1. Longtemps obérée par des centrages conceptuels trop étroitement axés sur l’exploitation économique [1], l’histoire institutionnelle de l’Afrique coloniale prend un nouvel essor au début des années 1980 grâce à une approche davantage « culturaliste » et socio-historique [2]. On assiste peu à peu à un retour aux fondamentaux d’une histoire spécifiquement africaine reposant à la fois sur l’ethnologie, la sociologie et la science politique telle qu’elle fut initiée dans les années trente par l’ethnologue britannique Evans-Pritchard étudiant les Nuer du Soudan. L’histoire du droit a tardé à embrayer sur ce renouveau pluriel des études africaines. Elle a longtemps été cantonnée au cercle étroit des anthropologues du droit publiant au sein du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris (LAJP) autour de Michel Alliot [3] et d’Etienne Le Roy [4]. Ces défricheurs ont apporté une importante contribution à la connaissance du fonctionnement et des acculturations de l’Etat [5] dans des sociétés réputées acéphales. Ils ont mis en lumière le rôle central de la terre dans la légitimation du pouvoir et de la justice coutumière [6]. Ils nous rappellent surtout que l’Afrique constitue un reflet en contre-champ de l’Etat et du droit français [7]. L’anthropologie du droit doit aussi beaucoup à la thématique de l’encadrement coutumier de la vengeance initiée par René Girard, dont les continuateurs Raymond Verdier et Gérard Courtois ont porté dans la revue Droit et cultures (Université de Paris X) un regard aigu sur les institutions juridiques africaines. L’histoire comparatiste du droit a également été balisée par Norbert Rouland, pionnier du droit des minorités [8], même si sa curiosité l’a plutôt porté vers les rivages inuit de la baie James [9]. Evoquons enfin Christian Bruschi dont la formation de romaniste, qu’il partage avec N. Rouland, conduisit à s’intéresser d’une manière critique à la constitution de la nationalité aux colonies [10].
2. Ces auteurs convergent pour souligner le rejet par les africains de la conception individualiste de la peine, partant de la prison, et la survie jusqu’à nos jours de modalités de résolution non juridictionnelle des conflits. Très peu de thèses juridiques [11], pourtant, ou de revues africanistes [12] se sont penchés sur la justice pénale coloniale. Le juriste gabonnais Léon M’Ba constitua dans l’entre-deux-guerres une exception en réfléchissant sur le rôle de la coutume dans le droit colonial de son pays [13]. L’œuvre de Pierre Lampué, consacrée dès l’entre-deux-guerres au droit de l’Outre-mer [14], détonne dans ce désert bibliographique. On doit au précurseur qu’était Lampué la réputation de Penant, revue de droit des pays africains (créée en 1893), qu’il enrichit pendant les années quarante et cinquante pour le plus grand profit des administrateurs et des magistrats coloniaux. Penant [15] demeure aujourd’hui le lieu de rencontre intellectuelle entre juristes africains et intervenants européens travaillant dans le cadre de la coopération. Seul le constitutionnaliste Gérard Conac a osé reprendre le flambeau du droit institutionnel africain après les indépendances des années 1960. Il est le seul juriste français à évoquer la prison actuelle sur le continent noir [16]. Il a fallu attendre que des historiens du droit enseignant en Afrique [17] ou que des juristes attirés par le monde musulman [18] ou indochinois [19] aient lancé les premières études institutionnelles pour que le mouvement soit relayé par de jeunes chercheurs ou des historiens du droit confirmés ouverts à cette nouvelle problématique. Une équipe montpelliéraine et aixoise (« Dynamiques du droit », animée par B. Durand et E. Gasparini) a initié en 2001 un important chantier relatif à la justice et au droit comparé [20] comme instruments d’une stratégie coloniale, tandis qu’une thèse y examine plus récemment le rôle des magistrats coloniaux dans la décolonisation [21]. Même reconversion thématique à l’Université de Toulouse I où des historiens du droit (O. Devaux et A. Cabanis) ont impulsé une revue juridique consacrée au Sénégal dans une perspective pluridisciplinaire (histoire, droit public, droit privé, sciences politiques) [22]. Il en va de même à l’Université de Lille II où le Centre d’histoire judiciaire dirigé par Serge Dauchy a ouvert ses recherches au droit colonial [23]. La présence depuis 1966 des archives de l’Outre-mer à Aix-en-Provence a naturellement induit la rédaction dans cette université de quelques travaux juridiques sur les statuts indigènes dans les colonies [24], sur l’esclavage [25], de même que la problématique des crimes contre l’Humanité réactivée dans les années 1990 a inspiré en France un renouvellement de l’historiographie de la traite [26]. Eric Gojosso, enfin, prépare actuellement à Poitiers une étude sur l’application du droit colonial en Indochine.
3. Parmi les institutions coloniales récemment étudiées, la prison demeure la parente pauvre, et singulièrement dans la partie francophone de l’Afrique. La zone anglophone a été sous cet angle mieux balisée. Elle a bénéficié de l’impulsion donnée par l’histoire du travail forcé dans les mines d’Afrique du sud [27]. A cette zone d’ombre en Afrique de l’ouest, deux explications à notre sens : La première provient d’une difficulté archivistique, la continuité institutionnelle qui fait que les archives des services pénitentiaires coloniaux sont demeurées dans les services des pays nouvellement indépendants, comme le montre les deux exemples sénégalais étudié par Ibrahima Thioub [28] et guinéen par C.M. Dian Diallo [29]. Il faudrait donc effectuer un long tour des dépôts africains d’archives pour dépouiller une question géographiquement éclatée. Les archives de l’Outre-mer à Aix concernent avant tout les papiers mal répertoriés du ministère des colonies (XVII° siècle-1962), parmi lesquelles on devrait trouver des correspondances de gouverneurs ou d’administrateurs judiciaires sur les prisons [30], institutions qui étaient le plus souvent jumelées au poste colonial ou à la caserne. Mais tout ici reste à faire. Seconde raison possible de cette discrétion historiographique, la prison pénale a été mal perçue et donc rejetée hors de l’imaginaire collectif par les africains eux-mêmes. Les cadres coloniaux ne semblent pas au demeurant avoir répercuté en Afrique le débat sur les vertus de l’encellulement qui passionna les philanthropes rassemblés autour de la Société des prisons jusqu’aux années 1880. Les traces carcérales dans la mémoire des lieux visent d’abord la prison politique récente, et sont d’abord celles d’une souffrance exprimée en priorité dans des témoignages littéraires [31]. La justice coloniale africaine en général a peu suscité de travaux autochtones, en dehors de chercheurs africains collaborant au LAJP à Paris [32]. La création de prisons coloniales avait pourtant été rendue légale dès un senatus-consulte du 22 juillet 1867 étendant au Sénégal la contrainte par corps. Un décret du 12 août 1891 du ministre des colonies étendra à toutes les colonies françaises les dispositions du texte de 1867. Saint-Louis-du-Sénégal avait-été, faut-il le rappeler, la seconde colonie instituée dès 1659 après la Nouvelle-France, née en 1608 en Amérique du nord. L’histoire du droit aurait là un champ nouveau à investir, une comparaison entre le traitement de la délinquance des populations autochtones en Amérique et en Afrique. L’étude judiciaire de la Nouvelle-France commence à être défrichée, tant à Lille [33] qu’au Québec [34]. Une analyse croisée des systèmes carcéraux métropolitains et coloniaux permettrait aussi un éclairage oblique des limites de la pensée pénitentiaire occidentale. On peut se demander si les délinquants paysans et ouvriers du XIX° siècle européen, héritiers de modalités infrajudiciaires de régulation de la violence et farouchement attachés à leur « honneur » [35], n’étaient eux-mêmes pas étrangers à toute idée d’encellulement individuel, comme vont l’être les populations de l’Outre-mer colonial également attachés à l’idée de sanction communautaire. On connait les difficultés en France pour faire appliquer la circulaire de 1839 imposant le silence dans les centrales. La plongée forcée dans le monde redouté de l’obscurité fut et demeure perçue par les africains comme une remise en cause de leur honneur, et de la sociabilité consubstantielle à la condition d’homme. D.M. Dian Diallo souligne ainsi que les guinéens interprétèrent au début du XX° siècle cette peine nouvelle comme dégradante et mortifère. Les africains y craignaient l’obscurité prémonitoire du tombeau [36]. Conséquence de cet imaginaire négatif, la prison est en Afrique aujourd’hui perçue davantage comme un instrument de réduction des oppositions politiques qu’un mode de resocialisation de déviants. Elle est encore refusée ou contournée pour des raisons culturelles endémiques, crainte de l’isolement dans des sociétés fondées sur le groupe, angoisse des mauvais esprits qu’elle recèle, obsession de la honte dans ces sociétés privilégiant l’interrelation. Elle ne fut certainement pas l’instrument d’un projet panopticien qu’à décrit Michel Foucault pour l’Europe de la fin du XVIII° et du XIX° siècle [37].
