l’État se manifeste. Il n’y joue pas d’ailleurs un rôle central. La visée totalisante de la critique nécessite de se situer sur un plan général permettant de connecter un maximum de domaines pour en démontrer la logique de la domination qui indistinctement opère en chacun d’eux. Ce plan général, les militants allemands des années 1960 le nomment « le système », pointant à la fois vers la régularité des mécanismes à l’œuvre et la complémentarité de leurs expressions particulières. Dans ce système, l’État n’est qu’un élément parmi d’autres et c’est seulement en tant que tel qu’il est soumis à la critique.
Ce premier moment de la critique de l’État vise essentiellement à faire valoir que l’État allemand, qui se prétend démocratique, est en réalité une forme de continuation du fascisme [25]. Un texte de Max Horkheimer, écrit au début des années 1940 pendant son exil américain et redécouvert par le mouvement étudiant dans les années 1960, a joué de ce point de vue un rôle crucial. Intitulé « L’État autoritaire », ce texte repose sur un geste théorique central qui met sur le même plan les États de type démocratique et les États qu’on dira par la suite de type totalitaire en les intégrant dans l’unique catégorie d’État autoritaire [26]. Loin d’être une antithèse aux totalitarismes, les démocraties libérales ne sont dans cette perspective rien d’autre que la manifestation « d’un nouvel espace ouvert au développement de la domination » [27] : ce que les uns obtiennent par la force directe, les autres y parviennent par des moyens plus subtils.
Pour les militants allemands des années 1960, qui se réfèrent au texte de M. Horkheimer circulant sous la forme de « copies pirates » [28], l’Allemagne occidentale doit donc être considérée comme un État autoritaire, c’est-à-dire authentiquement fasciste. Un grand nombre d’événements sont interprétés comme venant confirmer cette thèse. Ainsi la législation d’exception adoptée, après de longues tractations, en 1968. Ainsi également la formation, en 1966, d’une « grande coalition » alliant la droite conservatrice et la gauche sociale-démocrate. Ainsi encore la faiblesse de l’épuration dans les sphères de la politique et de la haute administration. De même l’épisode connu sous le nom « d’affaire du Spiegel (Spiegel-Affäre) » déclenché par la découverte d’un dispositif d’écoute censé informer le gouvernement des agissements d’une publication ouvertement critique. Les exemples ne manquent pas pour illustrer la thèse du « fascisme de Bonn » : c’est en effet, ainsi, sous cette modalité particulière de la confirmation exemplaire de ce qui était déjà acquis par la critique que les expressions concrètes de l’État ont été réintégrées dans les circuits de la critique. Ceci est cependant encore insuffisant pour faire de l’État un ennemi qui se reconnaît en tant que tel et agit en conséquence.
Impuissance de la critique
Les militants rencontrent en effet une difficulté qu’ils décrivent comme un problème d’impuissance de la critique. Celle-ci, en effet, ne parviendrait pas à atteindre ses cibles. Et ils diagnostiquent dans cette déficience le facteur de limitation principal de leur lutte. Cette difficulté ne découlerait pas tant d’une contre-performance de la critique. Aux yeux des militants, elle apparaît au contraire comme une caractéristique des objets de la critique auxquels est attribuée la capacité d’en annuler les effets.
Les militants constatent un perfectionnement des mécanismes de la domination. Si, pendant des siècles, cette domination était, en raison de sa brutalité, immédiatement tangible, elle atteint dorénavant une sophistication qui conduit à ce qu’elle parvienne à se faire ignorer : la fabrique de « l’homme unidimensionnel [29] » se présente comme un mécanisme d’assujettissement psycho-politique qui décuple son efficacité par la production de son propre voilement. Ce mode de domination insidieux agirait dans tous les domaines et à tous les niveaux. Il asservirait l’enfant et le vieillard, le travailleur et le consommateur, le malade, le téléspectateur et l’électeur de la même manière : en façonnant ses désirs et en dirigeant sa conscience. Les maux sous leurs différentes formes – discipline, répression, aliénation, marchandisation, fascisme, etc. – sont transfigurés, dans les consciences des dominés, en biens – éducation, tolérance, intelligence, culture, démocratie [30]. Et sous la figure de biens, les maux se répandent inexorablement. Ainsi, alors même que la « critiquabilité » des choses n’a jamais été aussi grande, la critique est impuissante à lutter contre un « système » qui secrète une forme d’adhésion perverse, imposée dans le mouvement même de l’effacement de toute trace de cette imposition. Dans ce contexte, l’État ne jouit encore d’aucun privilège particulier par rapport aux autres éléments du système. Il n’est cependant pas non plus ignoré. L’importance de la théorie de « l’État autoritaire » de M. Horkheimer a déjà été soulignée. Et l’on comprend mieux ce qui constitue son ressort. Elle intègre en effet le diagnostic sur les mécanismes de perfectionnement de la domination et l’applique à l’État puisque la seule différence qui y est faite entre un État totalitaire et un État (prétendument) démocratique réside dans la capacité du dernier à redoubler l’oppression par l’annulation de ses effets dans la conscience de ceux auxquels elle s’applique.
C’est donc, en effet, ce schéma que les militants allemands des années 1960 vont appliquer à l’État. L’évolution politique de l’Allemagne de l’après-guerre est interprétée comme un mouvement progressif vers un « étatisme intégral ». Selon les militants, le fonctionnement de l’État autoritaire requière des formes de direction homogènes et centralisées de la société. Dans ce contexte, le programme de gouvernement de la grande coalition issue des élections de 1966 consistant, selon l’expression du Chancelier Ludwig Erhard, à œuvrer à l’établissement d’une « société formée », apparaît comme une confirmation éclatante de ce diagnostic [31]. Le parlement et l’opposition semblent avoir perdu toute fonction. La réalisation d’un programme de grande ampleur mobilisant et coordonnant différentes instances politiques et sociales (institutions publiques, partis, syndicats, organisations parapubliques, associations et fondations, entreprises, etc.) autour d’un même but, annihilant du même coup toute possibilité d’une opposition à l’intérieur du système, signerait l’avènement d’un nouveau fascisme, moins immédiatement tangible mais tout aussi réel que celui du Troisième Reich. Plus généralement, la combinaison du « principe de performance (Leistungsprinzip) » et des satisfactions de la consommation qui caractériserait le régime sociopolitique de l’Allemagne d’après-guerre, l’association entre les améliorations des conditions du travail et une véritable « industrie de la conscience » qui maintient les masses dans la docilité, sont pensées trouver leur pendant dans les institutions politiques : au même titre que les salaires versés mensuellement et les réfrigérateurs, que les congés payés et la sécurité sociale, que la télévision, l’école et les maisons de retraite, les élections démocratiques, le pluripartisme, les débats parlementaires, la protection des syndicats, la liberté de la presse, les garanties juridiques, etc. apparaissent comme participant pleinement à cette forme particulière d’aliénation de l’humain qui, comme « citoyen », « électeur » et « sujet de droit », est pris dans la même filet psycho-symbolique que comme « consommateur », « allocataire », « élève » ou « malade ».
Provoquer l’État
Ce diagnostic devient le problème fondamental qu’il faut résoudre pour que la révolution puisse avoir lieu. Les nouveaux mécanismes subtils de la domination étouffent en effet dans l’œuf l’articulation entre l’expérience de la domination, et son cortège de détresses, de malheurs et de manques, et la pratique politique révolutionnaire par la production d’une fausse conscience grâce à laquelle le fascisme réel se fait oublier en se faisant passer pour de la démocratie [32].
Que faire ? Arracher à l’ennemi son masque de bienfaiteur. Déchirer le voile sur les consciences en exhibant son inhumanité. Le forcer à rendre sa cruauté visible – et du même coup la critique audible, les masses mobilisables, la révolution faisable. Ce programme qui se développera à partir du milieu des années 1960 porte un nom : la provocation. Une organisation joue ici un rôle central : la Subversive Aktion boit aux mamelles du situationnisme, mais est en rupture avec la centrale parisienne [33]. Appelant à l’arrêt des interminables interrogations sur les conditions de possibilité de la révolution, il s’agit pour eux de la faire – hic et nunc. Le groupe, numériquement faible, décuple sa force en déplaçant les intérêts du Sozialistische deutsche Studentenbund (SDS), le syndicat étudiant au cœur du mouvement : « Vous voulez la révolution ? La critique est déficiente ? Nous avons la solution : transformer la critique, passive, en une critique active, par la provocation. ». Voici en substance les termes du pacte qu’ils proposent, en 1964, à un SDS qui est au même moment à la recherche de nouveaux alliés et se tourne vers les courants de la « nouvelle gauche » [34].
Le « retournement du SDS » est préparé par l’arrivée de Rudi Dutschke à la Subversive Aktion. C’est lui qui plaidera, avec succès, pour une stratégie d’infiltration du SDS [35]. Au SDS, les anciens de la Subversive Aktion, peu nombreux, deviennent incontournables. Sous leur pilotage, les actions de l’organisation étudiante changent d’allure. Sans être les seuls dispositifs de mise en pratique de stratégies provocatrices, les manifestations en deviennent de véritables laboratoires. Ce qui au début a encore des allures bon enfant – chiper le képi d’un policier – prend au fil du temps un caractère plus soutenu – croche-pattes puis lancer de tomates et d’œufs puis bousculades – et finit par engendrer des affrontements violents – forçage en masse des barrages puis lancer de pierres puis usage de cocktails Molotov. Cette surenchère est liée à la réaction des forces de l’ordre dont les effectifs décuplent, l’équipement se perfectionne, les interventions deviennent plus véhémentes. Précisément, c’est le but : rendre l’oppression tangible afin de rendre la critique de nouveau opératoire.
Nous avons vu comment l’État s’est d’abord spécifié dans le mouvement de maximisation de la critique : il y apparaît comme une entité théorique qui circule dans les circuits de la critique et se connecte aux autres items de cette critique – le capitalisme, la tolérance, la démocratie, la psychiatrie, la pédagogie, l’assujettissement des corps, etc. La composition de ces différents éléments est appelée « le système ». Et ce système a la capacité de dissimuler la domination dont il est porteur. Dans ce cadre, l’État n’est qu’un élément parmi d’autres. Mais cet élément deviendra, par l’effet de la stratégie de la provocation, de plus en plus central. En effet, ce ne sont ni les médecins, ni les psychiatres, ni les patrons, ni les journalistes, ni les enseignants qui réagissent de la manière la plus visible aux provocations. Les porteurs de cette réaction, ce sont essentiellement les « forces de l’ordre ». Il s’agit tout d’abord de policiers avec lesquels s’établit, au cours des manifestations, un rapport sensible [36]. Il s’agit ensuite des juges. Le traitement judiciaire de la révolte conduit en effet un nombre de plus en plus grand de militants devant les tribunaux [37]. Dans ce mouvement, le thème de la répression prend de l’importance. S’il fallait, bien entendu, continuer à débusquer la domination et l’asservissement dans tous les compartiments de la vie, les stratégies de provocation mises en œuvre ont conduit au constat qu’il fallait, pour que la révolution s’accomplisse, se concentrer sur cette répression et ses agents. La répression en effet est le signe que le dévoilement de la domination est en marche puisqu’elle intervient à partir du moment où les mécanismes insidieux de la domination n’opèrent plus.
Or, constatent les militants, les agents de la répression, les policiers et les juges, sont des représentants de l’État. Ce constat confirme évidemment le rôle que la critique attribue déjà à l’État. Un pas supplémentaire est cependant franchi. Puisque ce sont les policiers et les juges qui, en réagissant aux provocations, sont qualifiés d’agents de la répression, puisque cette répression apparaît par conséquent comme une affaire relevant de l’État, l’État gagne auprès des militants une qualité supplémentaire : il est ce qui, à la manière d’un dernier rempart, cherche à protéger le système des forces de la révolution [38]. L’État devient dans ce processus la cible privilégiée, l’ennemi immédiat, l’ennemi concret. Parce qu’il s’érige en protecteur du système, l’État en devient aussi le point faible : le verrou qu’il faut faire sauter.
