1. Une histoire du droit s’inscrivant exclusivement dans un cadre national n’est pertinente qu’à la condition qu’elle s’attache à des objets ayant eux-mêmes un caractère proprement national. Mais, à supposer vérifiée l’existence d’un tel objet, il convient encore de s’interroger sur son élaboration. Le cas de l’objet culture juridique française est, à cet égard, révélateur. Pour ne pas céder à l’illusion d’un nationalisme juridique, il est en effet nécessaire de recourir à une histoire comparée des droits et de considérer le discours des juristes sur cette culture dans sa dimension performative, dans la mesure où celle-ci, loin de s’imposer d’elle-même, se crée à travers ce discours. Elle procède d’une construction consciente, réfléchie, de la part des acteurs eux-mêmes (la doctrine) et répond à une stratégie précise : labelliser ou disqualifier des méthodes (attitudes, techniques), des institutions ou concepts juridiques et les valeurs qu’elles peuvent véhiculer. Autrement dit, le choix consistant à inscrire une histoire du droit dans un cadre national n’est adéquat que s’il s’accompagne d’une mise à distance du discours des juristes pour montrer combien et comment ce cadre est forgé par les juristes eux-mêmes, ce qui suppose la comparaison avec d’autres traditions nationales et, dans cette démarche, la prise en compte surtout des applications jurisprudentielles des institutions ou techniques présentées par ces derniers comme typiques (donc clivantes par rapport aux autres traditions, comme le montrera rapidement l’exemple de l’engagement unilatéral) de leur culture.
2. Réfléchir à la culture juridique nationale est donc, de ce point de vue, plutôt congruent, même si la notion est délicate à manier. En effet, l’expression culture juridique est peu utilisée par les juristes de la première moitié du XXème s. Quand elle l’est, elle signifie souvent la formation intellectuelle de l’individu, sa culture personnelle appréciée dans un champ académique particulier : le droit [1]. On parle en revanche plus volontiers de la « conscience juridique d’un pays » [2] ou du « sentiment juridique contemporain » [3], de l’esprit français ou de la tradition nationale. Si l’on excepte une occurrence chez Saleilles, où elle paraît désigner les manières de procéder sur le droit admises par la communauté des juristes [4], il faut en effet attendre la création de l’Association H. Capitant, dont le but, indiqué par ses statuts, est « d’établir des relations régulières » entre juristes de quelque nationalité qu’ils soient dès lors qu’ils sont « convaincus de la haute valeur de la culture juridique française », et d’organiser périodiquement des congrès portant essentiellement sur des questions de droit privé, dans le dessein avoué de « mettre en relief les méthodes juridiques françaises et d’en faire apparaître la haute portée » (art. 1), pour que l’expression s’emploie davantage [5]. On pourrait dire que, d’emblée, elle prend alors au sens propre du terme une charge polémique : identifier, défendre et promouvoir sur le marché international du droit une certaine manière de l’appréhender, dont découleraient des règles juridiques spécifiques.
3. Il n’en reste pas moins que, si le signifiant n’existe pas ou peu, le signifié est bien présent. Parmi les diverses manières de définir la culture juridique [6] (ensemble des concepts élaborés par les juristes pour rendre compte des règles normatives et permettre leur généralisation ou leur intégration dans un système ordonné ; manière partagée par la plupart des juristes de raisonner sur les règles normatives pour légitimer l’interprétation / application qu’ils en font ; ensemble des valeurs et des présupposés partagés par la communauté des juristes), on retiendra ici l’idée de la culture juridique comme legal ideology, parce que cette étude sera restreinte aux idées et aux influences des professionnels du droit, plus spécialement de la doctrine, et dans la mesure où cette legal ideology désigne les idées et les valeurs présupposées et mises en œuvre par la doctrine juridique [7]. Or comme au XVIème s., au moment de l’élaboration doctrinale d’un droit français [8], national (on peut dire en effet qu’il y a eu une première nationalisation du droit à ce moment ; et c’est ainsi que la doctrine moderne perçoit l’action de nos anciens jurisconsultes [9]), la doctrine française cherche, dans la première moitié du XXème s., à caractériser à nouveau son modèle juridique par rapport aux autres, animée de la conviction qu’il doit reposer sur l’idée que les règles juridiques sont essentiellement des règles de conduite qui ne sont jamais que la traduction, sur le plan du droit, d’une certaine conception de la Justice. Si elle ne s’en souciait pas vraiment au XIXème s., sans doute du fait de la codification (l’identité du droit français allait de soi), la question devient plus cruciale à partir du moment où, dès la fin du siècle, une partie des juristes français commence à s’intéresser à ce qui se passe ailleurs, notamment outre-Rhin et, ensuite, avec la Libération qui, en consommant la défaite allemande, est perçue comme la possibilité d’un regain d’influence française.
4. Lorsque les civilistes français parlent de culture juridique, c’est donc pour définir leur propre approche du droit et non pas forger les outils susceptibles de permettre la compréhension des autres cultures juridiques, qui demeurent perçues à partir des a priori de l’observateur, de la grille de lecture qu’il se donne ou dont il hérite. Elles ne sont pas saisies en elles-mêmes et pour elles-mêmes mais instrumentalisées pour servir de contrepoint permettant, précisément, de mieux caractériser certaines habitudes comme nationales, typiquement françaises. Les juristes, en caractérisant eux-mêmes comme culturelles certaines institutions, pratiques ou manières de penser le droit et en assurant leur promotion par des représentants « dignes… qualifiés, authentiques » [10], précisent finalement les conditions dans lesquelles une représentation de l’ordre social prend une forme juridique. Or ces conditions sont éminemment politiques et tributaires à la fois de la tradition (mais la tradition est elle-même le fruit d’un regard rétrospectif, donc d’une construction) et du contexte [11]. Quoi qu’il en soit, cette approche de la culture juridique n’a donc rien d’anthropologique. Elle fonctionne selon un mode binaire qui consiste à poser les cultures juridiques comme des réalités étrangères les unes aux autres pour mieux dire les spécificités nationales, dans une démarche essentialiste. Bref, s’il s’agit parfois de comparer (car certains envisagent vraiment la méthode de la législation comparée comme l’art -plus que la science d’ailleurs- visant moins à dire la culture juridique nationale qu’à mettre au jour les éléments communs aux diverses traditions nationales [12]), il est rarement question d’ouvrir une culture à une autre mais, plus souvent, de fermer, de verrouiller : l’objectif n’est pas tant d’accéder à l’autre que de se mieux définir soi-même.
I. Définir la culture juridique française
5. De tous les critères envisageables pour classer les droits nationaux [13], donc pour les définir, notre doctrine en retient deux. D’une part, un critère physique, lié à la race. Conforme à l’idéologie du moment (sous la IIIème République), ce critère finit pourtant par être abandonné, tant en raison du développement des visées universalistes (mouvements vers l’unification des droits) que de la volonté, après la Libération, d’en finir avec l’emploi fatal qu’en fit la législation de l’Etat français. D’autre part, des critères d’ordre méthodologique (la manière de raisonner, l’importance attachée à des principes qui ne soient pas pour autant assimilés à des abstractions [14]) définis en opposition à ce qui, aux yeux de nos auteurs, constituait le cœur de la méthode de leurs prédécesseurs, i.-e. le culte servile rendu à la loi [15]. Seuls ces derniers subsisteront après la Libération, comme le legs offert par ces deux générations de juristes.
A. Flux et reflux : le critère racial
6. Au commencement de la IIIème République, les enseignements tirés des recherches de l’Ecole historique se joignent aux présupposés colonialistes pour faire apparaître, aux yeux de nombreux juristes, le critère racique comme déterminant. Cela dit, portant plus ou moins à conséquences avant la Grande Guerre (il n’interdit pas le rêve d’uniformisation), discrédité par Vichy, il finit par être abandonné.
7. Pour la plupart de nos juristes, l’existence de cultures juridiques nationales est un fait, voire une nécessité, et ne constitue jamais que l’une des dimensions de l’existence des nations. Cette conviction est évidemment liée au reflux de la conception du droit naturel (comme modèle immuable de législation) issue du rationalisme du XVIIIème s. Elle s’explique aussi par la conviction qu’il existe ou qu’il doit exister une culture juridique française (de la même manière, par exemple, qu’il existe une musique française différente des autres musiques nationales [16]) en raison de l’unité profonde de toutes les manifestations extérieures de la vie d’une nation, qu’il s’agisse de la culture -juridique ou non-, de l’action militaire ou politique [17]. La culture juridique comme les autres formes d’expressions culturelles a, pour nos juristes habitués à l’unité nationale du droit consacrée en 1804, une dimension d’abord nationale. Cette manière de voir est liée, dans la France du début du XXème s., à l’identification discutée mais persistance dans la conscience juridique moyenne du Droit à la Loi propre à légitimer une perception nationale du Droit (puisqu’elle localise précisément sa production : la Loi est l’œuvre d’un Législateur national) et, même dans l’esprit de ceux qui entendent luter contre le fétichisme de la loi [18], l’idée que l’Etat est l’être-là du droit : « le droit ne se réalise pleinement que dans l’Etat et par l’Etat », affirme Gény [19]. Peu importe : la plupart estiment que « les habitudes, les traditions, les occupations d’un peuple ont un reflet sur ses lois intérieures », et en tirent la conséquence que « les mêmes codes ne sauraient convenir à des nations qui ne vivent pas de la même existence » [20].
8. Or, de cet ancrage national on glisse insensiblement vers un critère ethnique. On le sait, la IIIème République soulève la question de la race dans un contexte particulier (colonisation) pour la résoudre en affirmant clairement la supériorité morale de certaines races sur les autres ; supériorité en vertu de laquelle elles ont des devoirs (civiliser les races inférieures) mais aussi des droits, comme l’explique J. Ferry dans son fameux discours de 1885 à l’Assemblée nationale. Invoquée par le politique qui, dans un contexte de développement des nationalismes, relie souvent la race à l’appartenance religieuse ou nationale, la notion de race appartient aussi au vocabulaire scientifique de l’époque, qui caractérise les races essentiellement selon la couleur et affirme entre elles une hiérarchie : il n’est que de songer à l’Essai sur l’inégalité des races humaines de A. de Gobineau, ouvrage teinté de romantisme et publié dans les années 1853-1855 (traduit en anglais dès 1856 et en allemand en 1898), ou du développement de l’anthropologie physique (grâce aux efforts de P. Broca [21]) pour voir combien, à partir du biologique, sont tirées des conséquences sur le plan culturel et idéologique [22]. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’un fondement racial soit invoqué à l’appui des distinctions culturelles.