4. Par contre, l’archéologie de la prison proposée par Foucault pour sortir d’une vision marxiste étroitement économiste a préparé le terrain à l’actuel infléchissement vers une histoire plus sociale de l’enfermement en Afrique. Une telle approche, intégrant les apports de l’anthropologie culturaliste anglo-saxonne, mais enrichie de la problématique foucaldienne des modes concrets de domination des hommes, a permis à une chercheuse française en poste aux Etats-Unis (Université de Madison, Wisconsin) de renouveler la posture trop institutionnelle qui étaient celle des juristes spécialistes de droit colonial. Florence Bernault [38] introduit en effet un regard comparatiste entre les pratiques carcérales européennes et celles de l’Afrique coloniale. Grâce à ce regard croisé, elle nuance fortement l’analyse foucaldienne en montrant que la prison africaine coloniale, comme postcoloniale, n’a pas eu, ou peu, de vocation réhabilitative, contrairement au modèle utilitariste européen issu de Beccaria et Bentham. La fonction première du système carcéral en Europe, le « dressage des corps », ne s’aperçoit que par intermittences et toujours en pointillé sur le continent africain. Florence Bernault souligne au contraire la grande diversité dans les fonctions de la prison coloniale, encadrement des populations pour le respect des frontières nouvellement tracées, prophylaxie sanitaire, travail obligatoire, réduction des opposants à la colonisation. Le regard nouveau qu’elle porte sur l’objet pénal colonial prolonge en réalité une tradition comparatiste née en 1927 des études africaines à l’Institut d’ethnologie de Paris [39] (Marcel Mauss, Lucien Lévy-Bruhl), puis au Musée de l’homme avec Paul Rivet, son initiateur en 1937. Dans le même temps, l’école des Annales initiée en 1929 par M. Bloch et L. Febvre s’est très tôt intéressée à une comparaison entre le monde médiéval européen et les civilisations africaines [40]. Cette approche multiculturelle a été par la suite enrichie par les approches marxiste de Maurice Godelier [41] ou ethnologique de Georges Balandier [42]. Proche de l’optique socio-politiste développée par Florence Bernault, parait la même année un dossier rassemblé par des historiens africanistes français dans la Revue d’histoire d’Outre-mer et consacré au contrôle social dans les colonies européennes [43]. Le champ de l’histoire juridique africaine, longtemps négligé par les historiens du droit, commence alors à intéresser des chercheurs des facultés des Lettres, ainsi à l’Université de Paris VII particulièrement tournée vers l’Afrique [44], et des Instituts de sciences Po par la dimension sociopolitique qu’il révèle, comme par la possibilité d’étudier l’acculturation des coutumes locales. En témoigne un numéro pionnier il y quinze ans de la revue Afrique contemporaine rassemblant des politologues, des historiens et des sociologues de l’Afrique actuelle [45]. Dans la dernière livraison de la jeune revue historique Afrique et Histoire, Christian Thibon rappelle l’intérêt de comparer point par point l’acculturation juridique dans les Pyrénées au XIX° siècle et celle qui marque l’Afrique coloniale au XX° siècle, en particulier la lutte de l’Etat français contre les pratiques communautaires tant des bergers pyrénéens que des pasteurs peuls ou touaregs en Afrique [46]. C’est là également l’optique comparative revendiquée par la présente livraison de Clio et Thémis. Nous avons pu lors d’un récent colloque expérimenter la fertilisation croisée que représente le va-et-vient culturel entre l’Afrique et l’Europe, notamment dans la compréhension de la sorcellerie paysanne française, dans une perspective tracée par Peter Geschière au Cameroun [47].
5. On tentera ici de résumer les acquis et de pointer les zones d’ombres de la question carcérale coloniale, en gardant en perspective la posture sociohistorique du politique [48] qui a fait tout l’intérêt de certains travaux récents d’histoire criminelle en France. Pour ce faire, nous allons d’abord nous interroger sur les potentialités pour l’histoire du droit que présente l’aspect d’acculturation de la prison coloniale (I), avant de nous demander en un second propos si les prisons de l’indépendance en Afrique de l’Ouest ne renouent pas avec des formes précoloniales revisitées et préparées par des expériences péri-pénales et inédites d’enfermement (II).
I. La prison coloniale, une acculturation forcée ?
6. Paradoxe de l’histoire, des centaines d’articles ont été consacrés depuis trente ans aux prisons sur les traces de Foucault et de Michèle Perrot [49], sans qu’aucun n’ait franchi les frontières des grandes métropoles européennes. Pourtant, la prison africaine est une réalité partout partagée à l’aube du XX° siècle. Sa présence sur l’ensemble du continent noir semble confirmer, postule Florence Bernault, la force du modèle pénitentiaire importé par l’Europe conquérante. Est-elle réellement infligée à des populations qui l’ignorent [50] ? Nous allons suggérer dans un premier point que la réalité est plus nuancée et complexe, et que l’on a occulté des formes anciennes d’enfermement en Afrique, que des chercheurs africains commencent à révéler (A). Puis nous soulignerons les apports et les lacunes de l’histoire de la prison coloniale proprement dite qui invitent à abandonner les certitudes historiographiques (B).
A. Existe-t-il un enfermement pénal précolonial ?
7. En dehors de l’enfermement transitoire des esclaves à Gorée et Saint-Louis dès l’apparition de la traite vers 1630 et sur lequel on ne sait pas grand chose [51], la réponse à cette question est délicate et controversée. La retenue forcée de tribus vaincues, de rebelles, apparait dans tous les grands empires précoloniaux du monde, ainsi l’Inde moghole d’avant la conquête anglaise [52]. Un tel enfermement mi-féodal mi-guerrier fut très probablement pratiqué en Afrique avant l’arrivée des européens [53]. Mais peu de choses nous y renseignent sur une prison spécifiquement pénale. Les enquêtes d’anthropologie du droit rappellent en sens contraire que les sociétés africaines coutumières, comme tous les peuples sans Etats, privilégient la réparation plutôt que la rétribution lors de la résolution des conflits en une forme « horizontale » et sociétale de justice. Le prix du sang, composition pécuniaire que l’on connaissait bien dans l’Occident haut-médiéval, survécut longtemps en Afrique, y compris après que la conquête française en Afrique de l’ouest eut laissé les tribunaux des chefferies régler coutumièrement les différents les moins importants (Statut de l’indigénat de 1887). La prison ne fut donc pas un instrument habituel du contrôle social dans la tradition africaine. La France coloniale va tenter de récupérer la tradition de la justice coutumière pour mieux la contrôler. Le décret du 10 novembre 1903 pris par le ministre français des colonies pour l’AOF vient amputer le pouvoir juridictionnel des notables africains en faisant présider les tribunaux « indigènes » par un administrateur judiciaire et en désignant ses assesseurs coutumiers d’autorité. On songe à nos juridictions royales de l’Ancien Régime, dont les plus modestes héritées des juridictions seigneuriales mêlaient un officier de la Couronne et des notables locaux, consuls, échevins, avocats [54]. Il faudra attendre la Libération en 1944 pour que l’on tente de revenir à ces juridictions de notables, sans succès puisqu’en 1946, toute la justice pénale est transférée aux tribunaux de droit français dans l’AEF et AOF [55]. Avant cette date, les prisons des colonies africaines se trouvaient donc dans un « entre-deux » juridique rappelant fortement l’Ancien régime métropolitain et qui constitue tout l’intérêt de l’étude des droits coloniaux.
8. Une prison de brousse ? Existait-il des prisons auprès de ces tribunaux indigènes, qui statuaient amiablement sur le contentieux pénal quotidien ? La réponse est incertaine, faute d’archives. L’historien du Bénin Maurice Glélé [56] suppose que les chefs coutumiers possédaient au moins une petite case où ils enfermaient les prévenus pour éviter les fuites. Le député radical René Le Hérissé [57], observateur attentif ayant parcouru le terrain, estime quant à lui que les Tôhossou, juges représentant les chefs des anciennes tribus unifiées au XVIII° siècle par les Fon du Dahomey, n’avaient aucune prison, ni même de maison d’arrêt. La justice y constituait un attribut personnel du roi d’Abomey, qui y tenait des « lits de justice » et où une « maison » (akaba) spécialement aménagé à cette fin, servait de lieu de détention préventive. On remarque la similitude de situation avec l’accession progressive de la monarchie française à la souveraineté par la fonction judiciaire après les règnes de Saint-Louis et de Philippe-le-bel. La prison du Châtelet servit à Paris également de lieu plurifonctionnel de détention, prison préventive, lieu d’intimidation des suspects, lieu de confinement des errants avant la création de l’Hôpital général. Les travaux récents de l’historien C.M. Dian Diallo confirment pour la Guinée l’absence d’un véritable tissu carcéral avant l’arrivée des français à Conakry autour de 1900. Le principe pénal y était fondé sur la vengeance, ritualisé et canalisée, ou la réparation. Cependant, certains potentats locaux purent posséder des prisons au moins à titre préventif à l’image des princes territoriaux européens, dans leur « palais », si l’on suit l’hypothèse de Maurice Glélé. Le royaume d’Abomey permit d’après Glélé aux dignitaires du régime d’administrer des cellules au sein de leurs domaines. Resterait pour confirmer ces faits à trouver d’autres sources (tradition orale, irremplaçable en Afrique…) relatives à des monarchies africaines si mal connues.
9. Monarchies africaines et esclavage : Il faut garder à l’esprit pour ne pas demeurer aveuglé par le stéréotype de sociétés sans Etats que l’Afrique connut des monarchies et des empires, au moins sous la forme d’alliances et de fédérations de chefferies conquises. Partout dans la région subsaharienne et l’Afrique de l’ouest, les chroniques anciennes ou les récits de voyage attestent que la conclusion d’une campagne militaire se traduisait par des emprisonnements massifs. Les prisonniers de guerre étaient soit exécutés, soit réduits en esclavage, soit rançonnés. Le royaume Fon d’Abomey au XVIII° siècle est resté dans la mémoire francophone de la traite. Ce puissant Etat du Dahomey s’était singularisé tout au long de son histoire par la liquidation massive de prisonniers de guerre, immolés à l’occasion de la grande fête des Coutumes. Le palais de Simboji à Abomey constituait un lieu de pouvoir et en même temps un immense camp fortifié de détention. On estime, rappelle le chercheur camerounais T. Bah, que 15% de la population de la capitale de ce royaume était de statut servile, dont les 5000 à 8000 femmes enfermées dans le palais royal et qui portaient le titre de d’ahori (épouses) du roi. Le sort de ces femmes, en dehors la prostitution forcée, était de garnir la célèbre brigade d’amazones fon. Hommes et femmes destinés à la vente aux agents portugais, anglais et français de la traite étaient entassés en attendant dans des baraquements de fortune, les barracons (du portugais barracâo, hangar). Nourris à la farine de manioc, les futurs esclaves des Antilles étaient ensuite enchaînés huit par huit en un long convoi vers les forts européens de la côte. On ne sait pas grand chose en revanche sur leur conditions matérielles et juridiques au moment de leur arrivée dans ces forts où les textes protecteurs comme le Code noir français n’étaient pas applicables. L’esclavage africain fut ainsi utilisé pour renforcer la puissance d’Etats autochtones. L’anthropologue Jean Bazin relève en 2002 que dans le royaume bambara de Ségou du XVIII° et XIX° siècle (actuel Mali), il existe une relation fonctionnelle entre guerre, esclavage et commerce [58]. Cette relation semble avoir été déterminante dans la structuration de l’espace politique africain, l’émergence d’Etats centralisateurs reposant sur le travail forcé. Ainsi, la puissance militaire du roi d’Abomey s’explique d’abord par le fait qu’il faisait cultiver au XVIII° siècle ses domaines de la vallée du Couffo et du Zou par des captifs raflés, dégageant par là revenus et hommes libres pour l’armée. La justice du Prince, l’enfermement, ont donc joué comme en Europe un rôle central dans la construction d’une souveraineté fondée sur une économie de prédation et un rapport de force.