Cette constitution de l’État en ennemi s’accompagne d’un mouvement parallèle suivant lequel l’État est progressivement conduit à reconnaître en certains de ses opposants des ennemis contre lesquels il faut se défendre. Bien avant que le moindre attentat terroriste n’ait eu lieu, des alertes apparaissent dans la presse dessinant le spectre d’une future guerre civile – si l’État ne fait rien. On ne compte plus, entre 1968 à 1972, les interventions publiques qui en appellent à l’État, qui invoquent la nécessité qu’il prenne la mesure du danger. L’idée d’une menace sur l’État se répand comme un feu de paille. L’État est sommé de défendre ses citoyens et aussi de se défendre lui-même. Et ses représentants endossent cette charge. Les déclarations gouvernementales et les débats parlementaires en témoignent. Se met ainsi progressivement en place ce qui dans les années suivantes, face au développement d’un authentique terrorisme, deviendra, pour ceux qui sont en charge de l’État ou pour ceux qui en appellent à ses capacités de riposte, un lieu commun : « L’État est une “communauté de danger”. Non pas uniquement dans son intérêt propre (Selbstzweck). Les nouvelles modalités de protection de soi de l’État n’ont pas pour objectif de protéger l’État en tant qu’abstraction. Les choses à protéger, ce sont la vie, la santé, la liberté des citoyens (Rechtsgenossen). Ces derniers sont en danger dès lors que l’État voit ses capacités de protection et son monopole de la violence entamés [39]. » C’est dans cette configuration déjà bien établie qu’au début des années 1970 les premiers groupes de guérilla urbaine rentrent en action et pousseront plus loin l’épreuve d’État.
Action et réaction : déploiement et intensification de l’épreuve
L’émergence de la guérilla urbaine comme nouvelle modalité d’action militante, basée sur l’illégalité, la clandestinité et la violence, peut s’expliquer de l’intérieur de la logique de la provocation. La provocation soulève en effet une difficulté importante : sujette à une loi de rendement décroissant, elle a le « souffle court [40] ». Une provocation qui, à un temps t, induit la réaction souhaitée, peut, à un temps t+1, ne plus faire l’objet que d’un vague haussement d’épaules. Ceux dont la réaction est visée ou bien s’habituent ou bien relativisent le geste ou bien encore comprennent qu’on attend d’eux une certaine réaction et adoptent par conséquent une attitude qui va à l’encontre de ce qui est attendu d’eux. Dans tous les cas, la provocation est désamorcée. Il s’ensuit, pour les provocateurs, qu’ils sont tenus d’aller de plus en plus loin pour atteindre les limites de ce qui est, pour les provoqués, suffisamment intolérable pour qu’ils réagissent dans le sens attendu. Confrontés à cet épuisement, toujours à la recherche de nouveaux coups pour résister à la relativisation, les militants sont amenés à la surenchère.
Critique, provocation et violence
Ce processus, les militants eux-mêmes l’explicitent comme des paliers croissants du degré de « militance » qui conduit progressivement à la formation des groupes de guérilla urbaine [41]. Cette genèse des groupes armés apparaît très clairement à travers un événement qui réinscrit la guérilla urbaine au cœur de la révolte étudiante. L’idée d’une pratique de « guérilla urbaine dans les métropoles » a été formulée en effet publiquement pour la première fois en 1967, lors du 22e congrès du SDS. Le discours dans lequel elle a été émise est devenu célèbre sous le nom d’« exposé sur l’organisation (Organisationsreferat) ». L’orateur n’est personne d’autre que R. Dutschke. L’extrait suivant résume les principes qui deviendront pour les groupes armés qui se constitueront au tournant des années 1970 une évidence :
« L’agitation dans l’action, l’expérience sensuelle des combattants solitaires, mais organisés dans la confrontation avec la violence de l’État forment les facteurs de mobilisation et de diffusion d’une opposition radicale et permettront tendanciellement un processus de prise de conscience des masses passives et souffrantes pour lesquelles les actions visiblement irrégulières des minorités agissantes deviendront la preuve de la violence abstraite du système. À la “propagande par les coups de feu” (Che) dans le tiers-monde doit s’adjoindre, par une transposition de la guérilla des campagnes à la ville qui est actuellement historiquement possible, la “propagande par les faits” dans les métropoles [42]. »
La guérilla urbaine, l’agir terroriste donc, une affaire de provocation ? L’affirmation peut déconcerter. C’est qu’avec les groupes de guérilla urbaine, la critique et la provocation s’allient à une troisième forme d’action qui tend à écraser de son poids les deux autres : la violence. Cette violence apparaît si nettement comme la caractéristique principale du phénomène terroriste qu’elle est souvent présentée comme ce qui le définit en propre [43]. Mais l’on finit par oublier le cadre dont elle a émergé et qui définit aussi le sens que les membres des groupes armés révolutionnaires lui attribuent. À l’inverse, insister sur ce cadre peut conduire à penser qu’on minimiserait cette violence. Est-il donc déplacé de parler à propos de l’usage de la violence par des membres de groupes armés, par des terroristes, de provocation ? Répondre à ces interrogations par l’affirmative conduirait, dans le cas allemand, à commettre deux erreurs.
Tout d’abord, on méconnaîtrait la nature de la provocation. La provocation ne constitue pas en effet un répertoire d’action isolable ; elle « parasite » des formes d’action existantes et les détourne de leur format originel. Porter des cheveux longs, faire de la musique rock, faire grève, manifester, placarder des affiches, organiser des réunions publiques, vivre en communauté, initier des campagnes de pétitions, etc. ne sont pas en soi des provocations ; il est en revanche possible de pratiquer toutes ces activités de manière provocatrice. Le mouvement social allemand de la seconde moitié des années 1960 n’a rien inventé, si ce n’est des maniements nouveaux de modes d’action anciens. Or il en va de même pour la violence : on peut l’employer de manière provocatrice. C’est bien ainsi, dans le processus de la surenchère provocatrice, que la violence s’est progressivement imposée [44]. Elle permet d’atteindre un degré de provocation qui ne peut être que difficilement désamorcé. C’est en tout cas la conclusion à laquelle parviennent en 1968, quelques mois après l’Organisationsreferat, ceux qui allaient devenir par la suite les fondateurs de la RAF, du Mouvement du 2 juin (Bewegung 2. Juni) puis, quelques années plus tard, des Cellules Révolutionnaires (Revolutionäre Zellen – RZ). Recourir à la notion de provocation ne signifie donc pas relativiser la violence. C’est rendre compte d’une modalité particulière de son usage. Une formulation de la RAF condense cet usage provocateur de la violence : « Les bombes contre l’appareil de répression, nous les lançons aussi dans la conscience des masses [45] ».
On commettrait, ensuite, une seconde erreur si, à l’inverse, une fois reconnue la nature de la violence engagée, on limitait l’action de la guérilla urbaine à cette violence. Si, en effet, la violence illégale constitue le moyen spécifique de la guérilla urbaine, son action ne s’y résume pas : la gamme des provocations est plus large. Et c’est seulement en suivant la guérilla urbaine dans ses différents espaces d’action qu’il est possible de comprendre en quoi elle a poursuivi, amplifié et d’une certaine manière achevé l’épreuve d’État initiée par le mouvement étudiant et l’opposition extraparlementaire dont elle est issue.
Les arènes de l’affrontement avec l’État : la ville, le tribunal, la prison
Dans cette perspective, nous distinguerons trois arènes : la ville, le tribunal et la prison, à chacune d’elles correspondant une formule de provocation spécifique.
En ville, l’attentat constitue la « provocation reine » de la guérilla urbaine. La production de cet événement est ce vers quoi est tendue l’action des groupes armés. Mais la charge provocatrice de l’attentat réside dans une formule de provocation plus générale qui est celle d’une illégalité revendiquée. Pour la guérilla urbaine, la légalité est une question de pouvoir. À l’intérieur de la légalité, il est, selon ses membres, impossible de porter atteinte à l’État et il s’en trouvera finalement renforcé. Ce qui, en revanche, lui porte atteinte, c’est une pratique réfléchie et continue de l’illégalité. Une illégalité qui, parce qu’elle est irréductible à l’illégalité instrumentale de la criminalité ordinaire, effrayera les oppresseurs par sa gratuité apparente et les fera réagir avec véhémence [46]. La provocation par l’attentat puise donc sa force en partie en amont, dans la capacité à le confectionner. Cette compétence requiert la mise en œuvre de techniques de clandestinité et de dissimulation. Or les membres de la guérilla urbaine attachent à ces compétences pratiques une importance proprement politique. On comprend pourquoi : plus que sur l’attentat lui-même, c’est la possibilité de l’attentat suivant et le maintien durable dans l’illégalité que cela suppose qui va provoquer la réaction d’un État qui se doit de débusquer et de saisir les terroristes, de préférence avant et au pire après l’attentat [47].
La tendance générale est de considérer l’épreuve du terrorisme close dès lors que les terroristes sont pris dans les circuits du traitement judiciaire. Tant que les terroristes agissent librement dans le monde, ils menacent ; arrêtés, ils sont réduits à l’impuissance. La machine judiciaire marcherait d’un pas droit. Le caractère politique de leurs actes n’étant pas justiciable, il resterait des vols, des hold-up, des enlèvements, des meurtres – des crimes jugés en tant que tels. Pourtant, la clôture de l’épreuve n’est qu’apparente. La guérilla urbaine poursuit sa stratégie de provocation par d’autres moyens. Dans les salles d’audience, elle se mue en une véritable guérilla juridique, opérant au niveau même du droit. L’action consiste là encore à susciter une réaction permettant de dévoiler l’injustice foncière d’un État qui, sous le masque de la démocratie et du droit, mobilise la machine barbare et dévastatrice de son appareil judiciaire. Pour ce faire, la guérilla urbaine, dans la tradition des stratégies de rupture, cherche à retourner le droit contre le droit. En épuisant les moyens qui, dans la procédure pénale, ont été conçus pour protéger de l’arbitraire des juges, elle cherche à saper la faculté de l’État de juger dans des formes dignes d’un État de droit. Le procès de Stammheim qui s’est tenu entre 1975 et 1977 est à cet égard un cas d’école [48]. Une incertitude permanente plane sur les capacités de l’État à mener le procès à son terme. Conscient de la menace, le chancelier Schmidt intervient pour exiger « que tous les instruments qu’offrent le droit soient mis en œuvre de manière stricte et résolue [49] ». Le jugement sera finalement produit, mais au prix de ce que Stefan Aust a appelé un « procès fantôme [50] ».
Lieu d’inactivité forcée, espace étroitement surveillé, dans lequel le principe de réclusion est concomitant d’une soustraction au regard public, la prison semble au premier abord l’arène la moins propice à la provocation. Dès les premières incarcérations, les membres de la guérilla urbaine sont littéralement obsédés par la question de la conversion de la stratégie de la provocation dans l’univers carcéral. Le programme de la lutte qu’ils élaborent progressivement repose sur la perspective d’une subversion de ce qui constitue le principe de l’espace carcéral, à savoir l’enfermement. La formule de provocation peut être définie de la manière suivante : rendre poreux ce qui est censé être étanche, la prison elle-même, mais aussi, à l’intérieur de la prison, les cellules entre elles. La charge provocatrice est évidente : cette manière d’agir provoque la réaction de l’État dans l’exacte mesure où sa capacité d’enfermement de prisonniers dont l’extrême dangerosité est constamment mise en avant, apparaît comme une exigence élémentaire. Outre l’évasion, il s’agit de méthodes dont le caractère subversif n’est pas immédiatement évident : dès lors que la mise en circulation des corps, maintenus dans les cellules, semble une quasi impossibilité, elles consistent à mettre en circulation des êtres matériels et informationnels reliant ceux qui sont censés être isolés [51].
Au regard de l’immense effort policier, judiciaire et pénitentiaire fourni par l’État pour répondre à ces provocations, le calcul de la guérilla urbaine apparaît ne pas être dénué d’une certaine justesse. L’institution policière subit ainsi des transformations profondes. Ces transformations relèvent des domaines les plus variés, institutionnels, juridiques, techniques et même conceptuels – la notion de « sécurité intérieure (innere Sicherheit) » est inventée en Allemagne à ce moment [52]. Il est impossible de détailler ici ces transformations [53]. Elles découlent en tout état de cause pour une part importante des nécessités de la lutte antiterroriste. On notera plus particulièrement la transformation des techniques d’investigation policière qui, sous l’influence du président de l’agence criminelle fédérale (Bundeskriminalamt – BKA), Horst Herold, se caractérisent par l’importance accordée aux nouveaux outils informatiques, à l’établissement de méthodes de traitement automatiques de données et à la constitution de fichiers considérables [54]. Il en va de même dans le domaine de la justice pénale : de nouveaux outils et catégories juridiques sont inventés pour venir à bout des terroristes et de leurs « sympathisants » ; le code pénal et le code de la procédure pénale sont modifiés et complétés de toute une série de nouvelles dispositions ; les règles mêmes de la pratique judiciaire s’en trouvent chamboulées. Enfin, dans le domaine carcéral, on constate, là encore, une série d’innovations qui sont progressivement combinées entre elles pour donner naissance aux « sections de haute sécurité ».