9. Du côté des juristes, cette conception raciale culmine chez le belge Edmond Picard, dont Le droit pur, publié à Paris en 1908, connaît un réel succès en France, où ses idées reçoivent un large écho et contribuent à alimenter la discussion. Adepte du polygénisme, Picard explique que les groupes humains sont distincts quant à leur physique et leur psychisme, qu’ils sont apparus sur terre « en des temps et des lieux divers et sous des influences variées », si bien que tous les individus ne sont pas « raciquement fongibles », contrairement aux prétentions des défenseurs des droits de l’homme [23]. Il distingue plusieurs races : les aryens, les sémites, les mongols, les hindoustanis (Birmanie) et les « nègres ». La race, qui « n’a qu’une âme et qu’un corps », lui apparaît comme une « totalité complexe et magnifique, rayonnant dans tous les ordres de la vie », écrit Picard [24]. Or, outre la couleur, les races se séparent surtout, d’après lui, par « leurs natures psychiques » qui les font développer des formes artistiques, linguistiques, morales, religieuses ou juridiques différentes. La race induit donc le comportement. Certaines races comme la « blanche » (le type aryen) et la « jaune » (le type chinois) sont plus « sociables » que d’autres, par exemple celles qui peuplent l’Afrique qui, du fait des « rivalités de tribu à tribu… si fréquentes, est une vaste nécropole de peuplades » [25]. Dans le même ordre d’idées et concluant ainsi, après avoir cité Gobineau, à une hiérarchie des races, Picard n’exprime pas un point de vue iconoclaste (pour l’époque) lorsqu’il affirme que l’Aryen incarne « l’avant-garde de l’Humanité » et représente la force créatrice, tandis que les autres races se complaisent dans l’inertie et l’imitation [26]. On ne peut plus clairement assumer la confusion du biologique, du racial et du juridique.
10. Transposée sur le plan du droit (le doit matériel aussi bien que la représentation du droit), l’importance accordée au critère racial produit des conséquences fondamentales parce qu’un peuple « est non seulement dépositaire de son Droit, mais émetteur de celui-ci », à travers notamment la coutume : « un droit établi par elle, est un murmure de la Race figé à travers les siècles ». Fortement attaché à la production coutumière du droit (l’influence de l’Ecole historique pèse ici beaucoup), Picard souligne qu’« un peuple sue son Droit », qu’il « le suinte, l’émane comme la fleur son parfum ». Le droit est donc causé naturellement. Mais il est aussi et nécessairement historique : « chaque époque, chaque race projette son Droit comme elle projette son Art, sa Morale, sa Religion, sa Langue, son Industrie, son Commerce, sa Politique… son Amour » [27]. Bref, le droit est « un instinct ethnique » parce que « un bloc ethnique crée et pousse son droit de la même manière qu’il grandit ». En conséquence, on ne saurait concevoir l’existence d’un droit mondial : « il n’y a que des droits raciques » [28], même si, lorsque plusieurs peuples procèdent de la même race, ils sont soumis à « l’action d’une psychologie racique commune indomptable » qui explique les analogies qui peuvent, éventuellement, rapprocher leurs systèmes juridiques. Le droit n’est donc qu’« une facette de l’expression visible du génie d’un peuple, un trait caractéristique de son visage », qui exprime son « individualité », son « originalité », c’est-à-dire ce qui fait de lui une « patrie » [29]. On comprend dès lors que « une âme raciquement étrangère » (la formule est audacieuse : l’âme n’est plus l’universel, le désincarné) ne peut pas comprendre « l’esprit » des institutions juridique du peuple à laquelle elle n’appartient pas [30].
11. En France (mais l’importance attachée au critère racial se vérifie aussi en dehors de la doctrine française [31]), un représentant de l’école libérale comme Ch. Beudant évoque pour sa part la race saxonne qui, selon lui, partage avec la race latine une préférence pour l’individu contre la collectivité : « l’esprit si profondément individualiste de la race saxonne la préparait mieux et plus que toute autre à l’idée des droits de l’homme et du self government » [32]. R. Saleilles, à propos du droit constitutionnel, estime que l’étude des textes doit nécessairement se réaliser en conformité au « génie traditionnel de la race et à son développement historique » [33]. L. Josserand explique que le droit, par exemple le Code civil, est le « miroir où se reflète fidèlement l’âme d’une race » et qu’un droit national est préférable à un « article d’importation » [34]. Quant à R. Demogue, il paraît restreindre l’utilité du droit comparé aux études concernant des « pays voisins, qui sont soumis aux mêmes influences de race et de climat… » [35], tandis que Fr. Gény estime que chaque peuple a son tempérament et que celui-ci, conjugué aux « forces » présentes dans le milieu où il évolue, influe sur le Droit [36]. Du « génie » de la race dépend donc l’élaboration du juridique par la jurisprudence lato sensu, c’est-à-dire l’identification par les interprètes, parmi tous les faits de la vie sociale, de ceux auxquels une nature juridique et une « protection publique » sont attribuées [37]. La race anglo-saxonne, par exemple, commande selon lui d’attribuer une place importante à la coutume, parce qu’elle repose sur la forte cohésion des unités qui la composent et parce que ces unités jouissent d’une liberté d’activité importante Par ailleurs, la fusion des races conduit évidemment à des modifications dans le droit matériel comme dans l’attitude face au droit ou la conception générale de ce qu’est une règle juridique. Ainsi aux Etats-Unis la coutume recule-t-elle devant le droit écrit « sous la poussée envahissante du cosmopolitisme international » [38].
12. Un tel attachement au facteur racial dans la production du droit conduit évidemment à une forme de nationalisme juridique [39]. Picard en a pleinement conscience. Ce nationalisme lui apparaît même comme une « vérité » voilée à tort par « le concept enfantin de l’unité du couple adamique originaire accepté par le Christianisme » et la « prétendue unité humaine très chère aux idéologues sentimentaux ». Il en conclut que « l’unification de l’humanité terrestre… en un seul tout identique, soit religieux, linguistique… soit juridique, est utopique » et serait « arbitraire » et tyrannique [40]. D’une certaine manière, ce nationalisme peut être compris comme l’adaptation à la matière juridique de la notion de race historique développée par les historiens français depuis Michelet (y compris par Renan, chez qui l’idée d’adhésion renouvelée côtoie celle de la continuité des générations) et de l’idée romantique du génie national, dont Taine faite la synthèse lorsqu’il évoque à propos de l’étude des faits historiques la nécessaire prise en compte des interactions de la race, du milieu (localisation, climat) et du moment. Nos juristes sont donc des hommes de leur temps.
13. Il n’en demeure pas moins que certains d’entre eux (peu nombreux), bien qu’ils accordent une certaine importance au critère racial, tentent cependant de dépasser ce nationalisme. Demogue reconnaît ainsi que, s’il existe « sous tous les climats » une même réalité humaine faite des mêmes sentiments, aspirations, désirs et besoins, celle-ci donne naissance, concrètement, à des droits matériels et à des conceptions juridiques qui divergent selon les lieux : « même les besoins de l’humanité qui semblent les plus généraux –par exemple : créer une famille, organiser sa succession- se traduisent par des lois très diverses » [41]. Il reconnaît aussi que cette diversité s’explique au moins en partie par le lien qui peut exister, et qu’il ne répudie pas, entre le contenu des règles juridiques et le substrat ethnique, auquel il fait allusion à plusieurs reprises pour lui conférer un rôle moteur dans la création du droit [42]. Mais, suivant l’idée développée par G. del Vecchio [43], Demogue soutient que les systèmes juridiques les plus développés, parce qu’ils font une part plus grande aux principes rationnels, donc universels, et parce que l’homme est un être rationnel, peuvent atteindre une certaine similitude facilitant leur unification. Les « différences résultant de la race » n’empêchent pas de manière absolue l’unification internationale du droit [44]. Des peuples de races différentes, dès lors qu’ils ont subi une influence commune –comme celle du droit romain ou de la codification napoléonienne- peuvent parfaitement réussir leur unification juridique (Demogue pense aux peuples de « race latine ou non : comme la Pologne ou l’Egypte » [45]). La condition en est à la fois simple et délicate à mettre en œuvre : l’unification internationale du droit privé ne doit pas être conduite selon une démarche qui donnerait systématiquement la préférence à tel ordre national sur les autres (en cédant à « l’état d’esprit dominateur », qui se manifeste par « un effort pour faire triompher le droit national » et le faire adopter par les autres nations), mais en recherchant « la solution la meilleure » ou bien, entre deux solutions de valeur égale, en s’arrêtant à celle qui « rallie déjà le plus grand nombre d’adhésions » [46]. Demogue invite finalement le juriste à mettre à distance sa propre culture juridique, son droit pour ne plus l’envisager comme le droit.
14. Quant à Larnaude, il estime que la culture juridique se confond essentiellement avec la manière d’appréhender la règle de droit. Puisque cette manière doit être rationnelle, la science juridique n’a pas « de frontières » [47] et produit une culture juridique à son image, c’est-à-dire qu’elle peut proposer des modèles transposables d’un pays à un autre, du moins dans les branches du droit où « le caractère national, autochtone, particulariste » des règles juridiques n’est pas trop accusé [48]. Plus franchement que Demogue il affirme une anthropologie universaliste : la Vérité n’est pas une mais l’homme est un être de besoins et ces besoins, qui forment la trame de la vie sociale et économique, sont partout les mêmes, explique Larnaude [49]. Comme le pense également H. Capitant, l’extension d’un modèle culturel en dehors de sa sphère géographique originelle ne lui paraît cependant possible que là où l’état économique et social, les besoins, sont déjà semblables. Elle nécessite donc une grande homogénéité des régimes de production et des conditions de vie dans les pays concernés, où les « mêmes besoins appellent les mêmes remèdes » [50]. Mais le rapport entre cette homogénéité et l’extension des règles juridiques est plus complexe, puisque l’adoption de règles communes issues du même fonds culturel juridique conditionne, à son tour, le développement entre les nations d’une certaine « uniformité de pensée, de vue », préalable à leur rapprochement et à leur entente [51]. Bref, Demogue et Larnaude, sans dire que les divers systèmes nationaux ne sont, au fond, que des manifestations d’une civilisation commune [52], insistent sur le fait que, par un effort de la raison vers l’objectivité, les disparités locales peuvent être dépassées. Ils n’incarnent cependant pas la doctrine dominante qui, sans toutefois rester dans « l’auto-contemplation du droit national » [53], estime que ce droit national conditionne les emprunts au droit comparé.
15. Quoi qu’il en soit, la référence à la race tend, après la IIème Guerre mondiale, à s’estomper dans la littérature étrangère [54] et française, même si elle persiste un temps chez certains, notamment A. Rouast, qui parle d’une « race latine », porteuse d’une certaine culture juridique parce qu’elle se caractérise par un tempérament particulier : l’individualisme [55], ou encore dans certaines introductions à l’étude du droit, par exemple celle de J. Brèthe de la Gressaye et M. Laborde-Lacoste. Chez ces derniers, les « facteurs ethniques » (« tempérament d’un peuple, génie national, ensemble de ses comportements sociaux caractéristiques ») sont rangés, à côté des facteurs naturels ou historiques, parmi les « principaux facteurs sociaux du droit » et justifient de distinguer les peuples individualistes, portés à la démocratie, des peuples aux tendances plus communautaires. Et même si la référence faite par ces deux auteurs aux comportements sociaux peut être comprise comme définissant ces facteurs ethniques moins par la génétique que d’un point de vue sociologique (constat que, en un lieu donné, un groupe d’individus partage les mêmes habitus), ceux-ci prennent soin de préciser que l’ethnologie permet de « classer les peuples en différents types et finalement en races » en fonction non seulement de critères linguistiques et culturels mais aussi physiques [56]. Deux causes au moins expliquent la raréfaction du recours à telle notion : d’une part, l’usage nauséabond qu’en fit le droit de Vichy [57] et dont il convient, désormais, de se départir (en dissociant race et culture) et, d’autre part, les thèses sociologiques qui, de Durkheim à Mauss, rejetaient depuis la fin du XIXème s. toute idée de déterminisme racial des comportements sociaux, mais dont l’influence sur ce point était jusqu’alors limitée par le rayonnement de l’école de l’anthropologie physique.