10. Monarchies africaines et répression politique : Un autre point de recouvrement entre les monocraties européennes et africaines réside dans l’emploi systématique de l’emprisonnement politique comme moyen de pression sur les opposants. On sait avec certitude que des formes d’enfermement politique ou militaire étaient monnaie courante dans les anciennes monocraties africaines dès le XIV° siècle au moins. Des chroniques de voyageurs musulmans [59], comme d’explorateurs européens [60] décrivent ces premières formes d’enfermement. Il en va de même au Soudan occidental où des chroniques arabes confirment pour le califat de Sokoto la pratique de la réclusion des tribus non soumises dans des forts de terre éloignés de la capitale. On songe évidemment au sort sous Louis XIV des accusées dans l’affaire des poisons, la mise au secret à vie à la forteresse de Mont-Louis en Cerdagne. Comme dans l’Ancienne France, le pouvoir des Etats africains du XIX° siècle semblait porter davantage sur les hommes que sur les espaces. Un autre grand Etat africain du XIX° siècle est celui du roi Samouri Touré (actuel Niger) bien connu par la monumentale thèse d’Yves Person [61]. Les coutumes du Haut-Niger prévoyaient unanimement la réduction des chefs de guerre (Kélitigui) vaincus en esclavage, leur emprisonnement dans le palais du roi ou leur exécution si leur clan ne se soumettait pas. On a ici une variante autochtone de la prise d’otage connue dans les relations européennes entre seigneurs et vassaux au Moyen-Âge. Samori, soucieux de l’ordre public, se réservait comme le roi de France le châtiment de certains crimes majeurs. Il déléguait ses autres pouvoirs aux gouverneurs de provinces, et à l’intérieur de chacune d’entre elles, à des hommes de confiance chargés de la répression, les Dugu Kunnangi, au sein des Kafu, l’équivalent de nos baillages. M. Glélé signale une prison réservé à Abomey aux princes mis en accusation publique et surveillés par le Mehu, ministre et fidèle du roi. Les simples sujets manifestants une opposition au souverain étaient eux enfermés chez le Kpakpa, lieutenant de police du pouvoir. La kpakpahue (maison du Kpakpa) devait alors constituer une manière de prison politique. On est frappé par le parallèle avec le maniement que tous les princes européens firent de l’emprisonnement dans le secret d’une citadelle ou d’un monastère isolé tel le Mont-Saint-Michel en France. Resterait à trouver en Afrique l’improbable mémoire ancienne de ces lieux d’oubli dont les plus récents ont occasionné une abondante littérature d’exil.
11. Une prison rejetée : Une certitude anthropologique s’impose : la réification de l’homme réduit au statut de bétail par l’enfermement ou l’esclavage [62] était contraire aux traditions de liberté et de dignité personnelle dont jouissait l’africain traditionnel protégé par son groupe clanique et par les frontières territoriales garanties par les puissants dont il relevait. C’est « l’Afrique ouverte » dont nous entretient Florence Bernault, qui n’est pas sans rappeler la condition des paysans libres du Moyen-âge européen, enserrés dans leurs communautés et leurs coutumes les protégeant de l’extérieur. La menace pour ces hommes sous influence provenait de l’extérieur du groupe, notamment l’exil forcé dans un autre territoire, induisant une mort civile et politique à la fois, qui avec la réparation en nature et le châtiment corporel constitue l’une des trois grandes modalités de punition dans le droit coutumier africain. Chassé hors de son groupe par le bannissement ou la vente comme esclave, l’africain est soumis aux terreurs de l’inconnu, no man’s land peuplé de créatures maléfiques aux pouvoirs redoutés. La prison, variante sans déplacement physique du bannissement, constitue ainsi pour les hommes d’Afrique une forme d’exil dans un territoire symboliquement hostile. C’est alors « l’Afrique fermée », non seulement attentatoire à la liberté individuelle, concept abstrait chez des peuples coutumiers, mais surtout source de croyances magiques fortement enracinées. Outre l’angoisse de mourir de faim, la prison aurait suscité chez les africains d’autres peurs, perte de la vue, castration dans des sociétés recourant massivement aux eunuques, maraboutage sans pouvoir opposer de contre-charmes. On retrouve aujourd’hui cette crainte ancestrale de la prison comme l’une des hypothèses explicatives du rejet actuel du système pénitentiaire en Afrique. Nous y reviendrons. Il serait très difficile, pour ne pas dire impossible, aux historiens du droit de reconstituer le cadre de vie des reclus africains du XVIII° et XIX° siècle, en dehors des rares textes relatifs à l’ile de Gorée au Sénégal. Leur situation culturelle et psychologique, du moins, devait ressembler à la situation contemporaine marquée par des évasions récurrentes et une violence endémique qui peut rendre compte rétrospectivement du climat humain des geôles des grands royaumes disparus.
B. La Prison coloniale ou la « fermeture » de l’Afrique
12. La gestation du système carcéral colonial présente des traits complexes. Il nous faut réfuter l’image simpliste d’une importation massive d’un système pénal fondé sur l’incarcération à la fin du XIX° siècle. L’ouverture de prisons coloniales dans les villes de casernement nous donne à voir l’extrême pragmatisme avec lequel les administrateurs français appliquèrent les premiers textes à portée judiciaire et pénitentiaire. Elle permet aussi des vues fugaces sur l’embryon de réseau carcéral qui devait exister avant l’Administration française. On devine par l’abstinence des autorités coloniales à créer des maisons d’arrêt la présence de cellules au moins de garde à vue auprès des instances coutumières en brousse, confirmant l’hypothèse de Maurice Glélé d’un tissu pénitentiaire local au moins informel au XIX° siècle.
13. La dualité dans l’ordre juridictionnel : L’Afrique coloniale française fut caractérisée à l’image de l’empire anglais par une dualité de droits applicables, comme de compétences juridictionnelles. Européens et africains ne se croisaient pas devant les tribunaux, encore moins dans les prisons, sauf aux marges de la notabilité locale dans un but d’assimilation de l’élite autochtone. Le statut de l’indigénat pris en 1887 pour le Sénégal, la plus ancienne colonie de l’empire français, prévoyait en effet trois statuts juridiques des personnes : les colons français évidemment citoyens, les africains issus des quatre communes originelles (Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar) assimilés citoyens français et les « indigènes », ruraux « sujets » de l’empire français et administrés par les « cercles » [63]. Seules les deux premières catégories de citoyens ressortissaient des tribunaux et du droit français, les troisièmes du droit coutumier. Mais tous étaient théoriquement passibles du Code pénal français et des mêmes lieux d’internement. Ce système va être étendu à toute l’Afrique de l’ouest par la création en 1895 de la fédération d’Afrique occidentale française (AOF). Les européens et les africains urbains se voyaient donc appliquer le droit métropolitain, les autochtones le droit coutumier, au moins jusqu’à 1946 où l’assimilation va marquer une nouvelle étape autoritaire. On a vu que le décret pris en 1903 pour l’AOF a tenté d’interdire, ou du moins d’encadrer étroitement les tribunaux coutumiers traditionnels. A Dakar, la tentative d’application de ce texte en 1905 par le gouverneur général Roume tourne vite court. Au contraire, les autorités coloniales vont favoriser, dans des proportions qui restent à mesurer dans les archives des administrateurs judiciaires à Aix-en-Provence, l’exercice d’une justice déléguée, au moins au civil, par les notables traditionnels. Les autorités semblent avoir manifesté un certain réalisme [64]. On appliquait ainsi au Sénégal dès 1857 le droit islamique malékite (écrit) aux affaires civiles [65], mariages, filiation et successions. La question des biens posait en revanche davantage de problèmes en raison de l’attribution forcée de terres aux colons blancs. Confirmant la volonté de prise en main de la société africaine, le gouverneur général du Sénégal en 1913 entreprend une rédaction autoritaire des coutumes de langue wolof. Au Gabon, un décret du 12 juin 1910 crée un tribunal d’homologation des coutumes sous autorité française [66]. Dans tous les cas, la « rédaction » des coutumes s’est effectuée dans le sens d’une occidentalisation de ce droit. Ainsi, le gouverneur général Briévié se plait à rappeler lorsqu’il lance en 1931 la collecte des coutumiers [67], que les administrateurs judiciaires ont abrogé les châtiments cruels ou issus de la coutume ou de la Charia : amputation du poignet des voleurs, lapidation, fustigation…
14. Pour juger les causes pénales, l’Afrique coloniale fut également très dérogatoire [68]. Le souci de maintien de l’ordre prédomina longtemps et joua contre la volonté de préserver les coutumes locales. L’Afrique noire ne fut jamais une colonie de peuplement. Les indigènes relevaient d’abord d’après le Code de l’indigénat de 1887 de « sanctions disciplinaires » sans jugement, le plus souvent l’emprisonnement de courte de durée, infligées par les « commandants de cercles » dans les postes militaires. Nous sommes ici à la frontière du droit administratif et du droit pénal que l’on retrouve aujourd’hui dans la problématique des « centres de rétention », et qui mériterait une étude comparative. La question était éminemment sensible dans ce vaste continent où les blancs étaient très minoritaires. A plusieurs reprises, les textes touchant l’organisation judiciaire vont être remaniés. Il faut attendre les années trente pour que les administrateurs coloniaux disposent d’une autorité suffisante pour imposer des structures plus uniformes et un embryon d’organisation pénitentiaire et une dichotomie de base entre maisons d’arrêt et maisons « de force », l’équivalent des centrales métropolitaines. La petite délinquance était laissée aux tribunaux coutumiers pour les indigènes, aux tribunaux de paix pour les citoyens français et assimilés. Expérimentée dès 1842 en Algérie (décret du 26 septembre), une « justice de paix à compétence élargie » (JPCE) est acclimatée à partir de 1904 à Saint-Louis-du-Sénégal, capitale judiciaire de l’AOF et de l’AEF. Forte de ce précédant, elle va ensuite proliférer dans l’empire colonial français [69]. Elle disposait de la compétence des tribunaux de première instance, à la fois au civil (jusqu’à 30 000 francs CFA en 1946), au commercial et au pénal pour les affaires de simple police et une partie des délits correctionnels. Le juge de paix était chargé à la fois de la poursuite, de l’instruction le cas échéant, puis de l’exécution du jugement, cumulant des fonctions au détriment de la clarté et de la transparence de la justice. Membre à la fois du Siège et du Parquet, ce juge colonial portait atteinte au principe d’indépendance de la justice. Sa jurisprudence appellerait une étude, d’autant qu’après 1946, sa compétence est étendue à tous les justiciables, y compris les « sujets » de l’Empire colonial français. Les délits correctionnels les plus graves et les crimes étaient le plus souvent du ressort des juridictions d’appel constituées pour l’occasion en juridictions criminelles, compétentes pour les deux catégories de justiciables. Il en était ainsi du tribunal criminel du Congo français, institué par l’article 15 du décret du 28 septembre 1897. Sa décision n’était pas susceptible d’appel. Mais celles des cours d’assises de métropole non plus avant 2000, faut-il le rappeler ?