Dans la logique de la provocation, la guérilla urbaine et les milieux dans lesquels elle trouve ses soutiens font valoir que ces innovations de la lutte antiterroriste apportent la preuve de la véritable nature de l’État ouest-allemand. Des brochures, des documentations, des tracts en grand nombre dénoncent cette « course aux armements intérieure » d’un État qui, confronté à l’adversité de quelques militants déterminés, révélerait enfin son vrai visage. Le renforcement technique et humain des institutions policières, la sophistication croissante des moyens d’enquête, le développement inconsidéré du fichage informatique sont décrits comme des instruments qui ne visent pas essentiellement à lutter contre le terrorisme, mais à placer l’ensemble de la société sous le joug d’un filet électronique. Les nouveaux paragraphes du code pénal, la limitation des droits de la défense, les facilités offertes à une justice de plus en plus expéditive sont accusés d’avoir pour objectif, non pas de servir la lutte antiterroriste, mais plus fondamentalement d’empêcher la formation de toute forme d’opposition au « système ». Les prisons de haute sécurité dissimulerait sous leur apparence high tech des techniques d’isolation, de torture et finalement de déshumanisation. Mais les prisonniers politiques ne sont que les cobayes d’expérimentations dont les résultats seront ensuite élargis à l’ensemble de la population carcérale, et transposés à d’autres institutions totales (hôpitaux psychiatriques, maisons de rééducation de la jeunesse, usines). Combinées à celles de la restauration de la censure, le musellement des médias, les interdictions professionnelles et le « délit de conscience » qu’elles impliquent, les dénonciations dessinent le spectre d’un État de plus en plus ouvertement répressif, policier, liberticide.
Au corps à corps avec un tigre de papier ?
La provocation est tributaire d’une théorie du geste dénonciateur. Elle est de ce fait constitutive d’un conflit public au sens où les coups échangés dans les arènes de l’affrontement ont toujours deux destinataires : d’une part, l’ennemi qu’ils visent directement et, d’autre part, un public dont on « réclame, pour reprendre la formulation de Luc Boltanski, une interprétation [55] », c’est-à-dire une évaluation de la justesse de la cause et des moyens engagés. Dans un tel conflit, une contrainte majeure pour chacun des adversaires est de rendre le combat qu’il mène descriptible comme approprié, valeureux, honorable. La défaillance de l’un des adversaires intervient lorsqu’il il ne parvient pas à faire valoir son action comme digne des exigences qu’il s’adresse et qu’on lui adresse [56].
Dans cette perspective, l’État, qui se soumet explicitement à l’exigence de respect des principes démocratiques, est réputé subir un affaiblissement dès lors qu’il apparaît comme y contrevenant. À l’inverse, pour les groupes armés, une telle situation est conçue comme un renforcement. C’est, de leur point de vue, une conséquence nécessaire de la manière dont ils ont configuré leur combat. Dans cette configuration, en effet, la spécification du public à qui sont destinés les gestes accomplis est celle des « masses ». Ces masses, on l’a vu, ont la particularité de ne pas être conscientes de leur sort, cette non-conscience étant le fait de la sophistication de la domination à laquelle elles sont soumises. Le rapport de force est donc inégal : d’un côté un système de domination qui puise sa force dans l’assujettissement des masses aliénées, de l’autre une minorité de révolutionnaires. Pour cette minorité, à chaque fois que l’on réussit à rendre l’oppression de l’État plus tangible, le processus de conscientisation avance et le camp révolutionnaire se renforce.
Pour les membres des groupes armés, le progrès de l’esprit révolutionnaire se mesure à l’augmentation du niveau de la critique dans la population. Et là encore, jusqu’à un certain degré, le calcul de la guérilla urbaine apparaît ne pas être dénué d’une certaine justesse. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, les provocations qu’elle accomplit et la dénonciation de la réaction de l’État à laquelle elle procède sont relayées par les milieux de la gauche radicale – même par les groupes qui ne partagent pas le choix de la lutte armée. Certaines organisations se spécialisent littéralement dans ce type d’activités. Les campagnes de sensibilisation participent à l’extension de la critique de l’État qui tend progressivement à s’étendre au-delà des milieux de la gauche radicale et atteint peu à peu « l’opinion critique (kritische Öffentlichkeit) » : des journalistes, des universitaires, les partis d’opposition, des artistes, des romanciers, des publicistes, les Églises, les scouts et même des organisations professionnelles de policiers deviennent dans ce mouvement les instances d’une critique de l’État qui s’amplifie par paliers en fonction des événements qui marquent l’affrontement entre les groupes de guérilla urbain et l’État. On assiste ainsi à une généralisation de la critique de l’État qui s’étale désormais dans les pages des journaux et des magasines et donne lieu à des succès en librairie. Dans ce mouvement, les noms des innovations de l’arsenal de la lutte antiterroriste ne sont bientôt plus un secret pour personne : §129a, Rasterfahndung, Fliegengitter, Berufsverbote, Hochsicherheitstrakt, INPOL/DISPOL, Zwangsernährung, §88a, Trennscheibe, Datensammlung, Kontaktsperre, et beaucoup d’autres deviennent des termes courants dans un intense débat public en même temps que les emblèmes d’un État engagé sur une mauvaise pente. Les porteurs les plus actifs de cette critique se regroupent dans des associations de défense des libertés publiques (Bürgerrechtsgruppen) qui participent activement à la dénonciation des différentes agences et des différents dispositifs de l’État impliqués dans l’antiterrorisme. L’apogée est sans doute atteinte en 1978 lorsque la Bertrand Russell Peace Foundation organise en Allemagne son Troisième tribunal pour la défense des Droits de l’Homme : la République fédérale est (symboliquement) condamnée par un parterre de personnalités morales internationales et sa politique antiterroriste se retrouve de facto mise en équivalence avec les atrocités commises par les États-Unis au Viêt-Nam (premier Tribunal Russell) ainsi qu’avec le terrorisme d’État des dictatures sud-américaines (deuxième Tribunal Russell).
Pourtant on sait qu’en dépit de cette augmentation considérable du niveau de la critique de l’État, il n’y a eu, en Allemagne, aucune révolution. C’est que le calcul de la guérilla urbaine ne s’est avéré effectivement juste que jusqu’à un certain degré. Nous avons vu que le dispositif d’hostilité des groupes de guérilla urbaine et la configuration des coups qui en résulte se calle sur une conception de la force de l’adversaire comme force de type symbolique. Il suffirait de faire apparaître la brutalité, l’injustice et l’arbitraire de la domination en déchirant le voile symbolique dans laquelle elle se drape par des actions qui sont elles-mêmes conçues en fonction de leur valeur symbolique [57] : le dévoilement ainsi opéré exhiberait la vulnérabilité de l’adversaire dont les forces réelles, physiques serait-on tenté de dire, sont insuffisantes pour résister à la mobilisation des masses une fois qu’elles se sont libérées sous l’effet de ce dévoilement. L’État apparaît donc bien, selon la formule consacrée par les militants, comme un « tigre de papier » : il fait peur tant qu’on le tient pour réel ; il s’effondre dès lors qu’il est reconnu pour ce qu’il est réellement.
Le déploiement de l’épreuve tel qu’il vient d’être décrit conduit pourtant à une autre image de la force de l’État. Cette force apparaît très précisément sous la forme d’un certain nombre d’équipements, de dispositifs, d’objets, d’outils, d’appareillages, de mesures, de modes opératoires à travers lesquels l’État s’engage dans un corps à corps avec ceux qui se sont désignés comme ses ennemis et qu’il a reconnu comme tels [58]. Et à ce titre, les effets de cette force sont loin d’êtres uniquement symboliques : en voulant dévoiler, sous ses apparences démocratiques, la nature fondamentalement fasciste de l’État ouest-allemand, c’est un arsenal que les membres des groupes de guérilla urbaine découvrent. Un arsenal concret, palpable. Un arsenal différencié, ajusté, organisé. Un arsenal opérant, effectif, puissant. Un arsenal qui devient leur obsession permanente et dont l’efficacité réduit leurs marges de manœuvres. Et cet arsenal tire son effectivité non pas d’une quelconque force symbolique, mais bien de sa capacité matérielle à traquer, saisir, démanteler, juger et enfermer des « terroristes ». Ce qui distingue fondamentalement la situation de la fin des années 1960 de celle de la fin des années 1970, c’est bien le mouvement vers une plus grande spécification des équipements de force de l’État. Au début de la décennie il y avait des policiers et des juges dont on ne savait que peu de chose et qui n’avaient fondamentalement d’intérêt que sous le rapport de la fonction qu’il était possible de leur attribuer dans le système d’oppression psycho-symbolique. À travers l’action de la guérilla urbaine et les innombrables écrits qui l’accompagnent, on atteint un degré de différenciation et de particularisation de la force de l’État qui se manifeste dans toute sa dureté, toute sa matérialité, toute sa concrétude. Certes, les membres de la guérilla urbaine continuent à clamer que les dispositifs de force de l’État auxquels ils sont soumis sont le signe tangible du fascisme de cet État. Mais pour y faire face, ils ne lisent plus H. Marcuse, Wilhelm Reich et Erich Fromm, mais des revues de criminalistique, des livres portant sur les techniques de renseignement et des manuels de counterinsurgency [59]. Or c’est ce mouvement par lequel la force de l’État s’exhibe, par lequel ses points d’application deviennent visibles, par lequel ses modes opératoires se spécifient qui va finalement conduire à l’échec du scénario prospectif impliqué par le dispositif d’hostilité que la guérilla urbaine avait mis en place – un échec qui a été reconnu en tant que tel, même si cette reconnaissance n’est intervenue que tardivement [60].
Différenciation et réparation : déplacement et clôture de l’épreuve
Le calcul stratégique des groupes armés au moment de leur fondation repose sur une figuration antagoniste de la situation dans laquelle il n’y a fondamentalement que deux camps : d’un côté les dominants qui tiennent leur force d’une loyauté perverse extorquée à ceux qu’ils dominent ; de l’autre les révolutionnaires qui ont démystifié la violence réelle du système et sont donc capables de s’y opposer. L’enjeu est alors d’initier un transfert de forces d’un camp vers l’autre : le dominés, en prenant conscience de l’oppression, rejoindraient nécessairement le camp révolutionnaire. Ce schéma met en scène une constellation binaire dans laquelle deux ensembles d’acteurs se situent dans l’horizon d’un face à face hostile en attribuant à chaque parti la volonté d’infliger, dans la limite des moyens qui sont à sa disposition, un maximum de dommages à l’adversaire. La dynamique du conflit procèderait entièrement de l’échange de coups au cours duquel se transforme, coup pour coup, le rapport des forces [61]. Le seul horizon d’un arrêt de ce processus est celui de la défaite de l’un des antagonistes, lorsque, n’ayant plus rien à opposer à la puissance de l’autre, il est ou bien anéanti ou bien acculé à la reddition. Le dispositif d’hostilité des groupes de guérilla urbaine, qui leur a permis de se faire reconnaître par l’État comme ennemis, a conduit à ce que l’État lui-même reprenne à son compte ce schéma : il se conçoit lui aussi comme pris dans une lutte sans merci, au nom de ses citoyens qu’il lui incombe de défendre. Ainsi, les protagonistes directs du conflit admettent implicitement une situation qui correspond à ce que Carl von Clausewitz désignait par la notion de « guerre totale » : un monde entièrement polarisé, exclusivement composé de relations d’amitié ou d’inimitié [62].