B : Une méthode scientifique spécifique
16. S’intéresser à l’esprit français ou à la tradition juridique nationale, c’est tout autant porter l’attention sur le contenu de la règle de droit que s’attacher à la manière dont elle est conçue et présentée, aux structures du Droit (vocabulaire, catégories, classifications), dans une approche formelle qui permet de mieux saisir la spécificité d’une culture juridique. Mais parce qu’elle accorde une place importante aux principes qui doivent guider la réflexion du juriste, cette approche formelle débouche sur l’affirmation de certaines valeurs. Glissant insensiblement de la méthode au fond, nos juristes cherchent en effet, escamotant ainsi l’expérience vichyssoise, à mettre en exergue un critère idéologique : l’esprit de justice, conçu pour l’essentiel contre le positivisme et en conformité avec la tradition libérale de sauvegarde de l’individu.
1) La dimension formelle
17. À cet égard, les civilistes français conçoivent la spécificité de leur droit, en premier lieu, d’un point de vue stylistique. Des affirmations parfois anciennes, comme celle qui consiste à mettre en exergue le style particulier du Législateur napoléonien, sont, à partir de la fin du XIXème s., désormais exploitées dans le cadre de la compétition internationale que se livrent les systèmes juridiques et non plus seulement pour vanter les mérites intrinsèques des codes français. Elles deviennent une antienne jusqu’à la Libération au moins. Il n’est que de rappeler, par exemple, les jugements portés sur le droit français par Ch. Beudant, qui évoque le « génie français, réputé pour son bon sens et sa clarté » [58], par R. Saleilles, qui vante ses formules « claires, précises, dégagées de toute théorie inutile » [59] et affirme que le droit français, comme la langue française, est « fait pour donner droit de cité aux idées qui ont une valeur universelle » [60], ou par Larnaude, qui singularise l’« esprit juridique français » par son amour pour la « clarté » et la « précision » et souligne qu’il ne se réalise au fond pleinement que dans un ordre juridique « systématisé, logiquement ordonné et classé dans de grandes œuvres législatives aux divisions claires et méthodiques », c’est-à-dire un droit codifié dont les origines remontent au moins au XVIème s., temps de la rédaction officielle des coutumes et des premières grandes ordonnances royales [61]. Telle est aussi l’opinion du romaniste G. May (la codification est un art qui s’inscrit parfaitement dans « la tradition française » parce qu’il est conforme « à l’esprit français, épris de logique, de clarté, de précision, attaché aux idées générales » [62]) et de Colin et Capitant [63].
18. Si souvent il s’agit ainsi de critiquer le style allemand, le style anglais finit à son tour, surtout après la Libération (à un moment où les Anglo-Saxons incarnent eux aussi la conception libérale qui l’a emporté sur l’Allemagne et où il faut donc, dans le groupe des vainqueurs, se singulariser), par faire les frais de telles louanges. On n’hésite pas à affirmer que « la France a toujours apporté des formules infiniment plus claires, plus précises que ce droit un peu flottant… qu’est le droit anglo-saxon » [64] ; clarté et synthèse qui sont aussi présentées comme caractéristiques de l’esprit français par des juristes étrangers, notamment le suisse Schumacker [65] qui se montre moins critique que ne l’avait été C. Crome à l’occasion du centenaire du Code civil [66].
19. Outre le style dans lequel les règles juridiques sont exprimées, l’approche formelle donne à voir la culture juridique comme le résultat produit par le recours à une certaine méthode de raisonnement : la rationalité (ce que certains appellent la méthode scientifique) comme instrument de recherche de la solution raisonnable. Plus généralement, on peut considérer ce que Gény appelle la dogmatique française [67], c’est-à-dire la façon d’appréhender le fonctionnement du Droit et dont sont construites les institutions juridiques (comment choisir, parmi toutes les pratiques sociales, celles qui vont revêtir un vêtement juridique ?), qui est d’ailleurs aussi une manière de délimiter l’ordre juridique (que l’on adopte le principe formaliste ou que l’on prenne en considération les éléments substantiels, de fond, des institutions en cause, il s’agit d’élaborer des catégories, des types, des classifications [68]), comme l’un des éléments de la culture juridique. En effet, par la mise en œuvre de cette technique, le donné se trouve informé et accède véritablement à la vie juridique [69] sous la forme d’une institution ou d’une notion aux contours désormais nettement définis et permettant de réunir « sous une enveloppe commune » des éléments jusqu’alors dispersés (comme le montre, d’après Gény, l’exemple des droits de la personnalité).
De ce point de vue, la culture juridique est précisément ce qui permet au droit français de faire système d’une manière que l’on prétend originale. Elle est faite d’un vocabulaire, de concepts [70], de catégories classificatoires (genres, espèces) et de techniques de formulations et d’interprétation des règles, en relation évidemment avec une certaine conception de l’ordre social [71]. Il ne faut donc pas s’étonner du fait que, pour le juriste français, le souci de la systématisation soit perçu comme typiquement français [72] et opposé par exemple à l’esprit pratique et à la conception empirique du droit des Canadiens. Le juriste français –celui de l’Ancien régime comme celui de l’après 1804 [73]- n’a cependant pas « le même penchant pour les idées purement doctrinales et les généralisations abstraites » que ses homologues allemands ou autrichiens [74]. Il prétend ne pas avoir développé les procédés de la logique abstraite jusqu’à leur ultime limite, contrairement aux Allemands, dont il dit qu’ils sont mus tant par la « nature favorable du terrain juridique » que par les « aspirations innées de l’esprit germanique » [75]. Outre l’apologie de la force, on reproche en effet à l’esprit juridique allemand son abstraction [76]. Saleilles, après Bufnoir [77], en convient d’ailleurs : « nos habitudes d’esprit s’effraient quelque peu de cette méthode de généralisation dont nous ne sentons pas toujours au premier abord la portée exacte et la juste mesure, au point de vue des applications concrètes » [78].
20. Si l’esprit français est rationaliste (goût pour les principes et les constructions synthétiques, comme l’explique Planiol [79], mais on peut penser aussi à ceux qu’on a longtemps présenté comme de simples exégètes), il n’est donc pas abstrait. Il sait distinguer les principes des « constructions abstractives ». Le principe, un peu à la manière des regulae iuris du Digeste (50, 17), est, selon l’expression de Gény, une synthèse de réalités, fondée sur l’observation de la vie, exprimée de manière générale, et non pas une pure conception de l’esprit, idéale, déconnectée de la réalité [80]. R. Saleilles n’aurait pas dit mieux, lui qui considére que toute construction doctrinale (principe) est un « a posteriori qui résultera de la loi » et non « un a priori qui domine la loi » [81]. La généralité (dont le Code français sait faire preuve, notamment à l’art. 1382) ne doit pas être confondue avec l’abstraction. Le code français « ne formule pas de règles abstraites », parce que ses rédacteurs étaient étrangers à « tout esprit de système », écrit Beudant [82]. Après lui, H. Solus expliquera encore que « la règle générale procède d’une abstraction mais n’énonce pas une abstraction » [83].
21. On comprend mieux ainsi les remarques formulées, à la Libération, par L. Mazeaud : ce qui fait la spécificité de la culture juridique française, c’est moins sa dimension nécessairement philosophique que son souci de la précision. Ce sont, indique celui-ci, « d’autres écoles juridiques qui ont la réputation d’être les écoles philosophiques », tandis que la France est « l’école de la précision, des solutions exactes » (même si celles-ci reposent évidemment sur des principes). Nombreux sont ceux, en effet, qui voient dans le Code civil français une somme de règles certes générales mais de portée concrète, donc distinctes des abstractions, ce qui n’est pas contradictoire avec l’affirmation selon laquelle la tradition française est celle de la philosophie (contre la tradition allemande qui serait celle du concret) : la vraie philosophie n’est pas la vaine spéculation... . C’est ainsi qu’il faut comprendre l’affirmation selon laquelle, contrairement au B.G.B., le Code civil français « ne contient pas de philosophie du droit et c’est ce qui a fait sa valeur à l’étranger ». C’est par-là surtout qu’il se distinguerait des autres codifications plus philosophiques et dont on convient qu’il ne faut pas se rapprocher pour ne pas lui perdre sa spécificité. Là encore, on l’aura compris, c’est l’esprit allemand, tel que les juristes français d’après guerre le conçoivent, qui est visé. Le Code civil français renferme, comme le B.G.B., des théories générales, des « principes généraux » mais, contrairement au B.G.B., il ne les exprime pas de manière abstraite et dogmatique : « les abstractions, les généralisations de portée presque métaphysique ne sont pas conformes au génie français », explique ainsi Ancel [84]. La discussion relative à la nécessité d’introduire dans le Code civil une partie générale (qui contiendrait notamment une théorie de l’acte juridique débordant celle du contrat), ouverte à la Libération dans le cadre du processus devant conduire à une révision du Code civil, illustre parfaitement cet a priori, en même temps qu’elle dévoile, au-delà de son aspect technique, sa dimension politique. Pour les partisans de cette partie générale, il s’agirait de faire en sorte que le futur Code civil français révisé donne « au monde entier », comme celui de 1804 en son temps, « sous une forme très claire, très précise et en même temps très pratique, l’énoncé des grands principes du droit de l’avenir » [85]. Mais ses détracteurs ne l’entendent pas ainsi et d’emblée soulèvent la question du rapport à l’Allemagne : faut-il procéder à la manière des Allemands parce que, depuis la promulgation du B.G.B. en1900, « on nous a expliqué qu’il était bon de suivre sur ce point son exemple », s’interroge Ancel ? Assurément non [86] : introduire une partie générale, dont on voit mal comment elle pourrait être conçue différemment de la manière dont elle l’a été en Allemagne dans le B.G.B., reviendrait à rompre avec la culture juridique française, « avec ce qui a été jusqu’à présent la méthode de notre droit codifié, une méthode qui remonte au-delà même du Code civil, qui remonte à Pothier et plus loin encore… avec ce qui a été l’esprit de notre Code civil » [87]. En résumé, on prétend que l’allgemeine Teil du B.G.B. n’est pas conforme à la méthode du droit civil. Il vaut mieux, comme le recommande Boulanger dans un rapport rédigé pour l’Association H. Capitant, s’en tenir à la solution donnée par le Code civil suisse à propos du régime général des actes juridique : plus élégant [88], il ne contient pas cette fameuse partie générale et, comme le Code civil français, il est une œuvre de transaction animée d’un souci de clarté et de synthèse (selon Schumacker, qui ironise sur le fait que l’esprit français, « éminemment synthétique au fond » a débouché sur un code « assez analytique » alors que l’esprit suisse, « aussi peu synthétique qu’on peut l’être, remporte en quelque sorte le prix de synthèse » [89]).