15. Comment se déroulait la peine après l’intervention de cette pyramide judiciaire si particulière ? Il est probable, mais ici tout reste à vérifier, que les rares et courtes de peines d’emprisonnement prononcées furent d’abord purgées dans la cellule (la case ?) souvent unique du poste de police local. Pour l’accueil des prévenus et des condamnés à des peines moyennes, les autorités coloniales durent improviser dans un premier temps, faute d’une administration pénitentiaire structurée : prévenus et condamnés devaient être le plus souvent accueillis dans les cellules des commissariats de police ou des casernes en ville, dans des hangars disciplinaires plus ou moins clos dans les forts militaires des « cercles » en brousse. Le fort de Dori au Niger en donne en 1908 une bonne idée (voir plus loin). Une seule règle, la séparation physique des colons blancs et des autochtones emprisonnés. A partir des années vingt, on va construire de rares maisons d’arrêt qui respecteront la même ségrégation. Quelles étaient les conditions matérielles de détention dans ces lieux improvisés ? Seul un chercheur de l’Université de Paris VII a osé s’attaquer au quotidien carcéral à partir des archives de la Haute-Volta [70]. Ce qu’il révèle confirme les inerties et les incohérences de l’enfermement colonial. L’impression de manque de moyens domine comme en métropole, mais un degré plus poussé. La prison coloniale est d’abord un énorme réservoir de main d’œuvre que l’on enferme dans des conditions de fortune le plus souvent pour une courte durée, ainsi une durée saisonnière au moment des travaux des champs en juillet-août. La complicité probable des gardiens indigènes multiplie les évasions. Les conditions de vie matérielles y ont plus que précaires, mais en est-il autrement dans les centrales françaises de cette époque ? Les familles des détenus devaient circuler avec une relative facilité dans ces forts, ne serait-ce que pour nourrir au besoin les « détenus » (les « retenus » ?). A partir des années 1900/1920, quelques maisons d’arrêt vont être construites. Il faudrait pour parfaire et élargir ce premier tableau repérer aux archives de l’outre-mer les courriers des gouverneurs généraux concernant l’administration pénitentiaire, mais ils ne sont pas répertoriés en tant que tels. Les seuls renseignements aujourd’hui disponibles concernent la hiérarchie administrative, au reste toute théorique, des prisons coloniales selon les textes officiels : Pour l’AOF, deux décrets de 1887 et 1891 légitiment la contrainte par corps, sans préciser son lieu d’exécution. Il faut attendre la parution en 1936 du Code colonial d’instruction criminelle (art. 603 à 618) pour que l’on distingue administrativement quatre catégories de prisons [71] par des appellations qui rappellent le premier Code pénal de 1791 :
les « maisons d’arrêt et destinées aux prévenus
les maisons de justice devant retenir les pris de corps et établies auprès de chaque tribunal d’instance,
les maisons de correction pour les condamnés à plus de onze jours et moins de cinq ans d’emprisonnement,
les maisons de force pour les individus condamnés à la réclusion pour plus de cinq ans.
L’emprisonnement de simple police (art. 465 Code pénal applicable aux colonies) de trois à quinze jours d’emprisonnement ne prévoyait aucune modalité ni aucun lieu particulier. Tous ces établissements étaient placés sous la responsabilité du Gouverneur de la colonie, qui délèguait sa compétence aux administrateurs judiciaires.
16. Cette hiérarchie complexe fut en réalité très simplifiée sur le terrain. On distingua en pratique les maisons d’arrêt pour prévenus et courtes peines, des maisons « centrales » pour les peines moyennes, telle celle qui est édifié de manière pionnière à Conakry dès 1903 et les maisons de force pour les reclus et les relégués de la loi du 27 mai 1885, qu’il parut inutile d’envoyer comme les relégués métropolitains au Bagne de Cayenne. La maison de Conakry compte en 1895 quatre-vingt-trois détenus d’après le premier rapport d’inspection [72]. Fotoba édifié vers 1905 sur une des iles de Guinée devient le modèle de la maison de force. Deux décrets pris en 1910 pour l’AOF et l’AEF étendent le précédant de la Guinée en créant des « chefs-lieux pénitentiaires » dotés d’une « maison centrale » pour les peines comprises entre six mois et cinq années d’emprisonnement. A leur tête est créé un « chef-lieu de fédération » comprenant un ou plusieurs « pénitenciers de force » destinés aux longues peines et aux détenus politiques. Cette mesure ambitieuse va se limiter à deux établissements pour longues peines, tous deux destinés aux indigènes, les citoyens français purgeant leur longue peine en métropole. Celui d’Ati au Tchad pour l’AEF [73] vient compléter celui de Fotoba en Guinée pour l’AOF. Les surveillants furent recrutés sur place parmi les autochtones « assimilés », mais l’encadrement fut fourni par l’armée française. Resterait à localiser les dossiers personnels de ces cadres pénitentiaires pour avoir plus de détails sur l’organisation interne des prisons coloniales. Sont-ils conservés aux archives du ministère de la Marine, autorité traditionnelle de maintien de l’ordre dans les colonies, ou bien aux archives de l’Outre-mer à Aix ? Ou plus vraisemblablement sont-ils demeurés sur place comme l’indique le cas étudié du Burkina-Faso (L. Fouchard) ? N’oublions pas qu’en métropole, les anciens militaires fournirent jusqu’à la réforme Amor de 1945 l’essentiel des gardiens de prison. Autre spécificité de ces maisons de force africaines, leur aspect de camp de travail, qui les rapproche fortement du bagne guyanais. Ainsi Fotoba reçoit-elle longtemps des condamnés annamites et chinois, rappelle C.M. Dian Diallo, détenus réputés plus résistants aux travaux pénibles, en renfort des africains condamnés au travail de force. On a dit que la presqu’ile de Tombo à Conakry avait été viabilisée par un tel travail forcé. Le plan de Fotoba suggère une circulation des détenus relativement fluide, sur le modèle des postes coloniaux déjà décrit et qui servent très longtemps de maisons d’arrêt en brousse. L’insularité de Fotoba remplace l’enceinte de détention à l’image des iles pénitentiaires du Salut en Guyane ou de Nou et des Pins en Nouvelle-Calédonie. On pressent aussi dans cette fluidité l’influence de pratiques africaines plus anciennes, poids de la parenté, des notables qui intercèdent pour leur clientèle, circulation ouverte des familles qui visitent, voire nourrissent les détenus. Le cas de la Haute-Volta montre une prison poreuse, même si les conditions matérielles, absence d’hygiène et de confort minimum, promiscuité en font quand même des lieux redoutables. On est ici proche de ce que furent les conditions européennes de détention dans l’Ancien régime, rôle central des geôliers-aubergistes, ouverture relative de la prison vis-à-vis de l’extérieur, et notamment de la famille entretenant le détenu. Revenons sur les dispositions architecturales qui suggèrent les spécificités de la prison coloniale.
17. Une architecture ouverte : Les premières prisons coloniales présentent encore des scories de la traite : celle de Freetown (Sierra Leone) inaugurera la première des bâtiments neufs dès 1816. Pour la France, un senatus-consulte du 22 juillet 1867 autorise l’édification de prisons à Saint-Louis-du-Sénégal, pôle judiciaire de l’Afrique française, et à Gorée ancienne tête de pont de la traite. Il s’agissait en priorité, note Ibrahima Thioub, de contrôler une population encore flottante, esclaves ruraux affranchis attirés par la ville et le port. Nous ne sommes pas loin ici de la problématique l’hôpital général de 1656 décrit pour Paris par Foucault, ou même de l’atelier de charité cher aux physiocrates. Rien, ou presque, n’est construit fin de XIX° siècle en Afrique, faute des crédits qui manquaient pour les prisons métropolitaines elles-mêmes. Quelques maisons d’arrêt verront le jour autour de 1910, et seront l’objet des premières inspections par les administrateurs judiciaires [74]. L’encellulement permanent parait un peu partout l’exception, du moins de jour. On apprend ainsi qu’en Haute-Volta dans les années cinquante encore, sur les 220 détenus que compte en 1954 la prison de Ouagadougou, 33 sont « en corvée au gouvernement » (employés sur des chantiers), 31 en « corvée de prison », 30 « à la corvée de ville » (probablement l’enlèvement des ordures), 13 en corvée « au cercle » (ménage, jardinage pour le commandement). Une majorité des détenus est ainsi en travail forcé, 84 seulement étant non astreints de travailler (pour des raisons qui resteraient à déterminer) et les autres étant malades ou indisponibles [75]. On ne peut ici s’empêcher d’évoquer le bagne de Marseille ou de Toulon, où les bagnards travaillaient fréquemment en ville, y compris chez des employeurs particuliers, et ne rentraient dormir à bord des galères que de nuit, jusqu’à la Révolution au moins. Ailleurs, on apprend qu’à Kindia (Guinée), le poste « pénitentiaire » (en fait le poste colonial, fort militaire et unité administrative à la fois) est composé en 1924 de deux pièces de 30m² chacune pour vingt-neuf détenus, soit 2 m² par personne [76]. Evoquons en comparaison la prison de Vervins en Picardie dans l’intendance de Soissons, où le subdélégué aperçoit vers 1720 onze hommes et femmes à demi enfouis dans une cave-prison de 17m², sans latrine, dont la plupart, note le commissaire, sont là « pour le sel » (la contrebande engendrée par la Gabelle). Très largement, la prison coloniale du XX° siècle demeure une prison d’Ancien régime, mais il serait aisé, il est vrai, de trouver des établissements français actuels où les 2m² alloués par détenu sont la norme. Notre prison métropolitaine ressortirait-elle également de l’Ancien régime ? Les plans des rares établissements africains neufs, moins d’une vingtaine pour toute l’AOF et AEF, s’inspirent des principes architecturaux européens tels qu’ils sont mis au point par Bentham (le Panoptikon de 1791), puis par Baltard pour la « prison-bloc » à coursives entourant une cour intérieure [77]. C’est ce dernier plan courant que l’on retrouve en 1920 à Daïkana au Niger. Il juxtapose deux cours rectangulaires entourées de cellules collectives incorporées aux murs extérieurs du bâtiment. Ce plan correspond à la plupart des maisons d’arrêt françaises construites entre 1830 et 1890, dont la prison-musée de Fontainebleau. Un principe intangible doit toutefois être respecté en Afrique, celui de la séparation des races : les rares blancs seront encellulés individuellement pour éviter la promiscuité avec les indigènes, voire effectueront leur peine en métropole si celle dépasse la courte durée. Cette séparation au demeurant ne fait que reproduire la division raciale et sociale de l’espace urbain des villes nouvellement construites [78]. Après les années trente, certains plans carcéraux deviendront plus sophistiqués, sur le modèle panopticien de Pentonville en Angleterre : plan rayonnant depuis un mirador central qui permet la surveillance de tout instant que soulignait Foucault. On retrouve ce plan plus rare dans la maison d’arrêt de Brazzaville en 1943.