Or le conflit va échapper à ce schéma dual. L’État sera de moins en moins saisi seulement sous le rapport de l’exigence d’affronter des ennemis de l’intérieur en mobilisant des dispositifs de force dont la légitimité serait assurée par le simple fait qu’ils permettraient de les vaincre. Bien au contraire, la question de l’État telle qu’elle s’installe en Allemagne notamment entre le milieu des années 1970 et la fin du premier quart des années 1980, est de manière croissante articulée au doute quant à la licéité et à la légitimité de ces dispositifs de force [63]. Loin de l’alternative simple entre le réveil des masses d’un côté et la loyauté citoyenne de l’autre, se développe, sur la base du conflit entre l’État et les groupes armées révolutionnaires, une affaire publique dont l’enjeu est la détermination collective de la qualité d’un État aux prises avec les groupes armés [64].
La dynamique du conflit est donc à l’opposé de la polarisation visée par la guérilla urbaine : à partir d’une forme de refus opposé à l’affiliation à un camp, interviennent dans cette affaire une abondance d’acteurs, se font entendre une multiplicité de voix, s’expriment une pluralité d’intérêts, se formulent une profusion d’énoncés et de jugements qui mettent en lumière une variété de nuances, de contrastes et de différences. Pour le dire autrement, on passe d’un « conflit indivisible » fonctionnant sur le mode du « tout ou rien », à un conflit « divisible » constitutif de publics variés qui ne correspondent ni à la figure des « masses conscientisées » ni à celle des « citoyens loyaux » [65] ; on passe à un conflit qui admet la diversification des manières de poser les problèmes ; on passe à un conflit qui amène à des constats différenciés et à des raisonnements en terme de « plus ou moins » ; on passe, enfin, à un conflit qui, dans un processus de critique croisée, va soumettre l’État à une scrutation collective. L’irruption de ces publics va conduire à une problématisation nouvelle de l’État qui opère sur un mode radicalement différent de celle de la période précédente qui était entièrement orientée vers la visée de maximisation de la critique et s’inscrivait dans la perspective de la mise en œuvre de modes d’actions politique radicales. Or cette nouvelle problématisation est elle-même directement tributaire de la complexité, de l’épaisseur, et du foisonnement des spécifications de l’État que l’action de la guérilla urbaine a contribué à installer.
Les limites de la polarisation du conflit
Cette évolution du conflit n’allait pas de soi en raison de la difficulté de s’extraire de la logique de l’affrontement qui constituait le cadrage dominant du conflit. Ce n’est que progressivement, en débordant ce cadrage par un effort constant d’argumentation publique, que la possibilité d’échapper à l’injonction portée par les protagonistes directs du conflit de « choisir son camp » s’est établie comme une ressource pour intervenir dans le conflit lui-même.
L’exemple de Heinrich Böll est particulièrement instructif. Dans un article publié dans le magazine d’informations générales Der Spiegel, H. Böll s’efforce de démontrer le caractère très relatif de la menace que constitue le groupe Baader-Meinhof [66]. Les « terroristes » se concevraient effectivement comme engagés dans une guerre totale contre une société qu’ils exècrent, mais ce serait, dit-il narquoisement, une guerre « des six [terroristes] contre les soixante millions [la population de l’État allemand] », et d’ajouter, ironique, que « c’est là, assurément, une situation extrêmement menaçante pour la République fédérale d’Allemagne. Il est temps de décréter l’état d’urgence national ! » H. Böll adopte une posture qu’on pourrait qualifier de compréhensive à l’égard des membres des groupes armés. Leur révolte, pour erronée qu’elle soit, découlerait de bons sentiments : auparavant, « ils ont fait du travail social concret, ce qui a dû leur permettre d’avoir une perception des conditions sociales des plus démunis, des laissés à l’abandon, ce qui expliquerait éventuellement cette déclaration de guerre. » Il cite certaines phrases de Ulrike Meinhof, des phrases qui n’apparaissent jamais, dit-il, dans les colonnes de la Bild-Zeitung [67] : « Si le flic nous laisse partir, nous le laisserons également suivre son chemin », ou encore : « À la question de savoir si nous aurions libéré le prisonnier si nous avions su [qu’un gardien] serait blessé, nous ne pouvons répondre que par la négative. » H. Böll en conclut que « tout cela ne sonne pas si fou-furieux et rapide-de-la-gâchette qu’on veut bien le faire croire. » Relativisant la menace du terrorisme, il voit le véritable danger dans « l’hystérie du terrorisme » en tant qu’elle est le terreau d’une chasse aux sorcières qui, elle, mettrait véritablement en danger la démocratie allemande. Il faudrait selon lui effectivement décréter l’état d’urgence national, mais l’urgence concerne « la conscience publique » rendu malade par des organes de presse tels que les édite la maison Springer. Mais H. Böll va encore plus loin. Que réclame-t-il en effet ? Un « sauf-conduit (freies Geleit) » pour que Ulrike Meinhof puisse se rendre au tribunal ; il demande sa « grâce » (H. Böll choisit de nommer la représentante la plus connue de la guérilla urbaine, mais son nom tient lieu de générique pour tous ceux qui se sont engagés dans cette lutte). Il est peut être difficile de comprendre immédiatement la critique que contient cette revendication : elle sous-entend que, telles que les choses se présentent, Ulrike Meinhof ne parviendrait pas, même si elle le voulait, à se rendre au tribunal indemne parce qu’elle aura été tuée avant par les policiers ; elle laisse entendre que l’État est lui-même pris dans une dérive. L’article du Spiegel déclenche l’indignation. Pour la Springer Presse Böll devient un homme à abattre. H. Böll est lui-même considéré comme un danger public, un « soutien intellectuel des terroristes », « plus dangereux que les terroristes eux-mêmes [68] ». On n’hésite pas à rechercher dans son œuvre des signes qui attesteraient qu’il est, lui aussi, un authentique « ennemi de l’État ». Acculé dans le camp ennemi, H. Böll pourtant résiste et se justifie en refusant la logique de la polarisation :
« Mon article n’avait rien de malveillant. Il est clair pour tous ceux qui prennent la peine de le lire sans supposer de malveillance a priori, que son esprit est celui de la conciliation et qu’il devait contribuer à détendre toute cette atmosphère follement hystérique. C’étaient les titres de la Bild-Zeitung que je considérais comme criminelles. C’était cela mon point d’entrée, l’occasion et j’admets que mon intuition ne s’est pas réalisée. Ça je l’admets. Je n’aurais pas cru que les fronts allaient se durcir de la sorte. Je pensais, je souhaitais qu’ils s’assouplissent, c’est cela que je pensais [69]. »
Ce qui importe dans cet exemple n’est pas la condamnation de l’escalade du conflit à laquelle procède le futur prix Nobel de littérature. Il ne s’agit pas a fortiori de prendre appui sur H. Böll, de lui donner raison, de le suivre dans son (premier) raisonnement. L’utilité de l’attitude de H. Böll réside ailleurs, dans le fait qu’elle montre que la possibilité est donnée d’occuper, dans ce conflit, une position de tiers, entendue comme une posture qui se refuse activement à l’affiliation à l’un des camps en présence et qui, de fait, arrache le conflit à sa polarisation.
Critique et crise : la mise en accusation de l’État
Or c’est bien, en Allemagne, à une prolifération de positions tierces que l’on assiste. Ces tiers interviennent dans le conflit en évaluant, critiquant, jaugeant l’action des protagonistes. Dans ce cadre, les prises de position critiques à l’égard de l’État reposent sur le constat des effets jugés inacceptables des politiques et dispositifs antiterroristes. Rompant avec les formes de la critique totale, ces critiques endossent un principe de mesure et s’appuient massivement sur un registre juridique et libéral dont le point angulaire est fourni par les Droits de l’Homme. Dans cette perspective, elles marquent le passage d’une « critique externe » à une « critique interne » de l’État [70] : il ne s’agit plus de se débarrasser d’un État par nature fasciste, mais d’œuvrer dans le sens d’un meilleur respect des libertés individuelles au sein de cet État. Or cette modalité de la critique produit des effets d’une portée incomparablement supérieure à la critique totale. En effet, à partir du moment où l’État se trouve confronté à une critique qui ne peut plus être aussi aisément rejetée comme relevant d’une hostilité de principe aux valeurs qui fondent « l’ordre libéral-démocratique (freiheitlich-demokratische Grundordnung) » parce que, précisément, elle prend appui sur ces mêmes valeurs, les représentants de l’État se trouvent dans une situation délicate : ils ne peuvent plus ne pas tenir compte des reproches qui leur sont adressées, sous peine de donner raison aux terroristes qui ont entièrement construit leur action sur le dévoilement de l’hypocrisie des valeurs libérales.
Cette critique interne, libérale et inspirée par les Droits de l’Homme s’est déployée à partir du milieu de la décennie. Portée par des intellectuels, des universitaires, des juristes, des écrivains, des journalistes, soit à travers des prises de position individuelles, soit collectivement, au sein d’associations de défense des libertés tels que le Komitee für Grundrechte und Demokratie, la Humanistische Union ou encore la section allemande d’Amnesty International, elle tient sa force de sa position d’extériorité par rapport aux protagonistes du conflit : tout en affirmant qu’elle ne partage en rien les idéaux de ceux qu’elle n’a aucun mal à appeler des « terroristes » [71], elle mesure inlassablement l’État avec la jauge de ses propres principes. L’efficacité de cette critique est indéniable. Elle soumet l’État à un impératif de justification auquel il ne parvient plus à se soustraire.
Entre 1977 et 1983, une série d’affaires se succèdent et s’imbriquent de sorte à former une seule grande affaire. L’enjeu en est la détermination de l’exercice légitime de sa force par l’État. Et les différents outils des politiques de lutte contre le terrorisme en fournissent les points de focalisation. Les transformations profondes qui affectent l’organisation des agences de sécurité, notamment le développement des fichiers de police et des traitements de données automatiques qui leur sont associés font l’objet de dénonciation en règle. Il en va de même des nouvelles dispositions introduites dans le code pénal et dans le code de procédure pénale qui suscitent une levée de boucliers non seulement dans la population, mais surtout dans les milieux judiciaires dont les membres sont les moins susceptibles d’être soupçonnés de vouloir trouver des justifications aux terroristes. Les techniques d’incarcération subissent un sort similaire. Face à la montée de la critique, l’État est sommé d’apporter les preuves que les « conditions de détention » résistent à l’accusation de constituer des formes de torture blanche dont l’objectif premier serait de faire plier politiquement des adversaires. Ces affaires se déroulent dans les médias grand public. Ainsi, par exemple, les séries d’articles et de reportages des magazines Stern et Der Spiegel respectivement intitulées « Freiheit ’78 (Liberté 78) » et « Stahlnetz (filet d’acier) » ont un impact durable sur l’opinion publique de plus en plus prompte à dénoncer « l’hystérie du terrorisme ». Elles se déploient également dans les Parlements (fédéral ou des Länder), sous l’impulsion notamment des partis d’opposition, ou encore devant les tribunaux. Le président du BKA, H. Herold, a ainsi dû affronter pas moins de quatre-vingt procès mettant en cause les pratiques policières. Plusieurs plaintes ont également été déposées devant la Cour européenne des Droits de l’Homme.
Ces affaires et les accusations qu’elles véhiculent ne sont pas sans conséquences. Ainsi H. Herold est acculé à la démission après que le contenu des fichiers de police et les méthodes de traitement des données ont été divulgués dans la presse. Le même sort est réservé au ministre de l’Intérieur Werner Maihofer quelque temps auparavant lorsque le dispositif de surveillance des frontières qu’il avait contribué à mettre en place a été porté à la connaissance d’abord des parlementaires, puis, par le truchement de ces derniers, d’une opinion publique scandalisée. Mais les conséquences essentielles de ces affaires dépassent les cas individuels. Elles découlent de la réceptivité des critiques qui ont été adressées à l’État. En effet, à travers ces affaires se dessinent progressivement les contraintes qui pèsent sur les dispositifs de force de l’État pour être jugés collectivement acceptables. On entre alors dans une phase de réparation au cours de laquelle ces dispositifs sont réévalués, reconfigurés, rendus conformes à ce qui est attendu d’eux : lutter efficacement contre le terrorisme dans des formes compatibles avec l’État de droit.