22. Le « génie français » [90] serait donc celui qui, à travers des règles générales, au prix d’un effort de l’esprit pour s’élever au-delà des cas concrets, est en mesure d’adapter la généralité aux applications pratiques, sans se laisser enfermer dans le dogmatisme ; celui qui, d’une idée générale, fait sortir « tout un monde » (à l’exemple de la construction prétorienne élaborée à partir de l’art. 1384 C.Civ.). C’est dire s’il y a une bonne et une mauvaise approche philosophique, celle qui éclaire, par la mise au jour des principes qui sous-tendent les solutions concrètes, et celle qui se complait dans une abstraction peu fertile, c’est-à-dire peu soucieuse d’applications fécondes en jurisprudence. Bref, d’un côté des principes, une généralité bien comprise, c’est-à-dire porteuse de solutions pratiques ; de l’autre des définitions. Ce faisant, la doctrine française expose sa conception de la règle de droit, ni trop générale, parce qu’elle perdrait alors tout intérêt pour la pratique, ni trop spécifiée, parce qu’elle se réduirait alors à n’être, sur le modèle anglais, qu’une solution de litige. D’une certaine manière, elle tient le milieu entre la legal rule et les principes abstraits et dogmatiques du Pandectisme recueillis dans le B.G.B. Or cette conception, si elle prétend se fonder sur des exemples tirés du droit positif (on peut songer aux formules compréhensives des art. 1382 ou 1134 C.Civ. par exemple), permet aussi, lorsque le Législateur s’en écarte en rédigeant des lois aux règles trop précises, de porter sur le travail législatif un regard critique.
2) Le rejet du positivisme et la question des valeurs
23. Dans sa lutte contre le positivisme, dont Gény affirme qu’il est « impuissant à satisfaire la raison » [91], de nombreux civilistes affirment la nécessité du Juste [92], d’un « idéal de justice tenu pour obligatoire » dont « tout le monde » présuppose, d’après Gény toujours, l’existence [93], sous la forme d’un droit naturel rénové, appelé aussi droit rationnel ou objectif, ou même plus largement de la morale sociale. Il n’est que de lire Demogue, qui, une fois n’est pas coutume, exprime un sentiment plutôt général : « nous croyons d’abord à la possibilité, à la nécessité de mettre un idéal au-dessus des faits » [94]. C’est là le but commun vers lequel tendent, malgré certaines divergences, ceux (Saleilles, Gény, Capitant…) qui entendent alors rénover la méthode du droit : faire sa place à l’observation et à l’induction dans l’élaboration du droit tout en maintenant la part belle à l’élément idéal ou rationnel dans son interprétation.
a) Une illustration du positivisme aveugle : l’Allemagne [95], la loi du plus fort et le mépris du Droit
24. À l’esprit juridique allemand on reproche à la fois ses valeurs (apologie de la force, du droit du plus fort), jugées contraires aux tendances libérales incarnées par la France, et sa manière de procéder, son abstraction obscure [96]. La critique est dévelopée dès avant la Grande Guerre. L’antilibéralisme allemand est notamment pointé du doigt, à l’extrême fin du XIXème s., par Ch. Beudant selon qui « la race germanique, on l’a observé maintes fois, est mystique et fataliste », soumet la volonté non pas à la raison mais au « besoin d’une puissance… qui s’impose à elle et l’entraîne ». Ainsi s’explique son goût, en philosophie, pour le panthéisme et, en politique, pour le « culte de la force » symbolisé par la soumission à la Herrschaft, « mot qui veut dire à la fois autorité et domination » [97]. Le résultat, amusant, d’une telle appréciation, consiste à voir en Kant un Français plus qu’un Allemand ! Parce qu’il exalte « dans l’homme le sentiment de sa personnalité et de ses droits », Kant est en effet davantage en accord avec la philosophie française du XVIIIème s. qu’avec celle de son propre pays, dont il méconnaît au fond « les tendances essentielles » de son « génie », le développement de l’Ecole historique n’étant finalement qu’une réaction contre Kant en tant qu’il représente une tradition étrangère [98]. Or l’Ecole historique, si elle partage certaines des idées de Montesquieu ou de Portalis [99], adopte une conception du fondement du droit (ce que Beudant appelle le principe philosophique du droit) assurément originale et opposée à celle qui doit être considérée comme la tradition française : contre l’idée libérale, qui le place dans l’homme, elle le situe en effet dans le sentiment collectif du peuple. Le message est simple et s’adresse aux juristes français sans doute davantage qu’aux étrangers : toutes les théories qui ne ramènent pas le droit dans l’individu ne sont pas conformes à la culture juridique française. Cela ressort également de sa critique de Hegel et des publicistes allemands, qui vise à opposer la tradition libérale française à l’attitude allemande, censée attendre à tort de l’Etat la résolution de la question sociale [100]. Pour le préciser davantage encore, Beudant dresse le tableau de l’évolution de la pensée juridique en Europe pour en tirer la leçon suivant laquelle l’Angleterre représente l’intérêt, l’Allemagne la force, tandis que la France « ne serait plus elle-même si elle venait à cesser de représenter le droit » [101]. A la même époque, une telle critique se déploie également parmi des auteurs secondaires. On peut ainsi lire dans une thèse de 1892 que la conception germanique du droit assimile ce dernier au « déploiement de l’énergie physique » et conduit à « l’affirmation de la force sous toutes ses formes » [102].
25. Pendant la Grande Guerre, les lyonnais Josserand et Bouvier dressent le même constat et font le procès du pangermanisme [103]. Pour le premier, la conception allemande du droit est fondée essentiellement sur la force et légitime le non-respect de la parole donnée. Elle n’est pas le résultat de quelques spéculations individuelles (Schopenhauer, Ihering) mais exprime un trait culturel national, une « mentalité » : « les refrains sur la force deviennent la voix du peuple allemand » [104]. Le peuple allemand est désormais, du fait de l’action politique de la Prusse, de son sentiment de supériorité et du culte qu’il voue à l’Etat, « le peuple d’une pensée, celle de la force » [105]. Pour le second, l’idée que le droit implique la force explique des traits culturels allemands : la résignation et l’esprit d’obéissance [106]. Lasson lui-même, dans son Système de philosophie du droit, ne voit-il pas dans l’obéissance passive du soldat « l’idéal de la culture et de la civilisation » [107] ? En 1916, Larnaude, qui accuse la philosophie du droit allemande, spécialement celle de Hegel, de fonder le droit sur la force, ne dément pas, bien au contraire : « la fameuse théorie inventée et soutenue en Allemagne, à savoir que la Force est la source du Droit, que la Force est le Droit lui-même » lui semble insupportable et ceux qui la soutiennent ne sont que des « ennemis de l’humanité », parce qu’elle ruine aussi bien la liberté que l’égalité et contrevient au besoin juridique et social essentiel de tranquillité, ce qui, remarque-t-il, ne paraît pas gêner les Allemands qui « ont les opinions qui conviennent à leurs intérêts » et dont les « volte-faces » sont des « habitudes » [108]. Un tel jugement est d’ailleurs relayé par des auteurs qui pourraient être qualifiés secondaires, comme J. Cruet, dont la cinquième édition, en 1918, de La vie du droit et l’impuissance des lois, souligne encore que, dans l’ordre social, « l’esprit alleman... se caractérise par une hypertrophie du sentiment de la discipline », ajoutant que, en Allemagne, la « manie de l’autorité… n’a pas de bornes » [109]. Parmi tous les jursites allemands, Jhering fait évidemment les frais d’une telle critique : relayé en France avant la Grande Guerre, notamment par Gény et Saleilles mais aussi Planiol, il passe désormais pour le défenseur apologétique d’une conception brutale du droit [110].
26. Il s’agit là d’idées assez répandues en France depuis la fin du XIXème s., dont la propagation n’est sans doute pas étrangère à la défaite de Sedan (même si, paradoxalement, celle-ci a pu aussi inciter certains juristes, comme Saleilles ou Gény, à s’intéresser davantage à la culture juridique du vainqueur). Elles se rencontrent dans l’élite intellectuelle, avant comme pendant la Grande Guerre. En philosophie, Bergson s’en prend au mécanisme allemand, inflexible, pour mieux mettre en exergue l’idée de conscience. A. Fouillée, bien connu des civilistes français et dont Josserand notamment s’inspire parfois, critique dès 1878 dans son Idée moderne du droit la conception allemande de l’origine et du fondement du droit (la force comme source créatrice du droit), tandis que, en France, philosophes et juristes s’accordent à trouver le fondement du droit dans la raison et la liberté [111]. Du côté des sociologues, Durkheim, parti à la cherche de la « mentalité » allemande, i.-e. de l’ensemble « d’idées et de sentiments » qui fait le trait d’union entre toutes les manifestations de « l’âme allemande » [112], dans le but de montrer que les atrocités allemandes trouvent leur origine dans cette mentalité si favorable à la guerre (restée, pendant la paix, « à l’arrière-plan des consciences » [113]), la définit comme fondamentalement favorable à la guerre parce qu’elle voit l’Etat comme puissance, l’affranchit de toute soumission à la morale (sauf lorsqu’il y va de son intérêt [114]) et lui commande comme seul devoir celui d’être toujours plus fort.
27. En réalité, au-delà du cas allemand [115], on instruit le procès du positivisme [116], allant même, comme c’est le cas de Saleilles, jusqu’à affirmer la responsabilité sociale du juriste, plus spécialement du professeur, auquel il n’est pas être permis « de se désintéresser des résultats de fait d’une doctrine ou d’une solution juridique » [117] ; responsabilité que l’Occupation fera cependant oublier… Ce procès est conduit soit au nom soit de la précellence de la morale sur le droit (Ripert [118]), soit d’un droit naturel que les premières générations de commentateurs du Code civil sont accusées d’avoir fait peu de cas [119] et que l’on cherche à renouveler (pour prendre acte des critiques que lui a adressées l’Ecole historique [120]), tout en affirmant sa fonction de guide et de censeur du Législateur (Saleilles, Gény [121], Josserand…) [122], pour des raisons à la fois théoriques (rénovation des méthodes de création et d’interprétation du droit) et circonstancielles : pendant la Grande Guerre, l’exaltation du droit du plus fort et « les abominations du réalisme allemand » sont censées provoquer chez les juristes français un « incoercible dégoût » auquel seule l’invocation du droit naturel peut mettre un terme, écrit Josserand [123].
b) La promotion d’une idéologie protectrice de l’individu ?