18. Le véritable plan de la prison coloniale demeure celui du « camp » ouvert, qui rappelle les premiers postes militaires en brousse [79]. Le poste de Dori au Niger en donne une bonne idée en 1908 : sur un vaste espace aéré qui traduit la constante préoccupation prophylactique entre colons et colonisés, les grandes cellules collectives sont rejetées le long du mur d’enceinte, à la manière des anciens hospices italiens. Au centre, de petites cases abritent les officiers (blancs), les gardes (indigènes), l’infirmerie, l’école, le tribunal (en réalité instance disciplinaire, version locale du prétoire tenu par le commandant de cercle). Ce prototype permet une libre circulation des détenus dans l’enceinte, une probable participation aux corvées, sans doute aussi à un travail à l’extérieur dans le jardin et les champs de la prison. Ces postes militaires ne tiennent évidemment pas de registre d’écrou, ni de numéros de matricule des détenus. Mais ce laxisme dans l’administration pénitentiaire semble se retrouver aussi dans les « maisons centrales » urbaines, si l’on en croit une dépêche de 1895 du ministre des colonies au gouverneur général de Guinée à la suite d’une inspection très sévère du premier inspecteur des prisons coloniales Hoarau-Desuisseaux [80]. Ce fonctionnaire zélé relève par ailleurs la présence dans la prison de Conakry de deux africains détenus depuis un an pour « raisons politiques », sans qu’aucune pièce justifiant leur incarcération n’ait pu être produite. Reste que le « camp » ouvert constitue un modèle qui intéresse à nouveau l’Administration pénitentiaire française, dont l’idée de circulation sans entraves sur une sorte de campus, les détenus possédant les « clés » de leur cellule et se rendant sans la contrainte de coursives aux bâtiments collectifs. Une expérience en ce sens a été tentée par la Chancellerie au centre de détention de Mauzac en Dordogne inauguré en 1986 [81]. Le plan « ouvert » indique aussi que les détenus africains devaient mal supporter l’isolement, outre l’évident souci d’économie ainsi réalisé par une architecture collective. Le plan carcéral « ouvert » est aussi adapté aux fonctions non pénales que remplit bien souvent la prison africaine.
19. Enfin la question des conditions de détention des femmes, compliquée par son statut d’infériorité dans des sociétés musulmanes, n’a à ce jour donné lieu qu’a un seul article [82]. Il semble que les rares femmes condamnées n’aient bénéficié d’un quartier spécial comprenant au moins une surveillante qu’à Saint-Louis-du-Sénégal. Ailleurs, les détenues servaient de domestiques dans les postes coloniaux ou dans les prisons « centrales », cuisinant notamment et dormant fréquemment dans les locaux de la cuisine pour cette raison. Autant dire qu’elles ne furent pas à l’abri de relations sexuelles forcées. La encore, le laxisme dans les règlements intérieurs et l’omniprésence du travail forcé donnent à la prison coloniale son aspect d’institution polymorphe de mise au pas.
20. Une prison multifonctionnelle : la prison appendice du poste colonial rend bien compte de la double mission de l’administration coloniale, faire respecter des frontières à des peuples souvent nomades [83], garantir en second lieu la rentabilité d’espaces nouvellement mis en valeur, au besoin par le travail forcé. Sans céder à la vision pan-économique qui était dominante dans les années 1970 [84], il convient de rappeler qu’il s’opère très vite une osmose entre travail forcé, défrichements et population pénale. Dès les années 1880, alors que les française sont à peine installés en Guinée, l’administrateur colonial évoque les travaux de mise en valeur de la presqu’ile de Tombo qui prolonge la ville de Conakry vers la mer. Les détenus du fort militaire sont mis à contribution malgré eux. D’où provenaient ces prisonniers ? Impossible à déterminer, mais il existe ici des archives locales qui pourraient répondre à ce genre de question [85]. Entre 1901 et 1906, d’autres détenus achèveront la route qui entoure la presqu’ile [86]. Puis ils seront employés à l’enlèvement des ordures [87]. Le véritable archétype de l’architecture carcérale africaine se trouve plutôt en Afrique du sud et de l’est en liaison avec les premières grandes mines d’or et de diamants. Les Pass laws anglaises de 1870 parachèvent le contrôle des ouvriers noirs de Johannesburg par la criminalisation et la prison. Les nouveaux détenus sont employés comme convict labors (travailleurs semi-libres) par les compagnies minières européennes qui gèrent aussi de véritables prisons-dortoirs. Nous ne sommes pas loin ici de la saline d’Arc-et-Senans en Franche-Comté, construite sur le modèle panopticien par Nicolas Ledoux, l’architecte de Louis XV, et qui avait tant fasciné Foucault. A la différence -elle est de taille- que les ouvriers du roi étaient libres même si surveillés…
21. Cette évocation de la mine rappelle que la prison coloniale se confond bien souvent en Afrique avec la rétention administrative de populations que l’on veut particulièrement encadrer : nomades soupçonnés d’alimenter une guérilla, populations à fixer dans de nouvelles frontières, populations à protéger parfois contre leur gré en les parquant dans les vastes enclos militaires…Toutes les nuances de l’internement se déploient ici. Les arrêtés des administrateurs coloniaux remplacent alors les jugements réguliers en une justice parapénale de type administratif qu’il faudrait étudier en dehors du cas algérien mieux connu [88]. Le Code de l’indigénat de 1887 permet ainsi à tout détenteur de l’autorité (y compris la police) de prononcer une « peine » disciplinaire de quinze jours d’emprisonnement sans autre forme de jugement. Il ne serait pas aisé à l’historien du droit de déterminer la part respective des africains soumis à des sanctions « administratives » de type travail obligatoire et celle du travail pénitentiaire proprement dit. Le renfermement sanitaire donne aussi à voir d’autres tentatives de réclusions réformatrices, encadrement des enfants des rues, traitement des déments où l’Etat colonisateur déploie une tentative de contrôle total des colonisés. Plus pragmatiques que les européens, les africains vont détourner ces institutions panopticiennes et réinventer des formes plus spécifiquement africaines d’enfermement qui apparaitront dans les pays de l’indépendance.
II. L’enferment péri-pénal, une forme ancienne revisitée ?
22. Le socle républicain de la colonisation repose aussi, à côté de ses aspects répressifs, sur une bien connue « mission civilisatrice ». La conquête de l’Afrique est inséparable d’un vaste projet paternaliste. Pourtant, les textes relatifs à la colonisation révèlent une étonnante vacuité idéologique. On ne connait du projet colonial que les grands discours métropolitains, tous convenus à de rares exceptions près. Même des esprits ouverts comme Ferry vont tomber dans les clichés. Resterait à analyser le message politique contenu dans la correspondance des administrateurs de terrain. Ce long dépouillement a été commencé pour la Guinée (thèse de D.M. Dian Chérif) et pour l’Afrique anglophone, dont le Kenya [89]. Le champ est pratiquement vierge ailleurs. La question de la prison coloniale se situe au cœur de cette problématique de sujétion culturelle [90]. Si le pénitencier a renoncé à sa vocation réformatrice pour se centrer sur le travail forcé, il reste aux européens d’autres expériences parapénales ou péri-pénales comme outils d’une orthopédie sociale qui doit prouver le versant indispensable de la colonisation.
23. Parmi ceux-ci, la question récurrente de la santé, et celle tout aussi vitale des jeunes dans des civilisations africaines qui délèguent volontiers l’éducation au groupe (A). Ces expériences péri-pénales d’enfermement préparent aussi le terrain à des pratiques spécifiquement africaines après les indépendances des années 1960, où la visée politique deviendra déterminante, et qui renoueraient par là avec des formes anciennes de mise à l’écart (B).
A- Santé et jeunesse, deux points d’appui idéologiques
24. L’expérience coloniale africaine se contente-t-elle de reproduire avec un siècle de décalage l’hôpital général stigmatisé par Foucault, les hospices départementaux et les colonies pénitentiaires pour jeunes délinquants du XIX° siècle, où bien invente-t-elle des formes endémiques ? La question est difficile à trancher, fautes d’archives. Ce qui certain, c’est que l’enferment non disciplinaire devait être dans les colonies au moins aussi important que celui exercé à titre punitif. On sait par exemple que le Congo belge recèle en 1956 parmi sa population de détenus près de la moitié (21192 personnes) composée de personnes en « retenue administrative », c’est-à-dire sans jugement, incarcérés pour « sanctions disciplinaires » (où devait figurer au premier chef le refus du travail), pour 27 209 détenus de droit commun [91]. On note d’ailleurs le chiffre remarquable de détenus, près de 50 000 pour une population qui ne dépassent pas à ce moment quelques millions d’habitants, alors que la France par exemple connait en métropole une décrue de la population carcérale (autour de 20 000 détenus vers 1955) pour cinquante millions d’habitants. On verra plus loin que l’Afrique postcoloniale aura tendance à réduire sa population carcérale
25. Le confinement sanitaire constitua en Afrique la première forme de l’utilisation non pénale de l’enfermement. Les politiques sanitaires ont d’abord reposé sur des encadrements des déplacements destinés à protéger les populations contre les épidémies [92], voire s’agissant de l’hygiène alimentaire, contre les effets pathogènes de leurs modes de vie. Il faudrait développer ici un parallèle avec les politiques hygiénistes qui se mettent en place en France après 1873 et la première loi encadrant l’alcoolisme. Anne Cornet étudiant le Rwanda actuel [93] rappelle que ce confinement sanitaire a pour but de maintenir une distance prophylactique mais aussi culturelle entre colonisateurs et colonisés. A Madagascar dans l’entre-deux-guerres, l’Administration coloniale en vient à manier la prison ou les travaux forcés contre les indigènes qui outrepassent le périmètre de contention érigé pour contenir l’épidémie de peste [94]. Les missions religieuses purent dans cette hypothèse participer aussi à l’enfermement, ou du moins profiter des regroupements forcés pour soigner, évangéliser et faire cultiver leurs terres. Le séjour forcé à l’hôpital où interviennent les religieux ne se distingue alors pas bien de celui dans le camp militaire. Cela est particulièrement net dans les cités minières de Rhodésie ou d’Afrique du sud où la Mission hospitalière anglicane ou catholique peut aussi devenir un lieu de détention. Il n’y a parfois qu’un pas entre les « villages de convertis » du Congo (article précité de A. Rubbens) et les dortoirs-prisons de la compagnie minière locale, ou entre les pseudo couvents pour jeunes filles à marier décrits par l’écrivain camerounais Mongo Béti [95] et la main d’œuvre gratuite de la Mission. Les archives des Pères blancs mériteraient sous cet angle un dépouillement lorsqu’elles sont déposées. D’une façon générale, il faudrait pour enrichir l’histoire coloniale mieux se pencher sur le rôle politique des missions avant et après l’indépendance, en dehors d’une littérature lénifiante dont la biographie d’Albert Schweitzer à Lambaréné au Gabon constitue l’archétype.