La réélaboration d’un accord sur les dispositifs de force de l’État
Dans les affaires qui se développent tout au long de la deuxième moitié des années 1970 et au début des années 1980, c’est donc sous une autre modalité encore que l’État se manifeste. L’État n’est plus seulement une figure théorique de la critique totale ; l’État n’est plus non plus ce à quoi les militants sont matériellement confrontés dans leur lutte ; l’État s’articule, dans cette dernière phase de l’épreuve, sous la forme de dispositifs, d’objets et de mesures en tant qu’ils sont constitutifs d’une évaluation publique dans laquelle leur qualité est collectivement mesurée à l’aune d’un ensemble de principes que ces équipements de la force de l’État sont censés respecter. Cette nouvelle phase de l’épreuve d’État n’a rien de linéaire ni d’univoque. Les modalités des rapprochements opérés entre les manifestations matérielles de l’État et les principes auxquels on se réfère font l’objet de disputes intenses. Les principes eux-mêmes apparaissent souvent ambigus, incertains, imprécis et font l’objet d’énonciations contradictoires. Ainsi, il convient de ne pas voir dans ce processus une simple mise en conformité des entités matérielles qui composent l’État avec des principes qui seraient fixes, transparents et acceptés de tous. C’est bien plus d’une configuration de traductions et d’articulations croisées qu’il s’agit. Cette configuration se présente comme une série de conflits enchevêtrés dont les enjeux, les acteurs mobilisés et les modes de clôture conduisent à une série de décalages à la fois dans le design des dispositifs de force de l’État qui en sont les objets immédiats et dans l’énoncé des principes auxquels on les rapporte. Ce n’est en fin de compte qu’un effet de ces processus de reconfiguration à la fois des principes et des dispositifs matériels, que de rendre ces derniers descriptibles comme étant (plus) conformes aux premiers. À ce titre, ce serait une erreur que de faire découler le processus de reconfiguration des dispositifs de ces principes généraux, de même que ce serait une erreur d’attribuer aux objets reconfigurés en eux-mêmes une force de pacification. Cette pacification opère dans l’entre-deux, dans le rapprochement entre les principes et les choses qui transforme à la fois les principes et les choses.
Un exemple permettra de mieux éclairer ce processus. L’importance des systèmes d’information policière mis en place dans la lutte antiterroriste a déjà été soulignée, de même que les débats qu’ils ont soulevés. En 1977, une première loi fédérale sur la protection des données personnelles est votée. Ce vote prend acte de la tension entre les nécessités de l’information policière et le respect des libertés publiques. Il ne permet pas cependant d’apaiser cette tension ; il semble au contraire l’aiguiser. C’est en effet après l’épisode dit de l’automne allemand, intervenu la même année, que ces systèmes d’information policière donnent lieu à des affaires de grande ampleur. Le déclencheur doit être cherché dans le fait que ces nouvelles techniques policières se sont révélées défaillantes au cours du long kidnapping de Hanns-Martin Schleyer : pendant les six semaines séparant l’enlèvement et son issue tragique, les « ordinateurs de H. Herold » n’ont pas permis de retrouver la trace des terroristes ni d’empêcher par conséquent l’exécution de l’otage. Après cet échec [72], la critique du fichage prend de l’ampleur : il apparaît en effet d’autant plus intolérable qu’il semble inefficace. S’engage alors une réflexion intense sur le rôle, l’usage et l’étendu de l’information policière. Parallèlement à ce débat, un certain nombre d’initiatives viennent augmenter l’acuité de la question. En 1979, le nouveau ministre de l’Intérieur, Gerhard Baum, demande une enquête interne pour faire le point sur le contenu des fichiers de police et sur les modalités de leur utilisation. Le « rapport sur les fichiers (Dateienbericht) » révèle, chiffres à l’appui, toute l’ampleur de la surveillance de la population. C’est probablement sur l’initiative du ministre que le rapport est rendu public. L’effet est dévastateur. H. Herold est poussé à la démission. Par la suite, les fichiers de police seront soumis à un « grand nettoyage » au cours duquel une quantité importante de données, considérées ne pas répondre aux critères qui ont été progressivement élaborés, sont effacées.
Ces évolutions sont cependant encore insuffisantes pour amener une clôture de la question. Le débat conduit à cristalliser deux positions antagonistes : d’un côté, on soutient que la protection des données est en réalité une protection assurée aux criminels et aux délinquants (« Datenschutz ist Täterschutz » – que l’on pourrait traduire par : « protéger les données, c’est protéger les criminels ») ; de l’autre, on oppose que les nécessités de la lutte contre la criminalité ne sauraient mettre en cause ce qui constitueraient un droit fondamental (« Datenschutz ist Grundrechtschutz » – « protéger les données, c’est protéger les droits fondamentaux »). C’est sous cette formulation que la question arrive, en 1983, devant les juges de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe. Certes, ce qui déclenche l’intervention de la Cour n’est pas l’information policière ou la lutte contre le terrorisme, mais la décision prise en vertu de la loi du 16 avril 1980 de procéder à un recensement général [73]. Néanmoins, la décision à laquelle la Cour parviendra n’est intelligible que dans le contexte de sensibilisation à la question des données individuelles, à cette peur du « contrôle social », de « l’État-surveillant (Überwachungsstaat) » et du Big Brother que les dispositifs antiterroristes ont fait naître [74]. C’est à ce titre, en effet, que l’annonce du recensement provoque une véritable levée de boucliers. L’argument de la non-conformité du projet de recensement aux droits constitutionnellement garantis est immédiatement brandi. Le gouvernement fédéral, ainsi que la plupart des gouvernements des Länder se déclarent confiants dans la décision de conformité à la loi fondamentale que les juges de Karlsruhe rendraient. Pourtant, le jugement rendu le 15 décembre 1983 par le premier Sénat de la Cour constitutionnelle déçoit ces attentes. Les juges considèrent que la loi de 1980 est sur de nombreux points en contradiction avec les droits individuels fondamentaux. La loi est déclarée contraire à la Loi fondamentale, et abrogée [75].
Parmi les nombreux attendus, il convient d’en mentionner un de poids : la Cour en effet, s’appuyant sur l’argument selon lequel il n’y aurait pas de « données anodines » concernant les personnes et qu’en raison de ce fait, l’enregistrement, la modification et le traitement de données personnelles nécessite toujours des justifications dûment validées, en vient à établir juridiquement un nouveau droit individuel : le « droit à l’autodétermination informationnelle (Recht auf informationelle Selbstbestimmung) ». Ce droit découle pour les juges des premier (respect de la dignité humaine) et second (droit d’agir librement) articles de la Loi fondamentale. Ce droit en vertu duquel toute personne doit disposer de la possibilité de décider elle-même si et à qui elle transmet des informations la concernant, repose par conséquent sur un principe de consentement qui a progressivement conduit à rendre les dispositifs de protection des données personnelles en Allemagne extrêmement contraignants. Les fondements mêmes de ce nouveau droit fondamental restent certes soumis à la critique [76]. Pour autant, ces critiques ne parviennent plus à installer une situation où l’accord trouvé est susceptible d’être remis en jeu. Et cet accord, on le voit, ne découle pas seulement de la reconfiguration des dispositifs comme, dans l’exemple qui vient d’être développé, l’effacement d’un grand nombre de données dans les fichiers de police et l’établissements de règles d’utilisation plus précises, ni à l’inverse du seul énoncé de principes qui préexisteraient à l’épreuve puisque l’énoncé de principe peut, comme dans l’exemple, n’intervenir qu’au terme du processus. Cet accord découle au contraire de la convergence de ces deux plans.
De tels processus de réparation s’observent pour l’ensemble des objets de l’arsenal antiterroriste de l’État soumis à critique et évaluation à partir de la seconde moitié des années 1970. Les modalités de ces réparations peuvent être diverses. Dans le cas qui vient d’être évoqué, la modalité réparatrice se décrit comme un réaménagement explicite qui consiste en un resserrement du cadrage normatif des dispositifs considérés. L’utilisation de parloirs de prison munis d’une vitre de séparation (Trennscheibe), qui s’est d’abord développée de façon anarchique avant de faire l’objet d’une codification précise, ou encore les garantis de socialité, qui ont été accordées aux prisonniers (Beigeherbeschluss), en offrent d’autres exemples. De même, les tuyaux servant au nourrissage forcé des détenus en grève de la faim qui provoquaient de fortes douleurs et ont pu être dénoncés comme constituant une forme de torture ont finalement échappés à cette critique par l’utilisation d’un autre matériau plus flexible. D’autres dispositifs de l’arsenal antiterroriste se voient en revanche purement et simplement supprimés. Les paragraphes 88a et 130a du code pénal concernant respectivement les délits d’apologie de la violence (Befürwortung von Gewalt) et d’entraînement à commettre des crimes et des délits (Anleitung zu Straftaten), qui ont notamment servi à la criminalisation des « sympathisants », sont abrogés dès 1981. Enfin, troisième modalité de réparation qu’on observe dans de nombreux cas, c’est par des maniements qui se rendent descriptibles comme plus « modérés » des dispositifs mis en place que ce processus de réparation prend forme : les dispositifs concernés ne sont ni abolis ni contraints par des principes explicites ou la mise en place de contrôles externes, mais sont normalisés par les usagers sur la base de la réactivation de normes professionnelles tacites. L’exemple le plus remarquable est ici le paragraphe 129a du code pénal fondant l’incrimination d’appartenance à une organisation terroriste. Celui-ci est resté en usage. Mais cet usage parvient, parce qu’il tient compte désormais de la critique, à ne plus lui offrir de prise [77].
Chacun de ces processus de réparation, et bien d’autres, mériterait une longue description (voir l’annexe qui revient sur certains exemples choisis). Ces descriptions auraient la vertu de faire apparaître qu’il ne s’agit en rien de processus mécaniques, mais qu’ils sont chacun singuliers, qu’ils sont le fruit d’une multiplicité de manières de passer des possibles qui s’y esquissent aux accords, articulés à des reconfigurations de dispositifs concrets, par lesquels ils se clôturent. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que ces réparations conduisent en effet à la clôture de l’épreuve d’État. On peut considérer que cette clôture intervient entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Lorsque Helmut Kohl accède en 1982 à la Chancellerie, le terrorisme ne figure déjà plus parmi les priorités de son agenda. Pourtant la RAF a continué à perpétrer des attentats et à tuer plus efficacement et plus froidement qu’avant. Elle n’a officiellement renoncé à la violence contre les personnes qu’en 1992 [78]. Et elle ne s’est officiellement dissoute qu’en 1998 [79]. La contradiction n’est pourtant qu’apparente : ce que la guérilla urbaine a perdu au cours des années 1980 et 1990, c’est précisément sa faculté de provocation. Les activistes de la RAF ne sont plus considérés comme une menace vitale pour l’État parce que les autorités publiques peuvent désormais s’appuyer sur des principes d’action et sur des équipements stabilisés. On s’accommode donc de la RAF qui fait désormais l’objet d’une gestion routinière dont les modalités ont été collectivement déterminées dans les affaires publiques qui ont marquées la fin de la « décennie de la terreur ». Et dans le même mouvement, les objets, dispositifs et mesures de l’arsenal antiterroriste disparaissent peu à peu dans leurs routines et n’apparaissent plus que sporadiquement comme les points de focalisation de la question de l’État.
Propositions pour une reprise du problème sociologique de l’État
Quelles conclusions est-il possible de tirer de cette description du conflit entre les groupes de guérilla urbaine et l’État ouest-allemand au regard de ce que nous avions identifié d’entrée comme le problème sociologique de l’État ? Comment peut-on rebasculer des différentes manifestations de l’État tel qu’on les recueille à travers l’enquête vers la question de la conception de l’État en sociologie ? Un premier constat s’impose : le cas décrit est susceptible, à première vue, de servir de confirmation à l’une comme à l’autre des deux options prises au regard du problème sociologique de l’État que nous avions identifiées. Ainsi, il est parfaitement plausible d’interpréter les manifestations de l’État comme un rapprochement spéculatif entre un certain nombre d’événements, de situations, d’objets, de formes, d’entités, de fonctions, de personnes, d’institutions et une idée, un mot qui serait de l’ordre du symbolique, de la croyance, voire de l’illusion. À l’inverse, il n’apparaît pas non plus inenvisageable de considérer ces mêmes manifestations comme l’expression de la puissance d’un État dont la réalité est d’autant plus forte qu’il affronte des ennemis intérieurs qui mettent de facto en cause sa « souveraineté » et son « monopole de la violence ». Le problème réside non pas dans ce que chacune de ces options formule, mais dans le rapport critique qu’elles entretiennent et l’exclusion mutuelle qu’elles impliquent : c’est en effet parce que chacune est incapable d’intégrer ce que l’autre a à dire de la réalité de l’État que nous avons conclu qu’elles se soustrayaient toutes les deux, à leur manière, au problème sociologique de l’État. Cette disqualification réciproque empêche de pouvoir rendre compte du mode d’existence particulier de l’État qui fait de lui un être dont la caractéristique est précisément de se rendre descriptible dans la tension entre les deux pôles. Le nœud de la solution proposée réside dans une conception renouvelée de la totalité de l’État d’où découlent les contradictions qui viennent d’être listées. C’est en effet parce que l’on a jamais accès empiriquement à cette totalité qu’on est conduit ou bien à la réduire à une idée, une croyance, une illusion ou bien, au contraire, à en postuler l’existence de manière d’autant plus affirmée qu’on y a accès que par l’intermédiaire de ses manifestations particulières [80].