28. Fidèles à une habitude qui plonge ses racines dans notre ancien droit, les civilistes français n’envisagent pas les notions de principes et de règles générales seulement d’un point de vue formel ou fonctionnel (au regard de leur rôle structurant dans l’ordre juridique) mais aussi d’un point de vue matériel. A leurs yeux, un principe exprime nécessairement la raison, l’équité, la justice. Telle est, notamment, l’opinion de Gény : les principes généraux, placés à la base de la loi, doivent s’accorder, quant au fond, avec les traits permanents de la nature humaine [124]. Ils sont, d’une certaine manière, le vecteur d’une idéologie juridique. Par le truchement du principe s’opère ainsi un glissement insensible vers une définition substantielle de la culture juridique, qui se caractériserait donc par un certain contenu : l’illustration et la défense de certaines valeurs, dans la mesure où tout système juridique exprime une conception particulière de l’homme et de la société, traduit juridiquement le lien qui unit l’homme à la société et forme donc, de ce point de vue, une culture. Malgré la tendance à la socialisation du droit puis l’Occupation, ces valeurs finissent par s’épanouir pleinement dans le discours des leading civilists à partir de la Libération.
29. A la fin du XIXème siècle, tout Le droit individuel de Ch. Beudant, par exemple, est destiné à montrer, d’une part, que la conception française du droit s’inscrit dans la tradition du droit naturel, depuis Sophocle jusqu’à Montesquieu et le titre préliminaire du Code civil en passant par Grotius, Constant ou Tocqueville et, d’autre part, que cette conception se confond avec celle du libéralisme : « en dépit des irréconciliables, des renégats, des frondeurs ou des raffinés, l’idée de liberté envisagée comme principe du droit n’en reste pas moins la tradition nationale et vraiment française », héritée de 1789, écrit Beudant [125]. Elle peut être définie assez simplement : voir dans la société un « groupement d’êtres unis dans un commun sentiment de sympathie, d’assistance et de protection mutuelles ». En conséquence, l’approche sociologique, parce qu’elle renoue avec la précellence antique du Tout sur l’Individu, et plus généralement les approches organicistes, parce qu’elles réduisent l’homme à n’être qu’un simple rouage ou une cellule, se placent de facto en marge de la culture juridique française : les « sociologistes français… se trompent étrangement en se croyant hommes de progrès ; ils ne sont, qu’ils le sachent ou non, qu’ils en conviennent ou non, que des revenants du droit antique et des renégats de 89 » [126]. Opposées au libéralisme, ces approches aboutissent à valoriser « le droit du plus Fort », lequel n’est que « la négation du droit dans ce qu’il a de plus élémentaire, dans son essence même » [127], mais ne parviennent pas, estime Beudant, à infléchir la tradition nationale : « le pays reste invinciblement libéral ; il l’est de tempérament, d’aspirations et par la tradition toujours vivante de 89 » [128].
30. Si la plupart de nos civilistes ne sont pas aussi authentiquement libéraux que Beudant, le constat que dresse ce dernier n’est pas récusé. Durant la première moitié du XXème s., les juristes français demeurent convaincus d’incarner le droit, la liberté et la démocratie, ce qui autorise par exemple E. Gaudemet, en 1904, à juger que le B.G.B. ne répond pas « à toutes les exigences d’un Etat démocratique » [129]. Les propos adressés par Larnaude aux étudiants américains au lendemain de la Grande guerre [130] en sont une illustration parmi d’autres. Pour le doyen de la Faculté de droit de Paris, la « doctrine française » a « toujours » consisté dans l’énoncé d’idées « les plus généreuses, les plus idéalistes, les plus conformes aux grandes idées de justice, de raison, d’équité, de droit individuel » (et Larnaude de citer Oudot, Boistel, Renouvier, Tanon, Tissot, Charmont, Vareilles-Sommières ou encore Beudant [131]). Et le même de préciser un peu plus tard, au moment de l’élaboration du Projet franco-italien Code des obligations, que la tradition juridique française place au cœur du Droit le souci de l’équité, de la justice et de l’humanité, qu’elle est animée d’une forte tendance à l’universalité et, enfin, qu’elle rejette la force comme fondement du droit [132]. Quant à Colin et Capitant, s’ils préconisent dans les années Trente la révision du Code civil, ils espèrent qu’elle saura conserver « à la pensée française son rôle séculaire d’émancipation du genre humain » [133].
31. La culture juridique française et latine serait donc définie par son libéralisme essentiel. Certes, certains auteurs reconnaissent l’évolution qu’a connue le droit français sous l’impulsion des idées nouvelles promues par la IIIème République. C’est le cas notamment de L. Josserand (« l’évolution bienfaisante s’est poursuivie sans relâche dans une même direction : elle a été constamment sociale » [134]), de E. Gaudemet, selon qui l’individualisme excessif hérité de la Révolution s’atténue « dans la moyenne du sentiment juridique contemporain » (en 1904 [135]), ou encore de A. Colin et H. Capitant, qui expliquent que la socialisation du droit [136] conduit à élargir le champ d’intervention de l’Etat « surtout en vue de la protection des faibles et du redressement des inégalités naturelles », que cette extension est « dans une certaine mesure » contradictoire avec l’individualisme consacré par la Révolution et par nos codes mais qu’elle doit être acceptée parce qu’elle est, finalement, « conforme à notre sentiment de la justice et aux tendances de plus en plus démocratiques de notre société » ; extension dont ils estiment qu’elle est appelée « sinon à renouveler de fond en comble, du moins à élargir considérablement notre Droit naturel moderne et, par là, notre Droit positif » [137]. Mais une partie importante de la doctrine se charge, à sa manière, de limiter l’impact de cette socialisation, feignant parfois de l’incorporer à sa propre réflexion pour mieux la dépasser [138]. Elle affirme, également, son attachement à la notion de sujet de droit, parce que sa négation, proposée notamment par Duguit, reviendrait à « supprimer toute idée de personnalité individuelle » [139], y compris ceux qui, comme Josserand ou Saleilles, préconisent la prise en compte du point de vue social et la conciliation des droits individuels avec ceux de la communauté par le moyen de la théorie de l’abus de droit [140].
32. Une conclusion paraît donc pouvoir être tiré de tout cela : la mission du juriste ne se limite pas à la seule exposition des règles mais l’autorise également à les évaluer ; raison pour laquelle, d’ailleurs, Gény l’invite à accorder une place à la métaphysique, à laquelle il serait « puéril » [141], si bien que, contrairement au positivisme kelsénien, il n’est pas question de reléguer la discussion du caractère juste ou injuste de ces règles dans le domaine de la politique juridique. Mais alors que nos juristes rendent ainsi un hommage appuyé à l’idéal de Justice ou au droit naturel, ils ne se servent de ce dernier qu’assez peu, par crainte ou par incapacité d’en préciser davantage le contenu. Après la Libération, le silence prudent gardé par la plupart sur le droit vichyste est, de ce point de vue, éloquent. S’il peut se comprendre de la part des civilistes issus des rangs de la Résistance, tel Julliot de la Morandière, il ne doit pas masquer la contradiction dans laquelle ce droit a placé ceux qui ont dû en présenter le contenu ou l’appliquer [142]. Jusqu’alors contempteurs d’un positivisme étroit au nom du Juste, c’est pourtant à cette posture qu’ils prétendent se limiter (sauf ceux, plus nombreux ou plus franchement du côté des publicistes, qui proclament la nécessité d’un jugement de valeur fondé sur les principes du nouveau régime [143]) lorsqu’ils l’étudient. La plupart adoptent à l’égard du droit positif une démarche d’observation / explication qu’ils disent placée sous le signe de l’objectivité [144]. Au pire ils se montrent indifférents aux conséquences qu’elle peut engendrer : G. Ripert vante ainsi l’objectivité des Etudes de droit allemand qu’il préface en plein conflit, expliquant que le juriste, comme homme de science, peut « se désintéresser des conséquences pratiques de ses études » [145]. Au mieux ils trouvent refuge dans une rassurante neutralité (qu’ils dépassent tout de même parfois, par exemple lorsqu’ils estiment « naturel » [146] que l’autorité publique écarte certains individus -les Juifs- de certaines fonctions, en raison des qualités morales ou du comportement atavique qui leur sont prêtés). En guise de justification, il suffira d’écrire, après guerre, que quels que soient ses présupposés, il n’est pas possible au juriste d’empêcher que le droit positif soit, à un moment donné, injuste [147]…
33. La Libération, parce que la guerre qui vient de s’achever est présentée comme un affrontement entre deux conceptions politiques, donc deux conceptions juridiques, s’avère, sur ce point, un moment crucial. La vision allemande ayant sombré avec la défaite militaire du Reich, on annonce (mais sans grande lucidité) la victoire des conceptions françaises [148]. Le bâtonnier Charpentier, Président de l’Association H. Capitant [149], continue alors de la caractériser par des éléments de fond : pétri de l’idée que le droit n’est pas une simple technique, que les juristes ne sont pas « des auteurs de manuels de recettes, destinés à fournir des procédures aux plaideurs ou des prétextes honorables aux gouvernements », il affirme la conviction que toute doctrine juridique repose sur « une certaine philosophie et sur une certaine morale », ce qui rejoint le point de vue de Niboyet, selon lequel la culture juridique française est celle qui privilégie le « point de vue philosophique » sur les « points de vue étrangers plus utilitaires » et se place volontiers sur le terrain moral [150]. C’est ainsi d’ailleurs qu’est présentée l’œuvre de G. Ripert : Roubier, dans son compte-rendu sur Les forces créatrices, insiste sur le fait que la pensée de Ripert exprime parfaitement la tradition française qui consiste à assigner à la règle de droit un fondement moral, donc à dépasser le positivisme froid [151]. On souligne également que, jusqu’à la fin du XIXème s., cette philosophie et cette morale seraient restées marquées par le legs du droit romain, du christianisme et de la Révolution de 1789 : elles se singulariseraient par la place fondamentale qu’elles accordent à l’individu. X. Janne [152], président du groupe belge de l’Association Capitant, confirme : la culture juridique française incarne le libéralisme des Lumières et de la Révolution de 1789, donc le respect de l’individu, garantie de son libre développement, mais aussi le respect du contrat (« à l’encontre des idéologies qui n’on plus de protection que pour les débiteurs »), la croyance dans le Droit contre « l’insolence affirmée du dieu de la force brutale et aveugle » (insolence allemande !) ; elle consiste, enfin, dans une « certaine manière d’enseigner les sciences juridiques et d’écrire à leur sujet qu’Aubry et Rau, puis tant d’autres… ont définitivement imposée » (en oubliant que la méthode d’exposition d’Aubry et Rau a été empruntée à un Allemand !). Bref, elle se définit aussi bien par son contenu (un ensemble de valeurs) que par sa forme, par l’approche intellectuelle de ses objets. Cette « conception traditionnelle française », que les idées du tournant des XIXème et XXème s. (l’individu n’est sujet de droit qu’autant qu’il est membre d’une communauté sociale qui, seule, crée du droit) ont tenté de battre en brèche, y compris par la force et les armes (Allemagne), doit être maintenue et protégée. Il faut, comme l’affirme Charpentier, substituer au « système hypocrite et brutal » qui a engendré « l’oppression de l’individu » et les désastres de la guerre, c’est-à-dire le système allemand, « ce respect de la personne, cet humanisme sur lequel est fondée notre civilisation » [153].