26. Dans le même ordre d’idées, l’histoire de la prison coloniale impliquerait également de se pencher sur le rôle des visiteurs de prison fédérés par les mouvements religieux. On sait le rôle fondamental pour la réforme pénitentiaire de 1945 en France qu’à joué Pierre Cannat, adjoint du directeur de l’Administration pénitentiaire Paul Amor, magistrat et ancien visiteur de prison membre de l’association Saint-Vincent-de-Paul [96]. A-t-il existé des Pierre Cannat africains ? Autrement dit, quelle fut en AOF et AEF l’influence de l’école de la Défense sociale nouvelle ? On connait par ailleursn l’importance pour la pénétration économique et politique américaine en Afrique des nouvelles sectes protestantes, dont les Evangélistes au premier chef [97]. En fut-il de même avant 1960 pour la pensée carcérale, ou du moins pour le fonctionnement des prisons africaines ?
27. Les colonies pour jeunes en difficulté. L’absence d’une « utopie spécifiquement coloniale de la prison » (F. Bernault), et la faiblesse conceptuelle qui préside aux transferts des modèles carcéraux européens frappe l’observateur au premier abord. Cette incurie des autorités coloniales à inventer un modèle original adapté à leur « mission civilisatrice » souffre peut-être une exception, celle de l’accueil des mineurs délinquants, pré-délinquants ou plus simplement abandonnés. Il en irait du reste de même dans le monde africain anglo-saxon, où l’historien britannique David Killingray aperçoit dès la première moitié du XIX° siècle des velléités de réforme en ce qui concerne l’encadrement des enfants kenyans [98]. Au moment où s’installe la colonisation, dans les années 1890, la France connait un regain de polémique en ce qui concerne le terrain criminogène représenté par la jeunesse, mais autour de laquelle les premiers criminologues s’accordent pour agir préventivement avant qu’elle ne fournisse des « criminels d’habitude » [99]. La loi de 1850 organisant les colonies pénitentiaires pour mineurs permettait d’adopter soit un statut de droit privé, devenu rapidement dominant à l’image de la célèbre colonie de Mettray en Indre-et-Loire décrite par Foucault, soit un statut public. En 1853, il y a déjà plus de 7700 enfants incarcérés en France, dont 4300 dans ces colonies agricoles qui vont servir de modèle à l’Afrique. Dans les colonies françaises, une pensée éducative balbutiante semble animer certains administrateurs coloniaux qui ont suivi en métropole les débats sur l’enfance en danger. Les jeunes constituent partout une population-clé pour les colonisateurs, qui peuvent manifester ainsi la supériorité supposée de leur système éducatif. Mais l’expérience du Sénégal [100] colonie pourtant la plus précocement et la plus profondément européanisée, suggère que ces dispositions généreuses vont vite tourner court : De statut d’abord privé (1888-1903), puis public jusqu’à leur échec en 1927, les « écoles pénitentiaires coloniales » avaient pour vocation première au Sénégal d’accueillir les mineurs descendants d’esclaves affranchis après1848. Devant les difficultés pour faire appliquer la liberté retrouvée des africains, l’administrateur judiciaire de la colonie était devenu en 1862 le tuteur légal des affranchis (arrêté du 11 octobre) pour les protéger de leurs anciens maîtres. En 1881, la part des jeunes issus de l’affranchissement oscille entre un tiers et la moitié de la population noire totale. Les anciens maîtres, les signares, n’ont pas suivi les recommandations de la métropole de fonder des « comités de parrainage » pour employer et éduquer ces jeunes livrés à eux-mêmes alors que leur parents constituent cette fraction mobile de la population qui inquiète par ailleurs les premiers administrateurs.
28. Des religieux, les Pères du Saint-Esprit, fondent à Thiès en 1888 à la demande de l’Administrateur général la première « école pénitentiaire » habilitée (arrêté du 13 août) à recevoir les mineurs délinquants excusés mais non remis à leurs parents (art. 66 du Code pénal), les jeunes en correction paternelle, ceux condamnés à des peines de six mois à deux ans d’emprisonnement, mais aussi des enfants en danger, « jeunes affranchis insubordonnés » ou enfants placés d’office pour échapper à une famille maltraitante (loi française du 24 juillet 1889 appliquée en Afrique en 1890). Le modèle en est celui de la colonie agricole répandu en France par la loi de 1850, impliquant une subvention publique et un comité de surveillance privé incorporant des fonctionnaires. D’abord abrités dans des cabanes en planches, les jeunes vont par la suite bénéficier d’un vrai bâtiment en dur. Leur sort matériel parait plus enviable que celui des adultes, puisque l’administrateur judiciaire verse aux Pères un franc par jour par enfant, contre trente-cinq centimes par détenu adulte dans les prisons, ce qui permet de donner à manger aux enfants du riz à l’huile de pistache et même un peu de viande. De même, un médecin de l’Assistance médicale indigène (AMI) créée en 1905 veille théoriquement sur la santé des enfants. Ce que ne disent pas les rapports du comité de surveillance de l’institution [101] est la dureté du règlement : il s’agit, dit celui-ci, de « dompter les natures rebelles par le travail, l’Evangile et le fer ». La colonie ne semble pas posséder d’école. La rééducation passe comme partout en Afrique par le travail dans les champs, forme à peine déguisée de travail forcé. Les punitions corporelles sont habituelles, comme le cachot et l’isolement. Mais nous ne sommes pas ici éloignés du modèle métropolitain, où le travail agricole était également perçu comme un vecteur de la rééducation. La colonie de Mettray, emblématique de la prévention de la délinquance pour les jeunes de Seine-et-Oise, ceinture ouvrière de Paris, était, rappelons-le, une vaste ferme de 340 hectares assortie d’une laiterie. On remarque en France la même dichotomie entre l’image officielle et la réalité : Mettray est plébiscitée dans la presse, particulièrement à gauche, son initiateur le magistrat Demetz, félicité, tandis que Foucault va révéler dans Surveiller et punir la dureté quotidienne de son règlement intérieur de type paramilitaire. En 1903, les Pères spiritistes devront fermer un établissement qu’ils ne parviennent plus à financer. Seul subsistera l’orphelinat agricole Richard-Toll créé en 1912. Quatre ans plus tard, afin de faciliter le travail aux champs des enfants, l’Administrateur judiciaire ouvre à Bambey, en pleine zone rurale arachidière sénégalaise, aux côtés de la prison pour adultes déjà existante, une nouvelle colonie, publique cette fois. Plus qu’à Thiès, la colonie Bambey fait du travail agricole (dix heures par jour) un « instrument de correction des mineurs délinquants » (statut de 1916). Trois-cent à quatre cent enfants vont passer par l’établissement pendant les onze années de son fonctionnement. En 1927, Bambey fermera également ses portes pour être remplacé par l’école professionnelle implantée sur l’une des iles de Karabane en Casamance.
29. Cette histoire chaotique confirme les trois aspects de l’emploi de la main d’œuvre pénale en Afrique pendant la période coloniale : D’abord, le travail est obligatoire pour tous. Les femmes et les enfants n’en sont pas dispensés. C’est ce que précise un décret de 1895 pour la Guinée française, ou un autre de 1894 pour l’AEF. Un arrêté du 18 août 1955 du ministre des colonies créera bien tardivement un pécule à verser aux détenus astreints au travail. Ensuite, le travail des détenus, y compris mineurs, peut d’effectuer dans des entreprises ou exploitations agricoles privées. Ce fut le cas à Bambey pour la culture de l’arachide. Enfin, le travail des détenus, enfants inclus, est perçu unanimement comme vital pour l’activité économique de la colonie, rappelant la tentation à laquelle beaucoup d’historiens ont cédé de ne faire du colonialisme qu’une analyse en termes d’exploitation. Il faudra attendre la Libération pour que la France étende en AOF la loi de 1928 sur l’assistance aux mineurs et la liberté surveillée, au moment où la France se dote avec l’ordonnance de février 1945 d’un instrument éducatif autrement plus ambitieux…Ce que nous savons de la difficile question de la délinquance juvénile dans les Etats décolonisés confirme la prégnance des stratégies d’évitement de la prison aujourd’hui encore. Une étude documentée menée au Sénégal [102] indique qu’à côté d’une politique officielle de prise en charge des mineurs en difficulté largement héritée de la période coloniale, existe une volonté politique de démonstration de force contre les jeunes trafiquants urbains. Les jeunes désœuvrés errant en ville sont devenus la cible habituelle de rafles policières destinées à rassurer l’opinion publique. Mais c’est au niveau des commissariats de police que s’effectuent des transactions de ce que l’on pourrait nommer une « justice officieuse » [103], amendes négociées partagées par les policiers, confiscation de la drogue (60% des arrestations de jeunes ont pour motif le trafic de stupéfiants) qui évite le jugement et l’incarcération tout en améliorant le revenu des policiers.