L’engendrement de l’État de la matrice de ses épreuves
On retrouve ici le problème plus général du lien entre « micro » et « macro ». À ce problème, un certain nombre de travaux ont apporté une réponse originale : substituer à la quête de la totalité le suivi de processus de totalisation [81]. Ces processus de totalisation s’observent en effet à chaque fois que des acteurs sont conduits à assigner, unifier et circonscrire des êtres de grande taille pour les rendre disponibles pour l’action. Cela se traduit concrètement par la confection de dispositifs de sommation et d’agrégation tels que des listes, des organigrammes, des tableaux, des rapports, des bases de données, des annuaires, des chroniques, des archives, des bibliographies, des tableaux de bord, des indicateurs, etc. [82] Dans cette perspective, la problématique de la totalité des entités de grande taille trouve son dénouement dans le suivi point par point de la confection et de la circulation d’opérateurs de totalisation. Cette solution est cependant encore insuffisante pour le cas développé ici : les policiers, les juges, les gardiens de prison, les hommes politiques, les équipements policiers, les dispositifs de surveillance, les méthodes d’alimentation des grévistes de la faim ou encore les textes de lois qui, dans les descriptions précédentes, ont spécifié l’État, n’ont en effet rien de ces dispositifs de sommation et d’agrégation qui permettraient de « localiser le global [83] ».
S’il ne s’agit pas de dispositifs de sommation et d’agrégation, en quoi ces expressions peuvent-elles néanmoins être considérées comme manifestant l’État en tant que tel ? Nous suggérons d’adjoindre à la formule de totalisation par sommation et agrégation une seconde formule de totalisation qui opère, quant à elle, par intensification. Pour comprendre ce second type de totalisation il convient d’accepter de se soumettre à l’opération conceptuelle suivante : ne pas rapporter la totalité seulement à un gradient d’extension qui rend la totalité empiriquement problématique (elle est si étendue qu’on ne parvient à l’observer que par la médiation du travail de sommation et d’agrégation accompli en fonction de certains contextes d’action), mais à un gradient d’intensité qui rend la totalité empiriquement descriptible comme se logeant dans des points de focalisation. C’est précisément un tel processus d’intensification qui est à l’œuvre dans l’épreuve décrite. L’explicitation croissante des entités concrètes qui spécifient l’État au cours de l’interaction conflictuelle avec les groupes de guérilla urbaine et la problématisation collective de ces mêmes entités soumises à des évaluations, des critiques et des reconfigurations qui s’ensuit, apparaissent, en effet, comme le mouvement par lequel ces entités, en devenant les foyers de l’épreuve, viennent à valoir pour la totalité.
Il s’agit là d’une manière de rendre compte du fait que, dans l’épreuve décrite, la qualité, la nature et la réalité de l’État ouest-allemand dépendent de ces entités, de ces objets, de ces dispositifs dans la mesure où ils ont été collectivement explicités, dans le cours de l’épreuve, comme spécifiant l’État. Comment rendre compte autrement du fait que le simple accroissement de la flexibilité du tuyau servant à nourrir de force les grévistes de la faim, fasse basculer la qualification de l’État allemand, qui d’État tortionnaire redevient, grâce à cette modification, de nouveau un État démocratique ? Comment expliquer autrement que la création d’un « droit à l’autodétermination informationnelle » et la soumission, sur la base de ce principe, de l’information policière à une agence de contrôle, parvienne à ce que l’on considère que l’État n’est pas un État de surveillance maximale, mais bien un État respectueux des libertés publiques ? Comment donner autrement un sens au fait qu’un usage plus différencié du paragraphe 129a du code pénal amène à ce que l’État n’apparaisse plus comme une entreprise de domination arbitraire, mais au contraire comme un État de droit capable de se défendre contre ses ennemis ? Comment tenir compte autrement du fait que d’infimes différences dans la configuration d’un nombre restreint d’objets et de pratiques puissent se détacher du fond des innombrables objets et pratiques restés dans la transparence, pour qu’un doute massif quant à la réalité de l’État allemand comme État démocratique tout d’abord émerge puis, après une nouvelle suite de modifications, disparaisse de nouveau ?
À ces entités, ces objets, ces dispositifs et ces mesures qui constituent les foyers de l’épreuve et qui rendent l’État descriptible, observable et expérimentable, nous donnerons le nom de statogènes : ils deviennent en effet, dans le cours des épreuves, des facteurs d’« étatité ». Il est crucial de ne pas inscrire cette notion et le type de processus dont elle vise à rendre compte dans un schéma symboliste. Ce n’est pas « symboliquement » que l’État « s’incarne » dans ces êtres. Une telle interprétation impliquerait une forme de mise à distance ironique quant à l’idée qu’une partie puisse effectivement valoir pour le tout. Plutôt que d’y voir des symbolisations qui se surajouteraient à la réalité, il convient de considérer que la composition, l’assemblage et la matérialité des statogènes fournissent des raisons pour lesquelles ils peuvent effectivement, dans une épreuve donnée, valoir pour l’État en tant que tel.
Mémoire des épreuves et formation de l’État
Il convient alors de s’interroger sur ce que deviennent ces statogènes une fois l’épreuve close, lorsque leur stabilisation conduit à leur sortie du champ de ce qui est problématique. Nous dirons que ces êtres, en perdant de leur actualité de foyers de l’épreuve, se transforment en statophores. Alors qu’en tant que statogènes, les êtres en question, figurent l’État en tant que tel, ils perdent, en tant que statophores, cette faculté. Prosaïquement, on pourrait dire que les fichiers de police, les paragraphes du code pénal et les dispositifs pénitentiaires redeviennent de simples équipements, des instruments, des outils aux mains des institutions qui les mettent en œuvre [84]. Ils « rentrent dans le rang » et, en tant que formes étatiques parmi d’autres, deviennent des éléments d’une totalité qui désormais les englobe. Ils constituent une particularité de l’État saisissables sous un rapport fonctionnel sans qu’ils puissent plus prétendre valoir pour le tout.
La distinction opérée par Albert Piette entre le « mode majeur » et le « mode mineur de la réalité » est utile pour comprendre ce changement de statut [85]. La distinction vise à permettre d’appréhender des situations en tenant compte de leurs détails, c’est-à-dire de tout ce qui compose la situation, et à ce titre y contribue, sans pour autant en occuper le centre. L’opposition entre statogènes et statophores est conçue de manière analogue. Les premiers concernent des entités qui par l’intensification produite au cours d’une épreuve sont susceptibles de faire la différence quant à la réalité de l’État. Les seconds sont un résultat de l’épreuve qui, par le relâchement induit par sa clôture, n’ont plus la faculté de faire cette différence, et ne constituent dès lors plus qu’un aspect, une facette, un élément parmi d’autres de l’État. Ils se rangent aux côtés des nombreux autres statophores, forgés dans d’autres épreuves et dont on peut considérer que l’ensemble forme l’État – sans que, cependant, cela ne fasse une différence. En d’autres termes, hors épreuve, il va de soi que les fichiers de police détenus par le BKA sont des dispositifs d’État, mais le dire n’ajoute d’une certaine manière rien – au même titre que lorsque nous voyons un policier en train de régler la circulation, lorsque nous voyons un ministre signer un traité ou lorsque nous nous adressons au guichet de la sécurité sociale, nous « savons bien » que c’est l’État, mais le relever, pour soi ou pour autrui, ne modifie en rien la situation : cela constituerait une simple redondance.
Les statogènes qui se forgent dans l’épreuve, en devenant statophores, gardent cependant un lien avec l’épreuve dont ils sont issus : ils forment une mémoire de l’épreuve. C’est cet effet de mémoire qui rend à la fois évident et transparent le caractère étatique de ces êtres qui, désormais, peuvent fournir des points d’appuis conventionnels qui nous permettent de désigner l’État. Les statophores ne constituent cependant pas la seule manière de mémoriser les épreuves d’État. Les statophores correspondant à une épreuve se rattachent également à ce que l’on appellera des énoncés d’État. On entend par là, des énoncés généraux qui se rapportent à des épreuves où des séries d’épreuves de type similaire par lesquels on définit, en toute généralité, l’État. Ces « énoncés collectants », pour reprendre l’expression de B. Latour [86], sont soumis à une grande variabilité. Ils peuvent se dire sur le mode constatif, sur le mode injonctif ou sur le mode interrogatif. Il peut s’agir d’énoncés qui prétendent à une validité scientifique ou bien, au contraire, se présenter comme des jugements profanes. Ils peuvent s’articuler à des exemples concrets, s’appuyer sur des mises en série ou encore prendre la forme de récits, ou bien ils peuvent à l’inverse viser une forme d’abstraction qui suppose un détachement par rapport aux contingences. Ils peuvent se voir contestés et prêter à controverse ou bien faire l’unanimité. Dans tous les cas, cependant, ces énoncés puisent leur source dans des épreuves dont elles constituent des conclusions – que ces conclusions prennent la forme de préceptes, d’instructions, de démonstrations, de doctrines ou de systèmes [87]. Ces énoncés se retrouvent dans le cas traité à toutes les étapes de l’épreuve. Ainsi, on a vu l’importance des énoncés qui se rapportent à la théorie de « l’État autoritaire » pour l’engagement de l’épreuve. Dans le cours même de l’épreuve, des énoncés d’État offrent des critères pour configurer les actions ou encore pour les évaluer. Ainsi par exemple des énoncés comme « l’État doit intervenir car c’est son rôle », ou « l’État ne peut permettre d’accepter que son monopole de la violence soit mis en cause », ou « l’État démocratique doit savoir où se trouvent ses limites », ou encore « un État démocratique doit se montrer intransigeant avec les ennemis de la démocratie » agissent à la fois comme cadrages de l’épreuve en cours, mais aussi, sont susceptibles d’être débordés par elle. Dans les affaires auxquelles le conflit donne lieu, ces énoncés entretiennent souvent un rapport critique tandis qu’au fur et à mesure qu’on s’achemine vers la clôture, un certain nombre d’entre eux se stabilisent. Elles synthétisent à ce titre l’expérience de l’épreuve. Ainsi, par exemple, le doute quant à la réalité de la démocratie allemande, le doute quant à la capacité de l’État de surmonter définitivement le fascisme, tend à disparaître. La critique du « fascisme de Bonn » disparaît de l’espace public dans le courant des années 1980. De manière générale, on s’accorde désormais à reconnaître dans l’État allemand un État démocratique. Mais, il s’agit bien là d’un effet de l’épreuve et non d’un préalable. C’est bien parce que l’État allemand a été collectivement reconnu, dans et à l’issue de l’épreuve, comme une démocratie que cet énoncé renforce son assise : dans les années 1950 et 1960, l’énoncé « l’État allemand est une démocratie occidentale », lorsqu’il n’était pas tout bonnement rejeté, se disait sur le mode injonctif, comme s’il fallait dissimuler le doute [88] ; dans les années 1980, ce même énoncé relevait du constat partagé.
Effets d’État et pluralité des épreuves
Cette perspective s’inscrit dans la poursuite des développements que T. Mitchell a consacrés à l’État [89]. Ce dernier, à partir d’un constat similaire au nôtre, s’est intéressé à la délimitation de l’État et, notamment, à sa séparation de la société. Il montre à partir d’exemples concrets que la frontière entre État et société, loin d’être une donnée, est non seulement un enjeu permanent, mais un résultat qui doit continûment être reproduit. Ainsi, l’État apparaît, en effet, comme un « effet structural » qui émerge d’une série d’accomplissements qui s’enchevêtrent, se réitèrent et parfois se décalent de sorte à engendrer des déplacements de cette frontière.