34. Pour de nombreux juristes, il s’agit donc de consolider une conception plus individualiste et libérale du droit, ce qui montre que l’affirmation d’une approche spécifique du droit répond le plus souvent à un souci idéologique, qui paraît cependant assez éloigné des orientations nouvelles du droit positif (mise en place de la Sécurité sociale) et de l’organisation économique (planification). Puisque la victoire des Alliés n’assure pas, à elle seule, le regain de cet humanisme, et même s’ils se défendent de toute propagande, plusieurs membres de l’Association Capitant développent ainsi, derrière le dialogue ou la méthode, un programme de fond : protéger le droit civil comme espace de la liberté individuelle, éviter sa publicisation, son étatisation, ou encore ce que certains appellent le « totalitarisme étatique » [154]. R. Savatier [155] résume parfaitement ce programme : le droit civil doit demeurer un droit où l’homme est l’homme, « œuvre de l’homme », destiné « à la protection et au libre développement de l’homme ». Pour cela, il convient de confier aux tribunaux judiciaires le règlement des conflits entre la liberté individuelle et « ce que l’on considère un peu, souvent a priori, comme l’intérêt social », de même qu’il faut tenter d’endiguer le flot des nationalisations, comme le souhaite Hamel. Plus radicalement, G. Ripert veut mettre le droit privé à l’abri d’une nouvelle « invasion, peut-être suivie d’une occupation », du droit public parce que la publicisation n’est que l’antichambre de la socialisation du droit [156], comme si le droit privé n’était pas seulement une technique mais aussi une substance, définie par un contenu spécifique et intangible (le droit privé comme champ d’action de l’autonomie individuelle) et comme si la culture juridique était l’expression d’une idéologie. En enracinant la culture juridique française dans une forme de libéralisme (conçu de manière souple et souvent conservatrice), c’est le développement de l’idée de solidarité que nos juristes tentent d’endiguer.
II. Une culture juridique, pour quoi ?
35. A quelles fins ces juristes s’évertuent-ils à identifier une culture juridique française ? Sans doute au moins pour deux raisons, selon que l’on se situe sur le plan interne ou sur le plan international.
A. Au plan interne
36. La notion de culture juridique fonctionne comme un outil de légitimation. Puisqu’elle exprime la manière de produire des règles, des institutions, des techniques, puisqu’elle leur sert de point d’appui, le fait d’inscrire une telle pratique, technique ou institution dans le champ culturel revient à en assurer la protection et la prospérité tandis que, au contraire, ne pas l’intégrer explicitement, c’est lui dénier sa valeur (quand bien même il s’agirait véritablement d’une spécificité française). Contre le modèle allemand [157], la doctrine française culturalise ainsi sa conception de l’acte juridique (empruntée au droit romain classique) comme rencontre nécessaire d’au moins deux consentements, c’est-à-dire comme acte bilatéral dans sa formation, parce qu’elle correspond non pas tant aux besoins économiques qu’à l’enseignement traditionnel des juristes français depuis l’Ancien régime. Il n’est que de se rappeler la position de Planiol [158], au début du XXème s., ou les débats auxquels a donné lieu la question de l’engagement unilatéral de volonté au sein de la commission de révision du Code civil mise en place à la Libération, la doctrine dominante n’hésitant d’ailleurs pas à exagérer l’opposition entre ce que A. Rieg a appelé le subjectivisme capricieux du droit français et l’objectivisme arbitraire du droit allemand [159].
37. C’est ainsi aussi qu’elle identifie le contrat à un produit de ces volontés ; produit qu’elle souhaite placer, pour l’essentiel, à l’abri des interventions extérieures. Au nom d’une certaine conception du respect de la parole donnée, elle limite la prise en compte de la lésion (dont le Projet franco-italien voulait quand même faire une théorie générale) et de l’imprévision. L’attachement viscéral dont fait montre une grande partie de la doctrine à l’égard de la notion d’autonomie de la volonté, même ramenée à une signification faible (effet obligatoire du contrat), le prouve assez. De même, lutter contre l’Allemagne, c’est combattre l’abus des droits, que le BGB a consacré en permettant au juge de chercher les limites objectives à l’exercice des droits d’après les mœurs, l’équité et son appréciation des nécessités des rapports sociaux. Dernier exemple : dans les pays « de race latine, au tempérament très individualiste », la notion de propriété privée ne saurait être méconnue.
38. Inversement, on refuse parfois d’intégrer dans l’horizon de la culture juridique française des techniques ou des solutions juridiques pourtant éprouvées. Le cas de la responsabilité objective du fait des choses élaborée par la jurisprudence à partir du premier alinéa de l’art. 1384 C.civ. illustre bien une telle pratique : alors que l’idée même d’une clause générale de responsabilité du fait des choses est inconnue des autres droits continentaux et du common law, personne ou presque ne songe à voir en elle un élément typique ou topique de la culture juridique française. La raison est simple : la doctrine civiliste, qui décrète ce qui relève ou non de cette culture, n’est pas en général favorable au régime juridique mis en place par les juges. A quelques exceptions près (Saleilles, Josserand), elle cherche par tous les moyens à ramener cette cause de responsabilité dans le cadre connu et éprouvé de la faute classique. La résistance dont font preuve de nombreux juristes français à l’égard d’une définition du droit subjectif comme intérêt juridiquement protégé [160], proposée en Allemagne par Ihering, illustre aussi l’effet délégitimant que produit le refus d’inscrire une notion dans la culture juridique nationale, de sorte que le droit subjectif reste perçu comme une prérogative du sujet [161]. De même, la volonté unilatérale, la culpa in contrahendo et l’acte abstrait de transfert sont-ils considérés comme des notions typiques du droit allemand, fruits d’une conception particulière du droit, qu’il ne faut pas transposer en droit français, tout comme d’ailleurs le trust anglais. Quant à la classification des personnes énoncée dans le B.G.B., elle constitue rien de moins qu’une « faute lourde », sans doute parce qu’elle ne correspond pas à « nos traditions françaises et latines » [162]. Enfin, ce refus de considérer comme culturellement française une technique juridique peut également s’étendre à des pensées ou des hommes. Il s’agit alors non plus seulement de critiquer les constructions doctrinales d’un auteur, mais de les disqualifier purement et simplement. L’attitude de J. Bonnecase à l’égard de R. Saleilles paraît révélatrice d’une telle tentation : bien qu’il s’en défende (en citant Thaler : « surtout, qu’on ne lui reproche pas son germanisme ! » [163] et en protestant du fait que « Saleilles ait jamais renié le génie français » [164]), il réduit Saleilles à un simple commentateur du droit allemand, en affirmant que sa notoriété ne repose que sur deux ouvrages « dont le droit allemand lui a fourni la substance » [165], à un admirateur excessif et irraisonné de la culture juridique allemande, lui attribuant le même rôle que G. de Mme Staël au début du siècle : il est celui qui a le plus fait pour la pénétration en France du mysticisme allemand, ce qui expliquerait le succès très relatif à ses yeux de ses propositions.
B. Le plan international
39. Culturaliser des manières de penser permet donc de baliser le terrain et de distribuer les compétences entre les aires géographiques. Au-delà de l’opposition des modèles, il s’agit de situer l’offre française de droit sur le marché international où sont mis en concurrence les divers systèmes juridiques. Mieux : l’identification d’une culture juridique permet de soutenir le droit national qu’elle produit dans sa compétition avec les autres systèmes juridiques et d’élaborer une taxinomie desdits systèmes. Car si la IIIème République est bien un moment d’ouverture du droit, par le développement du droit international et du droit comparé, celle-ci « se fait dans l’exaltation du droit national » [166].
1) La compétition des droits
40. Le programme des leading civilists pourrait être résumé en deux points : ne plus chercher en Allemagne les matériaux d’une reconstruction du droit français et exacerber les spécificités du droit français au point d’en faire l’archétype d’une culture particulière, la culture latine, de laquelle l’Allemagne évidemment ne participerait pas. Si en effet, à la charnière des XIXème-XXème s., on cherche parfois outre-Rhin de nouvelles techniques (on peut penser à la tentative de Josserand d’acclimater en droit français, pour combler les lacunes de la théorie de l’indivision, trop individualiste, la Gesammte Hand ou propriété en main commune) [167] ou les matériaux propres à stimuler, en France, de nouvelles interprétations ou à rajeunir, selon le mot de Saleilles, les conceptions doctrinales [168], l’Allemagne, son droit et son rayonnement apparaissent par la suite plutôt comme des problèmes, auxquels les deux guerres mondiales donneront une acuité toute particulière. Dès 1904, E. Gaudemet présente le programme qui sera suivi par la doctrine dominante : reconnaître les lacunes du Code français par rapport au B.G.B. sans pour autant préconiser sa révision générale, dans la mesure où des « institutions traditionnelles du droit national » peuvent parfaitement, grâce à la souplesse de l’interprétation doctrinale et jurisprudentielle, rendre des services équivalents à ceux des techniques allemandes nouvelles [169]. Par exemple, il n’est pas indispensable de consacrer législativement la technique allemande de la reprise de dette, parce que la délégation passive et la stipulation pour autrui permettent de parvenir au même résultat. Autres exemples : la reconnaissance d’une société tacite entre les copropriétaires permettrait de suppléer l’absence, en droit français, de la technique allemande de la propriété en main commune, de même qu’il est possible d’expliquer certaines solutions juridiques en matière d’engagements « sans abandonner les idées classiques » au profit de la notion allemande de déclaration de volonté [170]. On prétend même que l’évolution des idées générales (par exemple la socialisation des droits) peut se réaliser sans modification législative, par des interprétations nouvelles, notamment, de l’article 1382 C.Civ. (pour l’abus des droits) [171]. Gaudemet conclut ainsi son étude sur la révision du Code civil : « le droit privé en France n’a pas besoin d’un Code nouveau », à la condition que « la science renouvelée de l’interprétation » sache faire « circuler sous l’écorce antique la sève vivifiante » [172]…
41. Avec la Grande Guerre, cette tendance au repli sur les institutions nationales s’épanouit davantage encore. Elle est alimentée, dans ce contexte si particulier, par la critique du génie allemand (« rigorisme logique, brutalité et idéalisme » [173]), dont on dit qu’il a tort d’afficher sa prétention « de représenter ou de condenser l’esprit général de l’humanité » [174], alors que, rappelle Larnaude [175], il ne saurait y avoir d’hégémonie scientifique dans le droit, pas plus qu’il ne doit en exister une sur le plan politique. La « manière française » d’utiliser les apports juridiques des autres pays montre d’ailleurs selon lui combien la France adopte une attitude plus ouverte : si elle « a prêté et prête encore beaucoup », elle « emprunte » aussi et ne « prétend imposer une direction exclusive et tyrannique au droit ni aux institutions d’aucune nation » (« il n’y a pas de peuple moins exclusif dans ses opinions même juridiques, bien que son patrimoine propre dans cet ordre de faits et d’idées ne soit pas le moins riche, que le peuple français »). Le contexte politique (nous sommes en 1916) pèse ici, évidemment, de tout son poids et explique la conclusion en forme d’avertissement que Larnaude donne à son étude sur la contribution de la science juridique française au « patrimoine commun des peuples civilisés » : « Nous désirons rendre justice à chacun, aux petits peuples comme aux grands… une hégémonie intellectuelle ou morale serait aussi odieuse qu’une hégémonie matérielle dans le concert des nations qui doit rester libre pour être fécond » [176]. Après la guerre, le père lyonnais du comparatisme, Ed. Lambert, estime lui aussi que l’influence allemande doit être combattue et qu’il faut rappeler aux Anglo-américains, qui tendent à considérer le B.G.B. comme « la dernière expression de la pensée juridique continentale » [177], que les « codifications latines » ne sont pas des « étapes dépassées » [178]. D’ailleurs, si le B.G.B. est perçu, en ce début de XXème s., comme le nec plus ultra de la codification, faisant pâlir le vieux Code civil des Français, la faute n’en revient-elle pas, dans une certaine mesure, à la doctrine française elle-même, qui encourt le reproche d’avoir relayé trop facilement la « propagande » allemande en se « pliant trop avec trop de complaisance aux rites et aux modes de l’érudition germanique », oubliant du coup de lutter pour « l’avortement des efforts faits par l’Allemagne pour établir son hégémonie scientifique dans les compartiments juridiques de la science » [179] ? La critique vise évidemment Saleilles, peut-être aussi Gény, et c’est pourquoi E. Gaudemet, dans le Recueil d’études sur les sources du droit offert à Fr. Gény en 1934, cherche à dédouaner le premier de toute responsabilité : Saleilles « échappe au reproche de germanisme, qu’on lui a injustement adressé », parce qu’il n’a « jamais cherché, sous prétexte de comparatisme, à détourner l’esprit juridique français de la ligne normale et droite de son développement national, pour l’engager dans les chemins de la pensée allemande, ou pour le subordonner à aucune direction étrangère » : ce qui revient à affirmer le cadre nécessairement national de l’évolution du droit, en contradiction peut-être avec les visées de Saleilles (Gény n’indique-t-il pas d’ailleurs que son Essai d’une théorie générale de l’obligation fondée sur l’étude du premier projet de Code civil allemand « tendait à modifier, parfois à bouleverser ou supplanter les conceptions classiques issues du droit romain et tenues jusqu’alors en honneur » [180] ?) et sûrement avec l’objectif du comparatisme de Lambert. Il n’en demeure pas moins que, à la Libération, la génération des juristes (du moins certains d’entre eux) des années 1890-1900 est toujours accusée de s’être mise, à l’exemple de Saleilles, « dans une large mesure à l’école de la doctrine allemande » pour y découvrir des théories générales (sur les personnes, les actes juridiques, l’exercice des droits) que le Code français, sans les exprimer formellement, est pourtant censé contenir déjà implicitement [181].