30. Dans un autre registre de l’encadrement de la jeunesse africaine, on commence à mesurer l’influence du scoutisme dans la formation des cadres autochtones de la décolonisation, souvent issus d’une bourgeoisie locale précocement « assimilée ». A partir des années 1930, on commence d’ailleurs à désigner dans le vocabulaire colonial francophone les africains sur qui l’autorité peut s’appuyer par l’expression « évolués » [104], c’est-à-dire éduqués à l’européenne. Des pistes prometteuses de recherche ont été lancées sur le rôle des mouvements de jeunesse chrétiens dans la formation de cette élite paneuropéenne qui va fournir le personnel de la décolonisation, mais qui mériteraient d’être approfondies dans une perspective autant historique que politiste. Le scoutisme dans les grandes villes africaines [105] eut-il le même rôle de laboratoire éducatif et social qu’il connut en France durant la période de Vichy et surtout à la Libération ? [106] Si l’on mesure mieux aujourd’hui l’importance du scoutisme chez les élites africaines, on a du mal à situer les mouvements de jeunesse dans les années qui ont précédé les indépendances. Furent-elles des foyers d’idéologie indépendantiste et socialisante ou au contraire des facteurs d’intégration culturelle à l’européenne ? La thèse pionnière de N. Bancel [107] invite à creuser plutôt la seconde hypothèse.
31. L’internement des malades mentaux. Cette pratique fut -et demeure- une synthèse de l’enfermement sanitaire et péri-pénal dans un but de maintien de l’ordre. Les modalités d’internement des déments rendent bien compte des valeurs protégées prioritaires d’une société donnée. La pratique encore courante du « campement » des familles dans la cour des hôpitaux africains pour accompagner les malades souligne le poids du traitement communautaire de la maladie sur le continent noir. Il en fut différemment en Europe. Foucault brossa le destin tragique des déments en Europe [108], qui fut marqué en France par l’internement forcé et le confinement symbolisé par la loi du 30 juin 1838. Robert Castel a rappelé dans un ouvrage fondateur combien le traitement de la démence importe à la fin du XIX° siècle aux nations colonisatrices placées dans une situation de concurrence politique quant à leur mission civilisatrice, et plus prosaïquement quand à leur efficacité économique [109]. La divagation de malades mentaux (« l’automatisme ambulatoire » qui a obsédé les aliénistes dans les grands congrès des années 1900) constitue comme en Europe un trouble à l’ordre public. L’ancienne colonie sénégalaise servit une fois de plus de laboratoire à des expériences d’encadrement des colonisés. Les archives sénégalaises des prisons et des asiles exploitées par un historien africaniste [110] permettent de repérer trois périodes dans les tentatives de confinement de la folie outre-mer :
32. La loi métropolitaine de 1838 relative au placement (volontaire ou d’office) des aliénés dans les hospices départementaux ne fut pas appliquée outre-mer, faute de structures adéquate et d’argent. Les autorités improvisèrent, laissant les malades les moins dangereux dans les villages, les autres étant placés en cabanons d’isolement de fortune auprès des hospices civils de Saint-Louis (créé dès 1853), de Gorée et de Dakar. Après une tentative infructueuse d’accueil des malades par les Pères du Saint-Esprit de Thiès, il est décidé en 1897 de procéder comme en Algérie depuis 1845, c’est-à-dire d’évacuer les plus agités vers l’Hôpital Saint-Pierre de Marseille. Cette fin de XIX° siècle est marquée par une tentative d’organisation centralisée de la médecine coloniale avec la création en 1890 du corps de santé des colonies, dépendant du ministère de la Marine, et dont l’école se trouve à Bordeaux. L’Assistance médicale indigène suivra en 1905. Cette école de médecine coloniale de Bordeaux, animée au début du XX° siècle par un remarquable aliéniste, Emmanuel Régis, va précipiter la prise de conscience du retard pris par la France en matière d’asiles d’aliénés par rapport aux autres nations colonisatrices. L’un des élèves de Régis, Franck Cazanove, recommande en 1912 la construction d’un établissement sur place, inquiet des dangers de la traversée et de la mortalité des patients à Marseille [111]. En 1918, la transportation des malades en métropole cesse, sans que pour autant l’asile prévu à Saint-Louis ne sorte de terre. Va s’en suivre dans l’entre-deux-guerres une période de tâtonnements riche d’interrogations.
33. A partir de 1918, l’Administration coloniale retrouve en effet ses vieilles pratiques d’improvisation. Le docteur Cazanove a toutefois introduit dans des milieux coloniaux plus que routiniers et conservateurs une vision nouvelle de la médecine autochtone. A côté de l’idée très classique d’asiles agricoles où les malades travailleraient aux champs à titre curatif, à la manière des enfants en difficulté, Cazanove souligne dans un rapport de 1920 les potentialités de l’assistance familiale et du traitement communautaire par les africains eux-mêmes. On reconnait ici l’influence du modèle du « village psychiatrique » de Gheel en Belgique où les familles sont incorporées au protocole de soins, et qui a passionné l’univers aliéniste au milieu du XX° siècle. Cazanove, dont l’œuvre resterait à étudier en ce qu’il fut l’un des premiers ethnologues de la médecine coutumière africaine, profite aussi d’un climat favorable instillé par le ministre des colonies Albert Sarraut (1920-1924) en faveur d’un renouvellement de la psychiatrie dans les colonies. Les traumatismes psychiques induits par la Grande guerre avaient suscité la création d’une « Ligue de l’hygiène mentale » initiée par le docteur Toulouse en compagnie de juristes (dont l’œuvre serait également à étudier…) et de psychologues. La création en son sein d’une commission d’hygiène mentale coloniale va déboucher en 1930 sur un projet d’asile psychiatrique central situé à Tivouane. Le médecin-commandant Cheneveau s’appuyant sur le modèle des pavillons spécialisés construits avec succès au Togo [112], recommande au contraire dans un rapport de 1937 de rapprocher les malades de leur village d’origine en adjoignant des quartiers psychiatriques aux hospices existants.
34. L’arrêté du 28 juin 1938 du ministre des colonies crée un nouveau service « d’Assistance psychiatrique », mettant fin à dix ans de vide juridique. Solution de compromis avec la proposition du docteur Cheveneau, il est bien prévu des annexes de santé mentale dans tous les hospices civils, mais aussi la construction d’un grand établissement fédéral à Thiès. La loi française de 1838 sur le placement d’office doit dorénavant s’appliquer outre-mer, un siècle après la promulgation du texte en métropole…Les résultats ne seront pas à la hauteur des espérances de Cheneveau et Cazanove. L’hôpital de réclusion de Thiès ne vit jamais le jour, confirmant l’inconséquence de la politique coloniale. Il faudra attendre 1956 pour qu’une aile de neuro-psychiatrie conçue pour cent malades soit construite comme premier élément du grand hôpital Fann à Dakar. La législation de l’indépendance reprendra (loi sénégalaise du 9 juillet 1975) le principe français de l’internement d’office.
35. Retenons de cet épisode dans une perspective d’histoire du droit l’intéressante tentative du docteur Cazanove d’impliquer les africains eux-mêmes dans le soin psychiatrique, par là dans une forme de resocialisation qui pourrait constituer une métaphore de la question pénale. Ceci à une époque, faut-il le souligner, où l’on méprise dans les cercles coloniaux les guérisseurs et autres pratiques médicales traditionnelles. Il y a dans l’idée rétrospectivement très novatrice de recours à des savoirs vernaculaire le fondement de l’une des techniques que l’Education surveillée expérimentera en France à la Libération : le modèle italien des « républiques d’enfants » nées au lendemain de la guerre pour accueillir sur le principe de « groupes familiaux thérapeutiques » orphelins et prédélinquants est diffusé en France par le fondateur des Eclaireurs de France, Henri Joubrel [113]. L’expérience des croisières thérapeutiques qu’a menées le service de la Protection judiciaire de la jeunesse dans les années 1990 à Bayonne s’est inscrit dans cet esprit novateur de prise en charge des difficultés comportementales par des techniques d’autorégulation [114].
36. Un questionnement : l’enfermement africain vide de sens ? La faiblesse de l’armature idéologique dans la pratique pénitentiaire coloniale induit une différence fondamentale entre un modèle relativement structuré en Europe et ce une pratique qui apparait en Afrique comme entourée d’un silence pudique. L’utopie carcérale dans l’Europe de la fin du XVIII° siècle fut partagée culturellement par les élites, impliquant une vaste littérature savante. Le vaste et protéiforme enfermement des africains à la fin du XIX° siècle et début du XX° apparait en regard sans visée humaniste ni projet pénal de resocialisation. Les administrateurs coloniaux importent en Afrique un modèle carcéral européen déjà à bout de souffle et semblent marqués par une pratique d’improvisation. Faute de pouvoir -et de vouloir- amender les détenus, on va utiliser en Afrique la prison comme instrument pluriel d’un contrôle social qui outrepasse largement la seule dimension pénale. Le seul point de recouvrement entre les modèles carcéraux européen et colonial résiderait peut-être dans la survalorisation du travail. Sur ce point, Foucault aurait vu juste. Par là, il existerait aussi une forme de continuité entre le travail servile réservé dans les anciens royaumes africains aux victimes des razzias et les camps « administratifs » ouverts plus tard par les autorités coloniales. Les « retenus » africains semblent avoir tenté d’adapter un enfermement exogène à leur vision holiste de la société. Ils semblent avoir reproduit dans les camps coloniaux d’internement la structure sociale de la chefferie, la vitalité des relations familiales, l’exemple de la Haute-Volta le suggère.
37. Leur attitude était-elle si différente de celle des bagnards européens d’Ancien régime et du XIX° siècle qui reproduisaient également une microsociété avec ses règles, ses caïds, son travail collectif et son hostilité envers le silence et la punition individuelle ? On sait que nombre de détenus des centrales français préférèrent commettre des délits disciplinaires pour partir au Bagne, « où là, au moins, on peut causer » [115]. Même l’enfermement politique fut dans la vieille Europe souvent poreux et théâtralisé. On se remémore Sade bénéficiant de ses propres domestiques à la Bastille, ou haranguant les parisiens de sa fenêtre de cellule. C’est le principe même de l’encellulement qui est exogène aux peuples de tradition holiste comme l’étaient les français d’avant la Révolution ou les africains précoloniaux. Sous cet angle, l’Afrique nous invite à réfléchir encore à l’acculturation que représente universellement et très longtemps la prison chez des peuples de tradition coutumière.