Une telle approche présente plusieurs avantages. On en retiendra ici seulement deux. Le premier réside dans la possibilité de rouvrir le dossier difficile de la sociologie historique de l’État dans laquelle prédominent des approches de type généalogique. Ces approches en termes de genèse de l’État ont été conçues comme une solution au problème sociologique de l’État. Elles font en effet valoir que pour rendre compte de l’État, il convient de partir du moment de sa formation. Il s’agit d’opérer un détour et d’extraire de ce moment initial où l’État est encore « petit » des schèmes dont on postule que, par un effet d’inertie, ils restent valables ultérieurement lorsque sa taille permet difficilement d’y avoir un accès direct. En dépit de leur sophistication croissante, ces approches succombent régulièrement au « mythe de l’origine » : elles ne proposent pas, en effet, des évolutions ultérieures d’autre explications que celles qui découlent d’un postulat implicite de continuité. La proposition de T. Mitchell permet de surmonter cette limite et de concevoir la genèse de l’État comme une suite continue de processus d’étatisation dont le rapport qu’ils entretiennent avec le passé fait partie de ce qu’il convient de déterminer. Dans une telle perspective, la continuité n’est plus qu’un cas particulier qui se détache sur un fond d’autres possibilités et notamment les déplacements parfois infimes, parfois plus importants, dont l’histoire de l’État est faite.
Le second avantage réside dans la possibilité de reconsidérer ce qui se donne comme une évidence partagée pour ceux qui pratiquent les sciences dites historiques : que l’histoire est leur « terrain d’expérimentation ». La signification de ce sens commun de l’historien, du sociologue et de l’anthropologue est le suivant : en l’absence de laboratoire proprement dit susceptible de permettre de procéder à des expériences reproductibles en bonne et due forme, la multiplicité des accomplissements historiques peut servir, dès lors qu’on leur applique un raisonnement de type expérimental, à produire des énoncés dont le niveau de validité s’approche de celui des sciences dites expérimentales. La conception de l’étude des processus d’étatisation que propose T. Mitchell est porteuse de la possibilité de faire un pas supplémentaire. La reproduction continue de l’État à travers la réitération des processus d’étatisation – ce que nous avons appelé les épreuves d’État – nous engagent en effet à tenir compte réflexivement de la manière dont les savoirs sur l’État y sont eux-mêmes engagés et, partant, sont susceptibles de se voir transformés en fonction de ces accomplissements. Sous ce rapport – et sous ce rapport seulement – il semble possible de penser ces processus d’étatisation comme des « expérimentations », au sens où, si la réalité de l’État s’y détermine, les savoirs s’en trouvent également affectés. Cette perspective engage à inclure ces savoirs dans l’enquête, y compris les savoirs sociologiques [90], et par conséquent à favoriser une posture réflexive entendue comme la faculté de se rendre sensible aux effets de ces savoirs.
Il va sans dire que l’approche par les épreuves d’État vise à capter, à fructifier et à amplifier ces avantages. Mais elle introduit également un certain nombre de compléments. On se contentera ici également d’en relever deux. Le premier concerne ce que T. Mitchell appelle les « effets d’État ». La nature de ces effets est en effet floue. Comment se traduisent-ils ? Où apparaissent-ils et sous quelle forme ? Que sont-ils au juste ? S’agit-il de modifications de la perception que l’on a de l’État ou, au contraire, ces effets s’inscrivent-ils dans le monde, sous la forme de dispositifs, de montages, d’effectuations. C’est dans le but de répondre à ces questions que nous avons introduit les notions de statogènes, de statophores et d’énoncés d’État. Elles permettent, en effet, d’une part de repérer empiriquement ces effets d’État dans la confection et la configuration d’êtres spécifiques en tant qu’ils « forment » l’État en fonction d’une épreuve. Elles permettent d’autre part de comprendre ces effets sous le rapport des conclusions générales qui sont tirées sur la base du dénouement de l’épreuve – y compris lorsque ces conclusions se détachent de la contingence des événements auxquels ils se réfèrent et prétendent à une validité générale. Sous la forme de statogènes, de statophores et d’énoncés d’État, les effets d’État deviennent repérables, observables et assignables dans leurs ancrages empiriques et leurs espaces de circulation propres. Une telle perspective permet de s’acheminer d’une notion abstraite de la constitution de l’État vers l’idée d’une constitution matérielle de l’État, non pas par la disqualification des énoncés généraux et principiels, mais par leur arrimage à des dispositifs, des montages, des effectuations concrets. On dira, dès lors, que c’est dans cette combinaison qui se définit, à un moment donné, un nouvel agencement étatique.
Le second déplacement concerne la possibilité d’introduire dans l’étude sociologique de l’État un pluralisme ontologique. Il convient en effet de tenir compte du fait que l’État n’est pas seulement une entité dont l’unité serait problématique et dont les frontières seraient mobiles et indéterminées. Il s’agit, plus fondamentalement, de tenir compte du fait que la totalité étatique connaît une pluralité de manières de se constituer. Or cette multiplicité ontologique, cette réalité plurielle de l’État devient descriptible à partir des épreuves qui les constituent, à chacune d’entre elles correspondant un type de totalité propre. Il n’y a ainsi aucune difficulté à parler d’État parlementaire, d’État colonial, d’État nation, d’État dépensier ou d’État providence, y compris dans ce que ces figures de totalisation de l’État peuvent avoir d’antinomiques, à condition de les rapporter aux épreuves dans lesquelles elles se forgent, en l’occurrence aux épreuves de « parlementarisation », aux épreuves de colonisation, aux épreuves de construction nationale, aux épreuves budgétaires et aux épreuves de redistribution. Dans cette perspective, la réalité sociologique d’un État à un moment donné se rend en effet descriptible, observable et expérimentable comme l’agencement qui résulte de la composition, du feuilletage des épreuves passées dans ce qu’elles ont d’irréductible les unes aux autres. Et chaque modification de cet agencement doit être comprise comme l’effet d’une épreuve dans ce qu’elle a de singulier. C’est, nous semble-t-il, en ce sens qu’il convient d’entendre la proposition de Michel Foucault selon laquelle il ne faudrait parler de l’État qu’au pluriel, le traiter comme une « spécificité plurielle [91] ». Ce n’est pas tant le fait que l’État serait une entité aux multiples facettes qu’il vise par cette expression, mais bien l’idée que l’État est le fruit d’une pluralité de processus de totalisation qui s’enchevêtrent et se déplacent, se cumulent et s’annulent dans un mouvement continu.
Conclusion : Politiques de l’État dans les sciences sociales
La référence finale à M. Foucault n’est pas fortuite. Elle est à rapprocher de la citation mise en exergue de cet article. À ce titre, ce texte est également une contribution aux recherches qui ont elles-mêmes beaucoup puisé dans le travail de M. Foucault, et plus particulièrement aux travaux qui ont installé au cœur de leurs problématiques la notion de « gouvernementalité » [92]. Ces travaux ont retenu de M. Foucault une leçon : la nécessité de relativiser l’importance de l’État, de contrecarrer sa « survalorisation [93] ». L’argument vise les « théories de l’État » dont, affirme M. Foucault, il faut faire l’économie comme « on doit faire l’économie d’un plat indigeste [94] ». Ce caractère indigeste des théories de l’État tient au fait qu’elles érigent l’État en « objet premier, primitif, tout donné » sous la forme d’un « universel [95] ». L’État s’y figure dans les termes d’une puissance centralisée, unifiée et souveraine, douée d’une intériorité complexe à laquelle il faudrait arracher ses mystères. Cet État, on le considère en outre comme s’il était possible d’en « déduire […] par extension successive [96] » toute une série de réalisations – ces réalisations devenant alors à leur tour le signe et la preuve de la puissance de l’État. Or, en réifiant et en essentialisation ainsi l’État, on commettrait une erreur de méthode : tenter d’expliquer l’État à partir de propriétés qui lui seraient inhérentes et constitutives, qui seraient situées dans ses « entrailles [97] ». Il faudrait, selon M. Foucault, inverser la démarche et partir de l’hypothèse radicalement inverse : « Après tout, l’État n’est peut-être qu’une réalité composite et une abstraction mythifié dont l’importance est beaucoup plus réduite qu’on ne le croit [98] ». Ce principe de méthode le conduit à prôner une approche qui saisisse l’État « du dehors [99] », c’est-à-dire depuis la multiplicité des pratiques qui ne se situent pas « dans » ce qu’on identifie comme étant l’État, ni ne sont directement orientés vers lui, mais dont l’État sera un « effet mobile [100] ».
L’habilitation empirique de cette inversion saute aux yeux non pas tant dans les œuvres de son inspirateur, qui la fondent mais dont la force réside pour l’essentiel dans leur caractère suggestif, que chez ceux qui ont repris son flambeau pour la mettre à l’épreuve d’enquêtes dans des domaines ciblés. Ces travaux ont fait émerger un continent nouveau et inconnu, fait de « pratiques » et de « stratégies », de « rationalités » et de « technologies », d’« instruments », de « problématisations » et de « programmes de gouvernement » [101]. Ce continent, les études qui mettent l’accent exclusivement sur l’organisation interne de l’appareil d’État et sur les discours légitimateurs issus des théories politiques et juridiques sont en effet dans l’incapacité de l’éclairer. Plus : elles se constituent en obstacles heuristiques, font écran à l’observation ; elles rendent impossible l’analyse des techniques comptables, des réformes bureaucratiques, des programmes d’investissement technologique, des politiques publiques de santé ou encore des modalités de surveillance et de contrôle autrement qu’en disant qu’elles relèvent du vaste champ de l’intervention d’un État déjà là. Or, comme le montrent les études inspirés par la notion de gouvernementalité, c’est bien tout le contraire qui se passe : l’État est un résultat continuellement produit et reproduit par et dans ces régimes de gouvernementalité. La conséquence immédiate est que, dans cette approche, l’État est immanquablement dépossédé de son aura, de sa grandeur de Léviathan. D’un être englobant et fort, conçu à la fois sous le rapport de la protection qu’il offre et des sacrifices qu’il réclame, monstre froid ou figure du bonheur collectif, l’État devient un épiphénomène : il est, littéralement, ce qui accompagne, ce qui « vient avec » le plan de réalité premier qui est celui de la gouvernementalité.
Cet argument, sans pour autant faire l’unanimité, est solidement établi dans la science politique et dans la sociologie politique actuelles. En introduisant la notion d’épreuve d’État, nous n’avons fait que reprendre à notre compte cette topique : l’épreuve du terrorisme est bien l’extérieur par lequel l’État allemand se constitue sous l’angle particulier de l’épreuve qu’il subit : il n’a ni attributs ni propriétés donnés, mais fait l’objet de processus d’attribution et d’appropriation croisés. Ce faisant, nous avons également puisé à d’autres sources. Ainsi la sociologie des sciences et des techniques dans le cadre de laquelle les dimensions des phénomènes, leur degré de généralisation, d’extension, d’amplitude, ont été appréhendées en suivant les trames des processus de dimensionnement et d’action à distance. Quelque soit la taille, le degré d’englobement, la quantité de pouvoir d’une entité, le raisonnement reste le même : il convient de considérer ces attributs non pas comme des caractéristiques propres et explicatives, mais comme le résultat de réalisations [102]. Ce qui vaut pour « la société », le « marché » ou « la science », vaut également pour l’État. Dont acte : sous ce rapport, nous nous inscrivons dans ce cadrage problématique et le prolongeons.
Il n’en reste pas moins qu’un souci anime ce texte, un souci qui éclaire les déplacements qu’il marque par rapport aux travaux sur la « gouvernementalisation de l’État ». Nous avons signalé, en effet, que l’inversion à laquelle procède M. Foucault est motivée par un « choix de méthode ». Il s’agit pour lui de formuler une démarche, d’installer une hypothèse de travail, de prendre, comme il le dit, la « décision » de s’en tenir à une supposition préalable. Il ne s’agit donc précisément pas de dire à l’avance ce que serait la nature de la réalité que l’on se propose d’explorer. C’est bien dans cette perspective méthodologique qu’il convient d’entendre la phrase déjà citée : « Après tout, l’État n’est peut-être qu’une réalité composite et une abstraction mythifiée dont l’importance est beaucoup plus réduite qu’on ne le croit ». Et M. Foucault de ponctuer cette phrase en répétant : « Peut-être ». L’État n’est « peut-être » qu’une « abstraction mythifiée » ; faisons dans tous les cas comme s’il en était ainsi, évitons en tout cas de faire comme s’il n’en était pas ainsi pour ne pas risquer « l’indigestion » des « théories de l’État » ; et avançons sur la base de cette présomption dans l’investigation du problème de l’État, pour appréhender « l’État tel qu’il existe [103] » et pour, bien entendu, dépasser la supposition initiale par ce qu’elle a précisément permis de voir.