42. Quoi qu’il en soit, après la Libération, la victoire des Alliés apparaît à la doctrine française l’occasion de remédier à ce qu’elle perçoit comme une perte d’influence [182], voire un repli français [183]. L’heure est venue pour la France « d’exercer dans tous les pays du monde une influence semblable à celle qu’elle avait pu exercer pendant toute la première moitié du XIXè siècle. », déclare par exemple Niboyet [184]. Il est donc temps de lutter contre la cause de ce déclin, à savoir la diffusion d’autres cultures, qui à leur tour se sont lancées « à la conquête du monde », principalement, en fait, la « culture germanique ». C’est dans ce contexte que l’on croit favorable que l’Association H. Capitant, créée avant guerre (en 1934 sous le nom : Association des juristes de langue française), est appelée à « rendre de très grands services au pays » en permettant à la France de « reprendre une place qu’elle a perdue » [185]. Les cultures juridiques ne sont-elles pas des marchandises que leurs « représentants » (sic !) sont chargés de défendre ? N’existe-t-il pas, comme l’affirme Niboyet, des « marchés juridiques », intellectuels, à côté des « marchés commerciaux » [186] ? Et, même si certains des membres de l’Association s’en défendent, notamment X. Janne (qui se veut rassurant : l’Association Capitant n’est pas une association « de propagande ‘impérialiste’… elle n’est pas attachée au service de la propagande » [187]), beaucoup n’hésitent pas à souligner qu’il s’agit non seulement de faire connaître la culture juridique française mais de « montrer sa supériorité » [188].
43. Les moyens ? D’une part, faire reconnaître l’éminence de la culture juridique française [189] à l’extérieur, tout en se défendant, selon les mots de son Président le bâtonnier Charpentier, de toute propagande (« nous ne venons pas ici, sous l’inspiration d’un nationalisme étroit, prétendre à je ne sais quelle supériorité de culture ; nous ne faisons pas œuvre de propagande », terme qui lui paraît « une des inventions les plus néfastes du dernier demi-siècle » [190]). Or la culture juridique française ne pourrait-elle pas trouver dans un Code civil révisé un nouvel outil de sa propagation, on pourrait même dire, avec Niboyet, un nouvel instrument de la « propagande juridique française » ? La plupart de nos auteurs en sont convaincus et c’est la raison pour laquelle l’Association H. Capitant, dès 1945, incite le Gouvernement français à mettre en place une commission de révision du Code civil, à laquelle Julliot de la Morandière, vice-président de l’Association, prendra une part importante [191] : il faut refondre le Code civil pour reconquérir le monde, ce qui est une manière de reconnaître que la production doctrinale stricto sensu n’est pas le seul vecteur de diffusion d’une culture juridique.
44. D’autre part, ne pas négliger pour autant l’« activité interne », c’est-à-dire celle qui consiste à contribuer au développement de la culture juridique française « dans ses sources », par un travail de réflexion sur l’ordre juridique français lui-même, de mise à l’étude de certains problèmes fondamentaux du Droit pour mieux affronter, à l’extérieur, la discussion avec les autres systèmes juridiques en montrant la « virtualité d’évolution du droit français ». C’est là une manière, souligne Niboyet, de « servir la culture juridique française » [192] ; c’est là aussi une façon de dire que s’intéresser à la culture juridique, c’est exposer, voire exporter un modèle, mais c’est aussi élaborer ce modèle en se plaçant « essentiellement sur le terrain des hauts sommets juridiques » (ce que Niboyet appelle un « but culturel ») et non pas en étudiant spécialement quelques problèmes de droit concrets (tâche dont s’occupent déjà la Société d’études législatives ou la Société de législation comparée).
2) Une taxinomie des systèmes juridiques
45. Peut-on inclure la France et l’Allemagne dans un même groupe de familles juridiques ? Ont-elles pour cela suffisamment de points communs ? Tous nos auteurs sont d’accord sur un point : si la distinction entre le droit français et le droit anglais peut être fondée sur l’importance que chacun d’eux accorde ou non à telle ou telle source de droit (jurisprudence, coutume), ce critère n’est pas opérant s’agissant d’une comparaison du droit français avec le droit allemand, puisqu’il s’agit de deux droits codifiés. En conséquence, c’est plutôt vers l’approche conceptuelle des droits, la question de la place et de la fonction du Droit dans l’ordre social (de quel type de société est-il porteur ?) qu’il faut se tourner. C’est là que les divergences apparaissent entre ceux que l’on peut qualifier de véritablement comparatistes et les autres.
46. Pour les premiers, les disparités ne sont pas si fondamentales qu’elles doivent empêcher le regroupement des systèmes juridiques français et allemand dans le même groupe. Par exemple, si l’équipe mandatée par la Société d’études législatives pour traduire le B.G.B. estime qu’il existe un « esprit allemand », il n’empêche que le droit allemand fait partie avec le droit français des « législations issues d’une même technique initiale… celles qui tirent leur unification première du Droit romain », de sorte que son étude, spécialement celle de ses principes généraux, est indispensable à l’évolution de la science juridique « prise dans son unité intégrale, et en dehors de toute question de frontières politiques et de divergences législatives » [193]. De même, E. Glasson classe, sans doute en raison de son goût pour l’histoire du droit, les divers systèmes juridiques selon leurs origines historiques et place la France et l’Allemagne (avec la Suisse) dans le même groupe de législations (celui où le droit romain a fusionné avec les éléments de droit barbare) [194]. Mais parmi ces juristes français [195] qui adoptent la méthode comparative, l’unanimité ne règne pas. H. Lévy-Ullmann opte finalement pour un classement tripartite des systèmes juridiques (pays continentaux -de droit écrit-, pays de langue anglaise et pays musulmans) et, dans le premier groupe, range à la fois la France, l’Allemagne et la plupart des pays européens auxquels s’ajoutent ceux de l’Afrique et de l’Asie [196]. Quant à Ed. Lambert, il souligne d’un côté, parce qu’il adopte la manière anglo-saxonne d’exposer les divers groupes de systèmes juridiques, que l’Allemagne appartient comme la France à la culture juridique que les Américains appellent droit civil ou droit continental par opposition au common law et de l’autre que, en dépit des luttes d’influence entre le droit français et le droit allemand, cette « culture commune faite d’un ciment de droit romain » et renforcée par les codifications du XIXème s. « tient encore solidement unies les législations latines et les législations germaniques » [197]. Il existe donc entre ces deux droits des divergences mais, comme celles qui existaient en France avant la Révolution entre les coutumes, elles trouvent leur origine moins dans des facteurs structurels ou raciaux que dans des accidents. Malgré tout, l’essentiel demeure : la France et l’Allemagne ne méritent pas à ses yeux de figurer dans des groupes radicalement distincts.
47. C’est à un jugement tout différent que parviennent, pour leur part, les civilistes. Parmi eux, nombreux sont ceux en effet qui tiennent que l’Allemagne et la France représentent chacune un type culturel spécial, que la différence entre ces deux nations et l’origine de leur « querelle » se ramènent à une « question de droit, la première se prévalant d’un droit nouveau, la dernière d’un droit ancien », comme l’expliquait déjà Lavisse [198]. Ils distinguent ainsi la culture juridique latine de la culture germanique, paradoxalement (au regard de la formation historique du droit allemand, de la réception officielle du droit romain au début de l’époque moderne) mais logiquement, en conséquence de la critique formulée contre la conception allemande du droit. A. Esmein par exemple, désireux de classer les droits nationaux en un petit nombre de familles ou groupes et s’attachant aux sources historiques, à la structure générale et aux caractéristiques particulières de chacun d’eux, distingue, à côté des groupes anglo-saxon, slave et musulman, un groupe latin (France, Belgique, Italie, Espagne, Portugal, Roumanie et républiques latines d’Amérique) et un groupe germanique (y compris les peuples scandinaves et la Hongrie). Même s’il est difficile de discerner le critère sur lequel se fonde un tel classement (la race, la langue, l’origine commune ?) [199], son attitude est révélatrice d’une tendance forte, de la part de la doctrine française, à séparer la France de l’Allemagne en faisant de la première la principale incarnation de la tradition latine-romaine. L’identification d’une culture juridique française (ou latine) fonctionne véritablement comme un repoussoir contre l’Allemagne. Pour Josserand, la conception allemande du droit (le droit n’est pas l’équilibre des intérêts mais l’action et la lutte des intérêts contre les autres) est radicalement différente de celle que la France tient des Grecs, des Romains et du Christianisme et qui forme la « conception latine du droit » [200]. La mentalité allemande ne peut que révolter l’ « âme latine » [201]. La réception du droit romain en Allemagne n’aura été qu’une greffe artificielle, dont la culture allemande n’est pas sortie affectée ou transformée. On arrive même à dire que l’Allemagne est une terre réfractaire au droit écrit et « aux tendances de l’esprit latin, alors qu’au début du siècle Saleilles insistait au contraire sur le fait que le droit romain fournit au B.G.B. sa source d’inspiration principale [202].