B. Prison politique et rejet populaire
38- L’Observatoire international des prisons a indiqué que l’Afrique postcoloniale des années 1990 commence à interner nettement moins que l’Europe, au moins après la chute des dictatures marxisantes qui s’appuyaient sur le bloc communiste. Dans les pays de tradition moins autoritaire comme le Sénégal, le chiffre de 1995 révèle un taux deux fois inférieur (50 détenus pour 100 000 habitants) à celui de la France, avant que sa situation ne se dégrade sous cet angle au début des années 2000. D’autres Etats de l’ancienne AEF montrent des chiffres voisins (Mali : 42 pour 100 000, Tchad : 40 pour 100 000 [116]), très éloignés de ceux des régimes répressifs comme le Maroc (170 pour 100 000) ou l’Afrique du sud (273 pour 100 000). Au Sénégal par exemple, le nombre de détenus stagne depuis les années 1980 autour de 4000 personnes, soit un peu plus que le nombre de places en détention que compte ce pays en 1995 (3283 places), alors même que la population sénégalaise a presque doublé en vingt ans, passant de 4,8 à 8 millions d’habitants entre 1975 et 1995. Non pas que le groupe des pays moins répressifs connaissent moins de délinquance. Ces Etats sont affectés dans des proportions comparables à celle des autres Etats par une violence urbaine endémique. Le faible aux d’incarcération en Afrique s’explique d’abord par la faiblesse des moyens mis en œuvre. La police sénégalaise, principale pourvoyeuse du système carcéral, a ainsi régressé de 6100 agents en 1980 à 4700 en 1995, soit un policier pour 1750 habitant, trois fois moins qu’en France. La gendarmerie y stagne autour de 4000 agents. Sur ce point, l’évolution par rapport à l’indigence des moyens coercitifs de la période coloniale n’est pas significative.
39. La relative faiblesse de l’incarcération en Afrique aurait pu aussi provenir d’un retour au droit coutumier et à la réparation traditionnellement privilégiée chez les peuples sans Etats. Mais très peu de chefs d’Etat issus des indépendances et défenseur de l’Africanité ont pris des initiatives en ce sens, rappelle le constitutionnaliste Gérard Conac [117]. Deux expériences communautaires ont tourné court. La première, tanzanienne, souhaitait ressusciter des pratiques collectives agraires (Ujema), qui résistèrent mal à un socialisme autoritaire plaqué artificiellement sur la société. La seconde est due au président sénégalais Senghor [118]. Ce champion de la négritude a tenté d’enrichir la propriété sénégalaise en créant en 1964 le « domaine national » destiné à officialiser et pérenniser les pratiques paysannes communautaires et les justices traditionnelles. Ce « domaine », distinct du domaine public puisqu’il ne concernait que les pratiques pastorales, rappelant par cet aspect les lies et passeries pyrénéennes [119], aurait dû permettre de gérer la complexité des statuts coutumiers de la propriété. Mais cette initiative inédite pose encore aujourd’hui de délicats problèmes de qualification juridique : les juges sénégalais ont du mal à distinguer les biens collectifs coutumiers ressortissant du « domaine national » de ceux des domaines public et privé de l’Etat , sans compter la qualification de droits d’usage qui, à force d’être exercés, sont perçus par leurs titulaires comme de véritables droits de propriété privée [120]. C’est au total une domination presque générale des « droits modernes », c’est-à-dire occidentalisés qui caractérise l’Afrique, y compris dans son système carcéral contesté. Une des raisons majeures rejet de la prison par les africains est à rechercher du côté de l’absence d’indépendance de la justice [121] dans de nombreuses monocraties continentales, tant dans les anciennes républiques socialistes d’avant la perestroïka des années 1990 que dans les dictatures personnelles. La République populaire du Bénin interdisait constitutionnellement la remise en cause des principes du marxisme-léninisme. La République de Guinée plaçait en 1982 la charte du parti au dessus de la constitution. La constitution zaïroise prévoyait des sanctions contre les « déviations idéologiques ». Autant dire que la prison fut le lot commun des opposants, ou supposés opposants politiques, d’autant que nombreux furent au lendemain des indépendances les Etats qui multiplièrent les justices d’exception pour juger les affaires politiquement délicates, rappelle le gabonais J. John-Nambo. Il en a été ainsi du Mali d’une manière particulièrement transparente [122]. Les jeunes Etats apercevaient en une justice plus docile, sans appel et souvent sans cassation, un moyen d’obtenir l’élimination des contradicteurs. Le Sénégal constitue l’un des rares Etats africains à avoir fait présider sa Haute cour de justice par un magistrat pour mieux assoir son indépendance.
40. Dans cette subordination de la justice au pouvoir, on ne peut s’empêcher d’apercevoir un retour au système de la chefferie coutumière, dans lequel juger constituait une des principales prérogatives du chef. On peut y voir aussi une survivance du système colonial de l’indigénat renforcé par le décret de1903, par lequel les notables coutumiers rendaient en compagnie des « commandants de cercles » des jugements sans appels. Après les indépendances, plusieurs Etats francophones adoptèrent au surplus des dispositions liberticides calquées sur de vieux textes français d’exception, décret-loi du 18 novembre 1939 relatif à l’organisation de la Nation en temps de guerre ou ordonnance du 4 octobre 1944 permettant d’assigner à résidence ou d’interner sans jugement des individus soupçonnés de porter atteinte à la sûreté de l’Etat.
41. L’historien du droit serait alors tenté de privilégier deux hypothèses alternatives expliquant le durcissement pénal de l’Afrique contemporaine : ou bien il pourrait apercevoir dans l’actuelle prison politique le retour à des peines archaïques d’avant la colonisation, sorte de remise en esclavage des vaincus pratiquées aujourd’hui par des descendants des royaumes militaires des XVIII° et XIX° siècles. Ou bien, dans un réflexe spontanément anticolonialiste, il privilégierait l’hypothèse d’un effet de mimétisme par rapport au colonisateur et verrait dans la prison africaine arbitraire une conséquence directe des mauvais exemples qu’ont donnés les européens n’arrivant pas eux-mêmes à réformer leur propre système carcéral.
42. La réalité parait emprunter une troisième voie, moins aisément saisissable. L’exemple des prisons rwandaises de l’immédiat après-génocide [123] suggère plutôt que l’on assiste en Afrique à la construction d’un « modèle » flou mais complexe, car à la fois endogène et en même temps hérité d’enfermements arbitraires pratiqués de longue date en dehors du système judiciaire officiels par les colonisateurs. On sait que la France –mais elle fut loin d’être isolée sous cet angle- procéda à des internements sans jugements contre les premiers militants indépendantistes, bien avant les années cinquante. La répression à Madagascar au début du XX° siècle [124] ou au Maroc lors de la guerre du Rif dans les années vingt suffit à le rappeler. Le lien entre l’actuelle prison politique africaine et le peu documenté substrat africain précolonial réside par ailleurs dans le fait qu’il s’agissait dans les deux cas de capter et circonvenir des hommes et non d’instaurer un système cohérent dans un territoire donné.
43. Pour revenir en une interrogation conclusive à la problématique foucaldienne d’où nous étions partis, la prison africaine se situerait dans la longue durée davantage du côté de la gouvernementalité, c’est-à-dire d’une contrainte sur les hommes, que de la souveraineté, un pouvoir sur des espaces. A l’intérieur de ses murs, la prison coloniale a produit une « économie de la violence » (F. Bernault) qui n’est pas saisissable au premier abord par la seule description juridique du système pénitentiaire mis en place par l’Etat colonisateur. Outre la séparation des races, première violence non dite infligée, la prison coloniale déléguait officieusement aux subordonnés indigènes le droit (et souvent l’encouragement…) de châtier physiquement les détenus. Elle fut bien le symbole d’une marginalité légale où la domination des hommes semble avoir été l’objectif premier. On peut observer cependant avec Michelle Perrot que les châtiments corporels auront également la vie dure dans les prisons françaises. La réforme Amor qui les supprime officiellement en France en 1945 aura bien du mal à entrer en application [125]. En ce sens, la prison française à laquelle nous renvoie le « miroir noir » africain, selon la belle expression de Michel Alliot, fut à sa manière une « conquête coloniale de l’intérieur » par l’utilisation systématique de la violence.
44. Aborder aujourd’hui la justice en Afrique pose aussi un problème de société incontournable, celui de la corruption qui affecte la justice d’Etat. Son effet corrosif ronge, note le fin connaisseur de l’Afrique qu’est Etienne Le Roy, l’idée même de service public, et obère la confiance dans les décisions de justice. Ses effets délétères ont gagné des pays jusque là relativement épargnés tel le Sénégal. Avec l’ébranlement du respect envers la justice publique, c’est tout l’appareil pénitentiaire qui est affecté.
45. La question de la prison politique ne sera à l’évidence solutionnée en Afrique que conjointement avec la question de la démocratie, loin d’y être réglée. Le ministère français des affaires étrangères a mis en place au début des années 2000 un « Bureau de l’Etat de droit » au sein de sa Direction générale du développement. L’Agence intergouvernementale pour la francophonie complète un dispositif qui se veut avant tout pédagogique, tandis qu’une Ecole de la magistrature patronnée par la France a fonctionne au Bénin depuis 1995 pour toute l’Afrique francophone [126]. Complétant ce dispositif franco-africain, une formation en droit pénitentiaire va être dispensée à partir de février 2010 au sein d’un mastère professionnel à Dakar [127].
46. Peut-on placer là un espoir de traitement des personnes détenues en Afrique selon les principes de l’Etat de droit ? Ou ne risque-t-on pas de renouer, sous prétexte de combattre l’influence grandissante sur ce continent du droit processuel anglo-saxon, avec les errements d’une politique d’influence que l’on croyait dépassée ? Ne voit-on pas renaître un ethnocentrisme juridique qui avait abouti à trop recommander aux jeunes nations d’adopter des codes civils ou pénaux imitant ceux des anciens colonisateurs [128] ? L’Afrique n’a pas échappé à la violence. Mais elle a longtemps tenté dans son vécu coutumier d’entourer celle-ci de modalités non juridictionnelles de résolution. Ses instances parajudiciaires amiables, doivent être considérées comme des champs sociaux semi-autonomes, au sens où l’indique l’indispensable point de vue anthropologique [129]. Elles présentent un terrain favorable pour expérimenter des solutions de type médiation-réparation que la France n’a (re ?)découvert que timidement après une loi de 1993. A elles d’effectuer le travail « d’archéologie », pour parler comme Foucault, de ces pratiques vernaculaires en les adaptant aux contraintes de la société libérale.
47. Alors leur sera ouverte une voie originale entre un héritage colonial rétributif qui faisait de la prison une orthopédie sociale et un imaginaire africain du traitement communautaire de la violence qui les incitera à imaginer des solutions nouvelles.
Jean-Pierre Allinne
Faculté de droit de l’université de Pau et des pays de l’Adour, CECL.