La formule foucaldienne de « l’abstraction mythifiée » a connu un grand succès [104]. Elle est devenue un mot d’ordre. Or le slogan n’est guère propice à la nuance et l’adverbe de modalité « peut-être » a disparu dans le mouvement. La formule, ainsi, n’énonce plus un doute méthodologique, mais s’affirme sur un mode impératif : que nul n’entre ici s’il n’est convaincu que l’État est effectivement une « abstraction mythifiée » ! Subrepticement, le choix de méthode change alors de nature : il devient une manière de désigner la réalité de l’État. En soi, le choix de considérer l’État comme une « abstraction mythifiée » n’est pas blâmable. Encore convient-il de l’affirmer comme tel et d’en assumer les conséquences. Et parmi ces conséquences se présente tout particulièrement le risque de réendosser une posture à laquelle l’inversion méthodologique foucaldienne devait précisément permettre d’échapper : le risque de faire sien une forme particulière de « phobie d’État [105] ».
Il y a, en effet, dans les sciences sociales du politique, du moins dans certains de ces courants, une forme particulière de « phobie d’État » qui va à l’encontre de la pacification méthodologique de M. Foucault. Cette phobie d’État n’est pas récente. Elle accompagne le développement de la science politique tout au long du XXe siècle. Elle vise à se débarrasser non pas méthodologiquement des « théories de l’État » en tant qu’elles font écran à l’appréhension de l’État « tel qu’il existe », mais bien politiquement de l’État lui-même. Franz Oppenheimer avait constaté l’existence de cette tendance dès 1927 en opposant deux formes « d’idolâtrie de l’État » dans les sciences sociales de son temps, l’une positive qui s’incarne dans les Staatswissenschaften allemandes et l’autre négative qu’il rattache à une impulsion anarchiste [106]. Plus important pour notre propos, la science politique anglo-américaine en est littéralement imprégnée. On pense ici, bien entendu, en tout premier lieu, à la tradition dite du pluralisme représentée par des auteurs comme Arthur Bentley, Ernest Barker, Mary Parker Follet et, surtout, Harold Laski [107]. L’impulsion fondamentale de ce pluralisme est résumé par cette formule : « L’absolu est à la métaphysique ce que l’État est à la théorie politique [108] ». La phrase sonne comme une redondance de la critique des universaux chez M. Foucault. Mais qu’on ne s’y trompe pas : alors que chez ce dernier la critique est méthodologique (nous saurons plus sur « l’État tel qu’il existe » si nous faisons l’économie d’une « théorie de l’État »), elle relève dans le cas du pluralisme anglo-saxon de ce que B. Latour a appelé une « épistémologie politique » : si l’État est un absolu, alors il convient, comme à tout autre absolu, de lui opposer un refus d’existence. Comme le note Ellen Deborah Ellis dès 1920, la polémique déclenchée par les promoteurs de la théorie pluraliste de l’État ne concerne pas d’abord le refus d’accorder à l’État la possibilité factuelle de se constituer en absolu :
« By far the greater part of it is taken up with a discussion not of fact, but of right, and the transition from the one point of view to the other is by such subtle and imperceptible steps, where indeed the two are not bound up inextricably with each other, that it becomes very difficult to know in the specific case whether one is within the realm of fact or of theory [sous-entendu : normative]. […] This is only one of many similar instances, in all of which Mr. Laski’s main insistence is that the state ought not to interfere with other allegiances which may bind its members into other social groupings [109]. »
Les théories politiques pluralistes n’ont pas manqué d’être critiquées, en particulier, comme on le voit dans la dernière citation, sous le rapport de la normativité qu’elles impliquent [110]. La critique a notamment été formulée par les tenants du paradigme fonctionnaliste qui a progressivement supplanté le paradigme pluraliste dans la science politique américaine, de même que, plus tard, par les tenants de la sociologie historique et de la sociologie critique. Et pourtant, ces critiques ne sont jamais parvenues à liquider entièrement l’héritage d’un pluralisme qui a fait preuve d’une remarquable capacité d’adaptation. Ainsi, dans la sociologie politique d’après-guerre, un auteur comme Robert Dahl s’est efforcé de l’installer sur un terrain empirique solide [111]. Surtout, le pluralisme connaît actuellement une remarquable « résurrection [112] ». Dans cette résurrection, le pluralisme s’est certes transformé. Ainsi, il s’installe aujourd’hui nettement à gauche du spectre politique [113]. Il s’agit, en outre, d’un pluralisme qui est lui-même pluriel et ses différentes tendances ne sont pas nécessairement compatibles. Néanmoins, pour ce qui est de l’État, ce revival continue de véhiculer le geste politique originaire. Il le réactualise et le rétablit, de sorte qu’il participe aujourd’hui à l’air du temps. Or, précisément, les travaux sur les régimes contemporains de gouvernementalité, avec l’accent qu’ils mettent sur la multiplicité, la diversité, la variété, l’enchevêtrement et le caractère réticulaire, distribué et localisé des pratiques, des technologies, des instruments, des rationalités de gouvernement y participent pleinement ; du moins ils n’apparaissent pas en contradiction avec cet air du temps – ce qui, peut-on conjecturer, explique d’ailleurs en partie leur succès.
Le problème qui se pose est que le geste politique du pluralisme, d’un côté, et l’inversion méthodologique proposée de M. Foucault, de l’autre, n’accomplissent pas les mêmes performances théoriques et conduisent même dans deux directions opposées. Dans le cadre du premier, on le voit, on ne se défait pas seulement du postulat de l’unité, de l’intériorité et de l’essence de l’État véhiculés par les théories de l’État, mais on procède à un jugement sur la nature de cet être ou, plus exactement, à un déni d’être : l’État, ce n’est pas grand-chose, c’est presque rien, cela n’existe pas, au fond ; c’est au mieux le nom qu’on donne à certaines institutions ou à certaines fonctions, mais il n’y a à cela en réalité aucune nécessité, et peut-être – probablement – est-ce abusif. Les critiques qui ont été adressées aux approches de l’État par la gouvernementalité soulignent très précisément, pour le dénoncer, ce rapetissement de l’État et, sous la rhétorique savante, les réflexions de méthode et, parfois, les procès en incompétence, on entend si l’on tend bien l’oreille ce qui pour ses auteurs constitue l’objet du véritable scandale : le refus d’accorder à l’État la dignité du réel [114]. Et pour lever l’affront, ils pensent n’avoir d’autre choix que d’inverser la vapeur, d’accentuer la taille, la force, la majesté souveraine de l’État. La rhétorique est bien rôdée, mais la tentative est vaine car empiriquement, ils auront toujours tort : il n’est pas très difficile, en effet, d’apporter la preuve que ce n’est pas l’État qui fait la guerre, mais des soldats ; que ce n’est pas l’État qui lutte contre la fièvre aphteuse, mais des vétérinaires, des épidémiologistes et des agriculteurs ; que ce n’est pas l’État qui assure l’ordre et la sécurité, mais les policiers et les juges, etc. On le voit, on retombe immanquablement dans l’échange de coups entre les deux tendances que nous avions distingués d’entrée – l’État est tout ou bien il n’est rien – dont l’impasse pour comprendre « l’État tel qu’il existe » a été mis en lumière.
Il ne s’agit donc en rien de reprendre à notre compte ces critiques qui ont été faites aux governmentality studies sous le rapport du traitement qu’elles réservent à l’État. Il s’agit de prolonger cette approche en contribuant à la rendre plus robustes face aux critiques. Dans cette perspective, il n’y a qu’une seule solution : désamorcer le scandale – tout en gardant ce qui spécifie cette approche : le passage par le dehors, le pluralisme et l’anti-essentialisme. Or précisément, le suivi strict de la décision de méthode de M. Foucault, qui implique le refus de quitter le terrain méthodologique, est le plus sûr moyen d’y parvenir.
En ne préjugeant pas de ce qu’est l’État ou de ce qu’il n’est pas, on se donne en effet la possibilité de le considérer comme une chose parmi d’autres choses. À ce titre, on ne stipule aucune essence, ni ne le considère-t-on comme un universel ou un absolu. On ne lui attribue ni centre ni entrailles. On ne procède à aucun codage en termes de souveraineté, de monopole de la violence légitime ou d’ordre juridique. Simplement, on admet qu’en tant que chose, l’État n’est pas rien. En tant qu’il n’est pas rien, il est une réalité. De quelle réalité s’agit-il ? De la réalité des qualités qu’il acquière dans les épreuves qu’il traverse. Pour connaître ces qualités, il n’y a donc pas d’autre choix donc que de suivre ces épreuves. Or, parmi ces qualités, il en est une qui s’impose avec obstination. Elle est si prégnante qu’elle est l’objet de toutes les passions. Positivement, l’histoire de la philosophie politique moderne apparaît comme la quête effrénée de la clé qui permettrait d’en rendre compte. Parfois, les sciences sociales ont repris le flambeau de la philosophie politique en proposant, à l’image de M. Weber ou de ceux qui s’en sont inspirés, un appui à la « raison d’État ». On se situe alors dans le contexte de ce que M. Foucault appelait les « théories de l’État ». Le plus souvent, cependant, c’est négativement, mais avec non moins de passion, qu’elles se sont saisies de cette qualité. On se retrouve alors avec ce que M. Foucault appelait les « phobies de l’État ». Quelle est cette qualité ? La réponse s’impose désormais : que l’État est grand et non pas petit. Plus exactement qu’il est un tout, une totalité, une généralité ; que cette qualité désigne, en effet, la manière dont l’État existe ; qu’elle indique son mode d’existence. Voici le mystère que les « théoriciens de l’État » veulent percer, parce que cela offrirait l’accès à cette puissance politique du général. Voici pourquoi, à l’inverse, l’État est si fragile dans une perspective empirique : le moindre zoom sur le petit, le local, le particulier le fait s’effondrer comme un château de cartes.
On le voit, le déplacement que permet l’entrée par les épreuves d’État consiste à traiter avec égard ce mode d’existence particulier et probablement singulier [115], tout en ne renonçant en rien à l’enquête historique et empirique. Elle introduit la possibilité de spécifier en fonction de différentes épreuves, les modalités plurielles par lesquels l’État s’explicite « du dehors » en tant que totalité. La différence avec les approches de la gouvernementalisation de l’État est à la fois ténue et immense. Bien qu’elles se donnent comme la substitution salutaire de l’abstrait par le réel, la réduction du grand au petit, du global au local, de la totalité aux parties, de la généralité à la particularité, ces approches annulent dans l’accomplissement même de ce qui se donne comme un réalisme, la possibilité de tenir compte de la réalité de l’État comme étant précisément celle d’une chose qui résiste dans les épreuves comme grande, totalisante, générale. Se donner l’observatoire des épreuves d’État permet à l’inverse d’étendre le réalisme. Le programme s’annonce alors ainsi : suivre la manière dont se tissent, dans chaque épreuve à sa manière, les liens entre le petit et le grand, entre le global et le local, entre les parties et la totalité, entre le particulier et le général. Dans cette perspective, l’État n’est pas une entité dont il s’agirait de percer le principe unique qui l’engendre et le moteur qui l’anime. L’État est, à un moment donné l’agencement temporaire de l’ensemble des « touts » qui se sont sédimentées à l’issue des épreuves qu’il a traversé. Le paradoxe, on le voit, est le suivant : il faut en effet se dépendre d’une théorie de l’État qui postulerait cette totalité comme déjà accomplie ; il faut en effet partir de l’hypothèse qu’il n’est qu’une « abstraction mythifiée », il faut en effet l’attraper du dehors, pour pouvoir rendre compte d’un être dont le mode d’existence est bien celui de se façonner dans chaque épreuve comme totalisant.