48. Bien que l’Allemagne ait été terre de romanité (peut-être plus que la France, où le droit romain n’a pas été officiellement reçu), la France, avec aussi l’Italie, est donc présentée comme la fille de Rome, l’héritière de ses méthodes, y compris par des étrangers d’ailleurs, même des Allemands. G. Ripert notamment se plait à rappeler le jugement formulé par le journaliste et critique littéraire Fr. Sieburg, correspondant à Paris du Frankfurter Zeitung, qui écrivait dans son Dieu est-il français traduit en 1930 que « être français, c’est se sentir l’héritier, l’admirateur et le continuateur de Rome et des pays latins » [203], en omettant de signaler qu’un juriste allemand comme C. Crome écrivait au contraire que « au XIXè siècle, le droit commun allemand avait une structure beaucoup plus romaine que le droit français » [204]. Après Rome, la France et l’Italie, dont on dit qu’elles partagent une « discipline de raisonnement » et une logique semblables, sont ainsi présentées comme des lieux d’incarnation d’une certaine manière de penser le droit qui se caractérise par sa méthode (précision, clarté, codification) et ses objectifs (équité, justice, humanité, universalité [205]).
49. C’est à cette manière de voir que se rangent, au lendemain de la IIème Guerre mondiale, la plupart de ceux qui appartiennent à l’Association H. Capitant. La tendance à spécifier une culture juridique latine et à la réduire essentiellement à la France et à l’Italie s’affirme alors davantage encore dans la doctrine française (alors que, en Suisse, A. Schnitzer réunit la France et l’Allemagne dans ce qu’il identifie comme le troisième « cycle juridique » [206]) parce que, avec la défaite militaire, explique notamment le bâtonnier J. Charpentier, se sont effondrées non seulement la puissance militaire et politique de l’Allemagne mais aussi « pour la plus grande part la pensée allemande, la culture allemande » [207]. Pour autant, le conflit politique avec l’Allemagne résorbé, elle tend irrémédiablement à refluer [208].
50. Les travaux de R. David, qui donnent une importance capitale à l’idéologie du système juridique (fondements philosophiques ou religieux, conceptions de la justice) et, peut-être dans une moindre mesure, aux techniques qui le font vivre, viennent sonner le glas, en France du moins [209], d’une telle présentation des familles juridiques, pour ce qui concerne l’Europe continentale, et consacre l’existence de ce qu’il appelle la famille romano-germanique, qui regroupe tous les pays dont la science du droit s’est formée sur la base du droit romain [210]. Ce classement nouveau, qui tient l’opposition si souvent formulée entre droits latins et droits germaniques pour « très superficielle et factice » [211], s’explique par deux raisons au moins. D’une part, R. David refuse d’associer le système romano-germanique à une forme particulière d’organisation politique nationale et insiste au contraire sur le fait qu’il s’est développé « indépendamment de toute visée politique », ce qui le distingue sur système de common law, et sur la base seulement d’une « communauté de culture » [212] diffusée par les universités (ce qui accentue son caractère transnational). D’autre part, il tient pour un « accident » de l’histoire le triomphe de l’école pandectiste en Allemagne et en tire la conséquence que les différences de méthodes ou de style qui peuvent exister entre le Code civil français et le B.G.B. ne sauraient fonder, du moins de manière permanente, une « opposition de principe entre conception latine et germanique du droit ». Il en conclut que le droit français n’est pas moins proche du droit du droit allemand que du droit italien, voire plus [213].
51. C’est en donc fini du mythe forgé dans l’entre-deux-guerres d’une culture juridique latine spécifique, la race, d’ailleurs, n’apparaissant pas aux yeux de R. David comme un facteur fondamental de distinction [214]. Mythe en effet parce qu’une telle affirmation ne correspondait pas vraiment à la réalité des choses et sous-estimait volontairement la proximité du droit allemand avec le droit français. Celle-ci n’est pourtant pas négligeable. Tous deux recourent à des catégories classificatoires qui sont parfois identiques (parce qu’elles sont héritées du droit romain : personne / chose), voire définies de la même manière : par exemple l’affirmation, de chaque côté du Rhin, de la corporéité de la chose, d’où découle l’idée que seuls les corporels sont véritablement objets de propriété. Tous deux partagent en réalité la même conception du rôle social du Droit : le Droit est ensemble de règles qui structurent l’ordre social et prescrivent certains types de comportements (la règle de droit comme règle de conduite, ce qui les distinguent des pays de common law). On pourrait ajouter, encore, le souci, présent chez de nombreux français dès le début du XXème siècle. (Planiol, Baudry-Lacantinerie…), d’élaborer une théorie de l’acte juridique et d’adopter la distinction des faits et des actes juridiques [215], tandis qu’une étude comparée des interprétations jurisprudentielles, dans chacun des deux pays, montrerait leur relative convergence s’agissant de la formation des obligations, le juge français ne se montrant pas toujours récalcitrant à faire produire à la volonté unilatérale certains effets et le juge allemand ne l’appréciant pas de manière si objective (ce qui a fait dire à certains que « l’originalité du droit allemand est plus technique que fondamentale » [216]).
52. Que conclure de tout cela ? Certes, certains juristes français de la première moitié du XXème siècle. rêvent d’un droit commun législatif, plus ou moins étendu d’ailleurs (Lambert et Saleilles [217]). Certes encore, Demogue affirme que les civilisations les plus développées doivent et peuvent combiner les aspirations nationales avec le souci de l’unification internationale du droit parce que, ayant atteint un haut degré de complexité, elles « arrivent à tenir compte d’un plus grand nombre d’idées » [218]. Mais la plupart d’entre eux cherchent au contraire, dans un contexte marqué par deux guerres mondiales et une forte hostilité au pangermanisme, à spécifier, singulariser « l’esprit français ». Pour eux, penser la culture juridique française, c’est offrir une certaine manière de penser sur le droit de sorte que « les questions traitées par nous le sont autrement que quand elles sont traitées par la méthode et la science d’autres pays » [219]. De ce point de vue, R. David n’avait pas tort quand il expliquait que les codes promulgués au XIXème s. ont été considérés comme l’aboutissement de phénomènes de création de droits nationaux, c’est-à-dire comme les « instruments d’une ‘nationalisation’ du droit », et non comme un « exposé nouveau du droit commun » [220].
53. La culture juridique que façonnent ces juristes est donc moins un constat, un résultat (de la conjonction de certains faits, même si la tradition pèse de tout son poids : la conception française de la règle de droit comme prescription générale remonte aux juristes de l’Ancien régime) que le vecteur d’une certaine idéologie, dont on cherche à affirmer la légitimité et la force en la rattachant à une tradition nationale qui, à bien des égards, n’est au fond elle-même qu’une construction doctrinale. Construction également, cette culture juridique française se montre parfois indifférente à la réalité juridique, en exagérant des oppositions entre ordres juridiques dont l’histoire comparée des droits montre les limites ou, pire encore, à la réalité historique : après la Libération, le silence prudent gardé par la plupart sur le droit vichyste est, de ce point de vue, éloquent. S’il peut se comprendre de la part des civilistes issus des rangs de la Résistance, tel Julliot de la Morandière, il ne doit pas masquer la contradiction dans laquelle ce droit a placé ceux qui ont dû en présenter le contenu ou l’appliquer [221]. Contempteurs d’un positivisme étroit au nom du Juste, c’est pourtant à cette posture qu’ils prétendent se limiter (sauf ceux, plus nombreux ou plus franchement du côté des publicistes, qui proclament la nécessité d’un jugement de valeur fondé sur les principes du nouveau régime [222]) lorsqu’ils l’étudient. La plupart prennent à l’égard du droit positif une posture d’observation / explication qu’ils disent placée sous le signe de l’objectivité [223] et se montrent indifférents aux conséquences qu’elle peut engendrer. G. Ripert vante ainsi l’objectivité des Etudes de droit allemand qu’il préface en plein conflit, expliquant que le juriste, comme homme de science, peut « se désintéresser des conséquences pratiques de ses études » [224]. Après avoir rendu hommage à l’idéal de Justice ou au droit naturel, nos juristes s’en servent donc finalement assez peu, par crainte ou par incapacité d’en préciser davantage le contenu, et trouvent refuge dans une rassurante neutralité (qu’ils dépassent tout de même parfois, par exemple lorsqu’ils estiment « naturel » [225] que l’autorité publique écarte certains individus -les Juifs- de certaines fonctions, en raison des qualités morales ou du comportement atavique qui leur sont prêtés). En guise de justification, il suffira d’écrire, après guerre, que quels que soient ses présupposés, il n’est pas possible au juriste d’empêcher que le droit positif soit, à un moment donné, injuste [226].
54. Quoi qu’il en soit, cette construction léguée aux juristes de la seconde moitié du XXème s. est celle d’un libéralisme à la française, raisonnablement accueillant (donc pas trop !) au point de vue social (par opposition au point de vue individuel), mais plaçant l’individu au cœur des représentations du droit. Cela explique que les tentatives de renouvellement des méthodes d’interprétation du droit (Saleilles, ou Gény condamnant les « procédés étriqués et stériles » de la doctrine classique [227]) ou du regard posé sur ses fonctions aient fait long feu, à supposer qu’elles aient véritablement eu en vue de mettre fondamentalement en cause le classicisme dont elles montraient pourtant les limites. L’idée demeure que le droit s’organise par le moyen d’une succession de principes hiérarchisés et acceptés « par le consensus réfléchi des esprits désintéressés » [228]. Des années Trente à la Libération s’opère donc une sorte de fermeture. Pour s’en convaincre, il suffit de lire ce qu’écrit Julliot de la Morandière, qui n’incarne pourtant pas l’attitude la plus réfractaire au point de vue social, en 1960 : si le droit français « hésite » désormais entre la conception individualiste et les doctrines sociales, sa « terminologie, sinon son contenu… reste cependant, à l’heure actuelle, conforme aux postulats des conceptions classiques libérales » [229] : la « persistance de la notion classique » des droits subjectifs [230], la référence constante à l’autonomie de la volonté, même réduite à la liberté contractuelle, demeurent par exemple des catégories essentielles pour la présentation du droit civil français [231]. Si l’on feint parfois d’adopter un langage nouveau, la classicisme domine, les leçons potentiellement subversives (de la sociologie) sont neutralisées : « on a commencé par opposer droit et sociologie, sociologie et spiritualisme ; et aujourd’hui nous constatons que la sociologie devient de plus en plus spiritualiste et que la science du droit tend à se pénétrer de cette sociologie » [232]. Bref, les catégories de notre histoire nationale du droit sont moins des données neutres et objectives que des constructions, élaborées dans des contextes particuliers.
David Deroussin, professeur des Universités en histoire du droit et des institutions à l’Université Jean Moulin Lyon 3 Directeur du Centre lyonnais d’histoire du droit et de la pensée politique EA 669